Réveillez-vous, Goodweather.
La voix de l’Enfanté lui fit reprendre conscience. Eph ouvrit les yeux. Il gisait sur le sol, Quinlan debout à côté de lui.
Que s’est-il passé ?
Quitter la vision pour retourner à la réalité fut un choc. Passer d’une surcharge sensorielle à une privation sensorielle. Dans son rêve, il avait eu l’impression d’évoluer dans une des pages enluminées du Lumen. Ce qui lui avait paru plus que réel.
Il se redressa sur les coudes, sentit un mal de crâne. Un côté du visage douloureux. Au-dessus de lui, la figure de Quinlan avait sa pâleur crue habituelle.
Eph cligna des yeux, s’efforça de chasser un reste d’effet hypnotique de sa vision qui collait à lui comme un placenta gluant.
— Je l’ai vu, dit-il.
Vous avez vu quoi ?
Eph entendit alors un bruit de percussion en approche, qui passa au-dessus d’eux et secoua le bâtiment. Un hélicoptère.
Nous sommes attaqués.
Quinlan l’aida à se mettre debout.
— Creem, dit Eph. Il a informé le Maître de notre position. Le Maître sait maintenant que nous avons le Lumen.
Quinlan se tourna vers la porte et se tint immobile, comme s’il écoutait.
Ils ont emmené Joaquin.
Eph entendit des bruits de pas, légers et distants. Des pieds nus. Des vampires. Il plongea le regard dans les yeux rouges de l’Enfanté en se remémorant la fin de son rêve, le chassa aussitôt de son esprit pour se concentrer sur la menace présente.
Donnez-moi votre deuxième épée.
Eph la lui tendit. Après avoir récupéré son journal et remis son sac sur son dos, il suivit Quinlan dans le couloir. Ils tournèrent à droite, trouvèrent l’escalier menant au sous-sol, descendirent et s’engagèrent dans les corridors souterrains. Des vampires rôdaient déjà dans les passages. Des bruits parvinrent à Eph, comme portés par un courant. Des cris humains, des cliquetis de lames s’entrechoquant.
Eph empoigna son épée, alluma sa lampe électrique. Quinlan avançait rapidement, Eph s’efforçait de rester à sa hauteur. Soudain l’Enfanté se rua en avant et quand Eph tourna le coin du couloir le faisceau de sa torche se posa sur deux vampires décapités.
Derrière vous.
Une autre créature sortit d’une pièce, Eph pivota et lui enfonça sa lame dans la poitrine. L’argent affaiblit le vampire et Eph retira vivement son épée pour lui trancher le cou.
Quinlan et lui progressèrent ainsi dans les passages de l’asile souterrain. Un escalier marqué par la peinture fluorescente de Gus les mena à un couloir conduisant à un autre escalier. Ils remontèrent, sortirent du bâtiment de mathématiques situé près du centre du campus, derrière la bibliothèque. Leur présence attira immédiatement l’attention des vampires qui avaient envahi l’université et qui se jetèrent sur eux de toutes parts sans se soucier de leurs armes d’argent. Grâce à sa vitesse stupéfiante et à son immunité naturelle aux vers infectieux contenus dans le sang blanc des créatures, Quinlan tuait trois fois plus de strigoï que Goodweather.
Un hélicoptère de l’armée approcha de l’eau, vira au-dessus des bâtiments du campus. Eph vit la mitrailleuse qui y était montée mais son esprit rejeta dans un premier temps cette image. Il repéra la tête chauve d’un vampire derrière le long canon, entendit les détonations mais demeura incapable d’analyser cette information avant de voir les impacts de balle sur les dalles de l’allée, près de ses pieds : une rafale dirigée sur Quinlan et lui. Seule l’inexpérience du vampire en matière de tir les sauva, causant des blessures à quelques autres créatures. Eph et Quinlan coururent se mettre à couvert sous le surplomb du bâtiment le plus proche tandis que l’hélicoptère décrivait un cercle pour revenir à la charge.
Ils se précipitèrent vers l’entrée, hors de vue pour le moment, mais ne pénétrèrent pas dans le bâtiment : le risque était trop grand de s’y retrouver piégés. Eph tira sa lunette de son sac, la tint devant son œil juste assez longtemps pour voir des dizaines de silhouettes vertes de vampires entrer dans la cour en forme d’amphithéâtre, tels des gladiateurs appelés au combat.
Quinlan se trouvait toujours près d’Eph. Immobile, il regardait droit devant lui, comme s’il voyait quelque chose quelque part ailleurs.
Le Maître est ici.
— Quoi ? s’exclama Eph en regardant autour de lui. Il doit être venu pour le livre.
Le Maître est ici pour tout.
— Où est le livre ?
Fet le sait.
— Pas vous ?
Je l’ai vu pour la dernière fois dans la bibliothèque. Il l’avait dans les mains et cherchait de quoi en fabriquer un faux…
— Alors, allons-y, dit Eph.
Quinlan n’hésita pas. L’immense bibliothèque surmontée d’un dôme se trouvait presque droit devant eux, en face du bassin de la cour. Il s’élança de l’entrée, quitta l’abri du surplomb, abattit son épée sur un vampire qui se ruait vers lui. Eph le suivit, vit l’hélico revenir vers eux par la droite. La mitrailleuse tirait maintenant en semi-automatique, arrachant au granit des éclats qui criblèrent les mollets de Goodweather.
L’appareil ralentit, s’immobilisa au-dessus de la cour pour donner au tireur plus de stabilité. Eph plongea entre les deux gros piliers du portique de la bibliothèque, qui le mirent partiellement à l’abri des balles. Devant lui, un vampire s’approcha de l’Enfanté et, pour récompense, se fit arracher la tête. Quinlan tint la porte ouverte pour Eph, qui se précipita à l’intérieur.
Il s’arrêta à mi-chemin de la rotonde, sentit la présence du Maître quelque part dans la bibliothèque. Ce n’était ni une odeur ni une vibration ; c’était la façon dont l’air bougeait dans le sillage de la Créature, se retournant sur lui-même et créant de curieux contre-courants.
Quinlan dépassa Eph, pénétra dans la principale salle de lecture.
Eph entendit des bruits lointains ressemblant à des livres tombant par terre.
— Fet ! appela-t-il. Nora !
Pas de réponse. Il courut derrière Quinlan mais, conscient de la présence du Maître, il gardait son épée à la main, l’agitant devant lui. A un moment, il perdit de vue l’Enfanté, prit sa lampe dans son sac et l’alluma.
