Le Mystérieux petit garçon des marais
– Papa ! Papa ! Où allons-nous ?
Mon père ne répondait pas. Mon père continuait à marcher. Je le suivais pas à pas. J’essayais en vain de me blottir contre ses jambes. Mes bras tendus et hasardeux entravaient le déploiement de ses pieds. Il ralentit…
– Papa ! Papa ! Où allons-nous ? Où allons-nous ?
Mon père ne répondait toujours pas.
L’arc tendu de sa silhouette semblait se tordre et se retourner pieusement vers moi.
Avec pitié.
C’était le soir…
Doucement, lentement, la nuit s’infiltrait dans les ultimes rayons du jour, et le jour fuyait, pâle et moribond. Les ténèbres avançaient. Le corps des arbustes s’évanouissait dans les vents et les souffles du jour semblaient s’éloigner. Des formes floues d’êtres et de choses invisibles grouillaient, des formes gluantes qui glissaient, visqueuses sur l’herbe drue.
– Papa ! Papa ! Où allons-nous ?
Mon père ne répondait toujours pas.
Sa silhouette ployée paraissait se tordre et se retourner vers moi piteusement.
Avec piété.
C’était la nuit…
Les ténèbres, grouillantes et grossissantes, remuaient sur l’herbe.
L’herbe était noire sous nos pas, l’herbe épaisse et pourrissante des marais, les marais putrides du bidonville ; une odeur de terre qui montait floue et envahissante comme une fumée qui bourdonne…
– Papa ! Papa ! Où allons-nous ?
Mon père essayait de retrouver le chemin en tâtonnant, aux lueurs furtives que lançaient les lucioles, nombreuses et éparses ici et là, dans les senteurs denses des marais.
Je le suivais, rêveur au milieu de ces scintillements d’êtres qui s’allument et s’éteignent, comme si je flottais dans les nuées d’un ciel brodé d’étoiles filantes…
– Papa ! Papa ! Où allons-nous ? répétais-je d’une voix tremblante dont l’écho me brisa le cœur en sanglots.
– Nous allons à la maison, nous allons chez nous, répondit enfin mon père.
Nous n’allions pas à la maison ; nous n’avions pas de maison ; nous cherchions où passer la nuit.
Une maison pour nous ?
Jamais nous n’en avions eue ; je le savais ; mon père le savait aussi… Nous errions autour des maisons, sous le regard distant des hommes, sous le regard lointain des astres. Et nous passions nos nuits sous les étoiles, toujours ; pour moi, le ciel était un toit, la terre un lit, et le froufrou des rosées une berceuse fraîche et apaisante.
– Papa ! Papa ! Où allons-nous ?
– Chez nous ! Chez nous ! répéta mon père en me serrant contre ses jambes.
Nous étions chez nous partout sur la terre, mais toujours en errance sur la terre, et toujours chez nous dans les marais…
Et moi ! Moi ! J’étais si heureux lorsque je sentais la pression chaude des jambes de mon père sur mon front et sur ma poitrine. Alors je me souvenais d’elle…
* * *
Ma’am ! Ma’am ! La douceur chaude du ventre de ma mère sur mon corps, comme une ceinture de fraîcheur sur mon âme. Ma’am ! Ma’am ! Ma mère ! Elle dort depuis si longtemps, si longtemps que je ne sais plus depuis combien de lunes, combien de soleils. Elle dort, c’est mon père qui me l’a dit…
La dernière fois que je l’ai vue, c’était par une nuit de tornade, d’éclairs et de frayeurs. Cette nuit-là, une pluie soudaine avait éclaté. De brûlants éclairs déchiraient le ciel et les ténèbres ; les vents battaient les eaux, les eaux affluaient à la cabane où nous avions trouvé refuge. L’odeur des marais montait avec la folie des flots qui s’infiltraient de partout. Nous étions submergés et la cabane ne tenait plus. La rage des éclairs et des vents la faisait craquer et vaciller. Puis soudain, le toit de la cabane se brisa comme si les coups de tonnerre étaient de violents coups de hache qui pleuvaient de partout. La boue et les eaux des marais nous emportaient, mon père et moi, la cabane et ma mère…
Oh ! Ma mère ! Ma’am ! Ma’am !
