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Le « Nouveau » Testament
dépasse l’« Ancien »
dans le mal
Relire l’Ancien Testament est une tâche souvent lassante, mais toujours nécessaire, parce que, à mesure qu’on avance, de sinistres prémonitions commencent à apparaître. Abraham – autre ancêtre de tout monothéisme – est prêt à immoler son premier-né, et la rumeur annonce qu’« une vierge concevra et portera un fils ». Peu à peu ces deux mythes commencent à converger. Il faut garder cela à l’esprit lorsqu’on arrive au Nouveau Testament, parce que si on ouvre au hasard n’importe lequel des quatre Évangiles, on ne tarde pas à apprendre que telle action ou telle parole attribuée à Jésus a été faite ou dite pour qu’une antique prophétie se réalise. (Racontant l’entrée de Jésus à Jérusalem, monté sur une ânesse, Matthieu écrit dans son chapitre XXI, versets 4-5 : « Or, tout ceci se fit, afin que cette parole du prophète fût accomplie :“ Dites à la fille de Sion : Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur, monté sur une ânesse accoutumée au joug, et sur son ânon.” » La référence est probablement Zacharie, IX, 9, où il est dit que lorsque le Messie arrivera il sera monté sur un âne. Les juifs attendent encore cette arrivée, tandis que les chrétiens prétendent qu’elle a déjà eu lieu !) S’il peut paraître bizarre qu’une action soit délibérément réalisée pour justifier une prophétie, c’est parce qu’elle est en effet bizarre. Et elle l’est nécessairement parce que, tout comme l’Ancien Testament, le « Nouveau » est aussi un grossier assemblage, rabouté longtemps après ses événements supposés, et rempli d’improvisations maladroites pour faire coller les choses. Par souci de concision, j’en appellerai de nouveau à ce que dit un meilleur écrivain que moi, H. L. Mencken, dans son Treatise on the Gods :
Le fait est que le Nouveau Testament, tel que nous le connaissons, est une accumulation désordonnée de documents plus ou moins discordants, certains probablement d’une origine respectable mais d’autres manifestement apocryphes, et que la plupart, les bons comme les mauvais, montrent des signes flagrants de falsification.
Paine et Mencken, qui, pour des raisons différentes, se sont attachés à lire honnêtement les textes, ont vu tous deux leurs conclusions confirmées par les recherches bibliques ultérieures, dont bon nombre ont été initialement entreprises pour montrer que les textes étaient encore pertinents. Mais ce débat n’intéresse pas ceux qui s’en remettent totalement à la « sainte Bible ». (On se rappelle ce gouverneur du Texas, à qui on demandait s’il fallait aussi enseigner la Bible en espagnol : « Si l’anglais a suffi à Jésus, ça me suffit aussi. » Heureux les pauvres en esprit…)
En 2004, un fasciste et histrion australien du nom de Mel Gibson a produit un mélodrame sur la mort de Jésus. M. Gibson fait partie d’une secte catholique délirante et schismatique composée essentiellement de lui-même et de son père encore plus voyou. (Quel dommage, a-t-il ainsi déclaré, que ma propre femme chérie doive aller en enfer parce qu’elle n’accepte pas les bons sacrements. Et de qualifier calmement cette abominable malédiction de « proclamation du haut de la chaire ».) La doctrine de cette secte est explicitement antisémite, et le film s’efforce inlassablement d’imputer la crucifixion aux juifs. Malgré ce fanatisme flagrant, qui a suscité la critique de certains chrétiens plus modérés, nombre d’Églises « orthodoxes » ont opportunément utilisé La Passion du Christ pour leur propre propagande. Lors d’une de ces manifestations œcuméniques précédant la sortie du film, M. Gibson a assuré que son méli-mélo cinématographique – qui est aussi un exercice d’érotisme homosexuel sadomasochiste, dont l’interprète principal est un cabotin sans talent apparemment né en Islande ou dans le Minnesota – reposait sur des comptes rendus de « témoins oculaires ». À l’époque, j’ai trouvé extraordinaire qu’un succès planétaire puisse être ouvertement fondé sur une prétention aussi manifestement frauduleuse sans que personne s’en étonne. Même les autorités juives sont restées largement silencieuses. Sans doute certaines d’entre elles ne voulaient-elles pas raviver ce vieil argument, qui, pendant des siècles, avait déchaîné les pogroms de Pâques contre les « juifs meurtriers du Christ ». (Ce n’est que vingt ans après la Seconde Guerre mondiale que le Vatican a officiellement abrogé l’accusation de déicide contre l’ensemble du peuple juif.) Il est vrai que les juifs se vantaient de la crucifixion : Maïmonide qualifiait le supplice du détestable hérétique nazaréen comme l’un des plus grands accomplissements des anciens d’Israël ; il réclamait que le nom de Jésus ne soit jamais mentionné, sinon accompagné d’une malédiction, et assurait que son châtiment était d’être bouilli dans des excréments pendant l’éternité. Quel bon catholique eût fait Maïmonide !
