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« La tache indélébile de leur humble origine » :
les débuts corrompus de la religion

En matière de religion, les gens se rendent coupables de toutes les formes possibles de malhonnêteté et de fraude intellectuelle.

Sigmund FREUD, L’Avenir d’une illusion

 

Les différents cultes admis dans l’Empire étaient considérés par le peuple comme également vrais, par le philosophe comme également faux, et par le magistrat comme également utiles.

Edward GIBBON,

Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain

 

Si vous voulez conserver votre respect pour les conseillers municipaux ou votre appétit pour les saucisses, dit un vieux dicton populaire de Chicago, prenez soin de n’être pas présent lorsqu’on fabrique les uns ou qu’on prépare les autres. C’est l’anatomie de l’homme, dit Engels, qui est la clef de l’anatomie du singe. Par conséquent, si nous observons le processus de formation d’une religion, nous pouvons faire quelques hypothèses sur les origines des religions bricolées avant que la plupart des gens ne sachent lire. Dans un large assortiment de religions saucisses ouvertement fabriquées, je choisirai le « culte du cargo » mélanésien, la superstar pentecôtiste Marjoe et l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, autrement dit les mormons.

Nul doute que beaucoup de gens se sont demandé au cours des siècles ce qui se passerait s’il y avait une vie après la mort et pas de dieu. Et s’il y avait un dieu et pas de vie après la mort. Autant que je sache, l’écrivain qui a le plus clairement exposé ce problème est Thomas Hobbes dans son chef-d’œuvre de 1651, Leviathan. Je vous recommande vivement la IIIe partie, chapitre XXXVIII, et la IVe partie, chapitre XLIV, parce qu’il y fait preuve d’une maîtrise sidérante et des saintes écritures et de la langue anglaise. Il nous rappelle aussi combien il est périlleux de considérer ces questions. Sa mise en train, vive et ironique, est éloquente en soi. Réfléchissant à l’absurde histoire de la « Chute » d’Adam (l’exemple originel d’un être créé libre et accablé ensuite d’interdictions auxquelles il ne peut que désobéir), Hobbes est d’avis – sans oublier d’ajouter craintivement qu’il le fait « avec soumission néanmoins à la foi en cela et dans toutes les questions, dont la détermination dépend des écritures » – que si Adam a été condamné à mort pour avoir péché, sa mort a dû être différée, puisqu’il a réussi à élever une nombreuse postérité avant de décéder pour de bon.

Ayant posé la pensée subversive qu’interdire à Adam de manger le fruit d’un arbre sous peine de mourir, et celui d’un autre arbre sous peine de vivre éternellement, est absurde et contradictoire, Hobbes est contraint d’imaginer des écritures, et même des punitions et éternités alternatives. Il veut dire que les hommes pourraient ne pas obéir à une autorité humaine s’ils redoutaient davantage la récompense divine qu’une mort horrible ici et maintenant. Mais il reconnaît que les gens sont toujours libres de confectionner une religion qui leur convient, les gratifie ou les flatte. Samuel Butler adaptera cette idée dans ses Nouveaux Voyages en Erewhon. Dans le premier Erewhon, M. Higgs se rend dans un pays lointain dont il finit par s’enfuir en ballon. De retour, vingt ans après, il découvre qu’en son absence il est devenu un dieu, qu’on appelle « Fils du Soleil », qu’on adore le jour où il est monté au ciel. Deux grands prêtres sont à pied d’œuvre pour célébrer l’ascension, et quand Higgs menace de les démasquer et de se dévoiler comme simple mortel, ils lui répondent : « Ne faites pas ça, parce que toute la morale du pays est liée à ce mythe, et s’ils savent que vous n’êtes pas monté au ciel ils vont tous devenir mauvais. »

