DEUX
C’est le matin, mais il fait toujours noir et il ne peut réprimer ce bâillement qui s’impose comme un évident secret enfoui. Il marche sur les hauts remparts du Scelus Progenium et le froid ambiant le frappe de plein fouet. Il laisse échapper un soupir et suit le commissaire Cœhoorn sur le chemin de ronde glissant, les yeux fixés sur les pierres pour ne pas glisser. Cœhoorn avait fouetté le dernier garçon qui avait glissé au point de laisser le drapeau du scholam toucher le sol. Son souffle libère des panaches de condensation, Cœhoorn marche en direction de la lourde porte donnant dans la Tour d’Ursakar, et lui-même trottine derrière en faisant le plus attention possible.
Les jeunes cadets ne sont pas encore autorisés à porter les habits d’hiver et son corps est secoué de tremblements incontrôlables. Ses doigts agrippent fortement la hampe et il serre les mâchoires pour empêcher ses dents de claquer. Les cadets seniors en faction sur les murs sont protégés dans leurs redingotes doublées de fourrure et parcourent les remparts avec leur fusil laser en bandoulière et leurs mains gantées dans leurs poches. Dès qu’ils aperçoivent le Commissaire, ils enlèvent leurs mains des poches, et leur fusil laser retrouve sa position réglementaire, sur l’épaule.
Les étoiles pâlissent alors que l’aube s’annonce, il se souvient qu’il est rare de voir des points lumineux dans le ciel qui ne soient pas des défenses orbitales ou des vaisseaux en orbite basse. Il aime observer les étoiles, mais la vie au sein de la Scelus Progenium laisse peu de place à ce genre de récréation. En fait, elle laisse même très peu de place à n’importe quelle distraction.
Cela ne fait qu’une semaine et il commence déjà à la haïr. Le cadet Miklo s’était imposé par la force comme chef de la nouvelle classe, et son sourcil droit était toujours un peu douloureux. Il regrette que sa mère l’ait envoyé là. Il aurait préféré que son père n’ait pas été tué durant les guerres autour de la forteresse Cadia, le condamnant à intégrer ce trou gelé. Sa mère prétend que cela fera de lui un homme, mais il ne peut s’empêcher de maudire cette malchance qui a mis un terme prématuré à sa jeunesse. Seulement douze années standards et son enfance était déjà terminée, c’est du moins ce que s’évertuent à lui répéter ses instructeurs jour après jour.
Cœhoorn est arrivé à la porte de la tour, mais elle est entourée de givre et difficile à ouvrir. Le Commissaire serre ses doigts autour de la poignée et fait jouer son bras augmétique. La porte s’ouvre vers l’extérieur dans un craquement de glace brisée, accompagné par une volée d’éclats de cristaux.
— Dépêchez-vous, cadet Samuquan, lâche Cœhoorn. Si ces couleurs ne sont pas levées à l’heure, vous goûterez de mon fouet !
— Oui, commissaire Cœhoorn, répond-il alors en claquant des dents.
Le Commissaire le toise de la tête aux pieds, avec l’air de se demander s’il ne ferait pas mieux de s’occuper lui-même de porter le drapeau. Il semble se satisfaire, secoue la tête et lui fait signe d’entrer.
Comme si cela était possible, il fait encore plus froid à l’intérieur de la tour qu’à l’extérieur, mais avant qu’il puisse s’interroger sur cette apparente contradiction, le commissaire Cœhoorn s’engage dans l’escalier en colimaçon qui conduit vers le sommet. Des globes lumineux délivrent un éclairage capricieux et il se hâte de suivre son instructeur, soulagé de se trouver un peu abrité du vent froid et mordant qui balaye les murs de granite glacé de la scholam. Le reste de sa classe est encore endormi, mais plus pour longtemps. Dès que les couleurs de l’école seront hissées sur les créneaux, le clairon résonnera dans les austères dortoirs.
Étrange… Jamais il n’aurait pensé que lui manqueraient les blocs et les tours de la Thracian Primaris, le brouhaha et l’odeur de promiscuité humaine. En tant que fils d’officier, il bénéficiait du privilège de pouvoir suivre sa scolarité dans la scholam, et sa mère n’arrêtait pas de lui répéter qu’il devrait se sentir fier d’un tel honneur. Tu parles d’un honneur, se dit-il en grimpant dans cet escalier glacé et glissant.