A l’abandon depuis près d’un an, la bibliothèque était devenue un nid à poussière et le cône lumineux de la lampe éclaira des particules suspendues dans l’air. Lorsque Eph braqua sa torche le long des rayonnages vers un espace découvert, à l’autre bout de la salle, il remarqua une rupture dans la poussière, comme si quelque chose se déplaçait trop vite pour que l’œil puisse le voir. Cette rupture, ce réarrangement de particules, filait droit sur lui à une vitesse incroyable.
Violemment repoussé par-derrière, il s’effondra, leva les yeux juste à temps pour voir Quinlan asséner un coup de taille à l’air qui avançait. Son épée ne rencontra que du vide, mais il enchaîna en plaçant son corps de manière à parer l’assaut qui suivit. Le choc fut terrible, mais l’Enfanté était prêt.
Un rayonnage de livres s’écroula près d’Eph, le montant d’acier s’enfonça dans le sol moquetté. La perte d’élan du Maître révéla son corps, roulant sur les étagères renversées. Eph entrevit le visage sombre – un instant, juste le temps de distinguer les vers grouillant sous la surface de la chair – avant que la Créature se relève.
Feinte classique. Quinlan s’était éclipsé afin de pousser le Maître à se jeter sur un Eph présumé sans défense et de pouvoir le prendre à revers quand il attaquerait. Le Maître le comprit en même temps qu’Eph, peu habitué qu’il était à se faire berner.
Furieuse, la Créature décocha un coup à l’Enfanté, le projetant contre le rayonnage d’en face.
Puis elle s’éloigna vivement, tache noire retraversant la rotonde.
Le vampire de naissance se releva rapidement, tendit sa main libre à Eph pour l’aider à se mettre debout. Ils s’élancèrent derrière le Maître tout en cherchant leurs amis des yeux.
Eph entendit un cri, crut reconnaître la voix de Nora et se rua dans une salle adjacente. Il la découvrit braquant sa torche sur des vampires entrés par l’autre côté. L’un deux la menaçait, perché en haut d’une étagère, deux autres bombardaient Fet de livres. Quinlan bondit vers le strigoï juché sur l’étagère, lui trancha le cou et retomba dans l’allée suivante, le tout dans le même mouvement. Libérée, Nora put s’attaquer aux lanceurs de livres. Eph sentait la présence du Maître mais n’arrivait pas à le prendre dans le faisceau de la lampe. Les vampires servaient de diversion, Eph en avait conscience, mais ils constituaient aussi une véritable menace en soi. Descendant au pas de course une allée parallèle à celle de Fet et Nora, il tomba sur deux autres créatures qui arrivaient en courant de la porte la plus éloignée.
Elles se ruèrent sur lui. Il les supprima facilement – trop facilement. Leur objectif était simplement de détourner son attention. Un autre vampire entra mais Eph, avant de l’attaquer, risqua un œil au bout de l’allée.
Fet frappait en tous sens, protégeant son visage et ses yeux des livres que les strigoï jetaient sur lui.
Eph se retourna, esquiva le vampire qui était presque sur lui, lui enfonça sa lame dans la gorge. Deux autres apparurent à la porte et il se préparait à les affronter quand il reçut un coup puissant sur l’oreille droite. Il pivota, découvrit dans le faisceau de sa lampe un troisième vampire, à cheval sur les étagères, qui lui jetait des livres. Eph comprit qu’il devait sortir de là au plus vite.
Tout en combattant la paire de strigoï qui s’était dressée devant lui, il vit Quinlan surgir de l’arrière de la salle. D’un coup d’épaule, l’Enfanté fit tomber le lanceur de livres de son perchoir, le saisit et l’expédia à l’autre bout de la salle… puis se figea. Il se tourna dans la direction de Fet. Suivant son regard, Eph fit de même.
Au moment où la large lame de Fet éventrait un vampire particulièrement déchaîné, le Maître sauta des étagères et atterrit derrière lui. Sentant la présence de la Créature dans son dos, Fet voulut se retourner pour lui porter un coup d’épée. Mais le Maître empoigna le sac à dos du dératiseur et tira vers le bas. Le sac glissa jusqu’aux coudes de Fet, lui bloquant les bras derrière lui. Il aurait pu se libérer, mais aurait dû pour cela abandonner son sac. L’Enfanté se rua vers le Maître qui, de l’ongle tranchant de son majeur semblable à une serre, venait de couper les bretelles du sac. De son autre main, il saisit le dératiseur et le lança – aussi facilement qu’un livre – sur Quinlan.
La collision fut violente et bruyante.
Eph vit le Maître, tenant à la main le sac de livres. Nora, plantée au bout de sa rangée, lui faisait maintenant face, l’épée à la main. Ce que Nora ne voyait pas – contrairement au Maître et à Goodweather −, c’était les deux vampires femelles qui couraient en haut des étagères, droit sur elle.
Eph cria pour la prévenir, mais elle était comme pétrifiée. Le murmure du Maître, probablement. Eph cria de nouveau en chargeant le Maître, l’épée brandie.
Le Maître para adroitement, il avait anticipé l’assaut – mais pas l’objectif réel de Goodweather. La lame visait non pas la chair du Maître mais les bretelles du sac, juste en dessous de la main qui les tenait. Le sac tomba sur le sol de la bibliothèque. Emporté par son élan, Eph passa à quelques centimètres du Maître et le mouvement suffit à tirer Nora de sa torpeur. Elle se retourna, découvrit les deux vampires au-dessus d’elle, prêts à frapper. Leurs aiguillons se détendirent mais l’épée d’argent de Nora les repoussa.
Le Maître décocha à Eph un regard chargé de dégoût et de fureur. Déséquilibré, Goodweather était vulnérable, mais Quinlan s’était relevé. Le Maître ramassa le sac de livres avant Eph et fila vers la porte de derrière.
Quinlan jeta un coup d’œil à Eph puis se précipita derrière le Maître et franchit la porte.
Quelque part au sous-sol, Gus frappa de son épée le suceur de sang qui courait vers lui, lui trancha le cou avant qu’il s’effondre. Il remonta à la salle de cours où il avait laissé Joaquin et le trouva allongé sur le bureau, la tête sur une couverture repliée. Il aurait dû être plongé dans un profond sommeil narcotique mais il avait les yeux ouverts et fixait le plafond.