En 1962, un célèbre documentaire, Mondo Cane (« Monde de chien »)20, illustrait nombre de cruautés et d’illusions humaines. C’était la première fois qu’on pouvait voir une religion se créer, grâce à la caméra. Les habitants des îles du Pacifique ont peut-être été séparés pendant des siècles du monde économiquement développé, mais lorsque l’impact fatal les a frappés, nombre d’entre eux ont été assez astucieux pour comprendre aussitôt les avantages qu’ils pourraient en tirer. De grands vaisseaux aux voiles gonflées apportaient des trésors, des armes et des objets sans pareil. Certains des insulaires les plus frustes firent ce que font beaucoup de gens devant un phénomène nouveau : ils essayèrent de le traduire en un langage compréhensible (pas comme ces peureux d’Aztèques qui, en voyant débarquer des cavaliers espagnols, conclurent que leurs ennemis étaient des centaures). Ces pauvres diables virent dans ces envahisseurs leurs ancêtres tant regrettés, enfin revenus d’entre les morts avec des marchandises. L’illusion ne peut avoir survécu longtemps au contact des colonisateurs, mais on constata par la suite en divers endroits que les insulaires les plus intelligents avaient eu une meilleure idée. Des quais et des jetées se construisirent, après quoi d’autres navires arrivèrent pour décharger de nouvelles marchandises. Par analogie et mimétisme, les indigènes construisirent leurs propres jetées et attendirent que celles-ci attirent des bateaux. Si futile fût-il, le procédé retarda les progrès des missionnaires chrétiens. Quand ceux-ci firent leur apparition, ils s’entendirent demander où étaient les cadeaux (et ils ne tardèrent pas à apporter quelques colifichets).

Au XXe siècle, le « culte du cargo » a resurgi sous une forme encore plus impressionnante et touchante. Pendant la guerre contre le Japon, des unités américaines, arrivant dans le Pacifique pour construire des aéroports, ont découvert qu’elles suscitaient une émulation servile. Des indigènes enthousiastes abandonnaient leurs rites chrétiens un peu éculés, pour consacrer toute leur énergie à la construction de pistes d’atterrissage susceptibles d’attirer des avions aux soutes pleines. Ils confectionnaient des simulacres d’antennes en bambou. Ils allumaient des feux, imitant les signaux qui guidaient les appareils américains. Ils continuent encore, ce qui est le côté le plus triste de la séquence de Mondo Cane. Sur l’île de Tana, un GI américain a été proclamé rédempteur. Son nom, John Frum, paraît une invention aussi. Mais même après le départ du dernier militaire en 1945, on prêche et on prédit le retour du sauveur Frum, et une cérémonie annuelle porte toujours son nom. Dans une autre île appelée Nouvelle-Bretagne, proche de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le culte témoigne d’analogies encore plus frappantes. Il présente dix commandements (les « Dix Lois »), une trinité au ciel et une autre sur terre, et un système rituel de tributs pour se concilier ces autorités. Si le rite est effectué avec une pureté et une ferveur suffisantes, croient ses adeptes, s’ouvrira une ère de lait et de miel. Cette période radieuse, j’ai le regret de le dire, est appelée la « Période des Compagnies » et fera prospérer la Nouvelle-Bretagne comme une multinationale.

Certains seront choqués d’une telle comparaison, mais les livres sacrés du monothéisme officiel ne dégoulinent-ils pas littéralement de désirs matériels et de descriptions admiratives – presque affriolantes – des richesses de Salomon, des troupeaux prospères des fidèles, des récompenses au paradis d’un bon musulman, sans parler des nombreux, très nombreux récits enflammés de pillages ? Jésus, il est vrai, ne manifeste aucun intérêt personnel pour le profit, mais il parle de trésor au ciel et même de « maisons » pour inciter les gens à le suivre. N’est-il pas vrai, d’ailleurs, que toutes les religions depuis la nuit des temps professent un vif intérêt pour l’accumulation de biens matériels dans le monde réel ?

La soif de l’argent et du confort terrestre n’est qu’un message sous-jacent de l’histoire stupéfiante de Marjoe Gortner, « l’enfant prodige » des bateleurs évangéliques américains. Grotesquement baptisé « Marjoe » (accolement stupide des prénoms Marie et Joseph) par ses parents, le jeune Gortner fut propulsé en chaire à l’âge de quatre ans, affublé d’un écœurant costume de Petit Lord Fauntleroy, avec instruction de dire qu’il avait reçu l’ordre divin de prêcher. S’il protestait ou pleurait, sa mère le maintenait sous le robinet ou lui pressait un coussin sur le visage, en prenant soin de ne laisser aucune trace. Dressé comme un chien savant, il ne tarda pas à attirer les caméras, et à six ans il célébrait des mariages. Sa célébrité se répandit et beaucoup affluaient pour voir l’enfant miraculeux. Il estime avoir recueilli trois millions de dollars en « contributions », dont pas un cent n’a été consacré à son éducation et à son avenir. À dix-sept ans, il se révolta contre le cynisme impitoyable de ses parents, et laissa « tout tomber » pour rejoindre la contre-culture californienne des années 1960.

