Un extrait de
La Voie du Guerrier
de Gav Thorpe

Korlandril se tenait debout derrière Thirianna, attentif, pendant qu’elle mixait son cocktail préféré à base de jus et de glace pilée. Elle passa un verre élancé à Korlandril et lui fit signe de prendre place sur un des coussins qui tenaient lieu de sièges dans sa pièce de réception. Elle avait réarrangé et refait la décoration des pièces depuis sa dernière visite. Partie la représentation holographique du Monument à la gloire de l’impudence d’Illuduran, et terminé l’ensemble bleu pastel. Tout était désormais dans les tons de blanc et de gris clair, et les coussins fermes constituaient la totalité du mobilier. Korlandril inspecta la pièce avec affectation.

— C’est un tantinet minimaliste dans le style post-Herethiun, non ? dit-il en tentant tant bien que mal de s’incliner sur son siège.

— Tu avais une proposition à me faire ? demanda Thirianna en ignorant l’accusation implicite.

Korlandril hésita. L’ambiance ne lui semblait pas exactement propice. Bien qu’ils eussent aplani leur petit différend avant d’arriver à l’appartement, la complicité qu’il avait partagée avec elle dans les jardins du dôme s’était envolée. Il fallait qu’elle soit réceptive à son idée. Il allait commencer par tenter de trouver un terrain neutre : le départ d’Aradryan.

— Je suis désolé qu’Aradryan nous ait à nouveau abandonnés, dit-il en le pensant sincèrement. J’avais espéré pouvoir le persuader de me rejoindre sur la Voie de l’Artiste. Peut-être aurions-nous pu ranimer un peu de ce que nous avions partagé sur la Voie du Rêve.

Thirianna fit voleter brièvement ses cheveux en un fugitif geste d’agacement.

— Qu’y aurait-il eu de si terrible à cela ? demanda Korlandril.

— Ce n’était pas pour le bénéfice d’Aradryan que tu le souhaitais, répondit Thirianna, assise en face du sculpteur. Comme toujours, c’était parce que tu voulais qu’il devienne un artiste, pas parce que c’était le meilleur choix pour lui.

— Il est seul et sans direction, argumenta Korlandril. Je pensais que s’il avait appris à contempler les choses de la même manière que moi, avec les yeux d’un artiste, il aurait pu en arriver à apprécier ce que le vaisseau-monde avait à lui offrir.

— Tu es toujours fâché qu’il n’ait pas apprécié ta sculpture ! Thirianna était à moitié amusée et à moitié en colère. Elle poussa un soupir d’exaspération. Tu penses que s’il apprenait à « voir » les choses de la bonne manière, il serait à même d’apprécier ton génie à sa juste valeur. Tu penses que ses critiques ne sont pas valides uniquement parce qu’il n’a pas reçu la même éducation que toi.

— Peut-être est-ce le cas, dit Korlandril d’un ton conciliant en réalisant qu’il avait choisi un mauvais angle d’attaque. Je ne veux pas que nous soyons divisés par l’absence d’Aradryan. Il reviendra un jour, de cela je suis certain. Nous nous sommes débrouillés lorsqu’il était parti et nous y arriverons à nouveau. Si nous restons unis, en tout cas.

— Ton amitié m’a été précieuse, dit Thirianna, ce qui ranima les espoirs de Korlandril. Il poursuivit.

— J’ai un nouveau projet de sculpture à l’esprit, quelque chose de très différent de ce que j’ai fait jusqu’ici, annonça-t-il.

— Je suis heureuse de l’entendre. Je pense que si tu trouves quelque chose pour t’occuper l’esprit, tu t’appesantiras moins sur la situation entre toi et Aradryan.

— Oui, c’est la pure vérité ! Je vais me lancer dans les portraits. Un témoignage sculptural de dévotion, pour être plus précis.

— C’est intrigant, dit Thirianna. Peut-être quelque chose de plus ancré dans la réalité serait-il plus profitable à ton développement.

— Ne nous emballons pas, dit Korlandril en souriant. Je pense qu’il devrait y avoir quelques éléments abstraits incorporés dans le design. Après tout, comment représenter fidèlement l’amour et la camaraderie par une simple image de la réalité ?

— Je suis surprise. Je comprendrai que tu ne veuilles pas m’en dire plus, mais qu’est-ce qui inspire une telle œuvre ?

Korlandril se demanda un instant si elle ne jouait pas avec lui, mais un rapide coup d’œil sur son expression lui confirma qu’elle n’avait pas la moindre idée que ce serait elle le sujet principal. Le serpent lové dans ses intestins siffla d’agacement et se dressa. À quoi avaient donc servi toutes ses allusions ? Il n’avait jamais été ouvertement clair au sujet de son affection, mais il n’avait pas non plus été particulièrement subtil dans ses intentions. Jouait-elle un jeu quelconque avec lui, afin de lui faire dire tout haut ce qu’ils savaient tous les deux être la vérité ?