Gus comprit. Malgré l’absence de symptômes évidents – il était trop tôt pour cela −, il savait que Quinlan avait raison. Conjugués, l’infection bactérienne, les médicaments et la piqûre du vampire avaient plongé Joaquin dans un état stuporeux.
— Adios.
Gus l’acheva. Un coup d’épée rapide, puis il demeura immobile, les yeux fixés sur son ami, jusqu’à ce que des bruits provenant de l’intérieur du bâtiment le remettent en mouvement. Dehors, l’hélicoptère était de retour. Il entendit des détonations, décida de sortir. Mais d’abord il retourna dans les passages souterrains, tailla en pièces deux malheureux vampires qui se mirent en travers de son chemin quand il se rendit au local de rechargement. Il prit toutes les batteries sur les chargeurs, les jeta dans un sac avec ses lampes et ses lunettes à vision nocturne.
Il était seul maintenant, vraiment seul. Et sa planque était grillée.
Il attacha une Luma à sa main gauche, empoigna son épée et partit casser du vampire.
Eph monta une volée de marches en cherchant une issue. Il fallait qu’il sorte du bâtiment. Une porte lui donna accès à une zone de chargement et à la fraîcheur humide de la nuit. Il éteignit sa lampe, tenta de s’orienter dans le noir. Pas de vampires. Pour le moment. L’hélicoptère se trouvait quelque part de l’autre côté de la bibliothèque, au-dessus de la cour. Eph prit la direction du garage-atelier où Gus gardait ses armes lourdes. Leur groupe était très largement inférieur en nombre aux vampires et le combat au corps à corps tournait à l’avantage du Maître. Il leur fallait une plus grande puissance de feu.
En courant d’un bâtiment à l’autre, s’attendant à tout moment à une attaque, il prit conscience d’une présence sur les toits. Une créature le suivait. Il ne fit qu’entrevoir une vague silhouette, mais il ne lui en fallut pas davantage. Il savait qui c’était.
En approchant du garage, il remarqua de la lumière à l’intérieur. Cela voulait dire une lampe, et une lampe voulait dire un être humain. Eph courut vers l’entrée, assez près pour remarquer que la porte était ouverte. Il aperçut la calandre lourdement argentée d’un véhicule, le Hummer jaune de Creem, garé à l’intérieur.
Il croyait le gangster parti depuis longtemps mais, en tournant le coin, Eph découvrit sa silhouette aisément reconnaissable en forme de tonneau. Creem chargeait des outils et des batteries à l’arrière du 4 x 4.
Goodweather avança rapidement et en silence, dans l’espoir de surprendre cet homme beaucoup plus costaud que lui. Mais Creem était sur ses gardes. Il se retourna d’un bloc, saisit le poignet armé levé sur lui, projeta Eph contre le Hummer.
Le chef des Saphirs approcha son visage si près de celui de Goodweather que celui-ci put sentir dans son haleine l’odeur de la nourriture pour chiens et distinguer des miettes encore collées à ses dents argentées.
— Tu t’imaginais que j’allais me faire baiser par un connard de petit bourge comme toi ? Tu t’es gamellé, là, mon pote.
Creem ramena en arrière sa main massive serrée en un poing aux jointures d’argent. Au moment où il la projetait vers le visage d’Eph, une mince forme surgit de devant la voiture, lui saisit le bras et le repoussa vers le fond du garage.
Eph s’écarta du Hummer en peinant pour retrouver sa respiration. Il alluma sa lampe, la braqua sur Creem et le nouveau venu.
Un vampire, qui grondait et griffait le chef de bande, lequel se défendait comme il pouvait grâce à ses bagues criardes et les lourdes chaînes d’argent pendant à son cou. La créature, qui crachait et se tortillait en tous sens, entailla la cuisse de Creem avec son long majeur en forme de serre, provoquant une douleur si vive que le voyou s’écroula.
Eph braqua sa torche sur la tête du vampire. Kelly. Elle l’avait sauvé de Creem… parce qu’elle le voulait pour elle seule. Grondant dans la lumière de la lampe, elle abandonna le malfrat blessé pour se diriger vers Eph. Celui-ci chercha son épée à tâtons sur le sol du garage, ne parvint pas à la trouver. Il plongea la main dans son sac pour prendre l’autre, se souvint de l’avoir laissée à Quinlan. Il recula, espérant sentir sous ses pieds l’épée tombée au sol, mais son souhait ne fut pas exaucé.
Kelly approchait, les jambes fléchies, un rictus de plaisir anticipé sur son visage de vampire. Enfin, elle était sur le point de s’emparer de son Etre cher.
Ce rictus fit place à une expression de surprise et de frayeur quand, plissant les yeux, elle regarda par-dessus l’épaule de Goodweather.
Quinlan était arrivé. L’Enfanté vint se poster à côté d’Eph, l’épée d’argent à la main, la pointe luisante de sang blanc.
Kelly émit un sifflement et se raidit. Eph ignorait quels mots ou sons le vampire de naissance infiltrait dans la tête de Kelly, mais ils la déconcentrèrent et provoquèrent sa rage. Jetant un coup d’œil à Quinlan, il ne vit pas le sac de Fet. Le livre avait disparu.
Eph, qui se trouvait maintenant à hauteur de la portière avant du Hummer, aperçut à l’intérieur les armes automatiques que Gus avait livrées à Creem. Tandis que l’Enfanté imposait sa puissance psychique à Kelly, Eph monta dans le 4 x 4, saisit l’arme la plus proche, enroula la bretelle autour de son avant-bras. Il ressortit et fit feu sur Kelly, la mitraillette tressautant dans ses mains.
La première rafale manqua sa cible, Kelly s’était mise en mouvement, sautant par-dessus le toit du Hummer pour échapper aux balles. Eph fit rapidement le tour du véhicule et tira à nouveau sur Kelly, qui sortait du garage en courant. Elle escalada le mur du bâtiment jusqu’au toit et disparut.
Eph retourna immédiatement dans le garage, où Creem s’était relevé et tentait de s’approcher du Hummer. Eph se dirigea vers lui en braquant l’arme fumante sur l’énorme poitrine du chef de bande.
— C’est quoi, ce bordel ? s’écria Creem en baissant les yeux vers le sang qui tachait sa jambe de pantalon tailladée. Y a combien de monstres qui se battent pour t’avoir ?
Eph se tourna vers Quinlan.
— Que s’est-il passé ?
Le Maître. Il est parti. Loin.
— Avec le Lumen.
Fet et Nora arrivèrent en courant, hors d’haleine.
