DIX-HUIT
La nuit tombait et les cris du traître avaient cessé, ce qui signifiait soit qu’il avait perdu connaissance, soit qu’il était mort. Scipio Vorolanus s’en moquait un peu, mais c’était quand même un peu fatigant d’entendre ces cris dans cette langue étrangère, ces implorations à ses dieux corrompus de le sauver. Il leva les yeux vers le ciel qui s’assombrissait et les étoiles tout juste visibles entre les nuages, et il se demanda comment s’en sortaient ses frères de bataille.
Où en étaient les opérations sur Calth ? Le Maître de Chapitre avait-il pu détruire le seigneur démoniaque ? Les cinq compagnies Ultramarines étaient-elles en route vers Espandor afin de mettre un terme définitif à tout ceci ? Scipio dessina rapidement dans la poussière les formations de combat et les défenses préconisées par le Codex en cas d’affrontement contre un ennemi supérieur en nombre, mais inférieur en qualité. Il exécuta ces diagrammes sans même trop y penser, tant ils étaient gravés dans son inconscient, comme une sorte de seconde nature.
L’usine bombardée dans laquelle les Foudres s’étaient dissimulés était située dans un quartier peu fréquenté de la cité, l’un de ceux qui avaient le plus grandement souffert de l’invasion. La plupart des structures n’avaient plus de toit et certaines n’étaient même plus que des tas de pierres, elles étaient donc inutilisables pour les Fils du Sang. Le Rhino capturé étaient dissimulé sous des bâches, Laenus essayait de tirer quelque chose des moteurs mal en point. Les autres étaient occupés à nettoyer leurs armes ou ouvrir leur dernière ration. D’une manière ou d’une autre, cette histoire devrait se terminer très bientôt, car Scipio se voyait mal demander à ses hommes de trouver de quoi se nourrir dans cette porcherie qu’était devenue Corinth.
Chacun des guerriers s’était débarrassé de son armure et ne portait que son justaucorps kaki sur lequel ils avaient passé des haillons ramassés sur des morts ou les quelques infortunés qu’ils n’avaient pu faire autrement que de tuer. Cela faisait une semaine qu’ils se trouvaient dans cette cité, même si cela lui paraissait une éternité. Ils avaient depuis tué vingt-sept soldats des Fils du Sang dans leurs tentatives de déterminer si la Reine Corsaire se trouvait à Corinth ou pas.
Les Fils du Sang qu’ils avaient capturés semblaient tous penser qu’elle y était et qu’elle regroupait ses forces en vue de lancer un assaut sur Herapolis, mais aucun ne l’avait vue. Même si l’un d’eux avait prétendu disposer avec certitude de cette information, Scipio ne savait pas trop s’il pouvait leur faire confiance. Ce ne serait qu’après avoir vu Kaarja Salombar de ses propres yeux qu’il se risquerait à entrer en contact avec le capitaine Sicarius.
Dans ce but, lui et frère Nivian, qui avait perdu un bras dans ce combat pour capturer le Rhino, s’étaient aventurés dans la cité. Se faisant passer pour des astartes renégats, ils s’étaient promenés dans la cité et avaient été frappés par les destructions, le vandalisme gratuit et les profanations. D’anciens temples aux murs d’argent servaient maintenant de latrines, des bâtiments de justice et de commerce étaient entassés de cadavres torturés par simple amusement.
Mais c’était surtout le manque manifeste de discipline parmi les Fils du Sang qui offensait le plus Scipio. Ce trait de caractère chez l’ennemi aurait dû bien au contraire lui faire plaisir, mais cela le heurtait de constater que l’armée qui tenait Ultramar entre ses griffes était aussi désordonnée. L’ivresse était partout et les bagarres intestines très répandues. Des querelles éclataient sans cesse et les rues étaient jonchées de cadavres à la gorge tranchée ou défigurés d’un coup de feu en plein visage.
— Comment peut-on accepter de vivre ainsi ? avait demandé Nivian alors qu’ils observaient un groupe de Fils du Sang masqués se jeter sur deux des leurs sans la moindre raison apparente.
Scipio n’avait pas de réponse et ils avaient tourné au coin de la rue, laissant les deux pillards se faire battre à mort par leurs anciens camarades.
Toute la cité n’était plus que ruines, ses rues étaient encombrées de débris et des détritus d’une armée qui semblait se moquer de tout. L’odeur montant de la rivière était assommante et Scipio dut faire de gros efforts pour ne pas sortir son épée et embrocher chaque Fils du Sang qu’il croisait.
Comment un tel ramassis pouvait-il représenter une aussi grande menace envers l’Imperium ? C’était au-delà de l’entendement. Où donc se trouvaient les infrastructures, les administrations et les unités de soutien qui devaient permettre à cette armée de fonctionner ? Sur des mondes tenus par les Puissances de la Ruine, comment une société pouvait-elle tenir sans aucune règle ? Les planètes sous le joug de l’Archi-ennemi devaient sans aucun doute être sous la coupe d’un ordre imposé par les échelons supérieurs du commandement. Comment autrement leurs armées seraient-elles ravitaillées, équipées et mobilisées pour la guerre ? Toute cette débauche alcoolisée à laquelle Scipio avait pu assister n’avait fait que le convaincre qu’il existait en réalité un niveau de commandement plus organisé et qu’il ne l’avait tout simplement pas encore découvert.
La blessure de Nivian leur permettait de plus facilement se fondre dans la masse et partout où ils allèrent, ils firent l’objet de marques de respect de la part des Fils du Sang. Des serments impies et des malédictions étaient lancés à leur passage et chacun vrilla les oreilles de Scipio. Chaque fois qu’ils apercevaient d’autres astartes, ils se cachaient dans une ruine ou bifurquaient dans une ruelle latérale.