Dans l’immortelle pantomime pour enfants, Peter Pan, il y a ce moment paroxystique où la petite fée Clochette semble sur le point de mourir. La lumière rayonnante qui la figure sur la scène commence à s’affaiblir, et il ne reste qu’une solution pour remédier à cette situation désespérée. Un acteur s’approche sur le devant de la scène et demande à tous les enfants : « Croyez-vous aux fées ? » S’ils répondent avec assurance « OUI » ! alors la minuscule lueur se remet à briller. Qui pourrait avoir une objection ? On ne veut pas gâcher la foi des enfants en la magie – ils auront tout le temps de perdre leurs illusions –, et personne n’attend à la sortie pour leur demander de casser leur tirelire pour l’Église du Salut de Clochette. Les événements pour lesquels Marjoe était exploité avaient tout le contenu « intellectuel » de la scène de Clochette, désagréablement combiné à l’éthique du Capitaine Crochet.

Une dizaine d’années après, M. Gortner tira la meilleure revanche possible de son enfance volée et décida de dessiller les yeux du grand public. Il invita une équipe de cinéma à le suivre lors de son prétendu « retour » à la prédication, en prenant la peine d’expliquer tous les trucs du métier. Voici comment on incite les femmes maternelles (il était joli garçon) à se séparer de leurs économies. Voilà comment on règle la musique pour créer un effet extatique. C’est à ce moment précis que vous racontez que Jésus vous a rendu personnellement visite. N’oubliez pas de tracer une croix à l’encre invisible sur votre front pour qu’elle apparaisse soudain quand vous commencez à transpirer. Et c’est alors le moment de l’estocade. Il tient toutes ses promesses, annonce au réalisateur ce qu’il peut et va faire, puis entre dans la salle pour effectuer son numéro avec une absolue conviction. Les gens pleurent et crient et s’effondrent, agités de tremblements, hurlant le nom de leur sauveur. Cyniques, vulgaires et grossiers, des femmes et des hommes d’un certain âge attendent le bon moment pour faire la quête, et commencent à compter l’argent avec jubilation avant que la comédie du « service » soit seulement terminée. De temps à autre, on voit le visage d’un petit enfant, traîné vers la tente, l’air malheureux et mal à l’aise, tandis que ses parents se contorsionnent, gémissent et se délestent de leur salaire durement gagné. On savait, bien sûr, que l’évangélisme américain consistait uniquement en une arnaque impitoyable mise au point par des personnages aussi médiocres que ceux du Conte du vendeur d’indulgences de Chaucer. (« Vous, les poires, vous gardez la foi. Nous, nous gardons juste l’argent. ») Et c’était sans doute le même spectacle quand les indulgences se vendaient publiquement à Rome, quand un clou ou une écharde de la « Vraie Croix » atteignait un prix considérable dans n’importe quel marché aux puces de la Chrétienté. Mais voir le crime dévoilé par quelqu’un qui est à la fois victime et profiteur est néanmoins très choquant, même pour un incroyant endurci. Après une telle révélation, quel pardon ? Le film Marjoe a remporté un Academy Award en 1972, et ça n’a absolument rien changé du tout. Les moulins des télévangélistes continuent de tourner, et les pauvres de financer les riches, exactement comme si les temples et les palaces scintillants de Las Vegas avaient été construits avec l’argent des gagnants plutôt que des perdants.

Dans son fascinant roman, L’Enfant volé, Ian McEwan nous présente un personnage-narrateur solitaire, tragiquement réduit à un état quasi inerte, qui passe une bonne partie de ses journées à regarder la télé. C’est au fond, constate-t-il, un jeu entre ceux qui se laissent manipuler et humilier, et même demandent à l’être, et ceux qui se complaisent à ce spectacle. « La pornographie du démocrate », résume-t-il. Il n’y a rien de dédaigneux à souligner que les gens manifestent leur crédulité, leur instinct grégaire, et leur envie, ou peut-être leur besoin, d’être dupés. C’est un problème vieux comme le monde. La crédulité peut être une forme d’innocence, inoffensive en soi, mais elle invite les méchants et les malins à exploiter leurs semblables. Elle est donc l’une des grandes faiblesses de l’humanité. Aucune description honnête de l’expansion et de la persistance de la religion, ou de la réception des miracles et des révélations, n’est possible sans tenir compte de cette réalité.

