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Une tradition supérieure :
la résistance du rationnel
Je suis donc l’un des très rares exemples dans ce pays d’individu qui ait, non pas renoncé à la foi religieuse, mais qui n’en n’ait jamais eu une […] Toutefois, cet élément de ma première éducation eut une conséquence néfaste qui vaut d’être notée. En me dispensant une opinion contraire à celle des gens, mon père avait jugé nécessaire de la déclarer inavouable à ces derniers. Ce conseil de garder mes pensées secrètes, à un âge aussi précoce, entraînait quelques désavantages moraux […]
John Stuart MILL, Autobiographie
Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
Blaise PASCAL, Pensées
Le livre des Psaumes peut être troublant. Le fameux début du psaume 121, par exemple – « Je lève les yeux vers les monts : d’où viendra mon secours ? » Rassurez-vous : « Le secours me vient de Yahvé qui a fait le ciel et la terre. » (Il est vrai que la version anglaise de ce psaume est une affirmation et non une question comme dans l’original hébreu : tant mieux pour les nerfs des anglophones…) Mais quel qu’ait été réellement le psalmiste35, il était manifestement assez satisfait du style et de l’attaque du psaume 14 pour le répéter quasiment mot pour mot au psaume 53. Les deux textes commencent en effet par la même proclamation : « L’insensé a dit en son cœur : “Non, plus de Dieu !” » Pour une raison quelconque cette remarque anodine est jugée suffisamment importante pour être recyclée dans toutes les apologies de la religion. Tout ce que nous pouvons déduire avec certitude, quant à nous, c’est que l’incroyance – pas simplement l’hérésie ou la rechute, mais l’incroyance pure et simple – devait déjà exister à cette époque lointaine. La religion étant alors absolue, incontestée et brutalement punitive, il fallait assurément être insensé pour ne pas garder cette conclusion profondément enfouie au fond de soi-même ; on peut donc se demander comment le psalmiste avait eu vent de pareils doutes. (En Union soviétique, les dissidents étaient enfermés dans des hôpitaux psychiatriques pour « illusions réformistes », puisqu’on y estimait très naturellement et très raisonnablement que quelqu’un d’assez fou pour proposer des réformes avait perdu tout instinct de conservation.)
Notre espèce ne manquera jamais d’insensés, mais j’aurais tendance à croire qu’il y a eu au moins autant d’idiots crédules qui ont professé leur foi en dieu que de nigauds qui ont pensé le contraire. Il serait sans doute peu modeste de suggérer que les chances sont plutôt du côté de l’intelligence et de la curiosité des athées, mais il est de fait que certains humains ont toujours remarqué l’improbabilité de dieu, le mal fait en son nom, la vraisemblance de sa fabrication humaine, et la disponibilité de croyances et d’explications différentes et moins nuisibles. Nous ne pouvons connaître l’identité de tous ces hommes et de toutes ces femmes, parce qu’en tout temps et en tout lieu ils ont été impitoyablement persécutés. Pour la même raison, nous ne pouvons savoir combien de personnes ostensiblement dévotes étaient secrètement incroyantes. Encore aux XVIIIe et XIXe siècles, dans des sociétés relativement libres comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, des incroyants aussi établis et prospères que James Mill et Benjamin Franklin estimaient judicieux de garder leurs opinions pour eux. Ainsi, quand nous entendons parler des gloires de la peinture et de l’architecture religieuses « chrétiennes » ou de l’astronomie et de la médecine « islamiques », s’agit-il de progrès de la civilisation et de la culture – certains ayant été devancés par les Aztèques et les Chinois –, qui ont autant à voir avec la « foi » que leurs prédécesseurs avec les sacrifices humains et l’impérialisme ? Nous n’avons aucun moyen de savoir, sauf dans quelques cas très particuliers, combien de ces architectes, peintres et scientifiques dissimulaient leurs pensées les plus intimes à l’inquisition des croyants. Galilée n’aurait sans doute pas été dérangé dans ses recherches télescopiques s’il n’avait pas eu l’imprudence de reconnaître qu’elles avaient des implications cosmologiques.
Le doute, le scepticisme et la totale incroyance ont toujours pris essentiellement la même forme qu’aujourd’hui. Ont toujours existé des observations de l’ordre naturel qui ont noté l’absence ou l’inutilité d’un premier moteur. Il y a toujours eu des commentaires sagaces sur la façon dont la religion traduisait des souhaits ou des projets humains. Il n’a jamais été très difficile de voir qu’elle causait haine et conflits, et que son maintien dépendait de l’ignorance et de la superstition. Satiristes et poètes, philosophes et scientifiques ont remarqué que si les triangles avaient des dieux, ceux-ci auraient trois côtés, tout comme les divinités thraces avaient les cheveux blonds et les yeux bleus.