Pourtant, jusque-là, tous leurs efforts s’étaient montrés vains. Ils avaient bien trouvé des signes d’une échelle de commandement supérieure, mais pas la moindre trace de celui, ou celle, qui dirigeait tout cela. Nivian, Laenus et Helicas avaient tenté de persuader leur sergent de partir chercher ailleurs, mais il y avait quelque chose dans l’énergie dont faisaient montre les Fils du Sang qui faisait croire à Scipio que Salombar était là. Il ne disposait pas d’indices probants, seulement une intuition. Pour quelle autre raison autant d’unités ennemies seraient-elles regroupées en ce même endroit ?
Mais une intuition ne suffisait pas pour envoyer le moindre message au capitaine Sicarius.
La crainte d’échouer dans cette mission le tenaillait. Scipio Vorolanus n’avait jamais rien raté de toute son existence. Depuis les tests de recrutement sur Tarentus jusqu’aux combats sur Black Reach, il avait excellé en tout. Son statut de sergent vétéran ne pouvait pas être remis en cause et nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il pouvait encore s’élever au sein de la Deuxième Compagnie. Tout cela pourrait être gâché par l’échec d’une seule et unique mission, même si Scipio n’aimait pas reconnaître cette ambition.
La colère enfla en lui et il se leva des caisses sur lesquelles il s’était assis pour se diriger vers l’endroit où Helicas surveillait le prisonnier. L’homme était recroquevillé sur le côté, du sang s’écoulait de sa tête en une telle quantité que Scipio se dit qu’il ne s’en relèverait pas. Il était vêtu d’un mélange d’uniformes qui le faisait plus ressembler à un arlequin de cour qu’à un véritable soldat. Un pan de tissu bleu était noué autour de sa taille, Scipio avait pu constater qu’il s’agissait du signe distinctif des officiers, ou des Hæxen, comme les appelaient les corsaires.
— Des nouvelles des autres escouades ? lui demanda Helicas.
Scipio secoua la tête, irrité qu’on lui pose cette même question encore et encore. Il inspira bien à fond.
— Non. Il serait trop dangereux d’entrer en contact avec qui que ce soit depuis le cœur de cette cité. L’ennemi n’aurait aucun problème à trianguler notre position.
— Bien sûr, mais c’est juste que nous n’arriverons à rien avec ces prisonniers et vos reconnaissances à pied ne nous ont pas permis de mettre la main sur cette Reine Corsaire.
Scipio ignora cette impatience flagrante d’un peu d’action.
— Il ne t’a rien dit avant que tu le tues ? demanda-t-il, même s’il connaissait déjà la réponse.
Si Helicas avait appris quoi que ce soit, il le lui aurait dit.
— Il ne savait rien, siffla Helicas, comme offensé par l’obstination du mort, il se détourna du corps pour essuyer sa main trempée de sang sur un linge imbibé de désinfectant. Comme tous les autres, sergent. Il n’a pas arrêté de me dire que la Reine Corsaire était là, mais qu’il ne savait pas où précisément, qu’il ne l’avait jamais vue et me souhaitait de connaître mille morts et d’aller brûler dans le même enfer que ma mère, laquelle, à l’en croire, s’y trouve pour avoir forniqué avec des chiens.
— Charmant, commenta Scipio en s’agenouillant près du mort.
Ses traits s’étaient adoucis, les rides haineuses qui avaient traversé son visage avaient disparu et cela lui donnait un air presque serein. S’il n’y avait eu ces immondes icônes gravées au fer rouge sur ses joues, il aurait pu ressembler à tant de citoyens impériaux.
— Change-le d’uniforme et il pourrait passer pour un habitant d’Ultramar, dit Scipio.
— Vous vous apitoyez sur l’ennemi, sergent ? se moqua Helicas. Ce n’est jamais bon signe.
— Je ne m’apitoie pas, je me lamente. Il aurait pu être l’un des nôtres, mais il a choisi une voie différente et il en est mort.
— C’est qu’il a fait le mauvais choix.
— Ça, c’est évident, admit Scipio. Mais je me demande s’il est né déjà corrompu ou si c’est en grandissant qu’il a trahi. À quel moment a-t-il décidé qu’il n’était plus un loyal serviteur de l’Empereur et a offert sa vie aux Puissances de la Ruine ?
— Cela a-t-il une quelconque importance ?
— Je crois que oui, Helicas. Reconnaître cet instant nous permettrait d’empêcher qu’il ne survienne. Les Fils du Sang sont damnés au-delà de toute possibilité de rédemption, cela est certain, mais combien d’autres en ce moment même se trouvent sur cette ligne étroite qui sépare la loyauté de la trahison ? Combien de ces gens sont nés maléfiques et combien le sont devenus à cause du monde dans lequel ils vivaient ?
— Je ne suis qu’un simple guerrier, sergent, lui répondit Helicas. C’est aux capitaines et au maître du chapitre de se poser ce genre de question.
— C’est à chacun de nous de le faire, rétorqua Scipio. Du moins, ce devrait être le cas.
Il secoua la tête en voyant qu’Helicas ne comprenait pas. Il était très efficace en tant que soldat et artilleur, mais, et lui-même le reconnaissait, n’était pas fin philosophe.
— Désolé, sergent, dit l’Ultramarine.
Scipio sentit la rancœur et la tristesse monter en lui.
— Un astartes devrait toujours penser, car nos âmes et nos esprits ont été modelés pour être supérieurs à ceux des mortels. C’est du gâchis que l’un de nous n’essaye pas d’exploiter au maximum tout son potentiel. N’est-ce pas ce qu’Ultramar offre à chacun de ses habitants ? Une chance de s’améliorer et de se développer dans un environnement qui favorise les citoyens entreprenants ?