Les marches sont étroites et il doit se concentrer pour ne pas racler la pierre avec la hampe du drapeau. Le dernier garçon à l’avoir fait avait pris quelques coups de fouet. Beaucoup de garçons étaient fouettés dans la Scelus Progenium.
Il arrive au sommet de la tour sans avoir abîmé le drapeau et laisse échapper un profond soupir en débouchant sur la plate-forme entourée de créneaux. Malgré l’heure horriblement matinale et son intense fatigue, il est frappé par la vue qui s’étale devant lui. Des montagnes s’élèvent haut dans le ciel, plus hautes que celles de chez lui et entièrement recouvertes de blanc, comme si on les avait peintes récemment.
Une centaine de kilomètres vers le sud, un panache de brume et une aura lumineuse indiquent l’emplacement de Scelium, la cité la plus proche de cette forteresse aux toits abrupts qu’il appelle désormais sa maison. De nouveaux cadets traversent en ce moment même Scelium en route vers la scholam, et même si cet endroit n’avait rien de comparable avec Thracian Primaris, cette cité restait impressionnante, avec ses blocs recouverts de glace et ses fabriques de Titans hautes comme des falaises.
— Ce n’est pas une promenade de santé, cadet ! aboya Cœhoorn. Concentre-toi sur ta mission !
Il hoche la tête et se dirige vers le centre de la tour, où on lui a dit qu’il trouverait un trou dans lequel il pourrait loger la hampe du drapeau. Celui-ci est retiré chaque soir et remis en place chaque matin. Pourquoi ne le laissent-ils tout simplement pas en place ? Mais après une semaine, il connaît déjà le sort réservé au premier qui se risquerait à proposer de laisser les couleurs à cet endroit toute la nuit.
Il baisse les yeux et s’aperçoit qu’il n’y a aucun trou dans le sol. La glace s’est accumulée et il cherche désespérément un endroit pour planter le drapeau avant que le premier rayon du soleil ne passe par-dessus les montagnes. Il sent les yeux du commissaire Cœhoorn dans son dos et il comprend qu’il n’aura pas une deuxième chance d’échapper au fouet.
Il remarque ce qui pourrait être une légère dépression et se sert de sa botte pour en enlever la couche de glace. Il prend la hampe à deux mains et utilise son extrémité pointue pour terminer le travail. La glace craque et il pousse un léger soupir lorsque la base de la hampe trouve enfin sa place. Il recule et salue alors que les premiers souffles de vent jouent avec le tissu et déploient ses couleurs rouge et noir. Les premiers rayons franchissent la barrière des montagnes et frappent l’aigle doré.
Il lève les yeux vers le drapeau, satisfait d’être arrivé à dresser les couleurs sans incident. Au-delà du pan de tissu claquant au vent, il aperçoit des traits lumineux. Ses yeux s’étrécissent lorsqu’il se rend compte qu’au lieu de traverser le ciel, ils semblent grossir. Une pluie de météores ?
Avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, les premières notes de la sonnerie du réveil se font entendre, libérant une mélodie martiale qui se répercute en échos dans les galeries austères et glacées de la scholam en dessous de lui. Il penche la tête de côté et aperçoit ces lumières dans le ciel, elles ressemblent vraiment à des objets tombant à grande vitesse.
— Viens, cadet, lâche Cœhoorn. Assez traînassé !
— Commissaire ? demande-t-il pourtant en pointant le ciel.
Un seul regard au visage du Commissaire lui fait comprendre qu’il se passe quelque chose de grave.
Cœhoorn court vers les marches ; les objets dans le ciel sont maintenant assez proches pour qu’il comprenne qu’ils n’ont rien de météores. Ce sont des modules métalliques, ils foncent droit vers la scholam, à très grande vitesse et laissent derrière eux des traînées incandescentes. Il suit Cœhorrn vers le bas des remparts.
La sonnerie de réveil est bien vite remplacée par les sirènes d’alarme. Les tourelles d’armement sont dégagées de leurs toiles de protection et des mantelets blindés sont relevés. Une brume acide submerge les créneaux et il perd le Commissaire de vue. Pour la première fois, il ressent une vraie peur et lève à nouveau les yeux vers les modules qui tombent du ciel.
L’un d’eux heurte l’extrémité des remparts dans un impact fracassant, il est renversé par l’onde de choc et glisse sur la glace. Des flammes et de la fumée entourent le point d’impact, il n’arrive toujours pas à voir ce qui a frappé le sol. Il entend des cris et des tirs de laser. D’autres explosions à l’extérieur des remparts indiquent la chute d’autres modules métalliques.