J’entendis alors la voix de ma mère, sifflante et stridente sous les fracas des éclairs et des ténèbres, la voix de ma mère qui criait :
– Aïe ! Aïe ! Aidez-moi ! Sauvez-moi ! Quelque chose m’enlace, quelque chose me mord, quelque chose me pique, quelque chose dans l’eau.
La voix de ma mère était comme blessée par une pointe de désespoir tranchante où râlait une angoisse funeste. Elle secoua les pieds et s’agrippa violemment à mon père en hurlant.
– Aïe ! Aïe !
Elle se débattait, se tordait et ses doigts se crispaient en se durcissant. Mon père la serrait, la secouait. Elle s’accrochait à mon père comme une épine, comme une étreinte de ronce qui se dessèche. Puis, peu à peu, elle commença à se ramollir, à s’alourdir au cou de mon père comme un enfant qui s’endort.
Moi, à moitié perdu dans le glouglou des eaux, je les regardais, inerte, et quand je fixais dans l’ombre, je croyais voir se détordre sur les flots, non loin des débris de la cabane, la longue silhouette d’un serpent qui tourne.
– Ha ! Hé ! Ho ! Un serpent ! Un serpent ! m’étais-je mis à crier.
Le coup de ma voix m’étrangla, un tourbillon de vertige m’emporta. Je sombrai dans les épaves de la cabane, dans la glaise de la boue de la cabane et dans une soudaine inconscience.
Lorsque, plus tard, je retrouvai mes esprits, j’étais seul avec mon père, dans une autre cabane, au cœur du bidonville. Mon père avait les yeux lourds de douleurs et de larmes.
– Et Ma’am ? Où est Ma’am ? avais-je demandé tranquillement…
– Ma’am dort, Ma’am dort, avait répondu mon père en me serrant contre sa poitrine et en éclatant en sanglots.
Et elle dort depuis si longtemps, Ma’am, ma mère…
* * *
– Où allons-nous ? Papa ! Papa ! Où allons-nous ?
– Là-bas, là-bas, chez nous là-bas, murmura mon père entre les dents en me montrant l’horizon…
Il y a quelques jours, nous vivions de l’autre côté des marais, sous une cabane abandonnée, dans le fouillis du bidonville. Tout autour de nous, sous des gîtes faits de branchages et de tôles rapiécées, vivaient des gens au regard errant. C’était un marché qui grouillait d’une foule dense où chacun apportait son étalage d’insomnie et d’insolite, son lot de malentendus et de mendicité, son colis d’orgies et d’ordures. Des hommes en pantalon déchiré, des femmes en pagnes déteints et raccommodés et des enfants nus qui couraient à toute vitesse au coin des rues et sur des amas de déchets.
Au petit matin, des hommes au torse nu, casquette sur le front et bout de cigarette au coin des lèvres, passaient, tirant sur des pousse-pousse et criant :
– Holà ! Holà ! C’est le colporteur qui vient ! Sortez vos marchandises…
Puis au bout d’un instant, on les revoyait qui remontaient vers le grand marché en traînant les pousse-pousse lourds de colis.
Tout au long du jour, des vendeurs ambulants, des mendiants qui saluent en s’abaissant jusqu’à terre, des gamins qui se battent, des chiens qui aboient, des cochons qui grognent en fourrageant des tas d’ordures, jusqu’à la tombée de la nuit, où l’on voyait crépiter à l’horizon les lueurs heureuses et dorées des immeubles de la cité si lointaine et pourtant si proche…
C’est là que nous vivions, mon père et moi, lorsqu’un matin des hommes en uniforme secouèrent la porte de notre cabane : c’était une troupe de gens farouches aux sourcils aigus, au regard aigri, ayant à leur commandement un géant qui se mit à hurler sur mon père :
– Vous ne voulez toujours pas dégager ? cria-t-il, vous n’écoutez pas la radio ? Vous n’avez pas de radio ? Vous ne savez pas que votre cabane obstrue la voie publique ? Vous ne savez pas obéir ? Vous ne voulez toujours pas dégager ?
Mon père le regarda avec tristesse et se tourna vers moi avec un air de désolation gênante.
– Eh ! Oui ! Comme vous ne voulez pas partir, continuait-il à vociférer, on vous fera bouger aujourd’hui, aujourd’hui même.