Les Foudres levèrent la tête vers lui.
— J’ai combattu sur une centaine de mondes différents et vu un millier de cultures différentes. Sur les pires d’entre eux, j’ai été frappé par l’impossibilité de changement, de tout ce potentiel gâché que j’ai pu voir dans cette abjecte pauvreté et le désespoir de la population. L’Imperium dispose de milliards de vies à exploiter pour le bien de tous, mais la plupart des citoyens restent juste à pourrir dans des trous perdus sur des mondes recouverts de cendre, pollués et désespérés. Quelles sont les chances réelles de ces gens ? Combien de personnes sont jetées dans les bras de l’Archi-ennemi par la simple horreur de leur vie de tous les jours ?
— Je ne sais pas, sergent, répondit Helicas qui n’avait pas saisi la nature purement rhétorique de la question et Scipio comprit l’inconfort de son guerrier de s’entendre poser de telles énigmes.
Scipio se redressa de toute sa taille et posa un regard dur sur ses guerriers. Il vit leur frustration et ressentit leur attente d’action. Il comprit tout cela parce qu’il éprouvait les mêmes sentiments. Un plan commença à se former dans son esprit et même si celui-ci ressemblait fort à un plan qui aurait pu être mis au point par Sicarius, il avait impatience de retrouver l’action. Et il savait exactement comment faire.
— Bon, nous sommes restés inactifs trop longtemps, dit-il en se dirigeant vers le Rhino et en tirant sur les bâches pour les enlever. Mais c’est terminé.
Nivian fit un pas en avant, le pistolet bolter de Scipio se trouvait déjà dans sa seule main restante.
— Que suggérez-vous, sergent ? demanda-t-il.
— Si nous ne pouvons pas trouver la Reine Corsaire, alors nous allons faire en sorte que ce soit elle qui nous trouve.
Les murs de Castra Tanagra étaient silencieux. La mort avait pour habitude de transformer tous les lieux ainsi. Tigurius marchait au milieu du temple-forteresse, il était épuisé au-delà de ce qui était possible et ressentait le poids de l’omniprésence des démons. Ils s’agglutinaient en une sorte de brouillard juste en limite du champ de vision, baignés de cette lumière de haine libérée par le nuage d’orage qui grondait à l’horizon. Un miasme de formes hideuses et d’agressivité reptilienne, les démons posaient sur les défenseurs à l’intérieur de la forteresse un regard affamé.
— Vous ne devriez pas être là, dit-il.
Hommes et femmes étaient agglutinés à l’ombre des remparts, leurs capes et leurs couvertures serrées autour d’eux. Les montagnes étaient froides et un vent glacé soufflait depuis le pic de Capena. L’hiver sur Talassar était rude et précoce cette année. Des flocons de neige virevoltaient dans l’air et des panaches de vapeur s’échappaient de chaque poitrine.
Mille trois cents âmes occupaient Castra Tanagra, tout juste la moitié de ce qu’elles avaient été au début de cette bataille. Plusieurs centaines avaient perdu la vie ou étaient trop sérieusement blessés pour combattre. Pourtant, ceux toujours sur les remparts étaient déterminés à lutter avec défiance et courage. Ils étaient magnifiques, mais à chaque nouvel assaut, leur nombre ne cessait de fondre et le spectre de la défaite se dessinait inexorablement.
Tigurius leva les yeux vers le haut donjon circulaire, ses nombreuses salles remplies des blessés et des morts. Il sentit une douleur intérieure et tenta de repousser le désespoir qu’elle recelait.
Des soldats le saluèrent à son passage, mais aucun ne lui adressa la parole, car il était de l’Adeptus Astartes et il puisait dans ces mêmes pouvoirs qui les assaillaient. Même les Ultramarines ne lui parlaient que lorsque cela était strictement nécessaire et cette solitude était lourde à porter pour Tigurius. Il avait depuis longtemps accepté de vivre de cette manière, mais se retrouver aussi proche de sa fin en étant entouré de si peu de personnes qu’il pourrait considérer comme ses amis était difficile pour l’archiviste et une pointe de ressentiment enfla en lui.
Il baissa les yeux vers la cour et y aperçut Marneus Calgar entouré par les sergents de la Première Compagnie qui avaient reçu comme mission de défendre la partie orientale des murs. Le Maître de Chapitre avait été un point essentiel dans la défense résolue de Castra Tanagra, luttant contre les démons avec une telle détermination et un tel courage que tous ceux qui le virent redoublèrent d’efforts. Calgar leva les yeux et lui fit un signe de la main, les Gantelets d’Ultramar étaient craquelés et ternis après avoir donné tant de coups. Tigurius lui rendit son salut et se détourna, un sentiment de nausée monta au fond de sa gorge.
Il faisait froid et même si les plaques de son armure le protégeaient de son environnement, un frisson lui traversa le corps. Il poursuivit son chemin le long des remparts et approcha d’Agemman. Le Premier Capitaine discutait avec l’un de ses vétérans, mais tous deux se turent dès qu’ils aperçurent Tigurius.
— Archiviste, l’accueillit Agemman en affichant un regard dur comme le granit. Qu’est-ce qui vous amène sur cette partie des murs ?
— Les protections psychiques ont besoin d’être renforcées, lui répondit Tigurius en tapotant des symboles dorés sculptés sur les arêtes des remparts et dont l’éclat s’était fortement terni. Chaque fois que les démons attaquent, ils érodent la puissance des charmes tissés par les bâtisseurs.
