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La religion comme péché originel
En vérité, la religion se révèle non pas simplement amorale mais immorale de plusieurs manières. Et ces fautes ou crimes ne procèdent pas du comportement de ses fidèles (qui peut être parfois exemplaire), mais de ses préceptes originels. Par exemple :
• La présentation d’une image fausse du monde à l’innocent et au crédule
• La doctrine des sacrifices sanglants
• La doctrine du rachat
• La doctrine de la récompense et/ou du châtiment éternel
• L’imposition de tâches et de règles impossibles
Le premier point a déjà été examiné. Tous les mythes de la création de tous les peuples sont faux, on le sait depuis longtemps, et ils ont été remplacés assez récemment par des explications infiniment supérieures et magnifiques. À la liste de ses excuses, la religion devrait simplement ajouter ses regrets d’avoir imposé des parchemins fabriqués et des mythes folkloriques aux ingénus, et d’avoir mis si longtemps à le reconnaître. On sent bien sa réticence à faire cet aveu, puisqu’il risque d’anéantir sa vision du monde tout entière, mais plus elle le retardera plus il deviendra odieux.
LES SACRIFICES SANGLANTS
Avant l’apparition du monothéisme, les autels de la société primitive dégoulinaient de sang, souvent humain. Le goût de ces offrandes, du moins sous la forme animale, survit encore aujourd’hui. Des juifs pieux essaient actuellement d’élever « la vache rousse sans défaut ni tare » mentionnée dans le livre des Nombres, chapitre XVI, dont l’abattage renouvelé, selon le rite méticuleusement respecté, amènera le retour des sacrifices d’animaux dans le Troisième Temple, et hâtera la fin des temps et l’avènement du Messie. Cela peut paraître absurde, mais une équipe d’éleveurs chrétiens s’efforcent, au moment même où j’écris ces lignes, d’aider leurs homologues intégristes juifs, en recourant à des techniques de sélection spéciales (empruntées ou volées à la science moderne) pour produire un spécimen parfait d’angus rouge dans le Nebraska. Entre-temps, en Israël, des fanatiques bibliques tentent aussi d’« élever » des enfants dans un bâtiment exempt de toute contamination dont l’un, lorsqu’il aura atteint l’âge requis, aura le privilège de couper la gorge de cette vache. Idéalement, l’opération devrait se dérouler sur le mont Moriah, bizarrement site des lieux saints musulmans de Jérusalem mais néanmoins l’endroit même où Abraham est censé avoir levé un couteau pour immoler son propre enfant. D’autres étripages et égorgements sacramentels, en particulier d’agneaux, ont lieu tous les ans dans le monde chrétien et musulman, pour célébrer Pâques ou l’Aïd.
Cette dernière fête, qui commémore l’acceptation par Abraham du sacrifice de son propre fils, est commune aux trois monothéismes, et remonte à leurs ancêtres primitifs. Il est impossible d’édulcorer cette histoire effrayante. Y prélude toute une série de vilenies et de tromperies, de la séduction de Loth par ses deux filles au mariage d’Abraham avec sa belle-sœur, en se poursuivant par la naissance d’Isaac alors que sa mère Sarah avait quatre-vingt-dix ans et son père cent ans, et bien d’autres crimes et délits champêtres, vraisemblables ou non. Tourmenté peut-être par sa mauvaise conscience, en tout cas persuadé d’obéir à dieu, Abraham accepte d’assassiner son fils. Il prépare le bûcher, y place le garçon solidement ligoté (montrant ainsi qu’il connaissait la procédure), et lève le couteau pour tuer l’enfant comme un animal. Au dernier moment son bras est arrêté, non par dieu mais par un ange, et depuis les nuages une voix le félicite d’avoir manifesté son consentement obstiné à égorger un innocent en expiation de ses propres forfaits. En récompense de sa fidélité, dieu lui assure une longue et nombreuse postérité.
Peu après (même si la chronologie de la Genèse n’est pas d’une précision extrême), Sarah meurt à cent vingt-sept ans, et son mari attentionné lui trouve une sépulture dans une grotte de la ville d’Hébron. Une quarantaine d’années plus tard, ayant atteint le bel âge de cent soixante-quinze ans, et engendré six autres enfants dans l’intervalle, Abraham est enseveli dans la même grotte. Aujourd’hui encore, des croyants s’entre-tuent et massacrent les enfants de leurs adversaires pour la propriété exclusive de ce trou impossible à identifier et à localiser au flanc d’une colline.