La collision initiale entre nos facultés de raisonnement et n’importe quelle forme de foi organisée, si elle s’est certainement produite auparavant dans l’esprit de beaucoup, est parfaitement illustrée par le procès de Socrate en 399 avant Jésus-Christ. Peu m’importe que nous n’ayons aucune certitude absolue de l’existence même de Socrate. Les témoignages dont nous disposons sur sa vie et ses paroles sont de deuxième main, un peu comme les livres de la Bible juive et chrétienne et les hadiths de l’islam. La philosophie, néanmoins, n’a pas besoin de démonstrations de ce genre, parce qu’elle ne traite pas de sagesse « révélée ». Il se trouve que nous avons des récits plausibles de la vie en question (un soldat stoïque dont l’apparence évoque un peu Schweik ; une mégère en guise d’épouse ; une tendance aux crises de catalepsie), et cela suffit. En nous en remettant à Platon, qui fut peut-être un témoin oculaire, nous pouvons admettre que pendant une période de paranoïa et de tyrannie à Athènes, Socrate a été inculpé d’impiété et a compris que sa vie était menacée. Les nobles paroles de L’Apologie indiquent aussi clairement qu’il ne s’est pas soucié d’affirmer, comme tel autre homme accusé plus tard par l’Inquisition, quoi que ce soit qu’il ne croyait pas. Bien qu’il ne fût pas véritablement athée, il passait à juste titre pour malsain parce qu’il prônait la liberté de pensée, l’examen sans restriction, et qu’il refusait de consentir au dogme. Tout ce qu’il « savait » véritablement, disait-il, c’était l’étendue de sa propre ignorance. (C’est encore pour moi la définition d’une personne instruite.) Ce grand Athénien, raconte Platon, se contentait de respecter les rites coutumiers de la cité, témoignait que l’oracle de Delphes lui avait ordonné de devenir philosophe, et sur son lit de mort, condamné à boire la ciguë, a parlé d’un éventuel au-delà où ceux qui s’étaient affranchis du monde par l’exercice mental pourraient continuer à mener une existence purement spirituelle. Mais même alors, il s’est rappelé comme toujours de nuancer ses propos en ajoutant que ce pourrait fort bien ne pas être le cas. La question, comme toujours, méritait d’être approfondie. La philosophie commence où finit la religion, de même que, par analogie, la chimie commence où finit l’alchimie et l’astronomie remplace l’astrologie.
De Socrate aussi nous pouvons retenir deux notions fondamentales. La première est que la conscience morale est innée ; la seconde que les croyants dogmatiques peuvent aisément être débordés et ridiculisés par celui qui affecte de prendre leurs prédications au pied de la lettre.
Socrate croyait avoir un daimôn – un guide ou oracle intérieur – dont les conseils méritaient d’être suivis. Tout le monde, à part les malades mentaux, a plus ou moins ce sentiment. Adam Smith parlait d’un partenaire permanent dans une conversation inaudible, qui servait de frein et de scrutateur. Sigmund Freud disait que la voix de la raison était faible mais très insistante. C. S. Lewis essayait de trop prouver en estimant que la présence d’une conscience morale attestait l’étincelle divine. La sagesse populaire décrit – pas trop mal – la conscience morale comme ce qui nous fait bien nous conduire quand personne ne nous voit. Quoi qu’il en soit, Socrate refusait absolument de dire quoi que ce fût dont il n’était pas moralement sûr. Il lui arrivait parfois, quand il se soupçonnait de casuistique ou de démagogie, de s’interrompre au milieu de son discours. À aucun moment de sa plaidoirie finale, dit-il à ses juges, son « oracle » ne lui avait suggéré de se taire. Ceux qui croient que l’existence d’une conscience morale constitue la preuve d’un projet divin avancent un argument qui ne peut simplement pas être réfuté, parce qu’il n’y a aucune preuve pour ou contre. L’exemple de Socrate, néanmoins, démontre que des hommes et des femmes ayant une réelle conscience morale doivent souvent affirmer celle-ci contre la foi.
Il risquait la mort, mais il avait la possibilité, même s’il était condamné, de subir un châtiment moins lourd à condition d’en faire la demande. Sur un ton presque insultant, il proposa de payer une infime amende en échange. Ayant ainsi contraint ses juges furieux à lui infliger la peine capitale, il entreprit d’expliquer pourquoi le fait qu’ils allaient le tuer le laissait indifférent. La mort n’avait rien de redoutable : c’était ou un repos éternel ou la chance de l’immortalité – voire, de la communion avec de grands Grecs comme Orphée et Homère qui l’avaient précédé. Devant une éventualité aussi heureuse, fit-il remarquer ironiquement, on pourrait même souhaiter mourir et mourir encore. Peu nous importe que l’oracle de Delphes ait disparu, et qu’Orphée et Homère soient des personnages mythiques. L’important, c’est que Socrate se moquait de ses accusateurs selon leurs propres critères, en affirmant : je n’ai aucune certitude sur la mort et les dieux, mais je suis aussi certain qu’on peut l’être que vous n’en savez rien non plus.
On peut avoir une petite idée de l’effet antireligieux de Socrate et de son questionnement courtois mais implacable par une pièce écrite et jouée de son vivant. Dans Les Nuages, gens stupides et égocentriques imaginaient inspiré par la divinité ou visant leur petite personne :
Lequel [des dieux] serait capable de faire tourner ensemble tous les cieux, de verser les feux de l’éther sur toutes les terres fertilisées, de se trouver partout et toujours prêt à rassembler les nuages ténébreux, à ébranler par le tonnerre les espaces tranquilles du ciel et à lancer la foudre ? Cette foudre détruit parfois leurs temples, exerce sa vaine colère dans les déserts et prépare furieusement un trait qui est bien capable de passer à côté des coupables pour aller, justicier injuste, arracher la vie à des innocents36.
L’atomisme a été cruellement persécuté pendant des siècles dans toute l’Europe chrétienne, et à juste titre, car il proposait une bien meilleure explication du monde naturel que la religion. Mais tel un fil ténu de pensée, l’œuvre de Lucrèce est parvenue à subsister dans quelques esprits érudits. Sir Isaac Newton pouvait bien être un croyant – en toutes sortes de pseudo-sciences en plus du christianisme –, mais quand il en vint à énoncer ses Principia, il inclut quatre-vingt-dix vers du De natura rerum dans les premières versions de sa somme. Dans son Il Saggiatore (L’Essayeur) de 1623, Galilée, sans mentionner Épicure, est si tributaire des théories atomistes de ce dernier que ses admirateurs comme ses critiques qualifiaient l’ouvrage d’épicurien.