— C’est toi mon inspiration, dit calmement Korlandril, les yeux fixés sur Thirianna. C’est toi que je désire représenter comme le pinacle du dévouement et de l’ardeur amoureuse.

Thirianna cligna des yeux plusieurs fois de suite puis les écarquilla sous le choc.

— Je… Tu… Elle détourna la tête. Je ne pense pas que ce soit justifié.

— Justifié ? C’est une expression de mes sentiments, il n’y a besoin d’aucune autre justification que le fait de visualiser mes rêves et mes désirs. Tu es ce que je désire et ce dont je rêve.

Thirianna ne répondit pas. Elle se leva et fit quelques pas avant de se retourner pour faire face à Korlandril, le visage sérieux.

— Ce n’est pas une bonne idée, dit-elle gentiment. J’apprécie tes sentiments, et peut-être qu’il y a quelque temps, j’en aurai non seulement été flattée, mais également ravie.

Le serpent planta ses crocs dans le cœur de Korlandril.

— Mais plus maintenant ? demanda-t-il en hésitant, effrayé à l’idée de ce que sa réponse allait être.

Elle secoua la tête.

— Le retour et le départ soudain d’Aradryan m’ont fait réaliser que quelque chose manquait dans ma vie depuis plusieurs passes maintenant, dit-elle. Korlandril tendit à moitié une main vers elle, dans une invite à se rapprocher. Thirianna s’assit à côté de lui et lui saisit la main. Je vais changer à nouveau. J’en ai fini avec la Voie du Poète. J’ai pleuré et je me suis réjouie par mes vers, et je me sens libérée des fardeaux que je portais. Je sens maintenant un nouvel appel enfler en moi.

Korlandril arracha sa main de son étreinte.

— Tu vas rejoindre Aradryan ! cracha-t-il. Je savais que vous me cachiez quelque chose tous les deux.

— Ne sois pas ridicule, rétorqua-t-elle en grinçant. C’est parce que je lui ai dit ce que je suis en train de t’expliquer qu’il est parti.

— Alors, il t’a bien fait des avances ! Korlandril se leva et passa une main fébrile sur son front tout en tendant vers elle un doigt accusateur. C’est la vérité ! Ose le nier !

Elle repoussa sa main d’un revers.

— De quel droit te permets-tu d’avoir des prétentions à mon égard ? Si tu veux vraiment le savoir, je n’ai jamais envisagé d’être avec Aradryan, même pas avant qu’il parte, et certainement pas depuis son retour. Je ne suis tout simplement pas prête à vivre avec quelqu’un. En fait, c’est même la raison pour laquelle je ne puis être ton inspiration.

Thirianna fit un pas vers lui, les mains ouvertes en signe d’amitié.

— C’est pour éviter de te briser le cœur plus tard que je décline ta proposition aujourd’hui, continua-t-elle. J’ai parlé au prophète Alaiteir, et il est d’accord pour penser que je suis prête à emprunter la Voie du Prophète.

— Un prophète ? la railla-t-il. Tu échoues lamentablement à deviner mes intentions romantiques et tu penses malgré tout avoir l’étoffe d’un prophète ?

— J’ai deviné tes intentions et je les ai ignorées, dit Thirianna en lui posant une main sur le bras. Je ne voulais pas t’encourager dans cette voie. Admettre tes sentiments pour moi les aurait exposés en pleine lumière, et c’est quelque chose que je préférerais éviter, dans notre intérêt à tous les deux.

Korlandril repoussa ses arguments d’un geste, arrachant son bras à son étreinte.

— Si tu ne partages pas les sentiments que j’ai pour toi, dis-le simplement. N’épargne pas ma fierté par facilité. Ne te cache pas derrière l’excuse du changement de Voie.

— C’est la vérité ! Ce n’est pas une excuse ! Tu aimes Thirianna le poète. Nous sommes assez semblables en ce moment, nos Voies sont différentes, mais vont dans la même direction. Lorsque je serai devenu un prophète, je ne serai plus Thirianna le Poète. Tu n’aimeras pas cette personne.

— Pourquoi me refuser le droit de le découvrir par moi-même ? Qui es-tu pour juger de ce qui sera ou pas ? Tu n’es même pas encore engagée sur la Voie et tu penses posséder d’ores et déjà les pouvoirs des prophètes ?

— S’il s’avère vrai que tu éprouves les mêmes sentiments lorsque je serai devenue prophète, et que je ressens encore les mêmes, alors ce qui devait arriver arrivera.

Korlandril étouffa une réponse rageuse avant qu’elle n’ait pris vie lorsque son esprit décrypta les paroles de Thirianna. L’espoir refleurit et des bouquets chatoyants domptèrent le serpent furieux.

— Si tu ressens encore les mêmes sentiments ? Tu admets que tu as des sentiments pour moi ?