Agemman observa les symboles et fronça les sourcils.
— Je pensais qu’ils n’étaient là que pour faire joli.
— Détrompez-vous, Premier Capitaine, répondit Tigurius. Ils sont d’une importance vitale.
Agemman haussa les épaules et se détourna.
Tigurius se sentit vexé par le comportement méprisant d’Agemman, et même s’il savait que cela n’était dû qu’à la fatigue, il ne put retenir ses paroles.
— Sans ces protections qui sapent l’énergie des démons, ce combat serait encore bien plus dur.
— Je vous demande pardon ? lui demanda Agemman en se retournant.
— Je disais que nous devrions nous replier dans le donjon. Ces murs sont trop étendus pour que nous puissions les tenir avec si peu d’hommes. Le Codex dit…
— Je sais ce que dit le Codex, le coupa Agemman. Je le connais par cœur.
— D’après les principes décrits, vous ne disposez plus d’assez de monde pour tenir un mur d’une telle longueur, reprit Tigurius, comme si Agemman n’avait rien dit. La logique impose un repli vers le donjon.
Agemman sembla sur le point de répondre, mais il savait que Tigurius avait raison.
— Le Seigneur Calgar a-t-il donné cet ordre ?
— Pas encore.
— Dans ce cas, je vais attendre son ordre de repli. Il n’est pas dans les habitudes de la Première Compagnie de reculer.
— La défaite l’est davantage ?
Agemman le regarda de travers, puis il lui montra les symboles gravés sur le merlon.
— Faites ce que vous avez à faire, archiviste, puis allez voir ailleurs. Votre présence me fatigue.
— Si vous ne vous repliez pas, ce mur tombera, insista Tigurius alors que la température baissait encore.
Sa respiration formait des panaches de vapeur devant lui et il avait un goût de métal dans la bouche. Des éclats de voix montèrent de la cour, et Tigurius aperçut plusieurs soldats en train de commencer à se battre.
— Pardon ? se retourna Agemman avec un regard furieux.
— Sans l’aide de mes pouvoirs, vous ne parviendrez pas à tenir ces murs, répéta Tigurius. Vous devriez même être en train d’implorer mon aide.
— Je n’implore jamais personne, siffla Agemman en approchant son visage à quelques pouces de celui de Tigurius. Ce mur est tenu par des guerriers de la Première Compagnie et il n’en existe pas de meilleurs dans toute la galaxie.
— Là n’est pas le problème. Si vous combattez, vous échouerez.
— Vous insultez l’honneur de la Première Compagnie !
— Il n’y a aucun honneur dans la stupidité.
Agemman saisit d’une main Tigurius à la gorge, ses doigts avaient la poigne d’un Dreadnought. Tigurius expulsa un panache de vapeurs glacées et banda les muscles de son cou, des cristaux de glace se formèrent sur les bords de la cuirasse d’Agemman. Une lueur meurtrière s’était allumée dans les yeux du Premier Capitaine. Une fureur enragée qui ne cherchait qu’à tout détruire.
Tigurius sentit tout son corps comme plongé dans un lac glacé, ses poumons s’alourdirent. Ses pensées se ralentirent et s’embrumèrent. Quelle bizarrerie que son existence prenne fin des mains de l’un de ses frères de bataille, c’était une destinée qu’il n’aurait jamais suspectée. Agemman l’obligea à s’agenouiller, il lui arrachait souffle après souffle de vie à chaque expiration.
Des tirs éclatèrent sur les remparts et les bagarres dans la cour s’étendirent avec la violence d’une infection. Tigurius laissa tomber son bâton et leva les mains autour des poignets d’Agemman, les cristaux imbriqués dans son armure s’éveillèrent à la vie.
Une chaleur se répandit en lui et se mélangea à l’emprise glacée que cette rage irraisonnée exerçait sur lui. Il comprit soudain et tout son corps repoussa d’un coup cette agressivité surnaturelle qui provoquait toute cette violence. Tigurius ouvrit son esprit aux lumières psychiques qui entouraient la forteresse et perçut ce brouillard rouge qui s’était infiltré à l’intérieur du temple-forteresse par les interstices entre les pierres ou qui se déversait par-dessus les remparts telle une lourde brume. Chez tous ceux qu’elle touchait, elle allumait le feu du ressentiment, de la jalousie et de l’amertume. Elle recouvrait la noblesse de l’humanité d’un linceul de rancœur et de haine.
Tigurius repoussa le brouillard rouge hors de son propre corps avant de projeter une lumière dorée en direction d’Agemman, purifiant son esprit de cette magie ennemie en un battement de cœur.
Le Premier Capitaine tomba contre lui, la lumière haineuse dans son regard instantanément remplacée par celle de la réalité. Sa prise se relâcha et Tigurius put se remettre sur ses pieds, Agemman s’appuya sur les pierres des remparts pour ne pas tomber.
— Varro… commença-t-il. Je… par le sang de l’Empereur, pardonnez-moi ! Je…
— Plus tard, grogna Tigurius. Les démons arrivent.
Agemman hocha la tête et retrouva toute sa stature en un instant, rappelant à Tigurius pourquoi il était le régent d’Ultramar et le capitaine de la Première Compagnie. Tigurius porta une main sur l’un des symboles dorés sur le mur et sentit sa puissance érodée sous l’influence du sortilège ennemi.
Il n’y restait qu’un maigre souffle de pouvoir.
— Quel imbécile, souffla-t-il. J’aurais dû le ressentir. Trop fatigué…
Il ferma les yeux et laissa sa conscience s’écouler le long du motif sculpté et s’étendre vers le suivant, puis à tous les autres sur le mur. Il transmit son énergie au charme de protection, le rechargea et le renforça contre les agressions ennemies. Sur toute la longueur des remparts, les symboles se remirent à briller et le brouillard rouge fut progressivement remplacé par une brume matinale.
