73
GEORGE CURTIS arriva chez Robert Powell à quinze heures trente. On lui avait demandé de mettre la même tenue de soirée qu’il portait au gala. Il en possédait une identique dans sa penderie. Étant donné la chaleur, il emporta son smoking blanc, sa chemise et son nœud papillon dans une housse en plastique.
Avant de se rendre au club pour jouer au bridge avec ses amies, Isabelle lui avait glissé un petit mot d’avertissement : « Souviens-toi que tu croyais avoir gardé secrète ta petite aventure, mais si j’ai eu des soupçons, il est possible que d’autres en aient eu aussi. Peut-être même Rob Powell. Reste sur tes gardes, ne te laisse pas piéger. Tu avais un motif évident de voir Betsy morte. » Puis, avec un baiser et un signe de la main, elle était montée dans sa décapotable.
« Isabelle, je te jure…, avait-il commencé.
– Je sais, dit-elle. Mais ce n’est pas moi que tu dois convaincre, et je me fiche éperdument que ce soit toi ou pas. Simplement ne te fais pas prendre. »
La température avait un peu diminué, mais il faisait encore très chaud. George gara sa voiture dans l’allée, devant la maison, prit ses vêtements dans leur housse et fit le tour jusqu’à l’arrière de la maison. Une activité intense régnait. L’équipe de tournage avait planté des caméras dans différents endroits du parc. Il devina que ce serait là que se tiendraient les lauréates pendant qu’il s’entretiendrait au premier plan avec Alex Buckley. On lui avait dit que l’arrière-plan serait constitué de scènes filmées pendant le gala.
Laurie Moran s’avança vers lui dès qu’elle l’aperçut. « Merci, monsieur Curtis, d’avoir accepté de venir. Nous tâcherons de ne pas vous garder trop longtemps. Vous devriez attendre à l’intérieur avec les autres. Il fait trop chaud dehors. »
George obtempéra, traversa le patio et pénétra, sans enthousiasme, dans la maison. Les quatre lauréates se trouvaient dans la grande salle à manger, vêtues des robes du soir qui lui semblèrent des copies parfaites de celles qu’elles avaient portées cette nuit-là. Même sous leur maquillage parfait, la tension que reflétait leur visage était flagrante.
Il n’eut pas longtemps à attendre. Grace, l’assistante de Laurie, vint chercher les lauréates qu’elle conduisit au-dehors. Quand vint son tour, il les vit toutes les quatre debout comme des statues devant l’écran où défilaient les images filmées à l’époque. Il se demanda ce qu’elles pensaient. Chacune ressentait-elle la crainte qui l’avait étreint cette nuit-là ? J’étais terrifié, se rappela-t-il, à l’idée que Betsy puisse détruire mon mariage au moment où l’arrivée des enfants que nous avions si ardemment souhaités devenait une réalité. Alison était certainement pleine d’amertume. Sa bourse lui avait échappé à cause de Betsy Powell. Il m’arrivait de faire des achats à l’épicerie où travaillait son père, et il vantait toujours les résultats de son étudiante de fille…
Tout le monde, à des kilomètres à la ronde, avait entendu Muriel raconter comment Betsy lui avait piqué Rob, et tout ça par la faute de Nina. Et, d’après ce qu’on disait, Claire souhaitait désespérément être pensionnaire à Vassar, mais ni Betsy ni Rob n’avaient voulu en entendre parler. « Un vrai gâchis alors qu’elle habite une si belle maison », disait Betsy. Et le père de Regina s’était suicidé parce qu’il avait tout investi dans le fonds de Rob.
Laquelle de ces filles, dans cet extravagant inventaire, n’aurait pas éprouvé d’amertume ce soir-là ? Et depuis, elles avaient dû vivre sous un nuage de suspicion.
George Curtis éprouva un profond sentiment de honte. Je suis bien revenu ici le soir du gala, se souvint-il. Il était environ quatre heures du matin. J’étais ici même, à cet endroit. Je savais où se trouvait la chambre de Betsy. J’étais fou d’angoisse à l’idée qu’Isabelle puisse demander le divorce si jamais Betsy lui parlait de nous. C’est alors que j’ai distingué une ombre qui se déplaçait dans la chambre de Betsy. Il y avait de la lumière dans le couloir, et quand la porte s’est ouverte j’ai cru reconnaître qui c’était.
Et ma conviction est toujours la même. Je sais qui c’était. Quand on a découvert le corps de Betsy, j’ai voulu le dire, mais comment aurais-je pu expliquer ma présence sur les lieux à ce moment-là ? Je n’ai pas pu. Pourtant, si j’avais déclaré ce que j’avais vu, aucune des personnes suspectées n’aurait vécu cet enfer pendant vingt ans. Le remords lui noua le ventre.
Alex Buckley s’avançait vers lui. « Prêt à prendre le chemin des souvenirs, monsieur Curtis ? » demanda-t-il aimablement.