Il tombait néanmoins dans le même piège que les chrétiens, en supposant que les quatre Évangiles étaient à un titre quelconque un récit historique. Leurs multiples auteurs – qui n’ont publié leur œuvre que des dizaines d’années après la crucifixion – ne sont d’accord sur rien d’important. Matthieu et Luc divergent sur la généalogie de Jésus et sur sa naissance d’une vierge. Ils se contredisent mutuellement sur la « fuite en Égypte », Matthieu disant qu’« un ange du seigneur apparut en songe à Joseph pendant son sommeil » et lui ordonna de s’enfuir immédiatement en Égypte, tandis que, selon Luc, tous trois restèrent à Bethléem jusqu’à ce que soit accompli « le temps où elle devait se purifier selon la loi de Moïse », c’est-à-dire quarante jours, puis ils regagnèrent Nazareth via Jérusalem. (Incidemment, si la fuite en Égypte pour faire échapper un enfant à la campagne infanticide de Hérode repose sur la moindre vérité, alors Hollywood et une infinité d’iconographes chrétiens nous ont trompés. Il aurait été très difficile d’emmener un bébé blond aux yeux bleus vers le delta du Nil sans attirer, plutôt que détourner, l’attention.)
L’Évangile selon Luc déclare que la naissance miraculeuse a eu lieu une année où l’empereur César Auguste ordonna un recensement à des fins fiscales, Hérode régnant alors sur la Judée et Quirinius étant gouverneur de Syrie. Cette triangulation est la datation historique la plus précise d’un auteur du Nouveau Testament. Or Hérode est mort quatre années « avant Jésus-Christ », et pendant son règne le gouverneur de la Syrie n’était pas Quirinius. Si aucun historien romain ne mentionne le moindre recensement sous Auguste, le chroniqueur juif Flavius Josèphe en signale un, qui eut lieu – sans l’exorbitante obligation que les gens reviennent sur leur lieu de naissance – six ans après la date supposée de la naissance de Jésus. Toute cette histoire est donc à l’évidence une reconstitution confuse, à partir de traditions orales, réalisée très longtemps après le « fait ». Les scribes n’arrivent même pas à se mettre d’accord sur les éléments mythiques : ils diffèrent considérablement à propos du Sermon sur la montagne, de l’onction de Jésus, de la trahison de Judas et de l’obsédant « reniement » de Pierre. Très curieusement, ils ne parviennent pas à proposer un récit identique de la crucifixion ou de la résurrection. S’il y a donc une interprétation que nous devons tout simplement écarter, c’est celle qui revendique une caution divine pour ces quatre versions. Le livre qui aurait pu leur servir de base, appelé hypothétiquement « Q » par les spécialistes, a été perdu définitivement, ce qui semble très négligent de la part du dieu réputé l’avoir « inspiré ».