Il en restait bien quelques volutes, mais Tigurius savait qu’elles n’étaient pas nombreuses et qu’elles disparaîtraient lorsque les derniers mortels réaliseraient l’horreur de leur comportement. Le froid recula lui aussi et Tigurius put soupirer de soulagement en sentant l’influence maligne du sortilège ennemi refluer. La confusion et la honte s’étendirent à toute la forteresse, mais Tigurius se força à oublier tout cela quand il sentit la nausée monter dans son ventre. Il ouvrit les yeux et son cœur bondit.
Des milliers de démons, cornus et dégoulinants de sang, chargeaient en direction de Castra Tanagra, brandissant des épées noires et fumantes. Des monstres à la peau blafarde et aux membres terminés par des pinces les suivaient, puis venaient ensuite des créatures immondes ressemblant à des cadavres sortis d’un charnier de pestiférés. Ils dégageaient une vigueur démoniaque et Tigurius comprit qu’ils ne seraient jamais capables de tenir ces murs face à une telle horde.
— Première Compagnie, préparez-vous ! Courage et honneur ! cria Agemman.
— Non ! répondit Tigurius en ramassant son bâton. Tenez-vous prêts à vous replier !
Agemman serra les mâchoires, mais il finit par s’incliner et Tigurius partit en courant vers l’endroit où s’ouvrait la brèche. Marneus Calgar avait déjà rassemblé ses guerriers et un véritable mur d’épées se dressait face aux démons. Tigurius sauta du haut des remparts et atterrit juste derrière eux dans un craquement de dalles brisées. Il courut vers le Maître de Chapitre.
— Vous n’allez tout de même pas faire face à cette charge, n’est-ce pas ?
— Et que faire d’autre ? répondit Calgar. Je l’ai fait à Zalathras et je peux le refaire ici. Vous vous souvenez de cette bataille ? J’ai lutté jours et nuits contre les peaux-vertes et aucun n’est passé.
— Nous ne sommes pas sur Zalathras et ce ne sont plus des peaux-vertes, rétorqua Tigurius. Vous devez vous replier sur le donjon. C’est la seule chose à faire !
Calgar leva les yeux vers les murs, seulement tenus par quelques guerriers de la Première Compagnie et une poignée de civils. Il comprit en un instant que Tigurius avait raison.
— Pouvez-vous nous gagner le temps nécessaire ?
— Je peux, répondit Tigurius. Repliez-vous.
Calgar hocha la tête et ouvrit son micro.
— Tout le monde se replie vers le donjon ! Décrochez par escouades, ne laissez personne en arrière. Courage et honneur, terminé !
Sur toute la longueur des murs, hommes et femmes se précipitèrent vers la relative sécurité du donjon pendant que les effectifs de la Première Compagnie restaient en arrière. Des rafales de fulgurant et des missiles partirent des remparts.
— Allez-y, monseigneur, dit Tigurius. Je vais retenir les démons le temps qu’il faudra.
Le Maître du Chapitre posa une main sur son épaule.
— Je vais rester avec vous, Varro.
Tigurius prit une profonde inspiration et se dressa dans la brèche, il planta son bâton dans le sol près de lui. Il recelait un immense pouvoir et disposait d’une relation avec l’immaterium inégalée par n’importe quel autre talisman. Il aurait besoin de toute l’aide qu’il pourrait y puiser. Les démons étaient presque sur la forteresse, une véritable marée de cauchemars devenus réalité et extirpés du Warp par des puissances dépassant l’entendement. Maintenir la présence d’une telle horde nécessitait une immense réserve de pouvoir et Tigurius savait que lorsque le Trois-fois-Né déciderait d’intervenir en personne sur le champ de bataille, il se produirait des massacres dépassant tout ce que les Ultramarines avaient pu voir jusque-là depuis la Bataille pour Macragge.
Tigurius espérait que cette bataille n’aurait pas les mêmes conséquences pour la Première Compagnie.
Il puisa dans ses moindres réserves de pouvoir et utilisa son bâton pour s’abreuver des énergies du Warp. D’étranges flux s’écoulèrent en lui, glacés et profonds, mais il les accueillit et les modela en un feu qui nimba sa silhouette et l’extrémité de son bâton.
Les démons étaient presque sur lui. Il parvenait à percevoir cette lumière de mort dans leurs yeux et sentit la fournaise de leurs enveloppes surnaturelles. L’obscurité était en eux, mais la lumière les détruirait. Le feu grondait en Tigurius en une conflagration qui finirait par le consumer s’il ne parvenait pas à la maîtriser.
Tigurius leva son bâton lorsque les démons se jetèrent sur lui, et il l’abattit.
Un feu blanc jaillit à l’impact et un mur de flammes se déversa depuis les roches des montagnes. Les démons les plus proches de Tigurius furent transformés en cendres, totalement volatilisés sans aucun espoir de renaître. Comme une allumette lancée dans un bac de prométhium, les flammes se propagèrent à tout le pourtour de Castra Tanagra telle une chose vivante. Les symboles dorés brillaient d’une vive lumière, magnifiée par la puissance destructrice de l’incendie. Le moindre contact provoquait la mort des démons et ils hurlèrent leur rage alors que les flammes purificatrices les consumaient. Les créatures décérébrées hurlèrent à l’attention des murs, leurs cris se transformèrent en plaintes d’agonie quand le feu les engloutit et les dévora.