 

Si les disciples du prophète Mahomet espéraient qu’il n’y aurait plus de « révélations » après l’immaculée conception du Coran, c’était compter sans le fondateur de l’une des religions qui se développent le plus rapidement aujourd’hui dans le monde. Et ils ne prévoyaient pas (comment l’auraient-ils pu, pauvres mortels qu’ils étaient ?) que le prophète de ce culte ridicule se modèlerait sur le leur. L’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours – autrement dit les mormons – a été fondée par un opportuniste de talent qui, tout en plagiant ouvertement le christianisme dans ses textes, a annoncé : « Je serai pour cette génération un nouveau Mahomet », et a adopté comme slogan de combat la formule, qu’il croyait tirer de l’islam : « Ou l’al-Coran ou l’épée. » Sans doute était-il trop ignorant pour savoir que si l’on emploie le mot al on n’a pas besoin d’un autre article défini, mais il avait un point commun avec Mahomet : il ne savait qu’emprunter aux bibles des autres.

En mai 1826, un tribunal de Bainbridge, New York, condamnait Joseph Smith, jeune homme de vingt et un ans, pour « atteinte à l’ordre public et imposture ». On aurait dû ne plus jamais entendre parler de lui, qui avait reconnu au procès avoir abusé les naïfs en organisant des pseudo-ruées vers l’or et en prétendant posséder des pouvoirs de « nécromancien ». Mais, en moins de quatre ans, il était de retour dans les journaux locaux comme le découvreur du « Livre de Mormon ». Il bénéficiait de deux énormes avantages qui font défaut à la plupart des charlatans. Premièrement, il opérait dans une région d’une piété hystérique où avaient déjà sévi les Shakers, William Miller, que j’ai déjà évoqué – qui prédisait la fin du monde avec tant d’insistance –, et plusieurs autres prophètes américains autoproclamés. Cette manie locale était tellement notoire que l’endroit était surnommé « le territoire carbonisé », à force d’embrasements religieux successifs. Et deuxièmement, exception dans l’Amérique du Nord qui s’ouvrait aux nouveaux immigrants, on trouvait dans les parages des vestiges du passé.

Une civilisation indienne disparue avait en effet laissé un nombre considérable de tertres funéraires, lesquels, profanés au hasard, ne contenaient pas seulement des ossements mais aussi des objets très élaborés en pierre, en cuivre et en argent battu. Huit de ces sites se trouvaient à moins d’une vingtaine de kilomètres de la ferme peu productive que la famille Smith appelait son foyer. Deux groupes d’une égale stupidité se passionnaient pour ces tombes : les chercheurs de trésors qui procédaient à leurs lucratives investigations à l’aide de baguettes magiques, boules de cristal et crapauds empaillés, et ceux qui espéraient trouver la dernière demeure d’une tribu perdue d’Israël. Smith avait eu l’intelligence de s’inscrire dans les deux factions, et de conjuguer cupidité et anthropologie factice.

L’histoire vraie de l’imposture est d’une lecture presque embarrassante, et la démasquer d’une facilité tout aussi confondante. (Le meilleur récit est celui du Dr. Fawn Brodie, dont No Man Knows M. History (1945) est la tentative de bonne foi d’une historienne professionnelle pour donner l’interprétation le plus favorable possible des « événements » en question.) En bref, Joseph Smith annonça qu’il avait reçu (trois fois, évidemment) la visite d’un ange appelé Moroni. Ledit ange lui parla d’un livre, « écrit sur des plaques d’or », qui expliquait les origines des habitants du continent nord-américain, ainsi que les vérités de l’Évangile. En outre, les deux pierres magiques incrustées dans le pectoral du grand prêtre d’Israël, les Urim et Thummin de l’Ancien Testament, permettraient à Smith de décrypter le livre. Après bien des tribulations, le 21 septembre 1827, quelque dix-huit mois après sa condamnation pour escroquerie, il déterra et rapporta chez lui ces divers objets et entreprit de traduire les tablettes.