— Surveillez-le, dit Eph à Quinlan.
Il se précipita dehors pour éliminer d’éventuels poursuivants, n’en repéra aucun.
Il revint à l’intérieur, où Fet et Nora s’efforçaient encore de retrouver leur souffle.
— Il faut sortir d’ici, dit Fet entre deux inspirations pantelantes.
— Le Maître a le Lumen, déclara Goodweather.
— Tout le monde va bien ? demanda Nora en voyant Creem avec Quinlan. Où est Gus ?
— Vous m’avez entendu ? s’emporta Eph. Le Maître a le livre. Nous sommes foutus.
Nora regarda Fet et sourit. D’un doigt, il décrivit un cercle dans l’air et elle se retourna pour qu’il puisse ouvrir le sac accroché au dos de sa partenaire. Il en tira un paquet enveloppé de vieux journaux, le déballa.
Il contenait le Lumen désargenté.
— Le Maître a seulement la Bible de Gutenberg sur laquelle je travaillais, expliqua-t-il, souriant plus de sa propre intelligence que de l’issue heureuse de l’épisode qu’ils venaient de vivre.
Eph dut toucher le livre pour se convaincre de sa réalité. Il se tourna vers l’Enfanté pour en avoir confirmation.
— Le Maître doit être furax, à l’heure qu’il est, commenta Nora.
— Non, répondit Fet. Le livre a l’air vrai. Je crois que le Maître sera ravi…
— Vite ! s’exclama Eph. Il faut partir. Tout de suite.
Quinlan saisit brutalement Creem par la nuque et Nora s’en étonna :
— Qu’est-ce que vous faites ?
— C’est lui qui a amené le Maître ici, révéla Eph en pointant brièvement son arme sur le mastodonte. Mais il a changé d’avis. Il va nous aider, maintenant. Il nous conduira à l’arsenal pour y prendre le détonateur. Mais d’abord, il nous faut la bombe.
Fet remballa le Lumen et le remit dans le sac à dos de Nora.
— Je peux vous amener là-bas.
Eph se glissa derrière le volant du Hummer, posa la mitraillette sur la plage avant.
— Montre-moi le chemin.
— Attends, dit Fet en s’asseyant sur le siège passager. Il faut d’abord récupérer Gus.
Les autres montèrent dans la voiture et Goodweather démarra. Les phares s’allumèrent, éclairant deux vampires qui venaient dans leur direction.
— Accrochez-vous !
Eph appuya sur l’accélérateur, fonça droit sur les strigoï, les percuta avec la calandre d’argent, les tuant sur le coup. Il tourna sèchement à droite, quitta la route, roula sur une pelouse poussiéreuse, monta deux marches et se retrouva sur une allée du campus. Fet prit la mitraillette et baissa sa vitre, passa le torse dehors, arrosa de balles les groupes de deux ou trois vampires avançant vers eux.
Eph tourna le coin d’un des plus grands bâtiments de l’université, écrasa un vieux râtelier à vélos. Avisant l’arrière de la bibliothèque, il accéléra, évita une fontaine à sec et renversa deux autres vampires égarés. Parvenu devant la façade du bâtiment, il découvrit l’hélicoptère suspendu au-dessus de la cour du campus.
Les yeux fixés sur l’hélico, il ne vit qu’au dernier moment la longue volée de larges marches descendant devant lui.
— Attention ! cria-t-il à Fet, toujours penché par la fenêtre, et à Nora, qui manipulait les armes à l’arrière.
Le Hummer plongea et rebondit sur les marches. Les passagers du véhicule furent rudement secoués, la tête de Goodweather heurtant le plafond. Ils parvinrent en bas de l’escalier après une dernière embardée et Eph tourna à gauche, vers la statue du Penseur installée devant le bâtiment de philosophie, près de l’endroit où il avait vu l’hélicoptère.
— Là-bas ! brailla Fet en tendant le bras.
Gus apparut avec sa lampe Luma près de la statue derrière laquelle il s’était abrité pour échapper aux rafales venues de l’hélicoptère. Quand l’appareil vira en direction du Hummer, Fet leva son arme et se mit à tirer d’une seule main sur l’appareil tout en s’agrippant de l’autre à la galerie de la voiture, forçant le tireur adverse à cesser le tir pour se mettre à l’abri dans le fond de la carlingue. Eph fonça vers la statue, pulvérisa un autre vampire avant de s’arrêter devant Gus.
L’arme de Fet s’enraya. Gus s’approcha en courant, vit Eph derrière le volant, ouvrit la portière derrière lui.
— File-moi une de ces pétoires ! enjoignit-il à Nora.
Elle s’exécuta, il porta la mitraillette à son épaule, tira sur l’hélicoptère, d’abord une balle à la fois, en visant soigneusement, puis par courtes rafales.
L’hélicoptère recula, tourna rapidement sur lui-même puis piqua de l’avant et s’éloigna. Trop tard : Gus avait touché le pilote, qui bascula de son siège, une main encore sur le manche à balai.
L’appareil piqua de nouveau, se renversa sur le flanc et tomba dans l’angle de la cour, écrasant sous lui un autre vampire.
— Ça t’apprendra, enculé, marmonna Gus.
L’hélico s’embrasa. Fait remarquable, un vampire parvint à s’extirper de la carcasse en flammes et courut vers eux.
Gus l’abattit d’une salve dans la tête.
— Monte ! hurla Eph par-dessus le sifflement dans ses oreilles.
Gus regarda à l’intérieur du véhicule. Il avait plutôt envie de rester et de trucider tous les suceurs de sang qui avaient osé envahir son territoire. Puis il vit Nora qui pressait le canon de son arme contre le cou de Creem.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Monte, on te dit !
Sur les indications de Fet, Eph prit à l’est pour traverser Manhattan, ensuite au sud, puis de nouveau vers l’est, en direction du bord de l’eau. Pas d’hélicoptère, personne ne semblait les suivre. Le Hummer jaune vif était un peu trop voyant, mais ils n’avaient pas le temps de changer de voiture.
Ils gagnèrent rapidement le terminal du ferry, où Fet avait remarqué qu’un remorqueur était toujours amarré, en cas d’urgence.
Il courut s’installer au poste de commande dès qu’ils furent tous montés à bord, lança le bateau sur les eaux agitées de l’East River.
— Quelqu’un peut m’expliquer ? demanda Gus en indiquant Creem, surveillé à présent par Eph.