Vu la terreur qu’imposait la religion à la science et à l’érudition pendant les premiers siècles du christianisme (Augustin soutenait que les dieux païens existaient effectivement, mais seulement comme démons, et que la terre avait moins de six mille ans), la plupart des gens intelligents avaient la prudence de manifester un conformisme extérieur, et on ne doit pas s’étonner que la renaissance de la philosophie se soit souvent initialement exprimée en termes quasi religieux. Les adeptes des diverses écoles de philosophie autorisées en Andalousie durant la brève floraison de sa civilisation – synthèse entre l’aristotélisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam – pouvaient spéculer sur la dualité de la vérité et sur un équilibre possible entre la raison et la révélation. Ce concept de « double vérité », avancé par les partisans d’Averroès, se heurta à la vigoureuse hostilité de l’Église pour des raisons évidentes. Francis Bacon, qui vivait sous le règne d’Elisabeth Ire, aimait à dire – suivant peut-être le credo quia absurdum de Tertullien – que la foi est la plus forte quand ses enseignements sont les moins conciliables avec la raison. Quelques dizaines d’années après, Pierre Bayle se plaisait à énumérer toutes les objections de la raison à une croyance donnée, pour conclure que plus grand était le triomphe de la foi à croire néanmoins. Nous pouvons être assez certains qu’il ne disait pas cela seulement pour échapper au châtiment. Le moment approchait où l’ironie allait punir et confondre les esprits littéraux et fanatiques.
Mais ces derniers ne s’avoueraient pas vaincus sans réactions ni combats d’arrière-garde. Pendant une brève mais magnifique période du XVIIe siècle, la loyale petite nation hollandaise accueillit avec tolérance nombre de libres penseurs comme Bayle et René Descartes (qui s’y installèrent pour être plus en sécurité). C’est là aussi que naquit, un an avant la mise en accusation de Galilée par l’Inquisition, le grand Baruch Spinoza, rejeton de Juifs espagnols et portugais, qui avaient émigré en Hollande pour fuir les persécutions. Le 27 juillet 1656, le conseil des rabbins d’Amsterdam lança contre lui le tchérem (ou anathème, ou fatwa) suivant :
Avec le jugement des anges et des saints nous excommunions, excluons, maudissons et anathématisons Baruch de Espinoza, avec le consentement des anciens et de toute cette sainte congrégation, en la présence des livres saints : par les 613 préceptes qui y sont inscrits, avec l’anathème par lequel Josué maudit Jéricho, avec la malédiction qu’Élisée lança sur les enfants, et avec toutes les malédictions qui sont écrites dans la loi. Maudit soit-il le jour et maudit soit-il la nuit. Maudit soit-il dans son sommeil et maudit soit-il éveillé, maudit soit-il en sortant et maudit soit-il en entrant. Le Seigneur ne lui pardonnera pas, la colère et la furie du Seigneur seront désormais animées contre cet homme, et lanceront sur lui toutes les malédictions qui sont écrites dans le livre de la loi. Le Seigneur détruira son nom sous le soleil et le retranchera pour ses méfaits de toutes les tribus d’Israël, avec toutes les malédictions du firmament qui sont écrites dans le livre de la loi.
Cette imprécation multiple se concluait par un ordre commandant à tous les Juifs d’éviter tout contact avec Spinoza, et de s’abstenir sous peine de châtiment de lire « aucun texte composé ou écrit par lui ». (Incidemment, « la malédiction qu’Elisée lança sur les enfants » fait allusion à la très édifiante histoire biblique dans laquelle de jeunes garçons se moquant de sa calvitie, Elisée les maudit au nom de dieu : deux ourses sortent alors du bois et massacrent quarante-deux de ces enfants. Peut-être Thomas Paine n’avait-il pas tort de dire qu’il ne saurait croire à aucune religion qui pût choquer l’esprit d’un enfant.)
Le Vatican et les autorités calvinistes de Hollande s’empressèrent d’approuver cette condamnation juive hystérique, et se rallièrent à ce que les travaux de Spinoza soient interdits dans toute l’Europe. Celui-ci ne mettait-il pas en doute l’immortalité de l’âme et ne demandait-il pas la séparation de l’Église et de l’État ? Honte à lui ! On estime aujourd’hui que cet hérétique ainsi stigmatisé a produit l’œuvre philosophique la plus originale jamais composée sur la distinction entre le corps et l’esprit. Et ses réflexions sur la condition humaine ont procuré une plus grande consolation aux méditatifs que n’importe quelle religion. On discute encore pour savoir si Spinoza était athée : il semble étrange de se demander si le panthéisme constitue ou non un athéisme. Selon ses propres termes, il s’agit de théisme, mais la définition que donne Spinoza d’un dieu se manifestant au travers du monde naturel revient très largement à exclure l’existence d’un dieu religieux. Et s’il y a une divinité omniprésente et préexistante, qui fait partie de ce qu’elle crée, il n’y a plus de place pour un dieu qui intervient dans les affaires humaines, et encore moins pour un dieu qui prend parti dans de haineuses guerres locales entre différentes tribus de Juifs et d’Arabes. Aucun texte n’a pu être écrit ou inspiré par un tel dieu, ou ne peut être l’apanage d’une secte ou d’une tribu. (On se rappelle la question des Chinois aux premiers missionnaires chrétiens. Si dieu s’est révélé, comment a-t-il pu laisser s’écouler tant de siècles avant d’en informer les Chinois ? « Cherchez la connaissance, même jusqu’en Chine », disait le prophète Mahomet, avouant inconsciemment que la plus grande civilisation mondiale de l’époque se situait sur la frange la plus extérieure de sa conscience.) De même que Newton et Galilée ont bâti sur Démocrite et Épicure, Spinoza se projette dans l’esprit d’Einstein, qui a répondu à une question d’un rabbin en déclarant fermement qu’il ne croyait qu’en « le dieu de Spinoza » et pas du tout en un dieu « qui s’intéresse au sort et aux actions d’êtres humains ».