Tigurius lutta pour rester debout malgré ces tourbillons autour de lui, il sentait le feu puiser dans ses propres forces. Il leva les yeux vers les murs que quittaient enfin les guerriers de la Première Compagnie. Agemman fut le dernier, Tigurius percevait la honte qu’il en éprouvait.
Les démons se jetaient eux-mêmes dans les flammes et les montagnes tremblèrent sous leurs hurlements. Pour chaque démon qui succombait, Tigurius sentait son emprise sur son sortilège s’étioler. Il ne pourrait pas le maintenir longtemps sans en subir de terribles conséquences. Il sentit aussi cette terrible présence qui planait au-dessus de Talassar porter son attention sur lui.
Il crut plonger le regard dans un gouffre insondable, un immense vide dont il n’y avait nul retour possible. Tigurius gémit devant l’horreur d’un tel abysse et comprit que la victoire était impossible contre une telle puissance.
Il venait de dépenser ses toutes dernières forces et se sentit basculer dans ce vide.
De puissantes mains le saisirent et il comprit qu’on le portait à l’écart. Des lames claquaient et des bolters aboyaient, mais tout ce que pouvait ressentir Tigurius, c’était le vide glacé de ce gouffre.
Ses yeux se fermèrent doucement et il entendit une voix qui s’adressait à lui.
— Je vous tiens, Varro, lui disait Calgar. Je vous tiens.
Le Rhino roulait dans les rues de Corinth, ses écoutilles solidement fermées, ses moteurs devaient donner leurs derniers tours. Scipio posa un doigt sur une plaque de métal particulière à l’arrière du compartiment du pilote. Laenus y avait gravé une représentation grossière de la roue crantée du Mechanicus, assurant que c’était tout ce qui maintenait encore l’engin en état de marche.
Scipio n’eut pas envie de le contrarier et il remercia mentalement les puissances à l’œuvre, quelles qu’elles soient.
Il regarda par le périscope. Le miroir extérieur était ébréché, ils l’avaient nettoyé du mieux qu’ils avaient pu. Les Fils du Sang n’étaient pas très nombreux et plutôt dispersés, la plupart étaient assommés par l’alcool ou effondrés aux pieds de murs couverts de graffitis profanes. Ceux qui tenaient toujours debout s’inclinèrent sur leur passage en se frappant la poitrine du poing. Scipio ne vit que de rares traîtres astartes, même eux semblaient perturbés.
Pourtant, malgré tout ce désordre, plus ils s’enfonçaient dans la cité, plus il percevait des signes d’une certaine organisation. Le prætor de Corinth avait siégé dans un bâtiment d’une imposante grandeur, dont les hautes colonnes et les toits se détachaient au loin. Les rayons du soleil étaient renvoyés par les remparts argentés de la bretèche et Scipio ne put qu’espérer que Salombar ait aimé assez le luxe pour en faire son repaire, puisqu’il s’agissait indiscutablement de la plus luxueuse bâtisse encore debout de la cité.
Les chaussées conduisant vers le centre de la cité faisaient l’objet de patrouilles et des chevaux de frise étaient déployés en travers pour contrôler l’accès. Ces postes n’étaient gardés que par des Fils du Sang et ils dégagèrent rapidement le passage quand ils virent approcher le Rhino de l’Astartes.
— Quelle négligence, commenta Scipio une fois qu’ils furent passés. Ils n’ont même pas vérifié qui était à l’intérieur.
— Je vais finir par préférer les ennemis négligents aux autres, dit Helicas.
Son lance-missiles était dressé entre ses jambes, la tête bleue et rouge était déjà chargée. C’était une violation du moindre protocole de sécurité du Codex, mais alors que les perspectives de combat s’approchaient, Scipio ne voulait laisser passer la moindre seconde autorisant aux tirs d’appui de pleuvoir.
— Vous êtes sûr que c’est une bonne idée, sergent ? demanda Coltanis dont le lance-plasma était posé en travers de ses genoux.
Scipio se tourna vers le guerrier. Vêtu de son armure de bataille, Coltanis avait tout d’un combattant d’Ultramar. Le doré de sa cuirasse brillait dans la faible lumière de l’habitacle.
— Non, mais c’était la dernière idée que j’avais et il était temps que nous reprenions l’initiative dans cette affaire. J’en avais assez de me cacher dans l’ombre, c’était plus un boulot de scout.
Sa remarque fut saluée par des grognements d’approbation, car ses paroles reflétaient les sentiments de chacun d’eux. Ils étaient les meilleurs guerriers de la galaxie en plein cœur d’une cité remplie d’ennemis. Il était temps de leur lâcher la bride. Même si ses hommes et lui faisaient souvent office d’yeux et d’oreilles pour toute la Deuxième Compagnie, c’était dans la fureur des combats qu’ils donnaient leur pleine mesure.
Chaque membre des Foudres avait revêtu son armure énergétique et Scipio se sentait presque revivre dans sa tenue de céramite et de plastacier. Être un guerrier Ultramarine n’imposait pas forcément le port de cette armure, mais arborer ce bleu et ce doré renforçait le sens du devoir de Scipio et ce sentiment d’appartenir à une confrérie. Il porta les doigts au crâne placé au centre de sa cuirasse, ferma les yeux et offrit une bénédiction à l’esprit guerrier de son armure.
Aucun de leurs prisonniers n’avait donné le moindre renseignement sur la présence de la Reine Corsaire à Corinth, mais cette absence de corroboration donnait à Scipio l’espoir que ses soupçons soient corrects. Kaarja Salombar se trouvait bien à Corinth, il en était persuadé.
Il allait maintenant mettre sa théorie à l’épreuve.
— Sergent, si vous pouviez jeter un coup d’œil à cela, l’invita Laenus depuis le siège du pilote.