Il se remet sur ses pieds, la peur s’intensifie alors que des cris et des bruits sourds sortent de la fumée. Des silhouettes humanoïdes se dessinent, mais elles sont d’une taille incroyable, bien trop hautes pour qu’il s’agisse d’hommes. Il court vers la porte blindée et la sécurité de l’intérieur de la scholam, les rafales s’intensifient autour de lui et déchirent l’air matinal.
Le commissaire Cœhoorn titube hors de la fumée. Le cadet hurle de terreur en apercevant la poitrine de l’instructeur qui n’est plus qu’une plaie béante d’os brisés et d’organes sanguinolents. Le Commissaire le saisit par les épaules et s’effondre à genoux, les yeux grands ouverts d’horreur. Du sang coule de sa bouche, son visage est crispé par l’effort.
— Courez, cadet Samuquan, lui ordonne Cœhoorn. Courez pour sauver votre vie !
Il n’a pas besoin qu’on le lui dise deux fois et abandonne le mourant. Des larmes de terreur gèlent sur ses joues alors qu’il s’élance sur les remparts. D’autres modules heurtent les murs et le pas de lourdes bottes se répercute jusqu’à lui. Des traits de laser brisent la brume et il se jette au sol chaque fois qu’il entend aboyer les armes des agresseurs.
Il court comme un damné, sans même savoir où il va, mais en sachant qu’il doit courir. Sa destination n’a aucune importance. Une fumée sulfureuse brouille sa vision et il ne peut pas voir grand-chose. Il risque un coup d’œil par-dessus son épaule et se précipite vers un mur qui n’avait jamais été là. C’est un mur de chevrons acier et jaunes et il le heurte de plein fouet, sa tête résonne sous l’impact.
Il lève les yeux et se rend compte que ce n’est pas un mur, mais une énorme personne.
Pourtant, cette silhouette jaune et acier est trop imposante pour être un homme. Les épaules sont bien trop larges et il porte une arme encore fumante bien trop lourde pour qu’un individu normal puisse la porter.
Mais ce n’est pas un homme ordinaire. C’est une créature de cauchemar amenée à la vie.
Un casque cornu descend vers lui, ses yeux brûlent d’un feu rouge. Il n’y a aucune émotion dans ce regard, uniquement un vide désincarné. Il est à la merci de ce guerrier, et mérite à peine d’être tué.
— Qui êtes-vous ? parvient-il à sangloter.
Il sent son propre corps perdre tout contrôle sous cette terreur qui s’empare de lui.
Le guerrier ne répond même pas, mais il tend une main et le soulève du sol aussi facilement que s’il n’avait rien pesé du tout. Puis d’un geste presque dédaigneux, il le projette au loin. Il atterrit lourdement et glisse sur la glace, pour s’arrêter juste au bord du chemin de ronde trempé de sang. Il s’aperçoit qu’il n’est pas seul. Les guerriers d’acier ont déjà entassé là une bonne trentaine de cadets.
Il observe leurs visages trempés de larmes et se rend compte qu’aucun d’eux n’a plus de treize ans. Les plus vieux sont précipités du haut des remparts comme de vulgaires déchets. Il ferme les yeux, se recroqueville sur lui-même et appelle sa mère.
Le capitaine Uriel Ventris se réveilla en sursaut. Son cri resta prisonnier de sa gorge et il poussa un soupir apeuré. La sensation lui était tellement étrangère qu’il se sentit un instant totalement perdu quand il se rendit compte qu’il n’était plus dans les salles d’armement de la Quatrième Compagnie. Il baissa les yeux vers ses mains, qui pour autant qu’il s’en souvenait, étaient occupées quelques instants plut tôt à nettoyer son bolter.
Le guerrier d’acier… le commissaire Cœhoorn… cette terreur à vous glacer le sang…
La sensation de froid et de peur quittait son corps, les dernières traces de… pas de vision, mais d’expérience, replongèrent au fond de sa conscience. Il n’avait pas été un observateur passif du sort de ce jeune, il l’avait partagé, presque comme s’il l’avait vécu lui-même. Il se souvenait tout juste d’un nom, le dernier, lancé par le commissaire agonisant. Quel avait été le nom du garçon, déjà ?
— Cadet Samuquan, souffla Uriel. C’était ça.