Les « livres » en question se révélèrent être les récits de prophètes antiques, à commencer par Néphi, fils de Léhi, qui avait fui Jérusalem vers 600 avant Jésus-Christ pour gagner l’Amérique. Maintes batailles, malédictions et afflictions accompagnèrent leur errance et celle de leur nombreuse descendance. D’où venaient ces livres et pourquoi avaient-ils cette forme ? Smith refusa de montrer les plaques d’or à quiconque, prétendant qu’elles seraient mortelles pour d’autres que lui. Mais il dut affronter un problème bien connu des spécialistes de l’islam. Beau parleur et conteur extrêmement imaginatif, selon nombre de témoignages, Smith était illettré, du moins en ce sens que s’il savait lire un peu il ne savait pas écrire. Il lui fallait donc dicter sa parole à quelqu’un. Ce scribe fut d’abord sa femme Emma, puis, quand elle ne suffit plus à la tâche, un malheureux voisin appelé Martin Harris. Entendant Smith répéter l’injonction « Lis donc cela » (Isaïe, XXIX, 11-12), Harris hypothéqua sa ferme pour participer à la rédaction et emménagea chez les Smith. Il s’asseyait derrière une couverture tendue en travers de la cuisine, et Smith, assis de l’autre côté avec ses pierres à traduire, déclamait le texte. Harris avait été prévenu que s’il essayait d’apercevoir les plaques ou de regarder le prophète, il serait foudroyé.

Sceptique et déjà furieuse de la sottise de son mari, Mme Harris vola les cent seize premières pages et défia Smith de les reproduire, comme il devait naturellement en être capable, vu son pouvoir de révélation. (Les femmes déterminées de ce genre sont beaucoup trop rares dans l’histoire de la religion.) Après quelques semaines très embarrassantes, l’ingénieux Smith riposta par une nouvelle révélation. Il ne pouvait pas reproduire l’original, qui risquait d’être désormais entre les mains du diable et susceptible d’interprétations « sataniques ». Mais dans son infinie prévoyance, le seigneur lui avait depuis fourni des plaques plus petites, les tablettes mêmes de Néphi, qui racontaient une histoire très semblable. La traduction reprit à grand-peine, avec de nouveaux copistes mais dans les mêmes conditions que précédemment, et quand elle fut terminée toutes les plaques d’or furent transportées au ciel, où apparemment elles sont demeurées jusqu’à ce jour.

Les tenants du mormonisme disent parfois, à l’instar des musulmans, que leur livre ne peut être une tromperie parce que ç’aurait été une tâche trop compliquée pour un pauvre illettré. Ils ont deux bons points à leur crédit : si Mahomet a jamais été convaincu publiquement de supercherie et de tentative de nécromancie, nous n’en avons aucune trace, et l’arabe est une langue passablement opaque même pour l’étranger qui en a une certaine maîtrise. À l’inverse, nous savons que le Coran se compose en partie de livres et d’histoires antérieurs, et, dans le cas de Smith, il est facile bien que fastidieux de constater que vingt-cinq mille mots du Livre de Mormon proviennent directement de l’Ancien Testament, principalement dans des chapitres d’Isaïe cités dans View of the Hebrews, The Ten Tribes of Israël in America d’Ethan Smith. (Cet ouvrage alors populaire d’un dévot timbré, qui prétendait que les Indiens d’Amérique étaient originaires du Proche-Orient, semble avoir, dans un premier temps, incité le second Smith à jouer les chercheurs d’or.) Deux autres milliers de mots du Livre de Mormon sont tirés du Nouveau Testament. Des trois cent cinquante « noms » du livre, plus de cent viennent directement de la Bible et cent autres en sont décalqués presque textuellement. (Le grand Mark Twain parlait à ce propos de « chloroforme imprimé », mais je lui reprocherais de s’en prendre à une cible un peu trop facile puisque l’ouvrage contient effectivement « Le Livre d’Ether »…) L’expression « et il advint » revient au moins deux mille fois, ce qui a assurément un effet soporifique. Les recherches récentes ont établi que tous les autres « documents » mormons sont au mieux un assemblage bancal et au pire un faux pitoyable, comme a dû en convenir le Dr. Brodie lorsqu’elle a publié en 1973 une version mise à jour de son remarquable ouvrage.

Comme Mahomet, Smith pouvait produire des révélations divines à brève échéance, et souvent juste pour satisfaire ses lubies du moment (surtout, et là encore comme Mahomet, quand il avait envie d’une autre fille et souhaitait la prendre pour nouvelle épouse). En conséquence, il présuma de ses forces et périt de mort violente21, après avoir excommunié presque tous ses malheureux premiers disciples qu’il avait contraints à lui servir de scribes. Cette histoire soulève néanmoins des questions très troublantes sur ce qui arrive quand une escroquerie caractérisée se transforme en religion sérieuse sous nos yeux mêmes.