Spinoza déjudaïsa son nom en Benedict, survécut de vingt ans à l’anathème des rabbins d’Amsterdam et mourut avec un grand stoïcisme des suites d’une pneumoconiose provoquée par la poudre de verre, en tenant jusqu’au bout des propos paisibles et rationnels. Il avait consacré sa vie professionnelle à polir des lentilles pour télescopes et lunettes – activité scientifique parfaitement appropriée à un homme qui enseignait à ses semblables à voir avec une plus grande acuité. « Tous nos philosophes modernes, disait Heinrich Heine, bien que peut-être inconsciemment, voient à travers les lunettes polies par Spinoza. » Par la suite, les poèmes de Heine allaient être jetés au bûcher par des voyous nazis qui ne croyaient pas qu’un Juif, même assimilé, pût être un véritable Allemand. Les juifs terrifiés et arriérés qui avaient ostracisé Spinoza avaient jeté une perle plus précieuse que leur tribu tout entière (le corps de leur plus courageux fils fut volé après sa mort et probablement soumis à d’autres rites de profanation).
Spinoza n’en aurait pas été tellement surpris. Dans sa correspondance, il écrivait le mot Caute ! (« Prends garde », en latin) et dessinait juste en dessous une rose. Ce n’était pas le seul aspect de son œuvre qu’il plaçait sub rosa37 : il publia son fameux Tractatus sous un faux nom d’éditeur, et sans nom d’auteur. Son œuvre interdite (dont une grande partie n’aurait peut-être pas survécu à sa mort sans le courage et l’initiative d’un ami) continua d’avoir une existence souterraine dans les écrits des autres. Il obtint ainsi le plus long article dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1695-1697). L’Esprit des lois (1748) fut considéré comme si inspiré de Spinoza que le clergé français obligea Montesquieu à désavouer ce monstre juif et à proclamer publiquement sa foi en un créateur (chrétien). La grande Encyclopédie française rédigée sous la direction de Denis Diderot et de d’Alembert, et qui est devenue l’emblème des Lumières, contient un article très détaillé sur Spinoza.
Je n’ai pas l’intention de répéter la grossière erreur des apologistes chrétiens, qui ont consacré une quantité impressionnante d’efforts inutiles pour montrer que les sages qui avaient précédé le Christ annonçaient et préfiguraient en fait son avènement. (Encore au XIXe siècle, William Ewart Gladstone a gaspillé des kilomètres de papier à essayer d’annexer ainsi les Grecs de l’Antiquité.) Je n’ai aucun droit à revendiquer des philosophes du passé comme ancêtres présomptifs de l’athéisme. J’ai, en revanche, celui de souligner qu’en raison de l’intolérance religieuse nous ne pouvons pas savoir ce qu’ils pensaient réellement, et que nous avons bien failli ne pas savoir ce qu’ils écrivaient publiquement. Jusqu’au relativement conformiste Descartes qui a jugé préférable de vivre dans l’atmosphère plus libre des Provinces-Unies, et qui a proposé cette épitaphe pour sa propre pierre tombale : « Qui s’est bien caché a bien vécu. »
En ce qui concerne Pierre Bayle et Voltaire, par exemple, il n’est pas facile de déterminer s’ils étaient véritablement non-religieux. Nul doute que leur méthode recourait à l’irrévérence et à la satire, et aucun lecteur doté d’une foi aveugle ne pouvait reposer leurs livres sans que ses croyances en soient sévèrement ébranlées. Après avoir lu ces œuvres, best-sellers de leur temps, les classes nouvellement instruites ne pouvaient plus continuer d’admettre comme étant la vérité le récit littéral des histoires bibliques. Bayle, en particulier, a provoqué un énorme mais salutaire tollé en montrant qu’à en juger par ses actes, David, le prétendu « psalmiste », était un bandit sans scrupules. Il prouva aussi qu’il était absurde de croire que la foi religieuse amenait les gens à mieux se conduire ou que l’incroyance les rendait plus mauvais. Toute une masse d’observations attestaient cette constatation de bon sens, et c’est en raison de cette démonstration que Bayle a été crédité ou accusé d’athéisme déguisé. Il accompagnait ou protégeait pourtant ces propos de nombreuses affirmations plus orthodoxes, ce qui permit sans doute à son œuvre si bien accueillie d’être rééditée. Voltaire, quant à lui, équilibrait sa violente satire personnelle de la religion par quelques gestes de dévotion ; il proposait ainsi avec un sourire en coin que sa tombe (que ces gens aimaient à délirer sur leurs propres funérailles !) soit construite à moitié à l’intérieur et à moitié à l’extérieur de l’Église. Mais lors de l’une de ses plus célèbres plaidoiries en faveur des droits civiques et de la liberté de conscience, Voltaire avait aussi vu son protégé, le protestant Jean Calas, broyé vif sur la roue à coups de masse, puis pendu, pour le crime, qui ne fut jamais prouvé, d’avoir tué son fils (retrouvé pendu) afin, prétendument, de l’empêcher de se convertir au catholicisme. Voltaire lui-même avait été jeté deux fois à la Bastille, pendant plus d’un an au total… Gardons-nous bien de l’oublier.