L’image du jeune garçon était encore si présente dans son esprit qu’il resta à regarder ses mains, presque stupéfait de les voir si grosses. Uriel leva les yeux et vit un mur de marbre noir face à lui, sa surface gravée d’une longue liste de noms en lettres d’or. Il lut le premier d’entre eux tout en sachant sans même les compter qu’ils étaient soixante-dix-huit. Il le savait parce qu’il les avait gravés lui-même, il y avait déjà bien longtemps de cela.
C’était le Temple de la Correction, le sépulcre de Roboute Guilliman et le lieu le plus saint de tout Ultramar. Les murs de ce vaste panthéon circulaire étaient recouverts de dalles de marbre noir extirpées des carrières de Formaska, chacune d’elles portait les noms des guerriers Ultramarines tombés au combat.
Uriel était agenouillé devant une dalle consacrée aux morts de Tarsis Ultra, une guerre désespérée livrée pour sauver un monde impérial des griffes de la Grande Dévoreuse. Le coût avait été élevé mais ils avaient fini par remporter la victoire. Celle-ci pourtant venait d’être arrachée au chapitre.
Tarsis Ultra n’existait plus, ce qui avait été un cœur industriel avait été pris d’assaut par une force inconnue qui l’avait laissé aussi désolé que Prandium. Nul ne savait encore qui avait ravagé ce monde libéré par Roboute Guilliman en personne durant ces jours glorieux de la Grande Croisade, et la douleur dans le cœur d’Uriel était encore aussi vive que ce jour où le seigneur amiral Tiberius lui avait appris le sort de la planète. Les Ultramarines avaient juré de défendre Tarsis Ultra et sa chute était une tache sur leur honneur qui ne pouvait être lavée que par la destruction de cet ennemi sans nom, meurtrier d’une planète entière.
Était-ce pour cela qu’il s’était retrouvé devant les noms des disparus ? Était-il là pour les rassurer sur le fait que leur sacrifice n’avait pas été vain, qu’ils n’étaient pas morts pour rien ? Ou bien ses pas ne l’avaient-ils conduit jusqu’ici pour lui rappeler son devoir ? Les vivants enduraient, les morts n’oubliaient jamais.
Uriel se redressa lorsque ses sens repoussèrent ces sensations d’une autre vie dans les profondeurs de son esprit. Une rumeur enfla, le raclement de centaines de sandales sur le sol de marbre, celles de la masse de pèlerins pénétrant dans le Temple de la Correction. Uriel perçut leurs exclamations et leurs sanglots, la réaction normale chez quiconque posait les yeux sur la silhouette magnifique de Roboute Guilliman.
On disait que nul ne pouvait regarder l’un des fils de l’Empereur sans se trouver misérable, alors qu’observer la posture sereine de Roboute Guilliman emplissait d’un sentiment d’humanité et de paix.
Osant enfin se retourner, Uriel leva les yeux vers les traits parfaits de son père génétique.
Inchangé depuis ce jour où il avait subi cette blessure mortelle de la part d’un guerrier qu’il avait autrefois appelé son frère, Roboute Guilliman était assis, immobile, sur son trône pâle posé sur un énorme socle de marbre doré. Son corps en armure était entouré d’une légère aura. Figé à l’écart du temps, le primarque des Ultramarines veillait sur son monde adoptif et posait sur ceux qui venaient lui rendre hommage un regard de sérénité absolue.
Comme tous les Ultramarines, Uriel aurait aimé combattre aux côtés des héros de cette époque lointaine, lorsque l’Imperium luttait pour sa propre survie contre les architraîtres. La Bibliothèque de Ptolémée était remplie de récits datant de cette période légendaire, même si le rôle joué par les Ultramarines dans ce conflit titanesque était tellement entouré de mystères et de mythes que même l’archiviste Tigurius en personne ignorait l’authentique réalité.
Uriel se détourna du primarque, car nul ne pouvait longtemps fixer le soleil. Il porta à la place son attention sur l’imposante structure qui l’abritait. C’était un édifice magnifique, une merveille d’architecture, si singulière que même les magos les plus compétents de l’Adeptus Mechanicus venaient en ces lieux pour en étudier ses secrets. D’après la légende, le plus haut pic de Macragge avait été rasé pour en extraire le marbre destiné à sa construction et une flotte de guerre complète avait été démantelée pour en récupérer le plastacier. Bien entendu, cette hyperbole était exagérée, mais cela aidait à imposer aux visiteurs cette sensation de révérence envers le sépulcre.