Le Pr. Daniel Dennett et ses partisans se sont attiré beaucoup de critiques pour leur explication de la religion par la « science naturelle ». Peu importe le surnaturel, dit Dennett, nous pouvons le rejeter tout en acceptant qu’il y a toujours eu ceux pour qui « avoir foi en la foi » est une bonne chose. Des phénomènes peuvent avoir une explication biologique. Dans les temps primitifs, ne se peut-il pas que ceux qui croyaient au traitement du chaman avaient ainsi meilleur moral, et donc une chance sensiblement meilleure de guérir ? Les « miracles » et autres absurdités mis à part, même la médecine moderne n’écarte pas cette perspective. Et il semble possible, en se plaçant sur un plan psychologique, qu’il soit préférable pour certains de croire en quelque chose plutôt qu’en rien, si erroné que ce quelque chose puisse être.

Aux anthropologues et autres scientifiques de trancher, mais ce qui m’intéresse depuis toujours c’est ceci : les prêcheurs et les prophètes croient-ils aussi ou ont-ils seulement « foi en la foi » ? Se demandent-ils parfois si c’est trop facile ? Et rationalisent-ils alors la supercherie en se disant a) si ces malheureux ne m’écoutaient pas, ils se porteraient encore plus mal ; ou b) si ça ne leur fait pas de bien ça ne peut pas leur faire beaucoup de mal ? Sir James Frazer, dans sa célèbre étude de la religion et de la magie Le Rameau d’or, estime qu’il vaut mieux pour l’apprenti sorcier ne pas partager les illusions de la communauté ignorante. Pour commencer, s’il prend la magie au sérieux il risque de ruiner sa carrière. Mieux vaut, et de loin, être cynique, et préparer soigneusement sa supercherie, en se disant que tout le monde s’en portera mieux en fin de compte. Smith semble manifestement avoir été un pur cynique : il n’était en effet jamais plus heureux que lorsqu’il utilisait ses « révélations » pour revendiquer une autorité suprême, pour justifier l’idée que les fidèles devaient lui céder leurs possessions ou pour coucher avec toutes les femmes qui lui plaisaient. Des gourous de ce genre naissent tous les jours. Smith devait certainement trouver trop facile de faire croire à des naïfs comme Martin Harris tout ce qu’il leur racontait, surtout lorsqu’ils brûlaient d’entrevoir cet alléchant trésor. Mais y a-t-il eu un moment où il a cru aussi avoir un destin réel et où il a été prêt à mourir pour le prouver ? Autrement dit, mentait-il en permanence, ou était-il parfois sincère ? L’étude de la religion me fait penser que, s’il n’est pas possible d’opérer sans fraude, majeure comme mineure, cela reste une question fascinante, et en partie ouverte.