— Il était de mèche avec le Maître, répondit Nora. Il lui a donné notre position.
Gus s’approcha de Creem en se tenant au bastingage du remorqueur secoué.
— C’est vrai ?
Le gangster, apparemment plus fier qu’effrayé, montra ses dents d’argent.
— J’ai passé un accord, Mex. Un bon.
— T’as amené les suceurs de sang dans mon jardin ? Tu les as menés à Joaquin ?
La tête inclinée sur le côté, Gus scrutait le visage de Creem et semblait sur le point d’exploser.
— En temps de guerre, on pend les traîtres, grosse merde. Ou on les colle devant un peloton d’exécution. Tu le sais, ça, non ?
— A propos de traître, faut que tu saches que je ne suis pas le seul, hombre.
Creem sourit et se tourna vers Eph. Gus suivit la direction de son regard, les autres aussi.
— Y a autre chose qu’on sait pas ? demanda Gus.
— Le Maître m’a contacté par l’intermédiaire de ta mère, reconnut Eph. Il m’a proposé un marché pour mon fils. Et j’ai été assez fou, ou assez faible, ou ce que vous voudrez, pour envisager d’accepter. Je me laissais plusieurs options. Je sais maintenant que c’était perdu d’avance, mais…
— Alors, ton grand plan, ton idée de génie d’offrir le livre au Maître pour le piéger… c’était pas un piège, tout compte fait…
— Si. A condition que ça marche. Je jouais sur les deux tableaux, j’étais désespéré.
— On est tous désespérés, rétorqua Gus. Mais aucun de nous n’aurait balancé les autres.
— Je fais preuve de franchise, là, argua Goodweather. Je savais que c’était condamnable. Mais je l’ai quand même envisagé.
Gus se jeta soudain sur lui, un couteau d’argent à la main. Quinlan, réagissant en une fraction de seconde, s’interposa et retint Gus en lui posant une main à plat sur la poitrine.
— Laisse-le-moi, gronda Gus. Laisse-moi le buter tout de suite.
Goodweather a autre chose à nous dire.
La partie phare de Roosevelt Island devint visible.
— Je sais où est le Site noir, lâcha Eph.
Par-dessus l’épaule de Quinlan, Gus lui lança un regard haineux.
— Encore une de tes conneries ! cracha-t-il.
— Je l’ai vu, argua Eph. Creem m’a mis KO et j’ai eu une vision.
— Une vision ? s’exclama Gus. Hé, il a fini par craquer ! Ce mec est fêlé !
Eph devait convenir que cela paraissait plus qu’un peu fou. Il ne savait pas comment les convaincre.
— J’ai eu une… une révélation.
— D’abord traître, maintenant prophète ! ricana Gus en tentant de contourner Quinlan pour atteindre Goodweather. Tu te fous de nous, oui !
— Ecoute, je sais que ça semble bizarre, admit Eph. Mais j’ai vu des choses. Un archange est venu à moi…
— Oh, putain !
— Avec de grandes ailes d’argent…
Gus chercha de nouveau à l’atteindre et l’Enfanté s’interposa sauf que cette fois Gus tenta de l’écarter. Quinlan arracha le couteau de la main de Gus en lui broyant presque les os, puis cassa la lame en deux et jeta les morceaux par-dessus bord.
Pressant sa main endolorie, Gus recula comme un chien qui vient de recevoir un coup de pied.
— Marre de ce mec et de ses conneries de camé !
Il a lutté contre lui-même, comme Jacob… comme tous les leaders que cette terre a jamais portés. Ce n’est pas la foi qui distingue les vrais chefs. C’est le doute. Leur capacité à le surmonter.
— L’Archange… m’a montré… Il m’a emmené là-bas, dit Eph.
— Il t’a emmené où ? demanda Nora. Au site ? Où est-ce ?
Eph craignait que sa vision n’ait commencé à s’estomper de sa mémoire, tel un rêve, mais elle demeurait fixée dans sa conscience. Il n’estima pas cependant avisé de la décrire en détail.
— Sur une île. Une parmi beaucoup d’autres.
— Une île ? Où ça ?
— Pas loin d’ici… mais j’ai besoin du livre pour en avoir confirmation. Je peux le lire, maintenant, j’en ai la certitude. Je peux le déchiffrer.
— C’est ça ! lâcha Gus. Apportez-lui le bouquin ! Celui qu’il voulait refiler au Maître ! Peut-être que Quinlan est dans le coup, lui aussi !
L’Enfanté ne releva pas l’accusation et Nora fit signe à Gus de se taire.
— Comment sais-tu que tu peux le lire ?
Eph ne pouvait pas l’expliquer.
— Je le sais, c’est tout.
Nora s’approcha de lui.
— Une île, tu dis… Mais pourquoi ? Pourquoi as-tu eu cette vision ?
— Notre destin – même celui des anges – nous est donné par fragments. L’Occido Lumen contenait des révélations que la plupart d’entre nous ignoraient ; elles ont été transmises à un prophète par une vision puis consignées sur une poignée de tablettes d’argile perdues. Cela a toujours été ainsi : les indices, les bribes qui constituent la sagesse de Dieu nous parviennent par des voies improbables : visions, rêves, présages. Dieu nous envoie le message mais nous laisse le soin de le déchiffrer, me semble-t-il.
— Tu te rends compte que tu nous demandes de croire à ta vision juste après nous avoir avoué que tu cherchais à nous tromper ? ! dit Nora.
— Je peux vous montrer. Je sais ce que vous pensez mais vous pouvez me faire confiance. Vous le devez. Je ne sais pas pourquoi… mais je sais que je peux nous sauver. Nous sauver tous. Y compris Zack. En anéantissant le Maître une fois pour toutes…
— T’es complètement barré, diagnostiqua Gus. Déjà que t’étais le roi des cons, mais maintenant t’es raide dingue ! Je parie qu’il s’est enfilé les mêmes pilules que celles qu’il a données à Joaquin ! lâcha-t-il à la cantonade. C’est un trip d’acide, sa vision ! C’est un toxico, ce mec. Ou alors il délire… Et on est censés le croire ? Parce qu’il a rêvé d’un ange ? !
Il leva les bras au ciel et poursuivit :
— Si vous avalez ça, vous êtes aussi frappés que lui.
Il dit la vérité. Ou ce qu'il pense être la vérité.
— C’est la même chose qu’avoir raison ? rétorqua Gus à Quinlan.