Il y a soixante ans, un ensemble d’« Évangiles » oubliés était découvert à Nag Hammadi, en Égypte, près d’un très ancien site copte. Ces rouleaux, de la même période et de la même provenance que nombre des textes qui deviendraient par la suite canoniques et « autorisés », ont longtemps été connus sous le nom collectif de « gnostiques ». Ainsi les avait baptisés un certain Irénée, un des premiers Pères de l’Église, qui les avait interdits comme hérétiques. Ils comprennent les « Évangiles », ou récits, de personnages marginaux mais significatifs du « Nouveau » Testament, tels « Thomas l’incrédule » et Marie-Madeleine. S’y ajoute aujourd’hui l’Évangile de Judas, dont l’existence était connue depuis des siècles, mais qui a été retrouvé récemment et publié par la National Geographic Society au printemps 2006.
Cet ouvrage se compose essentiellement de balivernes spritualistes, comme on pourrait s’y attendre, mais présente une version des « événements » un tout petit peu plus crédible que le récit officiel. D’abord, il soutient, à l’instar des autres textes gnostiques, que le prétendu dieu de l’« Ancien » Testament est à proscrire, comme l’émanation abominable d’esprits malades. (On comprend aisément pourquoi ces versions ont été si fermement interdites et dénoncées : que reste-t-il du christianisme orthodoxe s’il ne justifie ni ne perpétue cette néfaste histoire ?) Judas assiste à la Cène, comme ailleurs, mais s’écarte du récit traditionnel. Quand Jésus déplore que ses autres disciples comprennent si peu l’enjeu de la situation, Judas réplique hardiment qu’il croit connaître la difficulté. « Je sais qui tu es et d’où tu viens, lui dit-il. Tu es du royaume immortel de Barbelo. » Ce « Barbelo » n’est pas un dieu mais une destination céleste, par-delà les étoiles. Jésus vient de ce royaume céleste mais n’est pas le fils de quelque dieu mosaïque. Il est un avatar de Seth14, le troisième et peu connu fils d’Adam. C’est lui qui montrera aux Séthiens le chemin du retour. Reconnaissant que Judas est au moins un adepte mineur de cette secte, Jésus le prend à part et lui confie la mission spéciale de l’aider à dépouiller sa forme charnelle pour qu’il puisse regagner sa patrie dans les cieux. Il promet aussi d’indiquer à Judas les étoiles qui lui permettront de l’y rejoindre.
Malgré son côté science-fiction déjantée, cette version est infiniment plus logique que la malédiction éternelle infligée à Judas pour avoir fait ce que quelqu’un devait obligatoirement faire dans cette chronique d’une mort annoncée – par ailleurs organisée avec quel pédantisme ! Cela a aussi infiniment plus de sens que d’accuser les juifs pour l’éternité. Le débat a longtemps fait rage pour savoir quels « Évangiles » devaient être considérés comme d’inspiration divine. Certains plaidaient pour ceux-ci, d’autres pour ceux-là, parfois au prix d’une mort horrible. Personne n’osait dire qu’ils avaient tous été écrits bien après la fin du drame supposé, tandis que la « Révélation » de saint Jean semble ne s’être glissée dans le canon qu’en raison du nom (assez ordinaire) de son auteur. Mais comme le fait remarquer Jorge Luis Borges, si les gnostiques alexandrins l’avaient emporté, quelque Dante nous aurait ensuite brossé une fresque littéraire à la beauté hypnotique des merveilles de « Barbelo ». C’est ce que j’appellerais « les schistes de Borges » : la verve et l’imagination nécessaires pour visualiser une coupe transversale des branches et des buissons de l’évolution, avec la possibilité extraordinaire mais réelle qu’une pousse ou une lignée (une chanson ou une poésie) différente se soit imposée dans le labyrinthe. Des coupoles, des flèches et des hymnes monumentales, pourrait-il ajouter, l’auraient consacrée, et d’habiles bourreaux auraient torturé des jours durant ceux qui auraient mis en doute la vérité de Barbelo : en commençant par les ongles, et en poursuivant de manière ingénieuse vers les testicules, le vagin, les yeux et les viscères. Douter de Barbelo, en conséquence, eût été un signe infaillible d’immoralité.