Il y eut ainsi un terrible carnage d’habitants juifs d’Hébron pendant la révolte arabe de 1929 – soixante-sept Juifs y trouvèrent la mort, dont la plupart étaient loubavitchs, lesquels considèrent les non-Juifs comme racialement inférieurs – ce qui n’excuse pas le pogrom –, et qui s’étaient installés à Hébron parce qu’ils croyaient au mythe de la Genèse. Jusque-là hors des frontières d’Israël, la ville fut triomphalement prise en 1967 par les forces israéliennes, et fait depuis partie des territoires occupés de la rive occidentale du Jourdain. Sous la conduite de Moshe Levinger, un rabbin particulièrement violent et odieux, des immigrants juifs ont alors commencé à effectuer leur « retour » et à installer une colonie armée appelée Kiryat Arba au-dessus de la ville, ainsi que plusieurs autres, plus petites, dans Hébron même. Les musulmans appartenant à la majorité arabe de la population locale ont alors protesté, en affirmant que si le très louable Abraham avait effectivement accepté de sacrifier son fils, c’était uniquement pour leur religion et non pour celle des juifs. Tel est le sens de la « soumission » (islam). Quand j’ai visité l’endroit, j’ai découvert que la supposée « grotte des Patriarches », ou « grotte de Machpela », avait des entrées et des lieux de culte séparés pour les deux groupes en guerre qui se disputent le droit de célébrer cette atrocité en leur nom.
Peu avant mon arrivée, une autre atrocité venait de se produire. Un fanatique israélien, le Dr. Baruch Goldstein, s’était rendu dans la grotte et avait déchargé l’arme automatique qu’il était autorisé à porter sur les pèlerins musulmans. Il en avait tué vingt-sept et blessé beaucoup d’autres avant d’être maîtrisé et battu à mort. Or beaucoup de gens savaient que le Dr. Goldstein était un homme dangereux. Quand il servait comme médecin dans l’armée israélienne, il avait annoncé qu’il ne soignerait pas les patients non juifs, tels les Arabes israéliens, en particulier le jour du sabbat. Il ne faisait d’ailleurs qu’obéir à la loi rabbinique, comme l’ont confirmé de nombreuses autorités fondamentalistes juives. Une bonne façon de repérer facilement un tueur sanguinaire est donc de constater qu’il est guidé par une observation sincère et littérale des instructions divines. Les juifs pratiquants les plus bornés dressent depuis des oratoires en sa mémoire, et parmi les rabbins qui ont condamné son acte, tous ne l’ont pas fait sans restriction. Si la malédiction d’Abraham continue d’empoisonner Hébron, la caution de la religion aux sacrifices sanglants empoisonne notre civilisation tout entière.
LE RACHAT
Les sacrifices humains, comme ceux qui étaient perpétrés lors des cérémonies aztèques et autres, étaient communs dans le monde antique et se voulaient propitiatoires. L’offrande d’une vierge, d’un nourrisson ou d’un prisonnier était censée apaiser les dieux : là encore, ce n’est pas une très bonne publicité pour les qualités morales de la religion. Le « martyre », ou sacrifice délibéré de soi-même, peut être envisagé dans une perspective légèrement différente, même si, lorsqu’il était pratiqué par les hindous sous la forme du sati, le « suicide » fortement recommandé des veuves, il fut interdit par les Britanniques en Inde pour des raisons aussi bien impériales que chrétiennes. Les « martyrs » qui veulent tuer d’autres personnes en même temps qu’eux-mêmes suscitent des réactions encore plus diverses : l’islam, réputé hostile au suicide, semble incapable de décider s’il doit condamner ou recommander l’acte d’un shahid.
Mais l’idée du rachat par procuration, comme celui qui troublait tant même un C. S. Lewis, est un raffinement supplémentaire de l’antique superstition. Là encore, nous trouvons un père qui manifeste son amour en torturant son fils à mort, mais cette fois-ci le père n’essaie pas d’impressionner dieu. Il est dieu, et ce sont les humains qu’il essaie d’impressionner. Posez-vous la question : où est la morale dans l’histoire suivante ? On me parle d’un sacrifice humain qui s’est déroulé il y a deux mille ans, sans que je le souhaite, et dans des circonstances si épouvantables que, si j’avais été présent et doté de la moindre influence, j’aurais par devoir tenté d’y mettre fin. En conséquence de ce meurtre, mes nombreux péchés m’ont été pardonnés et je peux espérer jouir d’une vie éternelle.