Ainsi fut fauchée notre cabane de paille et de palme, et enfumé notre lit de feuilles et de fatigue. Et je me retrouvai dans la rue, sans abri, comme un chien fidèle au talon de mon père. Seul m’accompagnait dans ma mémoire l’ombre de ma mère endormie depuis des lunes déjà, et dont mon père n’osait plus parler…
L’autre jour, nous avions passé la nuit à la belle étoile, au bord du sentier qui s’enfonce dans les marais. Je grelottais si fort dans les bras de mon père qu’il me serra fort dans ses bras pour me réchauffer.
Un autre jour, nous avions passé la nuit sous un arbre. Les hululements des oiseaux funèbres nous réveillaient sans cesse : baigné de rosées, de froid et de frissons, je me tordais sur le ventre de mon père comme un serpent en agonie.
Aujourd’hui, nous passerons la nuit dans l’une de ces cabanes abandonnées au cœur des marais, je pouvais le deviner au regard détourné de mon père qui reprenait hardiment le sentier des marais en me prenant par la main.
* * *
– Mais papa ! Où allons-nous ? Où allons-nous ? papa ! Où ? répétais-je d’une voix tremblante.
– Là-bas, chez nous, là-bas…
Une angoisse soudaine m’avait saisi au cœur, une angoisse où perçait le souvenir de ma mère qui hurlait dans la nuit boueuse des marais, et le serpent des eaux qui s’enroulait en fuyant…
– Papa ! Papa ! Où allons-nous ?
– Là-bas, là-bas…
Sa voix était éteinte.
Sa voix était morte.
Sa voix était vide.
Mais déjà la nuit grouillait autour de nous. Et mon père, résolument, fit un pas en avant, en me tenant solidement par le bras et en se frayant un chemin dans les ténèbres. Puis un pas encore, puis un autre pas encore, puis… Tout d’un coup, mon pied glissa, nos pieds glissèrent et je me retrouvai subitement dans la boue, avalé jusqu’au genoux par la boue, pataugeant convulsivement dans les entrailles monstrueuses de la boue.
Mon père, qui m’avait précédé dans la chute, en avait déjà jusqu’au torse. Il se débattait, nerveusement, cherchant à s’agripper à quelque chose dans le vide.
La boue ! La boue ! Tombe mouvante ! Tombe vivante ! La boue !
Plus nous bougions, plus la gueule de la boue s’élargissait et nous avalait.
L’enlisement, la tombe gluante de la boue !
La nuit, insensible et inerte, nous couvrait encore comme un linceul de gel et de ténèbres, la nuit, sœur jumelle de la mort.
Et la boue ! La boue ! La boue partout !
J’en avais jusqu’au torse. Mon père en avait jusqu’au cou. Je ne bougeais plus. Je ne pouvais tout simplement qu’agiter mes bras et les tendre à mon père.
Mais tout d’un coup, une voix grêle crissa dans la nuit ; une faible lueur de lampe torche se mit à vaciller dans les ténèbres, et s’approchant de nous, la mince silhouette d’un jeune garçon subitement apparut derrière nous.
– Au secours ! Au secours ! m’étais-je mis à crier en secouant les bras.
Le jeune garçon nous lança la lumière de sa lampe torche :
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria-t-il, une corde ! Une corde !
Puis il se retourna en courant et, au bout de quelques secondes, il réapparut devant nous en brandissant la lueur de sa lampe torche et un rouleau de corde. Sans plus attendre, il saisit un bout de la corde et en fit un nœud : il nous le jeta aussitôt, mon père le saisit au vol et je m’y agrippai. Alors le jeune garçon courut nouer l’autre bout au tronc d’un arbuste et se mit à nous tirer de toutes ses forces : nous étions sauvés.
Le jeune garçon qui semblait bien connaître les marais, nous conduisit ensuite dans une cabane isolée au fond des ténèbres.
Il faisait froid.
La nuit avait jeté sur le vent un frémissant filet de lucioles ensoleillées.
La terre était poudreuse et pâteuse sous nos pas.
La boue et la nuit, tièdes et pestilentielles, nous tatouaient le visage…
* * *
Le lendemain, je revis le jeune garçon.