Scipio posa à nouveau son œil contre le périscope.
Il vit un barrage, mais celui-ci était cette fois-ci tenu par des artartes portant les armures noir et orange des Claws of Lorek. Six d’entre eux, chacun l’arme en bandoulière. Leur chef s’avança au centre de la route et leva une main pour leur demander de s’arrêter.
— Qu’est-ce que je fais ? demanda Laenus.
Scipio commença à tourner le volant pour déverrouiller l’écoutille supérieure.
— Fonce-leur dessus et si tu peux en écraser deux ou trois au passage, tant mieux.
Il ouvrit la trappe et prépara les bolters jumelés sur pivot.
— Nous y voilà, les Foudres, leur dit-il. Passons aux choses sérieuses.
Sans son armure et lié sur une chaise d’acier, Ardaric Vaanes faisait peine à voir. Son corps était pâle, privé de toute couleur de par l’héritage de son chapitre, et Uriel se trouva incapable de trouver quoi dire sans que cela ne semble être des banalités.
— Ils ont dit que tu ne parlerais qu’à moi, commença-t-il finalement.
Vaanes leva les yeux et Uriel tenta de lire sur son visage. Un peu de haine, un peu de soulagement et un peu de… quelque chose qu’il ne put identifier. Cela traversa d’ailleurs si rapidement le visage du renégat qu’il n’était même pas certain qu’il avait bien vu, mais cela avait été une chose que le prisonnier avait tenté de dissimuler.
— Ils ont dit vrai, répondit Vaanes. Je sais que d’autres écoutent, mais je voulais te parler à nouveau face à face.
La salle d’interrogatoire était une pièce carrée enfouie dans le ventre du Lex Tredecim, quatre mètres sur quatre équipés de tout un attirail d’appareils enregistreurs et d’analyseurs multispectre dissimulés dans ses murs, le sol et le plafond. Rien de ce que dirait le captif ne serait perdu.
— Où sont Honsou et ses Iron Warriors ? demanda Uriel en se rapprochant d’un pas de l’ancien Raven Guard. Ils ne se sont pas montrés sur le champ de bataille et Honsou n’est pas le genre de gars à rater une telle occasion de carnage.
— La bataille est terminée ?
— Cette phase-ci, en tout cas, répondit Uriel. La Basilique Noire n’existe plus, de même que votre magos corrompu. Il a tenté de prendre le contrôle des prætoriens, mais il a été vaincu et vos forces sont repoussées vers leurs positions initiales.
— Tu réalises bien sûr que tout ceci n’était qu’une diversion.
— Le cinquième tunnelier, dit Uriel. Honsou et les Iron Warriors sont à son bord, n’est-ce pas ?
Vaanes acquiesça.
— Eux et les Danseurs de Lame de Xiomagra. Honsou n’était même pas certain que tu le remarquerais.
— Il n’a jamais cessé de me sous-estimer.
— Comme chacun de nous.
— Et donc, où va-t-il ? Et ne me mens pas ou je te laisse aux personnes derrière cette porte. Ils veulent que tu sois exécuté sur-le-champ !
Ce n’était qu’une partie de la vérité. Namira Suzaku était en effet en faveur de l’exécution rapide de Vaanes, mais Æthon Shaan, qui était revenu l’armure toute cabossée et brûlée de son expédition qui avait conduit à la destruction de la Basilique Noire, était resté intraitable. Vaanes devait être ramené sur Délivrance pour y être jugé par la Raven Guard.
— Cela ne me surprend pas, répondit Vaanes. L’Imperium a toujours manqué d’imagination dans ses punitions. Tu devrais voir toutes les manières que connaît un seigneur de guerre du Chaos pour maintenir l’ordre autour de lui. Ce n’est pas très joli à voir, mais cela fait marcher droit les subordonnés.
— Et c’est une manière d’agir à prendre en exemple ?
Vaanes secoua la tête.
— Tu ne m’écoutes pas. Tu n’entends que ce que tu veux entendre, alors si tu veux me tuer, fais-le, et arrête de perdre ton temps. Je pensais pouvoir parler avec toi parce que tu es plus du genre à utiliser ton cerveau au lieu de te jeter sur le premier outil de torture.
— Alors, dis-moi où est passé ce cinquième tunnelier.
Vaanes ne répondit rien et Uriel fit un nouveau pas vers lui.
— Je vais te le dire, mais tu dois me donner quelque chose en échange.
— Tu n’es qu’un traître, cracha Uriel. Pourquoi devrais-je négocier quoi que ce soit avec toi ?
— Comment peux-tu me demander cela ! rétorqua Vaanes. Ne sommes-nous pas d’anciens compagnons d’armes ? N’avons-nous pas traversé ensemble un monde damné ? Ne nous sommes-nous pas lancés à l’assaut d’une forteresse des Iron Warriors ? Sais-tu combien de personnes savent que nous sommes toujours en vie ?
— C’est vrai, nous avons fait toutes ces choses, admit Uriel. Et je t’ai alors offert une chance de rédemption une fois notre ennemi détruit, mais tu l’as refusée.
— La rédemption ? Ce n’est pas pour les gens comme moi, Uriel. J’ai essayé, mais ça n’a pas marché.
— Tu as donc choisi à la place la damnation ?
— Je pensais que je l’avais fait, mais ça non plus, ce n’était pas pour moi.
— De quoi parles-tu ?
— De ceci, dit Vaanes en se tordant sur sa chaise pour lui montrer ses deltoïdes.
Uriel se pencha et aperçut un corbeau noir tatoué sur la peau de Vaanes.
— C’est à cause de cela que je me suis rendu à toi.