Emmanuel Kant a cru un moment que toutes les planètes étaient peuplées, et que plus ces populations étaient éloignées du soleil, plus leur caractère s’améliorait. Mais bien qu’il partît d’une base cosmique aussi plaisamment limitée, il a su réfuter de façon convaincante toute proposition théiste dépendant de la raison. Il a montré que le vieil argument du plan divin, longtemps l’un des préférés des croyants, pouvait à la rigueur être étiré jusqu’à impliquer un architecte mais pas un créateur. Il a renversé la preuve cosmologique de l’existence de dieu – selon laquelle notre propre existence postule la nécessité d’une autre existence –, en disant qu’elle ne faisait que reformuler l’argument ontologique. Et il a démoli l’argument ontologique en contestant l’idée simpliste que si dieu peut être conçu en tant que notion, ou énoncé comme prédicat, il doit par conséquent posséder la qualité de l’existence. Cette niaiserie traditionnelle est accidentellement balayée par Penelope Lively dans son roman Serpent de lune. La narratrice s’y délecte des questions gratuites mais pleines d’imagination de sa petite fille (dont elle dit pourtant que c’est une enfant à l’« esprit lent ») :
« Y a-t-il des dragons ? » demande-t-elle. Je réponds que non. « Y en a-t-il jamais eu ? » Je dis que tout témoigne du contraire. « Mais s’il y a un mot dragon, c’est qu’il a dû y avoir des dragons. »
Qui n’a pas protégé un innocent contre la réfutation d’une pareille ontologie ? Mais pour le plaisir de la discussion, et puisque vivre ne se réduit pas à simplement grandir, permettez-moi d’invoquer ici Bertrand Russell : « Kant objecte que l’existence n’est pas un prédicat. Cent thalers que je ne fais qu’imaginer, dit-il, ont tous les mêmes prédicats que cent vrais thalers. » Je cite la réfutation de Kant dans l’ordre inverse pour la rapprocher du cas, signalé par l’Inquisition à Venise en 1573, d’un certain Matteo de Vincenti qui disait de la « présence réelle » du Christ dans l’Eucharistie : « Il est absurde de devoir croire des choses pareilles – ce sont des histoires. Je croirais plus volontiers que j’ai de l’argent dans ma poche. » Kant n’avait pas entendu parler de son prédécesseur populaire, et quand il s’est tourné vers le sujet plus gratifiant de l’éthique il ne savait peut-être pas que son « impératif catégorique » était un écho de la « règle d’or » du rabbin Hillel. « Agis, nous enjoint Kant, de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. » Ce résumé de la solidarité et de l’intérêt mutuels n’a nul besoin d’une autorité, surnaturelle ou non, pour s’imposer. À quoi bon, d’ailleurs ? Le savoir-vivre humain ne provient pas de la religion, il la précède.
Il est très intéressant de constater, au siècle des Lumières, combien de grands esprits partageaient les mêmes conceptions, étaient en relations, et prenaient aussi grand soin d’exprimer leurs opinions avec prudence ou de les restreindre autant que possible à un cercle de sympathisants cultivés. L’un de mes exemples préférés est Benjamin Franklin, qui, s’il n’a pas exactement découvert l’électricité, a certainement été l’un de ceux qui en ont révélé les principes et les applications pratiques. Et parmi celles-ci le paratonnerre, qui allait trancher une fois pour toutes la question de savoir si dieu intervenait pour nous punir par de soudains éclairs. Il n’est pas un clocher ou un minaret qui n’en soit aujourd’hui équipé. Franklin annonça son invention au public en ces termes :
Il a plu à Dieu, dans Sa Bienveillance envers l’Humanité, de lui révéler finalement le moyen de protéger ses habitations et autres bâtiments des méfaits du tonnerre et de la foudre. La méthode est la suivante […]
Il énumère ensuite l’équipement très simple – du fil de laiton, une aiguille à tricoter, « quelques petites agrafes » – qui permet d’accomplir le miracle.
Extérieurement, cette formulation est en parfaite conformité avec l’opinion admise, bien qu’elle s’orne d’une petite pointe, petite mais évidente : « finalement ». Vous pouvez choisir de croire, bien entendu, que Franklin en pensait sincèrement chaque mot et souhaitait que les gens croient qu’il remerciait le Tout-Puissant de s’être laissé amadouer après tout ce temps pour finalement révéler son secret. Mais l’écho de Prométhée, volant le feu aux dieux, est trop patent. Et, en ce temps-là, les prométhéens avaient encore intérêt à se méfier. Joseph Priestley, qui découvrit pratiquement l’oxygène, vit son laboratoire de Birmingham détruit par une foule montée par les tories, aux cris de « Pour l’Église et le Roi », et dut faire traverser l’Atlantique à ses convictions unitariennes pour pouvoir reprendre ses recherches. (Rien n’est parfait dans ces histoires : Franklin s’intéressait vivement à la franc-maçonnerie, comme Newton à l’alchimie, et même Priestley était un farouche partisan de la théorie phlogistique. N’oublions pas que nous étudions l’enfance de notre espèce.)
Edward Gibbon, révolté par ce qu’il avait découvert sur le christianisme au cours de ses recherches pour son énorme Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, envoya un des premiers exemplaires de son livre à David Hume, qui lui prédit de graves ennuis. Il ne se trompait pas. Hume, quant à lui, hébergea Franklin à Édimbourg et se rendit à Paris pour rencontrer les auteurs de l’Encyclopédie. Ces personnages, souvent d’un agnosticisme flamboyant, furent quelque peu déçus d’entendre le circonspect Écossais dire qu’il n’existait pas d’athées et que, par conséquent, l’athéisme n’existait peut-être pas. Sans doute l’auraient-ils apprécié davantage s’ils avaient su qu’il écrirait une dizaine d’années plus tard les Dialogues sur la religion naturelle.
À partir d’un dialogue cicéronien, Hume endossant apparemment (mais prudemment) le rôle de Philon, les arguments traditionnels sur l’existence de dieu sont revus à la lumière des recherches et des raisonnements modernes. S’inspirant peut-être de Spinoza – dont la plus grande partie de l’œuvre n’était encore alors disponible que de seconde main –, Hume propose que professer sa foi en un être suprême parfaitement simple et omniprésent revient en fait à un aveu dissimulé d’athéisme, parce qu’un tel être ne peut rien posséder que nous puissions raisonnablement appeler un esprit ou une volonté. En outre, si par hasard « il » possède de tels attributs, l’ancienne interrogation d’Épicure continuera de se poser :
Est-ce qu’il veut empêcher le mal mais ne le peut pas ? Alors il est impuissant. Est-ce qu’il le peut mais ne le veut pas ? Il est alors malveillant. Le peut-il et le veut-il ? D’où vient alors le mal ?