— Thirianna le poète éprouve des sentiments pour toi, elle en a toujours eu, admit-elle.

— Alors pourquoi n’embrassons-nous pas ces sentiments partagés ? demanda Korlandril en avançant d’un pas pour saisir la main de Thirianna. Cette fois, ce fut elle qui le repoussa. Elle ne parvint pas à lever les yeux vers lui lorsqu’elle reprit la parole.

— Si je me laisse aller à cette passion avec toi, cela me retiendra, peut-être cela me bloquera-t-il sur la Voie du Poète, condamnée pour toujours à écrire en secret mes vers sur l’amour.

— Alors nous resterons ensemble, le Poète et l’Artiste ! Qu’y a-t-il de si mal à cela ?

— Ce n’est pas sain ! Tu sais très bien qu’il est dangereux de nous retrouver prisonniers à l’intérieur de nous-mêmes. Nos vies doivent être en perpétuel mouvement, passer d’une Voie à une autre et développer notre connaissance de nous et de l’univers. Céder trop profondément à nos désirs conduirait aux ténèbres que nous avons déjà connues. Cela attire l’attention de… d’Elle. De l’Assoiffée.

Korlandril frémit à la mention du fléau des eldars, même par euphémisme. Sa pierre-esprit trembla en même temps que lui et devint glacée au toucher. Tout ce que Thirianna venait de dire était vrai, gravé dans les enseignements du vaisseau-monde : la structure même de leur société avait été créée pour éviter tout retour à la débauche et aux excès qui avaient conduit à la Chute.

Mais Korlandril n’en avait cure. Quelle stupidité que Thirianna et lui se voient ainsi refuser le bonheur !

— Ce que nous ressentons ne peut pas être mal ! Depuis la fondation des vaisseaux-mondes, notre peuple a aimé et survécu. Pourquoi devrait-il en être autrement pour nous ?

— Tu utilises les mêmes arguments qu’Aradryan, admit Thirianna en se retournant vers lui. Il m’a demandé d’oublier la Voie et de me joindre à lui. Même si je l’avais aimé, je n’aurai pas pu le faire. Et je ne peux le faire avec toi. Bien que j’éprouve à ton égard de profonds sentiments, je ne prendrai pas plus le risque de mettre en péril mon âme éternelle pour toi que je ne m’aventurerai dans le vide de l’espace en espérant pouvoir respirer.

Ses yeux étaient emplis de larmes qu’elle avait réussi à contenir jusqu’à cet instant.

— Et maintenant, pars, s’il te plaît.

L’angoisse de Korlandril le consumait. La peur et la rage le déchiraient à égale mesure, brûlaient dans ses veines, tourbillonnaient dans son esprit. Et, sous tout cela, s’ouvrait un gouffre sans fond d’ombre et de désespoir dans lequel il se sentit tomber. Korlandril était prêt à s’évanouir, mais s’efforça de se maintenir droit, de continuer à respirer profondément. Le serpent en lui enlaçait avec force chacun de ses organes et de ses os, extirpait de lui toute vitalité et l’emplissait d’une douleur physique.

— Je ne peux t’aider, dit Thirianna en regardant avec tristesse l’angoisse qui se lisait dans l’attitude de Korlandril. Je sais que tu souffres, mais cela s’estompera.

— Souffrir ? cracha-t-il. Que sais-tu de mes souffrances ?

Son psychisme tout entier hurlait de douleur, aiguisé par sa pratique en tant qu’Artiste, et exigeait un moyen de s’exprimer. Mais il n’y avait aucune porte de sortie pour toutes ses frustrations rentrées : ses sentiments envers Thirianna, soigneusement occultés passe après passe, menaçaient maintenant d’entrer en éruption. Korlandril n’était tout simplement pas équipé mentalement pour libérer le torrent de rage qui tourbillonnait en lui. Il n’était aucun rêve où il puisse se réfugier en quête de soulagement, aucune sculpture qu’il puisse créer pour supprimer la douleur, aucune sensation physique dans laquelle puiser un remède contre l’agonie qui avait envahi son esprit. Sa pierre-esprit était devenue incandescente sur sa poitrine.

La violence enfla en Korlandril. Il aurait voulu frapper Thirianna pour s’être montrée si égoïste et peu clairvoyante. Il aurait voulu faire couler le sang pour que sa souffrance s’écoule de profondes blessures et lave toute cette colère. Et par-dessus tout, il aurait voulu que quelqu’un d’autre ressente sa souffrance, partage la dévastation qui l’habitait.

Sans un mot, Korlandril s’enfuit, sa colère balayée par un vortex de peur devant ce qui venait d’être libéré en lui. Il tituba jusque sur le trottoir et leva les yeux vers les cieux infinis, le cœur battant à tout rompre, le visage raviné par les larmes.

Il avait besoin d’aide. De l’aide pour éteindre le feu qui brûlait désormais dans son esprit.

Disponible au mois de Juillet 2012.