Il y avait des dizaines de fanatiques ambitieux, à demi illettrés et dénués de scrupules comme Smith dans la région de Palmyra (New York) à cette époque-là, mais il fut le seul à « décoller ». Pour deux raisons probables. D’abord, et selon tous les témoignages, y compris ceux de ses ennemis, Smith avait naturellement beaucoup de charme, d’autorité et de bagout – ce que Max Weber appelait le « charisme » du chef. Ensuite, beaucoup de gens, à l’époque, rêvaient de terres et d’un nouveau départ vers l’Ouest ; ils constituaient une énorme force latente, prête à se ranger derrière un nouveau chef (sans parler d’un nouveau livre sacré) qui ferait miroiter une « Terre promise ». Les errances des mormons dans le Missouri, l’Illinois et l’Utah, et les massacres qu’ils ont subis et infligés en chemin, ont donné corps à la mystique du martyre et de l’exil – et à leur distinction d’avec les « Gentils », comme ils qualifiaient avec mépris les incroyants. Cette grande aventure historique, qui (contrairement à sa vulgaire imposture fondatrice) peut se lire avec respect, est néanmoins ternie par deux taches indélébiles. La première est le caractère évident et primaire de ses « révélations », improvisées au gré des circonstances par Smith et par ses successeurs. Et la seconde est son racisme d’une brutalité révoltante. Des prédicateurs chrétiens de tout poil avaient justifié l’esclavage jusqu’à la guerre de Sécession et même après, sous le prétexte biblique que Cham, l’un des trois fils de Noé, avait été maudit et condamné à la servitude. Mais Joseph Smith aggrava cette fable cruelle, en proclamant dans son « Livre d’Abraham » que les races basanées d’Égypte avaient hérité de cette malédiction. Et d’ajouter que, lors de la bataille – inventée – de « Cumorah », endroit commodément situé près de son propre lieu de naissance, les « Néphites » – décrits comme « beaux » et au teint clair – avaient combattu les « Lamanites », dont les descendants héritèrent d’une peau sombre pour les châtier de s’être détournés de dieu. La querelle sur l’esclavage aux États-Unis s’envenimant, Smith et ses disciples encore plus douteux prêchèrent contre les abolitionnistes dans le Missouri d’avant la guerre civile. Ils déclarèrent solennellement que pendant l’ultime bataille entre dieu et Lucifer, il y avait eu un troisième groupe au paradis, qui avait essayé de rester neutre. Mais après la défaite de Lucifer, ce groupe avait été expulsé sur terre et contraint « de s’incarner dans la lignée maudite de Canaan22 d’où la race noire ou africaine ». Aussi, lorsque le Dr. Brodie écrivit la première version de son livre, aucun Américain noir ne pouvait occuper la modeste situation de diacre, et a fortiori de prêtre, dans l’Église mormone ; pas plus que les descendants de Cham n’étaient admis aux rites sacrés du temple.

On ne peut trouver meilleure preuve de la fabrication humaine de la religion que la façon dont les prélats mormons ont résolu cette difficulté. Les paroles explicites de l’un de leurs livres sacrés leur valant un mépris et un isolement croissants, ils ont tout simplement eu une nouvelle « révélation » le 8 juin 1978, comme cela était déjà arrivé lorsque leur penchant pour la polygamie avait menacé de déchaîner les foudres fédérales sur l’Utah divin. Cette fois, quatorze ans après l’adoption de la loi sur les droits civiques, la divinité leur apprit que les Noirs étaient, après tout, des humains !

Au crédit des « saints du dernier jour » (ces qualificatifs présomptueux ont été ajoutés à la dénomination originelle de Smith, « L’Église de Jésus-Christ », en 1833), il faut reconnaître qu’ils ont trouvé une solution adaptée à l’une des grandes difficultés des religions révélées : que faire de ceux qui sont nés avant la « révélation » exclusive, ou qui sont morts sans avoir eu la possibilité d’en partager les merveilles ? Les chrétiens affrontaient traditionnellement le problème en disant que Jésus est descendu en enfer après sa crucifixion pour sauver ou convertir les morts. Il y a d’ailleurs un beau passage de L’Enfer de Dante où il vient délivrer les esprits de grands hommes comme Aristote, qui apparemment se consumaient depuis des siècles en attendant sa venue. (Dans une autre scène moins œcuménique du même livre, le prophète Muliomet est étripé avec un luxe de détails répugnants.) Les mormons ont amélioré cette solution rétroactive d’une façon littérale. Ils ont constitué une gigantesque base de donnée généalogiques dans un vaste entrepôt de l’Utah et s’affairent à y inscrire tous les gens dont la naissance, le mariage et le décès ont été enregistrés depuis les origines de l’état civil. C’est très commode si on veut consulter son arbre généalogique, tant qu’on ne voit pas d’inconvénient à ce que ses ancêtres deviennent mormons. Chaque semaine, lors de cérémonies spéciales dans les temples mormons, les fidèles se réunissent et reçoivent une liste de défunts qu’ils baptisent par procuration. Ce baptême rétroactif des morts me paraît tout à fait inoffensif, mais l’American Jewish Committee a été furieux de découvrir que les mormons avaient acquis les archives de la « solution finale » nazie et baptisaient activement ce qu’on pourrait cette fois à juste titre appeler une « tribu perdue » : les Juifs d’Europe assassinés. Malgré sa touchante inefficacité, l’exercice peut sembler de mauvais goût. Même si je comprends l’American Jewish Committee, je trouve néanmoins que les adeptes de M. Smith méritent des félicitations pour avoir apporté ne fût-ce que la plus naïve solution technologique à un problème en suspens depuis que l’homme a inventé la première religion.