L’athéisme tranche dans ce pseudo-dilemme comme le rasoir d’Ockham. Il est absurde, même pour un croyant, d’imaginer que dieu lui doit une explication. Le croyant entreprend néanmoins la tâche impossible d’interpréter la volonté d’un inconnu, et assume donc ces questions foncièrement absurdes. Cela dit, voyons où nous en sommes et servons-nous de notre intelligence – c’est bien tout ce que nous avons. (À l’inévitable question – d’où viennent toutes les créatures ? –, Hume, anticipant Darwin, répond qu’elles évoluent : celles qui s’adaptent survivent, celles qui ne le peuvent pas s’éteignent.) En fin de compte, comme Cicéron, il choisit de renvoyer dos à dos le déiste Cléanthe et le sceptique Philon. Peut-être, selon sa tendance habituelle, Hume se montrait-il précautionneux, à moins qu’il n’attestât l’apparente séduction du déisme d’avant Darwin.
Même le grand Thomas Paine, ami anglais de Franklin et de Jefferson, réfutait l’accusation d’athéisme qu’il ne craignait pourtant pas de provoquer. N’avait-il pas entrepris, pour la défense de dieu, de dénoncer les crimes et les horreurs de l’Ancien Testament, ainsi que les mythes absurdes du Nouveau ? Aucune grande et noble divinité, disait-il, ne devrait être accusée d’atrocités et de stupidités pareilles. Le Siècle de la raison de Paine est presque la première œuvre où s’exprime ouvertement le franc mépris de la religion organisée. Il eut un immense retentissement dans le monde entier. Ses amis et contemporains américains, qu’il avait encouragés à proclamer leur indépendance des usurpateurs hanovriens et de l’Église anglicane à leur dévotion, réalisaient entre-temps une initiative extraordinaire et sans précédent : la rédaction d’une constitution démocratique et républicaine qui n’évoquait pas dieu et ne mentionnait la religion que pour garantir qu’elle serait toujours séparée de l’État. Presque tous les pères fondateurs des États-Unis sont morts sans prêtre à leur chevet, comme Paine, bien qu’il ait été harcelé à ses derniers moments par des voyous religieux qui le pressaient d’accepter le Christ comme sauveur. À l’instar de David Hume, il refusa toute consolation de ce genre, en dépit de la rumeur calomnieuse selon laquelle il aurait supplié de se réconcilier avec l’Église sur son lit de mort. (Le seul fait que les dévots quêtent ce genre de « repentir » ultime, ou pis l’invente a posteriori, en dit long sur la mauvaise foi des fidèles.)
Charles Darwin est né du vivant de Paine et de Jefferson, et son œuvre a finalement permis de pulvériser les barrières de l’ignorance – concernant les origines des plantes, des animaux et d’autres phénomènes – dans laquelle devaient travailler ses prédécesseurs. Mais même Darwin, quand il a commencé ses recherches de botanique et d’histoire naturelle, était persuadé d’agir dans le respect du plan divin. Il voulait être pasteur. Et plus il multipliait les découvertes, plus il s’efforçait de les faire « cadrer » avec sa foi en une intelligence supérieure. Comme Edward Gibbon, il s’attendait à une controverse à la publication, et il inséra quelques remarques protectrices et défensives (un peu plus que Gibbon). En fait, il commença par discuter avec lui-même ainsi que le font certains tenants actuels du « dessein intelligent ». Face aux faits incontestables de l’évolution, pourquoi ne pas prétendre que ceux-ci prouvent à quel point dieu est encore plus grand que nous ne le pensions ? La découverte des lois naturelles « devrait exalter notre perception de la puissance du Créateur omniscient ». Pas entièrement convaincu en son for intérieur, Darwin craignait que ses premiers écrits sur la sélection naturelle ne détruisent sa réputation, un peu comme s’il « avouait un meurtre ». Il se rendait compte aussi, s’il devait mettre en évidence l’existence d’une adaptation des espèces, qu’il lui faudrait confesser quelque chose d’encore plus inquiétant : l’absence d’une cause première ou d’un grand dessein.
Dans toute la première édition de L’Origine des espèces abondent les exemples du vieux procédé de la dissimulation codée entre les lignes. Le terme « évolution » n’apparaît jamais, au contraire du mot « création », souvent employé. (Il est fascinant de constater que ses premiers carnets de 1837 portaient le titre provisoire de « La Transmutation des espèces », presque comme si Darwin recourait au langage archaïque de l’alchimie.) Sur la page de titre du livre finalement publié figurait une citation de l’apparemment respectable Francis Bacon – choix révélateur – sur la nécessité d’étudier non seulement la parole de dieu mais aussi son « œuvre ». Si, dans De la descendance de l’homme, Darwin se sentit capable d’aller un peu plus loin, il accepta néanmoins quelques corrections éditoriales de sa femme, la pieuse et bien-aimée Emma. Ce n’est que dans son Autobiographie, dont il n’envisageait pas la publication, et dans quelques lettres à des amis, qu’il reconnaît n’avoir plus la foi. Sa fin « agnostique » s’explique autant par les vicissitudes de sa vie que par ses travaux : il avait subi de nombreux deuils et ne parvenait pas à les concilier avec un dieu d’amour, sans parler du châtiment éternel que prêchent les chrétiens. Comme beaucoup de gens brillants par ailleurs, il était enclin à ce subjectivisme qui fait ou défait la foi, et s’imagine que l’univers se soucie de notre destin individuel. Sa rigueur scientifique en est d’autant plus méritoire, et digne d’un Galilée, puisqu’elle ne procédait d’aucune autre intention que de découvrir la vérité. Cela ne change rien que cette intention se soit accompagnée de l’espoir erroné et déçu de voir cette vérité finalement résonner ad majorem dei gloriam.