Oublions pour l’instant toutes les contradictions entre les narrateurs de l’histoire initiale et supposons-la foncièrement vraie. Quelles en sont les autres implications ? Celles-ci ne sont pas aussi rassurantes qu’elles le paraissent à première vue. D’abord, et pour bénéficier des avantages de cette offre merveilleuse, je dois accepter d’être responsable de la flagellation, des sarcasmes et de la crucifixion, dont je suis entièrement innocent, et admettre que chaque fois que je décline cette responsabilité, ou que je pèche par parole ou par action, j’en aggrave les souffrances. En plus, on me demande de croire que ces souffrances étaient nécessaires pour racheter un crime antérieur dont je suis tout aussi innocent : le péché d’Adam. Inutile d’objecter qu’Adam semble avoir été créé avec une insatisfaction et une curiosité insatiables, pour se voir ensuite interdire de les satisfaire : tout cela était réglé bien avant la naissance de Jésus lui-même. Ainsi ma propre culpabilité dans l’affaire est-elle réputée « originelle » et inéluctable. On m’accorde néanmoins un libre arbitre me permettant de rejeter l’offre de la rédemption par procuration. Mais si je fais ce choix, je dois m’attendre à une éternité de tortures plus effroyables que tout ce qui a été enduré au Calvaire, ou que tout ce dont étaient menacés les premiers auditeurs des Dix Commandements.
Pour encore compliquer les choses, il est précisé que Jésus à la fois souhaitait et devait mourir, qu’il s’est rendu à Jérusalem pour la Pâque dans ce but même, et que tous ceux qui ont pris part à son meurtre faisaient inconsciemment la volonté de dieu et réalisaient d’antiques prophéties. (Si on ignore la version gnostique, il est difficilement compréhensible que Judas, censé avoir accompli l’acte étrangement superflu de désigner à ceux qui le traquaient depuis longtemps un prédicateur connu de tous, soit couvert d’un tel opprobre. Sans lui, il n’y aurait pas eu de « vendredi saint » ni donc de « bonne nouvelle », comme disent naïvement les chrétiens, même quand ils ne sont pas d’humeur vengeresse.)
À en croire un seul des quatre Évangiles28, les Juifs qui ont réclamé la mort de Jésus se sont écriés : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » C’est un problème qui ne concerne pas que les Juifs, ou les catholiques embarrassés par le passé antisémite de leur religion. Supposons que le sanhédrin ait effectivement fait cette demande, comme Maïmonide croit qu’il l’a faite et devait la faire. Comment cela pouvait-il lier les générations suivantes ? Rappelez-vous que le Vatican n’affirmait pas que c’étaient quelques Juifs mais les Juifs qui avaient tué le Christ, et que le peuple juif dans son ensemble en portait la responsabilité. Il peut sembler bizarre que l’Église n’ait pu se résoudre à abandonner la charge du « déicide » juif généralisé que très récemment. Mais sa réticence s’explique aisément. Si l’on reconnaît que les descendants des Juifs ne sont pas impliqués, il devient très difficile de prétendre que n’importe qui d’autre, absent à la crucifixion, est impliqué aussi. Un accroc dans le tissu, comme toujours, menace de déchirer le tout (ou de révéler qu’il s’agit simplement d’un objet fabriqué, tissé, de la main de l’homme, comme le suaire de Turin aujourd’hui discrédité). En bref, collectiviser la culpabilité est immoral en soi, ainsi que la religion est parfois obligée de le reconnaître.
LE CHÂTIMENT ÉTERNEL ET LES TÂCHES IMPOSSIBLES
L’épisode du jardin de Gethsémani, dans l’Évangile, me préoccupait beaucoup quand j’étais enfant, parce que sa « rupture » de l’action et ses gémissements humains me poussaient à me demander si le scénario fantastique ne pouvait pas, après tout, être en partie vrai. Jésus demande, en effet, s’il doit vraiment endurer cette épreuve. Question impressionnante et inoubliable. Et j’ai décidé il y a bien longtemps que je parierais joyeusement ma propre âme que la seule réponse juste était « non ». Nous ne pouvons pas, comme les paysans terrifiés de l’Antiquité, espérer accuser un bouc de tous nos crimes, pour le chasser ensuite dans le désert. Et il est tout à fait sensé que l’expression encore courante aujourd’hui de « bouc émissaire » ait une connotation négative. Or la religion recourt au bouc émissaire à grande échelle. Je peux payer tes dettes, mon amour, si tu as été imprudente, et si j’étais un héros comme Sidney Carton dans Une histoire de deux villes29, je pourrais même purger ta peine de prison ou prendre ta place sur l’échafaud. Nul homme n’aime plus que moi. Mais je ne peux t’absoudre de tes responsabilités. Ce serait immoral de ma part de le proposer, et immoral de la tienne de l’accepter. Et si la même offre vient d’un autre temps et d’un autre monde, par le biais d’intermédiaires et accompagnée de promesses de récompense, elle perd toute sa grandeur pour se réduire à des vœux pieux ou, pis, à un mélange de chantage et de corruption.