— Un tatouage de chapitre que tu n’es pas digne de porter, gronda Uriel. Et alors ?
— Tu ne comprends pas, je sais. Je ne suis d’ailleurs même pas certain de comprendre moi-même.
— Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de capitulation ? C’est nous qui t’avons capturé !
— Tu crois vraiment que tu pourrais capturer un guerrier entraîné dans la Tour du Corbeau ? rigola Vaanes. Je t’ai laissé me capturer !
— Bon, disons que je te crois, ce qui n’est pas le cas, pourquoi aurais-tu fait cela ?
Vaanes détourna le regard et soupira.
— Je ne sais pas non plus. Du moins pas avec certitude, mais quand je t’ai vu, je n’ai plus voulu retourner auprès des Iron Warriors.
— Pourquoi t’être défendu autant, alors ?
Vaanes haussa les épaules.
— Je ne pouvais pas laisser le Nouveau-né me voir tomber sans me battre.
— Le Nouveau-né ?
— Cette chose qu’ils ont fabriquée à l’aide de ton patrimoine génétique sur Medrengard.
— Il n’a pas d’autre nom ?
— Il n’a jamais semblé en vouloir un, répondit Vaanes. Je crois qu’il a eu un nom un jour, mais il semble ne pas vouloir s’en rappeler. Nous ne lui en avons jamais donné un autre parce que… eh bien, tout le monde s’en moquait.
— Je connais son nom, souffla Uriel. J’ai vu ce qu’ils lui ont fait. J’ai ressenti ses peurs et ses douleurs.
— Ainsi, cela n’a pas été une voie à sens unique, commenta Vaanes. Il a lui aussi appris de toi. Comment penses-tu que les Iron Warriors ont toujours eu un coup d’avance sur toi ?
— Il connaît mes pensées ?
— Quelque chose dans le genre. Il pense comme toi et quel que soit ce que tentent Honsou et Grendel de lui mettre dans le crâne avec leurs discours sur le Chaos, il ne peut échapper à ce qu’il a hérité de toi.
— Et c’est ?
— La noblesse, laissa tomber Vaanes et Uriel lut la sincérité dans le regard du renégat. Il veut être meilleur que ce pour quoi il a été créé, mais rien n’y a fait, il n’a jamais réussi à lever la tête de l’horreur. Si j’avais eu le temps d’y penser, j’en aurais été désolé pour lui, mais j’ai vu ce dont il est capable et la pitié est la dernière chose dont le Nouveau-né ait besoin. C’est un monstre, mais ce n’est pas de sa faute.
— Et en ce qui te concerne ? demanda Uriel. Es-tu toujours un monstre ?
— Je ne sais pas, probablement, répondit Vaanes avec un geste du menton vers le tatouage sur son épaule. Mais peut-être pas. J’ai tenté d’arracher ce tatouage il y a très longtemps, mais il est revenu. Tu as peut-être une idée de ce que cela signifie ?
— Cela ne signifie rien, dit Uriel en agrippant Vaanes sous le menton.
Durant une fraction de seconde, il faillit lui briser le cou, mais il se retint. Tuer un prisonnier n’avait rien d’honorable.
Il lâcha Vaanes et se détourna.
— Et toi, que penses-tu que cela puisse signifier ?
— Je ne sais pas, mais il n’était pas là avant que nous ne partions pour Calth. Peut-être est-ce un signe que je ne suis pas au-delà de tout espoir de rédemption. Peut-être est-ce Corax qui s’est assuré de laisser sa marque sur mon corps. Qui peut savoir ?
— La rédemption n’est pas une chose que l’on se voit offrir plus d’une fois. Tu as fait ton choix et il est maintenant temps de faire face aux conséquences. Nous t’avons capturé et tu vas payer pour toutes les vies que tu as prises. Sur Tarsis Ultra, sur Tarentus.
Vaanes détourna le regard, incapable de regarder Uriel dans les yeux alors qu’il lui faisait la liste de ses crimes. Peut-être n’était-ce qu’un sentiment de culpabilité, mais pas du remords. Existait-il d’ailleurs une différence ?
— Qu’est-ce que tu veux, Vaanes ? lui demanda soudain Uriel.
— Je veux mourir, répondit le renégat. Je ne suis pas assez fort pour suivre le chemin de la droiture et je ne veux pas condamner mon âme à errer dans le Warp. Il n’existe pas de demi-mesure pour des gens comme moi, alors une fois tout ceci terminé, promets-moi de me tuer et je vais te montrer où ils sont.
Uriel plongea les yeux droit dans le regard de cet homme aux côtés duquel il avait combattu et qu’il avait vu tourner le dos à tout ce pour quoi lui se battait. Il y avait en Vaanes l’ébauche d’un homme bon, mais il avait tellement de défauts qu’il s’était perdu.
— Que t’est-il arrivé ? dit Uriel.
— Je ne te répondrai pas. Notre marché est-il conclu ?
Uriel se dit qu’il pourrait toujours lui mentir, après tout. Que pouvait signifier une promesse faite à un traître ? Aucun engagement passé avec un tel homme n’avait la moindre valeur, mais alors même qu’il formait cette pensée, il savait que le faire reviendrait à s’abaisser lui-même.
Il hocha la tête.
— Dis-moi où est allé Honsou.
Ce fut au tour de Vaanes de lire la sincérité dans les yeux d’Uriel et il hocha lui aussi la tête. Il poussa un long soupir et Uriel eut le sentiment qu’il se déchargeait d’un terrible poids. Vaanes se redressa sur sa chaise, il ressemblait à nouveau à un vrai guerrier de l’Adeptus Astartes.
— Non, je vais plutôt te conduire.