Après sa mort, Darwin subit lui aussi les avanies d’un chrétien hystérique, qui prétendit que le grand chercheur, honnête et tourmenté, louchait vers la Bible à la fin de ses jours. Il fallut un certain temps pour démasquer le pitoyable faussaire, persuadé d’avoir ainsi accompli une noble action.
Accusé de plagiat scientifique, probablement à juste titre, Sir Isaac Newton reconnut prudemment qu’il avait dans son travail l’avantage de « se tenir sur les épaules de géants » – formule qui était elle-même un plagiat. C’est le moins que je puisse dire à mon tour en cette première décennie du XXIe siècle. Où et quand je le souhaite, il me suffit d’un ordinateur portable pour m’informer de la vie et de l’œuvre d’Anaxagore et d’Érasme, d’Épicure et de Wittgenstein. Pas pour moi, les longues veillées dans les bibliothèques à la lueur des bougies, la pénurie de textes ou les difficultés à dialoguer avec des gens d’autres époques et d’autres sociétés dont je partage les idées. Et pas pour moi non plus (sauf lorsque je décroche le téléphone pour entendre des voix rauques me vouer à la mort, à l’enfer ou aux deux), la crainte persistante que tel de mes écrits n’aboutisse à la destruction de mon œuvre, à l’exil ou, pire pour ma famille, à l’éternelle stigmatisation de mon nom par des imposteurs et des menteurs religieux, et au choix douloureux entre l’abjuration et la mort sous la torture. Je dispose d’une liberté et d’un accès à la connaissance inconcevables pour les pionniers. Je ne peux donc rétrospectivement que constater que les géants, dont je suis tributaire et sur les massives épaules desquels je suis juché, ont tous été contraints à une certaine lâcheté. Un seul représentant de la catégorie des géants et des génies a toujours dit ce qu’il pensait sans crainte apparente ni excès de prudence. J’invoque donc une fois de plus Albert Einstein, aux propos si déformés. Il répond à l’un de ses correspondants, troublé par une de ces nombreuses allégations inexactes :
C’est, naturellement, un mensonge que vous avez lu sur mes convictions religieuses, un mensonge qui est systématiquement répété. Je ne crois pas en un Dieu personnel, je ne l’ai jamais caché et l’ai toujours dit clairement. Si quelque chose en moi peut être qualifié de religieux, c’est mon admiration sans limites pour la structure du monde telle que notre science peut la révéler.
Des années après, il répondait ainsi à une autre question :
Je ne crois pas à l’immortalité de l’individu, et je considère l’éthique comme une préoccupation exclusivement humaine, sans aucune autorité supérieure à l’humanité derrière elle.
Ce sont les paroles d’un esprit, ou d’un homme, justement célèbre pour sa responsabilité, sa mesure et sa rigueur, et dont le pur génie a élaboré une théorie qui, entre de mauvaises mains, aurait pu annihiler non seulement ce monde mais aussi son passé tout entier et la possibilité même de son avenir. Il a consacré la plus grande partie de sa vie à un refus grandiose du rôle de prophète vengeur, préférant répandre le message des Lumières et de l’humanisme. Se reconnaissant comme Juif, et exilé, diffamé et persécuté en conséquence, il conserva ce qu’il put du judaïsme moral, et rejeta la mythologie barbare du Pentateuque. Nous avons plus de raisons de lui être reconnaissants qu’à tous les rabbins qui se sont jamais lamentés et se lamenteront dans l’avenir. (Quand on lui proposa d’être le premier président de l’État d’Israël, Einstein refusa en raison de ses nombreux doutes sur les orientations du sionisme. Au grand soulagement de David Ben Gourion, qui avait demandé avec inquiétude à son gouvernement : « Qu’allons-nous faire s’il dit “oui” ? »)
On raconte que la reine Victoria, en grand deuil de son mari, demanda à son Premier ministre préféré de lui donner une seule preuve irréfutable de l’existence de dieu. Benjamin Disraeli hésita un instant devant sa souveraine – qu’il avait faite impératrice des Indes –, avant de répondre : « Les Juifs, Madame. » Ce génie politique laïque mais superstitieux estimait que la survie du peuple juif, et son adhésion admirablement opiniâtre à ses rites et à ses récits antiques, démontraient l’action de la main invisible. En fait, il volait au secours de la victoire. Au moment même où il faisait cette remarque, les Juifs étaient en train de sortir de deux formes différentes d’oppression. La première, et la plus évidente, était la ghettoïsation que leur avait imposée les autorités chrétiennes ignorantes et sectaires. L’histoire est trop connue pour que j’aie besoin de préciser davantage. La seconde, à l’inverse, était de leur propre fait. Napoléon Bonaparte, par exemple, avait, avec quelques restrictions38, aboli les lois discriminatoires contre les Juifs. (Peut-être espérait-il leur appui financier, mais peu importe.) Pourtant, quand ses armées envahirent la Russie, les rabbins pressèrent leurs fidèles de se rallier au tsar qui les diffamait, leur donnait le knout, les tondait et les massacrait. Plutôt ce despotisme judéophobe, dirent-ils, que la moindre parcelle des lumières françaises impies. Voilà pourquoi l’absurde et grandiloquent mélodrame de la synagogue d’Amsterdam a été et demeure si important. Même dans un pays aussi tolérant que la Hollande, les rabbins avaient préféré faire cause commune avec les antisémites chrétiens et les autres obscurantistes, plutôt que de permettre au meilleur d’entre eux d’utiliser sa propre liberté de pensée.