— Moi, je le croirais plutôt, dit Fet, dont la magnanimité toucha Goodweather. Ce signe dans le ciel, au camp du sang, il lui était destiné. Il y a une raison pour qu’il ait eu cette vision.
Nora regardait maintenant Eph comme si elle le connaissait à peine. Tout sentiment de familiarité à son égard avait disparu chez elle, il le voyait bien. Il était à présent pour Nora un simple objet, comme le Lumen.
— Je pense que nous devons l’écouter, conclut-elle.
Assis sur un gros rocher sous les branches d’un arbre mort dans l’espace autrefois dévolu au léopard des neiges, Zack sentait qu’il se passait quelque chose. Quelque chose de bizarre. Le château reflétait toujours l’humeur du Maître, comme les instruments de mesure météorologique réagissent aux changements de température et de pression. Quelque chose se préparait.
La carabine était posée en travers de ses genoux et il se demandait s’il aurait besoin de s’en servir. Il songea au léopard des neiges, qu’il avait naguère traqué à cet endroit. Il lui manquait, cet animal de compagnie, cet ami, et cependant, dans un sens, le léopard était encore avec lui. En lui.
Percevant un mouvement de l’autre côté de la clôture métallique, Zack utilisa la lunette de son arme pour repérer l’intrus. Cela faisait deux ans que le zoo n’avait pas eu de visiteurs.
C’était sa mère, qui courait vers lui. Zack l’avait suffisamment observée pour reconnaître en elle un état d’extrême agitation. Elle ralentit quand elle vit Zack à l’intérieur de l’espace du léopard. Un trio de renifleurs la suivait à quatre pattes en bondissant, tels des chiots derrière leur maître pendant la promenade du soir.
Ces vampires aveugles étaient désormais ses enfants. Pas Zack. Il avait maintenant le sentiment que ce n’était pas elle qui avait changé, qui était devenue un vampire et avait quitté la société des vivants, mais lui qui avait abandonné une existence normale. Lui qui était mort pour sa mère et vivait maintenant devant elle comme un souvenir qu’elle ne parvenait plus à se rappeler, un fantôme dans sa demeure. C’était lui, l’être étrange. L’autre. Un moment, la tenant en joue, il posa son index sur la détente, prêt à appuyer. Puis il abaissa la carabine.
Il franchit la porte de derrière, celle par laquelle on passait la nourriture, et s’approcha de sa mère, dont l’extrême nervosité se révélait dans divers détails. La façon dont elle tenait ses bras le long du corps, les doigts écartés. Il se demanda d’où elle venait. Et où elle allait quand le Maître l’envoyait quelque part. Zack était son seul Etre cher vivant, alors qui cherchait-elle ? Et pourquoi cette soudaine urgence ?
Ses yeux étaient rouges et luisaient. Elle se retourna et commença à s’éloigner, ordonnant aux renifleurs de la suivre, et Zack prit leur sillage, la carabine au bout du bras. En sortant du zoo, il vit un groupe de vampires – une unité de la légion entourant le château du Maître – courir parmi les arbres vers la lisière du parc.
Il se passait quelque chose. Et le Maître l’avait réclamé.
Eph et Nora attendaient sur le bateau amarré côté Queens de Roosevelt Island, après la pointe nord de Lighthouse Park. Assis à l’arrière, Creem les observait, observait leurs armes. Eph distingua entre les bâtiments, de l’autre côté de l’East River, les feux d’un hélicoptère survolant les abords de Central Park.
— Que va-t-il se passer ? lui demanda Nora, protégée de la pluie par la capuche de son blouson. Tu le sais ?
— Non.
— On va réussir, hein ?
— Je ne sais pas.
— Tu es censé me répondre oui. Me donner confiance. Me faire croire qu’on y arrivera.
— Je pense que c’est possible.
Rassurée par le calme de la voix d’Eph, elle demanda, parlant de Creem :
— Et qu’est-ce qu’on fait de lui ?
— Il coopérera. Il nous conduira à l’arsenal.
La réponse fit marmonner le chef des Saphirs.
— Quelle autre solution il a ? argua Goodweather.
— Et nous ? Quelle autre solution avons-nous ? La planque de Gus a été découverte, la tienne aussi, au service de médecine légale. Et la planque de Fet ici, Creem la connaît, maintenant.
— Nous n’avons pas d’autres choix. D’ailleurs, nous n’avons jamais eu qu’une alternative.
— Laquelle ?
— Renoncer ou détruire.
— Ou mourir en essayant, ajouta Nora.
Eph vit l’hélicoptère monter de nouveau et filer vers le nord au-dessus de Manhattan. L’obscurité ne les dissimulerait pas aux yeux des vampires et la traversée du retour serait dangereuse.
Des voix. Gus et Fet. Quinlan était avec eux et portait quelque chose dans ses bras, une sorte de tonneau de bière enveloppé d’une bâche. Gus monta le premier à bord.
— Ils se sont tenus tranquilles ? demanda-t-il à Nora.
Elle secoua la tête et Eph comprit alors qu’elle était restée pour les surveiller, Creem et lui, pour les empêcher de partir avec le bateau en abandonnant les autres sur l’île. Nora parut embarrassée que Gus l’ait révélé à Eph avec sa question.
Quinlan monta à son tour et l’embarcation s’enfonça sous son poids et celui de l’engin. Il le posa néanmoins sur le pont avec une aisance témoignant de sa force exceptionnelle.
— On jette un œil à ce méchant machin ? proposa Gus.
— Quand nous serons là-bas, répondit Fet en se dirigeant vers le poste de commande. Il vaut mieux ne pas l’exposer à la pluie. En plus, pour pénétrer dans l’arsenal, il faut arriver là-bas pendant la période de jour.
Gus s’assit contre le bastingage, à un endroit d’où il pourrait surveiller à la fois Creem et Eph. Ils revinrent à la jetée et Quinlan porta la bombe au Hummer jaune de Creem. Auparavant, ils avaient chargé les urnes en chêne.
Fet s’installa derrière le volant, prit au nord en traversant la ville, vers le pont George Washington. Eph se demanda s’ils tomberaient sur un barrage puis se rendit compte que le Maître ne connaissait encore ni leur itinéraire ni leur destination. A moins que…
Il se tourna vers Creem, coincé sur la banquette arrière.
— Tu as parlé de la bombe au Maître ?
Le truand le regarda, pesant le pour et le contre d’une réponse sincère.
Il ne l’a pas fait.
Creem parut agacé par l’intervention de Quinlan, ce qui confirma que l’Enfanté avait vu juste.