Le meilleur argument que je connaisse en faveur de la très hypothétique existence de Jésus est celui-ci : ses disciples illettrés ne nous ont laissé aucun témoignage, et en tout état de cause n’auraient pu être « chrétiens », puisqu’ils n’ont jamais lu ces livres ultérieurs en lesquels les chrétiens doivent affirmer leur foi. De toute façon, ils n’avaient aucune idée que quiconque fonderait jamais une Église sur les déclarations de leur maître. (Il n’y a de même pratiquement pas un mot dans aucun des Évangiles assemblés par la suite qui suggère que Jésus voulait être le fondateur d’une Église15.)
Malgré tout cela, les prophéties embrouillées de l’« Ancien » Testament indiquent que le Messie naîtra dans la ville de David, qui semble en effet avoir été Bethléem. Mais les parents de Jésus étaient apparemment de Nazareth, et s’ils attendaient un enfant c’est très probablement là qu’il est né. Il faut donc tout un processus de fabrication – impliquant Auguste, Hérode et Quirinius – pour confectionner l’histoire du recensement et déplacer la scène de la nativité à Bethléem (où, incidemment, aucune « étable » n’est jamais mentionnée). Mais pourquoi monter tout ce scénario, puisqu’il suffisait de le faire naître à Bethléem, sans tout ce remue-ménage inutile ? Les efforts mêmes pour infléchir et solliciter le récit peuvent être la preuve par l’absurde que quelqu’un qui, plus tard, serait important, était effectivement né, si bien que, rétrospectivement, et pour accomplir les prophéties, il fallait tripoter les faits jusqu’à un certain point. Mais alors, même ma tentative pour être juste et tolérant dans ce cas est mise à mal par l’Évangile de Jean, qui suggère que Jésus n’est pas né à Bethléem ni ne descend du roi David. Si les apôtres ne savent pas ou ne peuvent pas se mettre d’accord, à quoi sert mon analyse ? Qui plus est, si son ascendance royale est l’occasion de se vanter et de prophétiser, pourquoi cette insistance ailleurs sur son origine apparemment modeste ? Presque toutes les religions, du bouddhisme à l’islam, présentent un humble prophète ou un prince qui s’identifie aux pauvres, mais qu’est-ce sinon du populisme ? Il n’est pas étonnant que les religions choisissent de s’adresser d’abord à la majorité, qui se compose de pauvres, d’angoissés et d’incultes.
Les contradictions et les maladresses du Nouveau Testament ont rempli bien des livres d’érudits éminents, et n’ont jamais été expliquées par aucune autorité chrétienne, sinon par les justifications les plus faibles de la « métaphore » et d’un « Christ de la foi ». Cette faiblesse vient du fait que jusqu’à récemment les chrétiens pouvaient tout simplement brûler ou réduire au silence quiconque posait des questions gênantes. Les Évangiles permettent néanmoins, comme les écrits qui les ont précédés, de démontrer encore une fois que la religion est de fabrication humaine. « Car, dit saint Jean, la loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. » Matthieu tente le même stratagème, en fondant tout sur un verset ou deux du prophète Isaïe, qui annonça au roi Achaz, presque huit siècles avant la date encore non fixée de la naissance de Jésus, que « le seigneur lui-même vous donnera un signe, voici, une vierge deviendra enceinte, elle enfantera un fils ». Ces paroles incitèrent Achaz à croire qu’il vaincrait ses ennemis (à tort d’ailleurs, même si on croit que son histoire est historique). Le tableau se trouble encore davantage quand on sait que le mot hébreu traduit par « vierge », à savoir almah, signifie seulement « jeune femme ». De toute façon, la parthénogenèse n’est pas possible chez les mammifères humains, et même si cette loi devait être suspendue pour une seule exception, cela ne prouverait pas que l’enfant ainsi conçu aurait des pouvoirs divins. Comme d’habitude, la religion suscite la suspicion en essayant de trop prouver. Par une analogie inverse, le Sermon sur la montagne est un calque de Moïse au mont Sinaï, et les disciples ne sont pas sans rappeler les juifs qui suivaient partout Moïse ; ainsi la prophétie est-elle réalisée pour tous ceux qui ne remarquent pas ou ne se soucient pas que cette histoire procède de « l’ingénierie inverse », comme on dirait aujourd’hui. Dans un bref passage d’un seul Évangile (dont s’est emparé l’antisémite Mel Gibson), la foule présente au jugement du Christ se fait l’écho de dieu sur le Sinaï et demande que le sang de Jésus retombe sur elle et sur ses enfants16, requête qui, si elle n’est pas imaginaire, excédait largement son droit ou son pouvoir.