Des pèlerins la bouche ouverte arpentaient l’intérieur du temple, guidés par des soldats en veste bleue appartenant aux Auxilia de défense de Macragge et qui se tenaient à chaque entrée du lieu de repos du primarque. Ces hommes n’étaient pas les seuls à veiller sur Guilliman, plusieurs guerriers de la Première Compagnie du capitaine Agemman, triés sur le volet, veillaient également sur ce temple sacré dans leurs armures blanches liserées d’or.
Des ilotes en robes grises escortaient les groupes de pèlerins à travers le temple, leur montrant les différentes merveilles architecturales, même s’il aurait fallu une vie entière pour toutes les cataloguer. Les têtes se levaient lorsqu’on leur montrait l’Arche du Primarque, baignée de rayons entrelacés de lumière spectrale tombant du Dôme de Cristal. Des hommes et des femmes gémissants étaient conduits par le Portail d’Orphul, suivaient la Colonnade Triomphante pour finalement se voir offrir le spectacle de la Galerie de Glace et sa forêt blanche et or.
Nul être posant le pied dans le Temple de la Correction n’en ressortait inchangé, qu’il soit mortel ou astartes, et même si ce n’était pas la première fois qu’Uriel le visitait, marcher dans ces lieux chargés de mémoire ne le laissait pas indifférent.
Il sentit une présence proche de lui et se retourna pour voir un homme portant des vêtements de voyage fatigués. Mal rasé et amaigri, il ressemblait à un pèlerin qui avait dépensé ses moindres ressources pour faire le voyage jusqu’à Macragge et venir en présence du primarque. Un sac de toile crasseux pendait sur l’une de ses épaules, l’homme fouilla à l’intérieur pour en sortir un objet qui reflétait la lumière filtrée par le Dôme de Cristal, qu’il tendit à Uriel.
C’était une petite sculpture taillée dans un galet, elle représentait une tour crénelée surmontée d’un aigle. Le travail était exécuté d’une main exquise, il égalait en qualité celui des meilleurs artisans d’Ultramar, les arêtes étaient parfaitement définies et les surfaces magnifiquement polies.
— Merci, dit Uriel, touché par ce geste simple, mais l’homme s’éloignait déjà.
Uriel faillit le rattraper pour lui demander son nom et l’endroit d’où il venait, mais un bruit de pas dans son dos le retint, surtout parce qu’il reconnut la démarche lourde de space marines.
— Cela fait un moment que nous te cherchons, dit une voix qui laissait poindre un certain reproche.
— Vous étiez supposé vous trouver dans les salles d’armement, ajouta une autre voix dont l’accent trahissait un natif de Macragge.
Uriel se retourna vers deux guerriers en armures polies portant les couleurs de la Quatrième Compagnie et les grades de sergents. Cela faisait longtemps que ces guerriers ne s’étaient trouvés ensemble et le cœur d’Uriel se gonfla de fierté de voir renouer ces liens de fraternité entre eux deux.
Learchus, l’un des pires ennemis d’Uriel dans les salles d’entraînement de l’Agiselus, mais aujourd’hui l’un de ses plus fidèles appuis, était la quintessence du guerrier Ultramarine. Cette voix aux accents de natif de Macragge était la sienne, le sang des anciens héros coulait dans ses veines. Learchus avait vu Uriel faire son Serment de Mort, mais la guerre sur Pavonis avait donné à son sergent vétéran une perspective unique sur les circonstances qui l’avaient poussé à prendre cette décision qui l’avait conduit à l’exil. L’adhésion sans faille de Learchus aux préceptes du Codex Astartes avait été tempérée par ces combats en arrière des lignes ennemies sur Pavonis et Uriel le considérait désormais comme un véritable frère.
Le compagnon de Learchus, Pasanius, était l’un des plus vieux amis d’Uriel. Ils avaient grandi ensemble, et Pasanius l’avait aidé alors que de nombreux autres avaient tourné le dos à cette recrue taciturne originaire de Calth. Pasanius était d’une telle carrure qu’il portait une armure composée de certains éléments pris sur un modèle Terminator. Il dépassait Learchus d’une bonne demi-tête, ses épaules étaient plus larges et sa poitrine plus imposante que celles des vétérans qui revêtaient normalement ce type d’armure vénérée.
Uriel sourit de voir Pasanius équipé de bleu et portant à nouveau ses insignes de sergent, car il avait dû partir sur Pavonis en le laissant derrière lui. Pasanius portait désormais un bras bionique de bronze et d’acier, réalisé sur mesure par le techmarine Harkus dans sa nouvelle forge spécialement adaptée et reconstruite pour convenir à sa nouvelle carrure de Dreadnought.