Pas de barrages. Ils franchirent le pont, passèrent dans le New Jersey, suivirent les panneaux menant à l’Interstate 80 Ouest. Eph avait enfoncé la calandre d’argent du Hummer en percutant quelques voitures pour dégager la route mais ils ne rencontrèrent pas d’obstacles majeurs. Lorsqu’ils firent halte à un carrefour, hésitant sur la direction à prendre, Creem tenta de s’emparer de l’arme et de s’enfuir. Mais sa corpulence le privait de vivacité et un coup de coude de Quinlan en pleine face eut raison de sa tentative.
Si leur véhicule avait été repéré en chemin, le Maître aurait immédiatement été informé de leur position. Mais l’impossibilité pour les vampires de traverser des étendues d’eau en mouvement avait sans doute ralenti les esclaves du Maître, voire le Maître lui-même. Eph et son groupe n’avaient donc à se soucier que des vampires du New Jersey pour le moment.
Le Hummer consommait beaucoup et l’aiguille de la jauge d’essence approchait du zéro. Il fallait absolument arriver à l’arsenal pendant la période de jour, alors que les vampires dormaient.
Ils quittèrent la grand-route pour prendre la direction de Picatinny. Les trois mille trois cents hectares du vaste terrain militaire étaient clôturés. La façon dont Creem se glissait habituellement à l’intérieur exigeait de se garer dans les bois et de patauger sur huit cents mètres pour traverser un marais.
— Pas le temps pour ça, décréta Fet tandis que le Hummer brûlait ses dernières vapeurs d’essence. Où est l’entrée principale ?
— Et la lumière du jour ? objecta Nora.
— Elle arrive. On ne peut pas attendre.
Il abaissa la vitre de Goodweather et indiqua la mitraillette.
— Prépare-toi.
Il fonça droit vers la grille dont la pancarte indiquait : ARSENAL PICATINNY, CENTRE INTERARMES POUR ARMEMENTS ET MUNITIONS, passa devant un bâtiment affecté au contrôle des visiteurs. Des vampires sortirent du pavillon de garde, Fet les aveugla avec ses phares et les projecteurs de la galerie avant de les percuter avec la calandre d’argent. Ceux qui échappèrent au passage du Hummer dansèrent devant la mitraillette d’Eph, appuyée sur la vitre côté passager.
Ils communiqueraient la position d’Eph au Maître, mais l’aube proche – qui commençait à éclairer les nuages noirs tourbillonnant dans le ciel – donnerait au groupe deux bonnes heures d’avance.
Cela ne valait pas pour les gardes humains, dont quelques-uns se ruèrent hors du bâtiment des visiteurs après le passage du Hummer. Ils coururent vers leurs véhicules de sécurité tandis que Fet tournait et traversait à toute allure ce qui ressemblait à une petite ville. Creem tendit le bras vers l’endroit où il pensait que se trouvaient les détonateurs.
— Là, dit-il quand ils approchèrent d’un groupe de bâtiments bas sans pancartes.
Le Hummer toussa, eut une embardée ; Fet s’engagea sur un parking, s’arrêta. Ils descendirent. Quinlan tira Creem hors du 4x4 comme un gros sac de linge sale. Il ouvrit le hayon et souleva la bombe nucléaire comme une valise tandis que tous les autres, excepté Creem, saisissaient leurs armes. Une porte non fermée à clé donnait accès à une salle de recherche et développement qui n’avait manifestement pas été utilisée depuis quelque temps. L’éclairage fonctionnait et l’endroit ressemblait à un magasin bradant tous ses articles ainsi que les étagères qui les soutenaient. Les armes avaient été emportées, mais pas les engins non mortels, et il restait des pièces sur les tables à dessin et les bureaux.
— On cherche quoi ? demanda Eph.
Quinlan posa la bombe, Fet la déballa. Elle ressemblait à un petit tonneau, un cylindre noir avec sur les côtés et le couvercle des poignées portant des inscriptions en russe. Une touffe de fils électriques jaillissait du dessus.
— C’est ça ? dit Gus.
Eph examina l’enchevêtrement de fils épais sortant du couvercle.
— Tu es sûr que ce machin marche ? demanda-t-il à Fet.
— Personne n’en sera absolument sûr avant qu’il envoie son champignon dans le ciel. C’est une bombe d’une kilotonne, petite selon les normes des armements nucléaires mais largement assez grosse pour nos besoins. C’est une bombe à fission, basse efficacité. Des morceaux de plutonium servent d’élément déclencheur. Elle détruira tout dans un rayon de huit cents mètres.
— Si t’arrives à la faire exploser, rappela Gus. Comment on peut faire marcher ensemble des pièces russes et américaines ?
— Elle fonctionne par implosion. Les morceaux de plutonium sont projetés vers le cœur comme des balles. Tout est là-dedans. Ce qu’il nous faut, c’est quelque chose pour déclencher l’onde de choc.
— Avec un système de retardement, précisa Nora.
— Exactement, approuva Fet.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, poursuivit Nora. Gus, tu peux nous trouver un autre véhicule ? Ou deux, peut-être ?
— OK. Vous bricolez les fils de votre bombe, moi je bricole les fils de deux caisses.
— Il reste une dernière chose…
Nora défit son sac, s’approcha d’Eph, le lui tendit. Le Lumen était à l’intérieur.
— D’accord, dit-il, intimidé maintenant que le moment était venu.
Fet fouillait déjà dans le matériel abandonné. Quinlan demeurait près de Creem. Eph trouva une porte menant à un couloir de bureaux, en choisit un qui ne contenait plus aucun effet personnel. Une table, une chaise, un classeur et un tableau blanc, vierge de toute inscription.
Il tira le Lumen du sac de Nora et le posa sur le bureau balafré d’encoches, prit une profonde inspiration, tenta de mettre de l’ordre dans son esprit puis tourna les premières pages. Dans ses mains, le livre paraissait très ordinaire, rien à voir avec l’objet magique de son rêve. Il continua à tourner lentement les pages sans qu’il se passe quoi que ce soit, ni éclair d’inspiration ni soudaine révélation. Les fils d’argent des pages enluminées semblaient ternes à ses yeux sous la lumière du plafonnier, le texte plat et sans vie. Il essaya les symboles, les toucha du bout des doigts.