Que tout cela puisse dégénérer en simple marchandage a été rendu tristement célèbre par Blaise Pascal, dont la théologie frise le sordide. Son célèbre « pari » est un boniment de camelot : qu’avez-vous à perdre ? Si vous croyez en dieu et qu’il y ait un dieu, vous gagnez. Si vous croyez en lui et que vous ayez tort – quelle importance ? J’ai écrit autrefois une riposte à cette martingale finaude, qui prenait deux formes. La première était une version de la réponse hypothétique de Bertrand Russell à la question hypothétique : que direz-vous si, après votre mort, vous vous retrouvez devant votre créateur ? Sa réponse : « Je dirais, oh dieu, vous ne nous avez pas donné suffisamment de preuves. » La mienne : « Monsieur l’impondérable, je présume, à en juger par certaines de vos nombreuses réputations, mais pas toutes, que vous préférez sans doute une incroyance honnête et convaincue à une affectation de foi hypocrite et intéressée, ou aux offrandes fumantes d’autels sanglants. » Mais je ne compterais pas là-dessus.
Pascal m’évoque les hypocrites et les imposteurs qui abondent dans la rationalisation talmudique juive. Ne faites aucun travail vous-même le jour du sabbat, mais payez quelqu’un d’autre pour le faire. Vous obéissez à la lettre de la loi ; qui règle l’addition ? Le dalaï-lama nous dit qu’on peut recourir à une prostituée tant que quelqu’un d’autre la paie. Les musulmans chiites proposent un « mariage temporaire », et vendent aux hommes la permission de prendre femme pour une heure ou deux selon le rite habituel, puis de divorcer dès qu’ils ont fini. La moitié des splendides édifices de Rome n’auraient jamais été construits si la vente d’indulgences n’avait été si profitable. La basilique Saint-Pierre elle-même a été financée par une offre spéciale de ce genre. Le dernier pape, le ci-devant Joseph Ratzinger, a récemment attiré la jeunesse catholique à un festival en proposant aux participants une certaine « rémission des péchés ».
Ce pitoyable spectacle moral ne serait pas nécessaire s’il était possible d’observer les règles initiales. Mais aux décrets totalitaires commençant par une révélation d’une autorité absolue, imposés par la peur et reposant sur un péché commis il y a très longtemps, s’ajoutent des prescriptions souvent à la fois immorales et inapplicables. Le principe essentiel du totalitarisme est de faire des lois auxquelles il est impossible d’obéir. La tyrannie qui en résulte est encore plus accablante si elle peut être mise en œuvre par une caste ou un parti privilégié qui traque la faute avec un grand zèle. La plus grande partie de l’humanité, au cours de son histoire, a vécu sous une forme ou une autre de cette dictature abrutissante, et une forte proportion y est encore assujettie. Voici quelques exemples de ces règles qui doivent, et pourtant ne peuvent, être suivies.
Le commandement donné au Sinaï qui interdisait de seulement penser à convoiter une chose est le premier jalon. Le Nouveau Testament lui fait écho en disant qu’un homme qui regarde une femme de la mauvaise façon a en fait déjà commis l’adultère. L’interdiction coranique, et un temps chrétienne, de prêter de l’argent à intérêt n’est pas mal non plus. Toutes ces injonctions, à leur manière, tentent de placer des obstacles impossibles à l’initiative humaine. On ne peut s’en acquitter que de deux façons. La première est une mortification continuelle de la chair, accompagnée d’une lutte incessante contre des pensées « impures » qui se réalisent dès qu’elles sont nommées, ou même imaginées. D’où les confessions hystériques de culpabilité, les fausses promesses d’amélioration et les violentes dénonciations d’autres pécheurs : en bref, un État policier spirituel. La seconde solution est l’hypocrisie organisée, où les aliments interdits sont rebaptisés autrement, où une donation aux autorités religieuses achète une marge de manœuvre, où une orthodoxie ostentatoire permet de gagner du temps, où l’argent est versé sur un compte puis remboursé sur un autre – avec peut-être un petit pourcentage ajouté de façon non usuraire. Nous pourrions appeler ça une république bananière spirituelle. Nombre de théocraties, de la Rome médiévale à l’Arabie Saoudite wahhabite contemporaine, sont parvenues à combiner État policier spirituel et république bananière spirituelle.