Pasanius avança et vint serrer la main d’Uriel. Le bras bionique était une véritable œuvre d’art, un assemblage de mécanismes délicats qui augmentait encore la force physique déjà impressionnante du space marine. Il brillait sous la lumière multicolore du temple, le métal renvoyait des reflets dansants, mais Uriel aperçut la série de petites entailles tracées dans le métal par une lame de combat astartes.
— Harkus te fera la peau s’il voit ça, dit Uriel en désignant les marques.
— Il comprendra, répondit Pasanius. Je devais m’assurer que le Pourvoyeur d’Obscurité était bien parti.
Uriel hocha la tête, lui aussi comprenait ces précautions prises par son ami.
— Et alors ? intervint Learchus ? Pourquoi n’êtes-vous pas dans les salles d’armement ?
— Regarde où nous sommes, Learchus, répondit Pasanius. Avons-nous besoin de la moindre raison pour nous trouver ici ?
— Je suppose que non, admit le sergent, une ébauche de sourire tordant le coin de ses lèvres.
— J’étais dans ma salle d’armement et je préparais mon équipement de bataille, dit Uriel, sans trop savoir s’il devait raconter à ses sergents comment il s’était retrouvé là où il était. Mais j’ai ressenti une forte envie de venir ici.
— C’est un excellent présage, dit Pasanius. Un vaisseau noir arrive au beau milieu de la nuit sans le moindre message annonçant son approche et nous retrouvons notre capitaine au beau milieu du Temple du Primarque ? Je vous dis que c’est un signe. Nous allons bientôt recevoir un ordre de mission.
— Tu n’en sais rien, répondit Learchus. Tu cours après des ombres.
— Vraiment ? Nous allons devoir rassembler la Quatrième Compagnie avant ce soir, je vous en fais le pari, lança Pasanius en se tournant vers Uriel. Tu as entendu les nouvelles ? Tu sais qui est arrivé sur Macragge ?
— Pas encore, répondit Uriel. Je suis autant dans l’ignorance que vous.
Au beau milieu de la nuit, un Thunderhawk peint en noir s’était posé dans la Forteresse d’Hera, entouré de mystère et sans les cérémonies habituelles accompagnant l’arrivée de frères de l’Adeptus Astartes. Normalement tout trafic à la surface du monde d’origine des Ultramarines entraînait une annonce sur les ondes, mais les radios étaient restées muettes, comme si cet appareil n’avait jamais existé. Les guerriers de la Quatrième Compagnie en faction avaient enregistré l’arrivée de l’appareil, mais rien d’autre n’avait filtré. Tout ceci était bien mystérieux et il n’existait aucune prise de position officielle pour le moment.
— Plus pour très longtemps, j’imagine, dit Learchus, comme s’il anticipait les pensées d’Uriel. Vous avez été convoqué au sommet de la montagne. C’était pour vous l’annoncer que nous vous cherchions.
— Le sommet de la montagne, répondit Uriel en se dirigeant déjà vers l’accès ouest. Les appartements du Maître de Chapitre ?
— Tout à fait, ajouta Pasanius qui lui emboîta le pas sur sa droite. Nous sommes convoqués.
— Le capitaine est convoqué, rectifia Learchus sur sa gauche.
— Et ses principaux sergents, j’en suis certain. Je pourrais vous trouver pas mal de raisons pour qu’ils veuillent nous voir nous aussi.
Uriel sourit.
— Tu aimes bien les mystères, hein, Pasanius ?
— J’ai juste hâte de reprendre du service, répondit l’astartes avec entrain. Cela fait trop longtemps que je ne suis plus sur le terrain avec la compagnie.
— Ne sois pas trop pressé, commenta Learchus.
Uriel sentit une brise glacée traverser le Temple de la Correction.
Un millier de marches conduisaient du dernier plateau au sommet de la montagne, un millier de marches érodées par le passage d’innombrables visiteurs venant faire leurs requêtes au Maître de Chapitre des Ultramarines. Dominant les flancs escarpés de la vallée de Laponis, les pentes du grand canyon étaient recouvertes de l’herbe rase d’altitude et brillaient de veines de quartz. Des arcs-en-ciel traversaient la vallée, l’eau glaciale des hauteurs se répandait en nuages de brume sur les roches en contrebas.
Uriel, Pasanius et Learchus franchirent la dernière marche et tournèrent le regard vers Macragge qui s’étendait à leurs pieds. Des montagnes blanches s’élevaient dans toutes les directions et aussi loin que portaient leurs regards, seul l’horizon vers l’ouest laissait entrevoir des reflets du lointain océan.