Quand les murs des ghettos s’effondrèrent, ils libérèrent par conséquent les Juifs des rabbins autant que des « gentils ». S’ensuivit un épanouissement de talents comme on en a rarement vu à aucune époque. Une population jusqu’alors maintenue dans l’abrutissement entreprit d’apporter une contribution immense à la médecine, à la science, au droit, à la politique et aux arts. L’onde de choc se fait encore sentir : il suffit de mentionner Marx, Freud, Kafka et Einstein ; ou encore Isaac Babel, Arthur Koestler, Billy Wilder, Lenny Bruce, Saul Bellow, Philip Roth, Joseph Heller et bien d’autres, qui sont aussi le produit de cette double émancipation.
Si l’on pouvait désigner une journée absolument tragique de l’histoire humaine, ce serait celle que commémore aujourd’hui la niaise et exaspérante « Hanoukka ». Pour une fois, au lieu que ce soit le christianisme qui plagie le judaïsme, les juifs ont impudemment emprunté aux chrétiens, dans le pitoyable espoir d’avoir une fête coïncidant avec « Noël », qui est lui-même une annexion pseudo-chrétienne – de la bûche au houx, sans oublier le gui – d’une célébration nordique païenne du solstice d’hiver illuminé par l’aurore boréale. C’est le couronnement du « multiculturalisme » le plus trivial. Mais Judas Maccabée était bien loin d’avoir des intentions multiculturelles en consacrant de nouveau le Temple de Jérusalem en 165 avant Jésus-Christ, épisode que commémorent aujourd’hui les mollassons adeptes de Hanoukka. Les Maccabées, fondateurs de la dynastie asmonéenne, rétablissaient de force l’intégrisme mosaïque contre les nombreux Juifs de Palestine et d’ailleurs qui s’étaient laissé séduire par l’hellénisme. Ces authentiques partisans du multiculturalisme étaient lassés de « la loi », choqués par la circoncision, intéressés par la littérature grecque, attirés par les exercices physiques et intellectuels du gymnase, et plutôt amateurs de philosophie. Ils ressentaient l’attraction d’Athènes, fût-ce par le biais de Rome et par le souvenir de l’époque alexandrine, et ne supportaient plus la peur et la superstition absolues imposées par le Pentateuque. Les dévots de l’ancien Temple les trouvaient évidemment trop cosmopolites – et nul doute qu’on les accusa de « double allégeance » quand ils acceptèrent la construction d’un temple de Zeus là où des autels fumants et sanglants tentaient d’apaiser la divinité sévère de jadis. Et lorsque le père de Judas Maccabée vit un Juif sur le point de faire une offrande hellénique sur l’ancien autel, il l’assassina sans autre forme de procès. Pendant les quelques années suivantes de la « révolte » des Maccabées, bien d’autres Juifs assimilés furent massacrés ou circoncis de force, ou les deux, et les femmes qui avaient flirté avec la nouvelle licence hellénique souffrirent encore davantage. Les Romains préférant en fin de compte les Maccabées brutaux et dogmatiques aux Juifs moins militarisés et moins violents qui se pavanaient dans leurs toges sous la lumière méditerranéenne, le décor était planté pour la collusion incertaine entre le sanhédrin réactionnaire ultra-orthodoxe et les gouverneurs romains. Cette sinistre relation allait déboucher sur le christianisme (encore une hérésie juive) et ensuite, inéluctablement, sur la naissance de l’islam. On aurait pu nous épargner tout ça !
Nul doute qu’il y aurait quand même eu beaucoup de stupidité et de solipsisme. Mais le lien entre Athènes et l’histoire et l’humanité n’aurait pas été entièrement rompu ; le peuple juif aurait pu être le vecteur de la philosophie plutôt que du monothéisme aride ; et la sagesse des écoles antiques ne nous serait pas apparue comme préhistorique. Je me suis retrouvé un jour à la Knesset dans le bureau du rabbin Meir Kahane, aujourd’hui décédé, raciste et démagogue forcené qui comptait parmi ses partisans le médecin fou Baruch Goldstein et d’autres colons israéliens extrémistes. La campagne de Kahane contre les mariages mixtes et pour l’expulsion de tous les non-Juifs de Palestine lui avait valu le mépris de nombreux Israéliens et Juifs de la diaspora, qui comparaient son programme aux lois de Nuremberg de l’Allemagne nazie. Kahane commença par protester furieusement que n’importe quel Arabe pouvait rester s’il se convertissait au judaïsme par un examen strictement halacha (concession, il est vrai, que Hitler n’aurait pas acceptée), puis il se lassa et refusa toute discussion avec la racaille « hellénisée ». (Aujourd’hui encore, les juifs orthodoxes traitent un hérétique ou un apostat d’apikoros, « disciple d’Épicure ».) Kahane avait formellement raison : son sectarisme n’était pas tant affaire de « race » que de « foi ». En présence de ce barbare malsain, une violente bouffée de nostalgie m’a serré le cœur à la pensée du monde lumineux et coloré qu’avaient balayé il y a si longtemps les cauchemars en noir et blanc de ses sinistres ancêtres « vertueux ». La puanteur de Calvin, de Torquemada et de Ben Laden montait de cette silhouette glacée et courbée, dont les gorilles du parti Kach patrouillaient les rues à la recherche des violations du sabbat et des contacts sexuels non autorisés. Pour reprendre la métaphore des schistes de Burgess, voilà une branche toxique qui aurait dû être brisée net il y a bien longtemps, ou qu’on aurait dû laisser dépérir avant qu’elle puisse infecter de son ADN de pacotille les pousses saines. Au lieu de cela, nous vivons encore dans son ombre insalubre, mortifère. Et les petits enfants juifs célèbrent Hanoukka, pour ne pas se sentir à l’écart des mythes clinquants de Bethléem, lesquels sont désormais si violemment contestés par la propagande plus tapageuse de La Mecque et de Médine.