Cette objection s’applique même à certaines des règles les plus nobles et les plus viles. L’ordre d’« aimer son prochain », si bénin semble-t-il, est néanmoins sévère : c’est un rappel de nos devoirs envers les autres. L’ordre d’« aimer son prochain comme soi-même » est trop extrême et astreignant pour être obéi, comme l’instruction difficile à interpréter d’aimer les autres « comme je vous ai aimés ». Les humains ne sont pas constitués pour s’occuper des autres autant que d’eux-mêmes : c’est tout simplement impossible (comme n’importe quel « créateur » intelligent le comprendrait en examinant son projet). Exhorter l’être humain à se montrer surhumain, sous peine de mort et de torture, ne peut que provoquer chez lui une terrible auto-humiliation devant ses échecs répétés et inévitables à appliquer les règles. Quel sourire, entre-temps, sur le visage de ceux qui acceptent en contrepartie les dons en espèces ! La prétendue Règle d’or, parfois inutilement identifiée avec un conte folklorique sur le rabbin babylonien Hillel, nous enjoint simplement de traiter les autres comme nous aimerions qu’ils nous traitent. Ce précepte raisonnable et rationnel, que l’on peut enseigner à n’importe quel enfant avec son sens inné de la justice (et qui anticipe toutes les « béatitudes » et paraboles de Jésus), est largement à la portée de n’importe quel athée, et n’exige ni masochisme ni sadisme hystériques, quand il est enfreint. Cet aspect de la douloureusement lente évolution de l’espèce s’apprend peu à peu, et une fois compris ne s’oublie jamais. La conscience ordinaire suffit, sans nulle fureur divine à l’appui.
Quant aux règles les plus viles, considérons à nouveau l’argument du plan divin. Les gens souhaitent s’enrichir et s’améliorer, et s’ils peuvent prêter, voire donner, de l’argent à un ami ou un parent dans le besoin, sans rien demander d’autre que son remboursement futur ou un peu de reconnaissance, ils n’avanceront pas de l’argent à de parfaits inconnus sans intérêt. Par un heureux hasard, la cupidité et l’avarice sont l’aiguillon du développement économique. Quiconque a étudié la question, d’Adam Smith à Karl Marx, en passant par David Ricardo, a reconnu ce fait. Ce n’est « pas de la bienveillance du boulanger », notait Smith avec sa finesse écossaise, que nous attendons notre pain quotidien, mais de son intérêt à le cuire et le vendre. Sans doute peut-on choisir d’être altruiste, quoi qu’on entende par là, mais par définition on ne peut être contraint à l’altruisme. Peut-être serions-nous des être meilleurs si nous n’étions pas « créés » ainsi, mais il est aussi certain que rien ne serait plus stupide qu’un « créateur » qui punirait l’instinct même qu’il a implanté.
« Libre arbitre », répliquent les casuistes. Vous n’êtes pas tenu d’obéir aux lois contre le meurtre ou le vol. Certes, mais on peut être génétiquement programmé à une certaine quantité d’agressivité, de haine et d’avidité, et être aussi suffisamment évolué pour se garder de suivre chaque pulsion. Si nous cédions sans cesse à chacun de nos bas instincts, la civilisation serait impossible, et il n’y aurait pas d’écriture pour poursuivre cette discussion. Cela dit, il est incontestable qu’un être humain, debout ou couché, a la main qui repose près de ses parties génitales. Particularité physique utile assurément pour repousser les agresseurs lorsque nos ancêtres décidèrent de prendre le risque de se tenir debout et d’exposer leurs viscères, c’est à la fois un privilège et une provocation refusés à la plupart des quadrupèdes (certains peuvent compenser en portant la gueule à l’endroit même que nous atteignons des doigts et de la paume). Question : qui a conçu la règle selon laquelle ce contact élémentaire entre la main et les organes sexuels était interdit, fût-ce en pensée ? Pour être plus direct, qui a ordonné que vous devez toucher (pour d’autres raisons n’ayant rien à voir avec la sexualité ou la reproduction), mais qu’en même temps vous ne devez pas toucher ? Il ne semble même pas y avoir de véritable autorité scripturaire en la matière, et pourtant presque toutes les religions ont rendu l’interdiction quasi absolue.
On pourrait consacrer un livre tout entier à la seule histoire grotesque de la religion et du sexe, et à la crainte sacrée de l’acte procréateur et de ses pulsions et nécessités associées, depuis l’émission de semence jusqu’à celle du sang menstruel. Mais une manière commode de condenser toute cette histoire fascinante est peut-être de poser une seule question provocatrice.