La colossale structure de la forteresse-monastère des Ultramarines avait été bâtie autour des pics les plus élevés de la planète, elle constituait un gigantesque assemblage de grâce, de puissance et de merveille artistique. Sa surface était immaculée, même si de l’intérieur, ses halls et ses salles étaient très colorés, le moindre mur était rehaussé de mosaïques et de peintures tellement vivantes qu’elles ressemblaient à des fenêtres ouvertes sur des mondes merveilleux. Des dômes géodésiques dorés dominaient des parties de la forteresse décorées de délicats balcons, et des passerelles de verre permettaient de gagner les collines de Macragge, alors que des contreforts rutilants donnaient à l’ensemble un sentiment de puissance et de lumière, ainsi que l’impression que le tout flottait dans l’air. Pourtant, malgré son apparente légèreté, il n’existait aucune forteresse aussi résistante dans tout l’Imperium. Chaque bâtiment était une citadelle à part entière, capable d’être tenue par une poignée de défenseurs contre un ennemi nettement supérieur en nombre.
— C’est toujours aussi magnifique, commenta Learchus. Je pourrais rester à contempler ce spectacle des jours durant.
— Ouais, ça mérite le déplacement à lui tout seul, approuva Pasanius.
Uriel ne pouvait qu’être d’accord avec ses sergents, car la vue était d’une beauté stupéfiante, une construction tellement massive qu’il n’en existait qu’une seule autre dans toute la galaxie pouvant lui disputer sa grandeur : le Palais Impérial.
— Je ne suis jamais allé sur Terra, dit Uriel en poursuivant ses pensées. Mais d’après ce que j’ai entendu dire sur ses rues oubliées, sur ses ailes abandonnées, sur ses structures effondrées et sur ses bidonvilles à pèlerins, je pense que la Forteresse d’Hera est la plus impressionnante.
Learchus lui glissa un regard de travers, Uriel lui sourit.
— Je sais, reprit-il. Suggérer que Macragge éclipse Terra frise l’hérésie.
— Ce n’est pas cela, répondit Learchus. Je suis juste surpris que vous n’ayez pas tout de suite pensé Macragge supérieure. Roboute Guilliman en personne a dessiné et construit la Forteresse d’Hera.
Pasanius rigola.
— Tout comme il a construit toutes les autres structures incroyables d’Ultramar !
— Tu ne vois pas la main du primarque sur ce lieu ? lui demanda Learchus.
— Bien sûr que si, mais s’il avait réellement dessiné et bâti tout ce que lui prête la croyance populaire, il aurait dû passer toute la Grande Croisade à construire et non à combattre.
Uriel laissa ses sergents à leur badinage et tourna son regard vers la vallée de Laponis. Elle n’avait été qu’une étroite faille dans la montagne lorsque Roboute Guilliman avait pour la première fois posé les pieds sur Macragge, mais en moins d’une décennie il en avait fait un profond canyon aux pentes en paliers. Les grandes quantités de marbre nécessaires à la construction de la forteresse avaient été arrachées à ses pentes et même si les intempéries en avaient un peu adouci les parois, elle représentait toujours une entaille longue de plusieurs milliers de kilomètres à la surface de la planète.
— Venez, dit Uriel en se détournant du spectacle. J’ai déjà fait attendre trop longtemps le seigneur Calgar.
Uriel se dirigea vers la plus haute construction de Macragge, les appartements du Maître de Chapitre, le sommet de la montagne. Il s’agissait du lieu d’habitation d’un guerrier qui commandait à pas moins de huit systèmes planétaires, mais l’endroit était simple, ouvert, modestement décoré de ce marbre blanc veiné d’or. Deux combattants en armure Terminator gardaient les portes de bronze, armés de hallebardes et de bolters.
Uriel leur adressa un signe de tête respectueux lorsqu’ils franchirent le portail sombre et pénétrèrent dans un vestibule en terrasse où attendaient des serviteurs en robes bleues munis des plateaux supportant des carafes de vin aromatisé. Uriel prit un verre et reconnut les arômes typiques de Calth. Pasanius et Learchus firent de même.
Débouchant dans une cour intérieure ensoleillée, Uriel sentit une appréhension familière quand il aperçut le comité d’accueil. Depuis qu’il s’était retrouvé face au Maître de Chapitre, accusé d’hérésie, il n’avait plus eu face à lui une telle assemblée de héros.