L’histoire selon laquelle Jésus est né d’une vierge prouve de façon évidente que des êtres humains ont participé à la fabrication de la légende. Si Jésus parle très souvent de son père céleste, non seulement il ne précise jamais que sa mère est ou était vierge à sa naissance, mais il se montre très grossier et brutal envers elle chaque fois qu’elle se présente, en bonne mère juive, pour lui demander s’il se porte bien. Elle apparaît même n’avoir aucun souvenir de l’annonciation de l’archange Gabriel, ou de l’essaim d’anges, qui, l’un et les autres, lui avaient assuré qu’elle était la mère de dieu. Dans chaque récit, tout ce que fait son fils est pour elle une surprise totale, voire un choc. Que peut-il bien raconter aux rabbins au temple ? Que veut-il dire quand il lui rappelle sèchement qu’il s’occupe des affaires de son père ? On s’attendrait à une meilleure mémoire, surtout de la part d’une femme qui, seule entre toutes, s’est retrouvée enceinte sans avoir franchi les fameuses étapes nécessaires à cet heureux état. Luc fait même un lapsus en parlant des « parents » de l’enfant Jésus, à propos de Joseph et de Marie quand ils se rendent au temple pour la purification de celle-ci, et que le vieux Siméon les salue de son merveilleux Nunc dimittis – peut-être un écho intentionnel de Moïse n’entrevoyant la Terre promise qu’au seuil de la mort.
Puis il y a l’extraordinaire affaire de la nombreuse nichée de Marie. Matthieu nous informe (XIII, 55-57), que Jésus avait quatre frères et plusieurs sœurs. Dans l’Évangile de Jacques, pas canonique mais pas désavoué non plus, il est question d’un autre Jacques, frère de Jésus, à l’évidence très actif dans les cercles religieux à cette époque. Certes Marie aurait pu « concevoir » en tant que virgo intacta et accoucher d’un bébé, ce qui l’aurait certainement rendue moins intacte. Mais comment a-t-elle fait pour continuer à enfanter, avec un Joseph qui n’existe qu’au discours indirect, et composer ainsi une sainte famille si nombreuse que les « témoins oculaires » ne cessaient de s’en étonner ?
Pour résoudre ce dilemme quasi inavouable et quasi sexuel, on a eu de nouveau recours à l’ingénierie inverse, cette fois beaucoup plus récemment que les premiers conciles frénétiques qui ont décidé quels Évangiles étaient « synoptiques » et lesquels étaient « apocryphes ». Il a donc été décidé que Marie elle-même (dont il n’existe aucun récit de la naissance dans aucun livre saint) a dû bénéficier d’une « Immaculée Conception » qui l’a rendue fondamentalement sans tache. Et il a été également décidé que, la mort étant le prix du péché et comme elle n’a pu raisonnablement pécher, il n’est pas concevable qu’elle soit morte. D’où le dogme de « l’Assomption », qui affirme qu’elle est miraculeusement montée au ciel sans passer par la tombe. Il est intéressant de noter les dates de ces édits magnifiquement ingénieux. La doctrine de l’Immaculée Conception a été annoncée ou découverte par Rome en 1852, et le dogme de l’Assomption en 1950. Dire que quelque chose est de fabrication humaine ne signifie pas toujours que c’est stupide. Ces tentatives de sauvetage héroïques méritent d’être saluées, même au moment où nous voyons le navire, prenant l’eau de toutes parts, couler sans laisser de traces. Mais, si « inspirée » que puisse être la décision de l’Église, prétendre que cette inspiration était divine de quelque manière que ce soit reviendrait à insulter la divinité.