Il pêchait au bord d’un étang. Je m’approchai de lui. Je voulus lui prendre les mains et les serrer avec chaleur. Je ne savais que dire. Mais il me tournait sans cesse le dos, évitant que je le regarde dans les yeux. Son front, éperdument tourné vers l’horizon, semblait porter les reflets d’un jour étincelant et infini…
Je lui demandai alors son nom :
– Tom, Tom Dovi, répondit-il en me regardant enfin de ses petits yeux d’étincelles, deux flambées de lucioles aux éclats inépuisables, profonds et étranges.
– Où habites-tu ?
– Là-bas, dit-il en me montrant une lointaine cabane au fonds des marais.
– Avec tes parents ?
– Non.
– Seul ?
– Non.
– Avec qui ?
– …
Tom ne voulut pas répondre. Il me regarda d’un air douteux et flâneur, se retourna et s’en alla silencieusement.
Ses gestes étaient légers.
Ses pas étaient légers.
Sa silhouette était légère.
C’était comme s’il flottait, porté par de grandes ailes invisibles…
Le jour suivant, Tom revint à notre cabane. Je courus me jeter à son cou. Mais il avait l’air fatigué, sombre et distant. Il ne voulait pas jouer. Il ne voulait pas manger. Il ne voulait rien. Il se traînait avec langueur au seuil de la cabane. Je me blottissais contre lui, tristement.
C’était un 25 décembre.
Noël des enfants ! Mon père n’avait rien à nous offrir, rien d’autre que le sourire nu et honteux de ses lèvres.
Le soir tombait.
Tom devint de plus en plus sombre.
Mon père essayait de l’égayer.
Vainement.
Vers la tombée de la nuit, il fut pris d’une crise de fièvre violente. Il grelottait. Il râlait. Ses dents claquaient. Ses lèvres remuaient de bave et de cris.
Mon père lui fit boire des potions d’aloès sauvages.
Vainement.
Mon père l’étendit sur le lit de paille de la cabane et le couvrit des pagnes et habits que nous portions avec nous.
Vainement.
Je me mis à prier.
Vainement.
Vers minuit, Tom, malgré la fièvre et la douleur, se redressa soudain, regarda autour de lui avec mélancolie, se leva, sortit de la cabane en toute hâte et se précipita dans la nuit.
Mon père s’élança sur ses pas.
Il n’était plus là.
Parti.
Disparu.
Cette nuit je n’arrivais pas à dormir. Je me débattais dans mon âme et dans mon lit de paille. Mon père aussi. Plusieurs fois dans la nuit, j’entendais une voix en moi qui hurlait :
– Tom ! Tom ! Tom ! Dovi !…
Le lendemain, mon père courut à la cabane de Tom. Je le suivais. Il frappa à la porte.
Pas de voix, pas de réponse.
Il poussa la porte et entra. Je le suivais.
Un soupir spectral semblait sourdre des palmes et des pailles de la cabane. Il y faisait sombre. Mon père appela :
– Tom ! Tom ! Tom ! Dovi !…
Personne.
Mon père ouvrit la porte avec fracas.
La vive lueur du matin glissa dans la case comme un éclat de fissure.
Alors, avec stupeur et désarroi, je vis une croix debout, et au pied de la croix, un petit tombeau. J’écarquille les yeux et j’y lis avec frayeur :
Ci-gît Tom DOVI,
Mort un 25 décembre,
Emporté par une violente fièvre,
Le jour où naissait le petit Jésus.
Je suis resté là, cloué au sol, muet, effrayé, extenué, comme si l’on m’avait précipité du sommet d’une montagne. Mon père, choqué, fit un pas en arrière, regarda autour de lui avec méfiance et me saisit par la main.
– Bonjour ! Que faites-vous là ?
C’était une voix vive et soudaine qui nous interpellait de derrière. Je sursaute, je tourne le regard, et je vois debout derrière nous un homme et une femme, un père et une mère, portant des bougies et des fleurs à la main…
– Que faites-vous là ? Hum ?
– Nous étions venu voir notre ami Tom, balbutia mon père, tristement.
– Vous êtes de ses amis ? Voilà déjà un an qu’il est mort. Nous sommes venus prier pour lui. Merci pour votre fidélité et vos prières…