Le plus imposant de tous était ce guerrier en grande discussion avec une silhouette en robes blanches qui tournait le dos à Uriel. Il dominait son interlocuteur, dans son armure d’un bleu d’une pureté inimaginable, la moindre plaque resplendissait de l’application de cire et d’onguents sacrés. Le quartz poli de l’oméga inversé capturait les rayons du soleil et les bordures de ses épaulières brillaient comme de l’or en fusion. Ce guerrier avait défait à lui tout seul des armées entières et des planètes ennemies s’étaient rendues à lui à la seule mention de son nom. C’était en effet un nom synonyme de courage et d’honneur, de force de caractère et de noblesse.
Marneus Augustus Calgar, maître du chapitre des Ultramarines.
Des anneaux de diamant pendaient à son oreille droite et son œil gauche était un implant bionique rouge rubis, relié par des fils du cuivre le plus pur aux mécanismes dissimulés à l’arrière de son crâne. Le visage de granit de Marneus Calgar n’avait rien perdu de son intelligence et de sa clairvoyance durant ces siècles pendant lesquels il avait guidé les Ultramarines de victoire en victoire, sa seule proximité dégageait une vitalité presque palpable.
Ce dieu vivant était son chef de guerre, le plus grand guerrier d’Ultramar et un authentique héros.
Plus loin, accoudé à la statue du premier roi guerrier de Macragge qui trônait au centre de la cour, se tenait le capitaine Sicarius. Le chef de la Deuxième Compagnie, ce héros de Black Reach, que certains qualifiaient d’intrépide, plaisantait avec ses sergents. Tout près, bien que légèrement à l’écart, se trouvait l’impressionnant premier capitaine Agemman, commandant de la compagnie de vétérans. Le titre de premier capitaine était très ancien, il convenait pourtant à merveille au régent d’Ultramar, et Uriel avait appris à connaître sa sombre contenance et sa sagesse séculaire.
Galenus, de la Cinquième Compagnie marchait en bordure de la cour, son visage trahissait une certaine colère et il ne cessait de serrer et desserrer les poings. Il y avait aussi Epathus de la Sixième et Sinon de la Neuvième Compagnie. Tous semblaient anxieux d’avoir été convoqués, car ils commandaient des compagnies de réserve et n’avaient pas pour habitude de se trouver à la pointe des combats. Ils étaient aussi braves et compétents que n’importe quel guerrier Ultramarine, mais les compagnies de réserve n’étaient mobilisées qu’en cas de grande menace.
Enfin, le capitaine Antilochus et Torias Telion de la Dixième Compagnie se tenaient dans l’ombre du cloître, comme s’ils rechignaient à s’exposer à l’ardeur du soleil de Macragge.
Marneus Calgar leva les yeux et Uriel perçut la gravité de son regard, bien éloignée de cette chaleur qu’il y avait lu lors de son retour de cette guerre sur Pavonis contre les Tau. L’expression de Calgar était glaciale, il adressa un signe de tête poli à Uriel et ses sergents quand ils approchèrent.
— Capitaine Ventris, dit-il en lui faisant signe d’avancer. Notre conseil est presque au complet.
— Monseigneur, salua Uriel en s’inclinant légèrement.
— Tous les capitaines sont là, souffla Pasanius à ses côtés. L’affaire doit être sérieuse.
Avant qu’Uriel n’ait pu répondre, trois guerriers en armure noire entrèrent par l’arrière de la cour. Ils s’étaient tenus là bien en vue, mais Uriel ne les avait même pas remarqués, comme si l’obscurité les avait dissimulés bien mieux que n’importe quel camouflage. Torias Telion laissa par réflexe sa main tomber à sa ceinture et Uriel comprit que même ce sergent scout aux talents légendaires avait été lui aussi surpris par cette apparition.
Les épaulières des guerriers arboraient une silhouette d’oiseau blanc et Uriel se souvint d’avoir déjà combattu aux côtés d’un autre portant la même héraldique. Le guerrier de tête portait une cape de plumes miroitantes et son casque orné d’ailes noires était d’un modèle Mark VI ancien. La fluidité de ses mouvements était incroyable, on aurait presque dit que ses pieds ne touchaient pas le sol.
Le guerrier adressa à Uriel un salut presque imperceptible.
— Raven Guard, souffla Learchus.
— Je vous avais dit que c’était sérieux, ajouta Pasanius.
Uriel approuva d’un hochement de tête.
— Je crois que tu as raison, admit-il.