De même que l’Ancien Testament est parsemé de rêves et d’astrologie (le soleil s’attardant dans le ciel pour que Josué puisse achever son massacre sur un site qui n’a jamais été localisé), de même la Bible des chrétiens regorge d’étoiles prophétiques (en particulier, celle qui mène les mages à Bethléem), de guérisseurs et de sorciers. De nombreuses paroles et actions de Jésus sont inoffensives, plus particulièrement les « béatitudes » qui formulent tous ces vœux chimériques sur les humbles et les pacifiques. Mais beaucoup d’autres sont inintelligibles et indiquent une croyance en la magie, plusieurs sont absurdes et témoignent d’une attitude primitive envers l’agriculture (ainsi toutes les allusions aux labours et aux semailles, à la moutarde et au figuier), et bon nombre sont à première vue carrément immorales. L’analogie entre les humains et les lis des champs, par exemple, suggère – comme maintes autres injonctions – que des choses comme l’épargne, l’innovation, la vie de famille et ainsi de suite sont une pure perte de temps. (« Ne vous inquiétez donc point pour le lendemain. ») C’est pourquoi dans certains Évangiles, canoniques et apocryphes, des gens (y compris des membres de sa famille) jugent Jésus fou. D’autres remarquent qu’il se comportait souvent en juif d’un sectarisme rigide : Matthieu (XV, 22-28) rapporte son mépris pour une Cananéenne qui implorait son aide pour un exorcisme et s’entendit sèchement répondre qu’il n’entendait pas gaspiller son énergie pour des non-juifs. (Ses disciples, et l’insistance de la femme, finissent par l’adoucir, et il expulse le non-démon.) À mon avis, une histoire idiosyncrasique comme celle-ci est une autre raison détournée de croire qu’une personnalité de ce genre a pu vivre à un moment donné. De nombreux prophètes dérangés parcouraient la Palestine à l’époque, mais celui-ci se prenait, semble-t-il, du moins à certains moments, pour dieu ou pour le fils de dieu. Et cela faisait toute la différence. Juste deux hypothèses : il y croyait, et a aussi promis à ses disciples qu’il leur révélerait son royaume avant leur mort – dans ce cas, presque toutes ses remarques gnomiques prennent un certain sens. Ce point n’a jamais été traité plus franchement que par C. S. Lewis (qui a récemment resurgi en tant qu’apologiste chrétien extrêmement populaire) dans Mere Christianity. Il évoque ici la prétention de Jésus à endosser les péchés des autres :
Si ce n’est pas Dieu qui parle, c’est absurde au point d’en être comique. Nous pouvons tous comprendre qu’un homme pardonne les offenses qui lui ont été faites. Vous me marchez sur les pieds et je vous excuse, vous volez mon argent et je vous pardonne. Mais que penser d’un homme, n’ayant rien subi de tel, qui annonce qu’il vous pardonne d’avoir marché sur les pieds d’autrui et d’avoir volé l’argent des autres ? Une fatuité grotesque est la qualification la plus aimable que nous puissions donner de sa conduite. Pourtant c’est ce que faisait Jésus.
Il disait aux gens que leurs péchés étaient remis, et Il n’a jamais pris la peine de consulter tous ceux que ces péchés avaient incontestablement lésés. Il se comportait sans hésitation comme s’il était la partie principalement concernée, la personne offensée au premier chef par toutes les transgressions. Cela n’a de sens que s’il était réellement le Dieu dont les lois sont enfreintes et dont l’amour est blessé par chaque péché. Dans la bouche de quiconque n’est pas Dieu, ces paroles impliqueraient ce que je peux seulement considérer comme une sottise et une vanité sans égales chez aucun autre personnage historique.
Notons que Lewis laisse supposer sans aucune preuve tangible que Jésus était effectivement un « personnage historique », mais passons. Il faut porter à son crédit d’accepter la logique et la morale de ce qu’il vient de déclarer. À ceux qui estiment que Jésus a pu être un grand maître spirituel sans avoir rien de divin (comme, incidemment, le disait de lui-même le déiste Thomas Jefferson), Lewis assène cette riposte cinglante :
C’est la seule chose que nous ne puissions pas dire. Un homme qui était simplement un homme et qui dirait le genre de choses que disait Jésus ne serait pas un grand maître spirituel. Il serait soit un fou – du niveau de celui qui se prend pour un œuf poché – soit le Diable de l’Enfer. Il faut choisir. Ou cet homme était, et est, le Fils de Dieu, ou c’était un fou et pire. Vous pouvez L’enfermer comme fou, ou Lui cracher dessus et Le tuer comme démon ; ou vous pouvez tomber à Ses pieds et L’appeler Seigneur et Dieu. Mais assez de ces condescendantes sottises Le qualifiant de grand maître humain. Il ne nous en laisse pas la possibilité. Il n’en avait pas l’intention.
Je ne choisis pas un fantoche : Lewis est le principal propagandiste reconnu du christianisme contemporain. Pas plus que je n’accepte ses catégories surnaturelles extravagantes : diable et démon. Et j’accepte encore moins son raisonnement, inqualifiable tant il est pitoyable, qui considère les deux termes de sa fausse alternative comme des antithèses s’excluant mutuellement, pour en tirer un grossier sophisme. (« Il me semble donc évident qu’il n’était ni un fou ni un démon, et par conséquent, si étrange, terrifiant ou improbable que cela paraisse, je dois accepter l’opinion qu’il était et est Dieu. ») Je lui concède néanmoins de l’honnêteté et un certain courage. Soit les Évangiles établissent en un certain sens une vérité littérale, soit ils sont foncièrement une imposture, qui plus est peut-être immorale. Eh bien, on peut affirmer avec certitude, à partir de leur propre témoignage, que les Évangiles ne constituent certainement pas une vérité littérale. Autrement dit, nombre des « paroles » et enseignements de Jésus sont des ouï-dire de troisième ou quatrième main, ce qui explique en partie leur nature confuse et contradictoire. La plus évidente de ces rumeurs, du moins rétrospectivement et certainement du point de vue des croyants, concerne l’imminence de son retour et son indifférence complète à la fondation de quelque Église temporelle que ce soit. Les logia, ou discours rapportés, sont sans cesse qualifiés, par les évêques de l’Église primitive qui regrettaient de n’avoir pas assisté aux prédications de Jésus, de commentaires de troisième main extrêmement sollicités. Permettez-moi d’en donner un exemple flagrant. Longtemps après que C. S. Lewis eut rejoint son créateur, un jeune homme très sérieux appelé Bart Ehrman a entrepris d’examiner ses propres postulats intégristes. Il avait fréquenté les deux universités chrétiennes fondamentalistes les plus éminentes des États-Unis, et les fidèles le considéraient comme un de leurs champions. Lui qui parlait couramment le grec et l’hébreu (il est aujourd’hui titulaire d’une chaire d’études religieuses) n’est pas parvenu à tout à fait concilier sa foi et ses connaissances. Il a découvert à sa grande surprise que certaines des histoires de Jésus les plus connues avaient été introduites dans le canon longtemps après les faits, et notamment celle qui est peut-être la plus célèbre de toutes.
C’est le fameux épisode de la femme « surprise en adultère » (Jean, VIII, 3-11). Qui n’a pas entendu ou lu que des juifs pharisiens, rompus à la casuistique, traînèrent cette pauvre femme devant Jésus et lui demandèrent s’il acceptait le châtiment mosaïque de la lapidation ? Si non, il rejetait la loi, si oui, il niait sa propre prédication. On se représente aisément le zèle sordide avec lequel ils s’étaient abattus sur cette femme. Et la calme réponse du christ (après avoir écrit avec le doigt sur la terre) – « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre » – est entrée dans notre littérature et dans notre conscience.
La scène est même célébrée dans le septième art. Elle fait une apparition, un flashback dans la parodie de Mel Gibson, et c’est un joli moment du Docteur Jivago de David Lean, lorsque Lara va trouver le pope, qui lui demande ce que Jésus a dit à la femme adultère. « Va, et maintenant ne pèche plus, répond-elle. – Et s’y est-elle tenue, mon enfant ? insiste le prêtre. – Je ne sais pas, mon père. – Personne ne le sait », conclut le pope, d’un piètre secours en l’occurrence.
Personne n’en sait rien, en effet. Longtemps avant de lire Ehrman, je me posais moi aussi quelques questions. Si le Nouveau Testament est supposé condamner Moïse, pourquoi faut-il saper les effrayantes lois du Pentateuque ? Œil pour œil, dent pour dent, et le meurtre des sorcières peuvent certes paraître barbares et stupides, mais si seuls les non-pécheurs ont le droit de punir, comment une société imparfaite pourra-t-elle jamais se déterminer à poursuivre les délinquants ? Il faudrait que nous soyons tous hypocrites. Et quelle autorité possédait Jésus pour « pardonner » ? Selon toute vraisemblance, au moins un mari quelque part dans la ville se sentait trompé et outragé. Le christianisme est-il alors un pur laxisme sexuel ? Si oui, il a été sérieusement mal interprété depuis. Et qu’a écrit Jésus sur le sol ? Personne ne le sait, non plus. En outre, l’histoire raconte qu’après le départ des pharisiens et de la foule (sous l’effet de la confusion, sans doute), Jésus et la femme se retrouvent seuls. Dans ce cas, qui relate ce qu’il lui a dit ? Pour toutes ces raisons, je trouvais que c’était une bien belle histoire.
Le Pr. Ehrman va plus loin. Il pose quelques questions plus évidentes. Si la femme a été « surprise en adultère », c’est-à-dire en flagrant délit, où est passé son partenaire masculin ? La loi mosaïque, détaillée dans le Lévitique, précise que tous deux doivent subir la lapidation. J’ai soudain compris que tout le charme de l’histoire vient de ce que la fille tremblante et abandonnée, conspuée et bousculée par une foule de fanatiques frustrés, rencontre enfin un visage amical. Quant à ce qui était écrit dans la poussière, Ehrman mentionne une vieille tradition selon laquelle Jésus griffonnait les transgressions des présents, d’où leur rougeur, leur embarras et finalement leur départ hâtif. J’avoue que cette idée me plaît, même si elle implique de la part de Jésus un certain degré d’indiscrétion, de concupiscence (et de double vue) qui soulèvent d’autres difficultés.
Pour couronner le tout, il y a le fait choquant, reconnaît Ehrman, que :
L’histoire ne figure pas dans nos manuscrits les plus anciens et les meilleurs de l’Évangile de Jean ; son style d’écriture est très différent de ce que nous trouvons dans les écrits de Jean (y compris les histoires immédiatement avant et après) ; et elle inclut un grand nombre de mots et d’expressions qui sont étrangers à l’Évangile. La conclusion est inévitable : ce passage ne faisait pas originellement partie de l’Évangile.
Là encore, j’ai choisi ma source sur la base de la « vérité contre l’intérêt ». Autrement dit, chez quelqu’un que son itinéraire intellectuel initial ne prédisposait nullement à remettre en question les écritures saintes. La cause de la cohérence, de l’authenticité ou de l’« inspiration » bibliques est en lambeaux depuis quelque temps déjà, et les accrocs et les déchirures ne font que s’élargir avec les progrès de la recherche. Aussi ne peut-on espérer aucune « révélation » de ce côté-là. Que les avocats et les partisans de la religion s’en remettent donc à la seule foi, et aient le courage de reconnaître que c’est bien ce qu’ils font.