Toujours rien. Comment était-ce possible ? Il était peut-être trop nerveux, trop tendu… Nora apparut à la porte, suivie de Quinlan. Eph mit ses mains en visière au-dessus de ses yeux pour ne pas les voir, pour tout chasser de son esprit, à commencer par ses propres doutes. Il ferma les yeux, tenta de se détendre. Que les autres pensent ce qu’ils veulent. Il descendit en lui-même, pensa à son fils, Zack. A le libérer des griffes du Maître. A mettre fin à l’obscurité enveloppant la Terre. Aux anges volant dans sa tête.
Il rouvrit les yeux et s’assit, revint au livre avec confiance. Il lut le texte en prenant son temps, étudia des illustrations qu’il avait déjà regardées cent fois.
Ce n’était pas seulement un rêve, se dit-il.
Il y croyait ferme. Sauf qu’il ne se passait rien. Quelque chose n’allait pas. Le Lumen gardait tous ses secrets.
— Tu pourrais peut-être essayer de dormir, suggéra Nora. De laisser faire ton subconscient.
Il sourit, appréciant ses encouragements alors qu’il s’attendait à des railleries. Les autres voulaient qu’ils réussissent. Ils en avaient besoin. Il ne pouvait pas les décevoir. Il regarda Quinlan en espérant que l’Enfanté aurait une idée, une intuition.
Ça va venir.
Ces mots le firent douter de lui plus que jamais. Quinlan n’avait rien à proposer, rien que sa foi en Eph, alors que la propre foi d’Eph vacillait.
Qu’ai-je fait ? pensa-t-il. Que pouvons-nous faire, maintenant ?
— Nous te laissons, murmura Nora, qui recula et ferma la porte.
S’arrachant à son désespoir, Goodweather se renversa en arrière, posa les mains sur le livre et ferma les yeux.
Il somnolait par instants mais se réveillait aussitôt. Aucune idée ne lui venait. Il tenta deux fois encore de lire le texte avant de renoncer et referma le livre, retourna auprès des autres en redoutant leur réaction.
Les têtes se tournèrent vers lui. Fet et Nora déchiffrèrent son expression, sa posture, et perdirent tout espoir. Eph demeurait muet. Il savait qu’ils comprenaient sa détresse et sa frustration, mais cela ne rendait pas son échec plus acceptable.
Gus les rejoignit, secouant la pluie de son blouson, passa devant Creem assis par terre près de Quinlan et de la bombe.
— J’ai dégoté deux caisses, annonça-t-il. Une grosse Jeep de l’armée et un Explorer.
Se tournant vers l’Enfanté, il poursuivit :
— On peut monter la calandre d’argent sur la Jeep, si tu m’aides. Elles roulent mais je garantis rien. Faudra siphonner des réservoirs en chemin, ou trouver une station qui marche encore.
Fet lui montra ce qu’il tenait à la main.
— J’ai déniché ça. Tout ce que je sais, c’est que c’est un détonateur qui résiste aux intempéries et qu’on peut régler manuellement. Mode instantané ou retardement. Suffit de tourner ce bouton.
— De combien, le retardement ? demanda Gus.
— Je ne sais pas. Au point où on en est, on prend ce qu’on peut. Les fils ont l’air de pouvoir être raccordés.
Fet haussa les épaules pour indiquer qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait et conclut :
— Il ne nous manque plus qu’une destination.
— Il y a quelque chose qui bloque parce que je m’y prends mal, dit Eph. Ou quelque chose que nous avons oublié… quelque chose que je ne sais pas, tout simplement.
— Il ne reste plus beaucoup de jour, souligna Fet. Quand la nuit tombera, ils nous tomberont dessus aussi. Nous devons partir d’ici, quoi qu’il arrive.
Eph eut un bref hochement de tête.
— Je ne sais pas… Je ne sais pas quoi vous dire.
— Tu n’as rien tiré du livre ? lui demanda Nora. Pas même…
Il secoua la tête.
— Et la vision ? Tu avais parlé d’une île…
— Une parmi des dizaines d’autres. Il y en a douze rien que dans le Bronx, huit à Manhattan, une demi-douzaine à Staten Island… C’était comme un lac gigantesque.
Eph fouilla son esprit fatigué et ajouta :
— C’est tout ce que je sais.
— Il y a peut-être des cartes d’état-major dans l’arsenal, hasarda Nora.
Gus eut un rire sarcastique.
— Je suis vraiment un gland de m’être fourré là-dedans, d’avoir fait confiance à un traître, à un lâche, à un dingue, grommela-t-il en regardant Eph. De pas t’avoir buté pour m’épargner toutes ces emmerdes…
Quinlan gardait son silence habituel. Les bras croisés, il attendait patiemment. Eph eut envie de s’approcher de lui, de lui dire que la confiance qu’il lui accordait encore était bien mal placée.
Avant qu’il puisse faire un pas, Fet intervint :
— Ecoute, après tout ce qu’on a enduré – tout ce qu’on endure encore −, je n’ai rien à te dire que tu ne saches déjà. Je veux simplement que tu te rappelles un instant le vieil homme. Il est mort pour ce que tu tiens entre tes mains, souviens-t’en. Il s’est sacrifié pour que nous puissions l’avoir. Je ne dis pas ça pour te mettre plus de pression mais pour t’en enlever, au contraire. De fait, il n’y a plus de pression. On est arrivés au bout. On est avec toi, que ça marche ou que ça foire. Je sais que tu penses à ton gosse. Je sais que ça te ronge. Mais pense un instant au vieux. Plonge en toi-même. Et s’il y a quelque chose, tu le trouveras. Tu le trouveras maintenant.
Eph s’efforça d’imaginer le professeur Setrakian près de lui en cet instant, vêtu de son costume de tweed, appuyé sur sa canne au pommeau en forme de tête de loup qui dissimulait sa lame d’argent. L’expert en vampires et le tueur.
Il rouvrit le livre. Il se rappela le jour où, après la vente aux enchères, Setrakian avait enfin pu toucher et feuilleter ce volume qu’il avait cherché pendant des dizaines d’années.
Eph alla à l’illustration que Setrakian leur avait montrée, un mandala complexe en noir, rouge et argent sur une double page. Sur un papier-calque, le professeur avait reproduit les contours d’un archange à six membres.
L’Occido Lumen était un livre sur les vampires, pas un livre pour les vampires. Sa couverture et sa tranche étaient argentées afin d’empêcher les strigoï de le toucher. On l’avait rendu soigneusement inaccessible aux vampires.
Eph repensa à sa vision, au moment où il avait découvert le livre posé sur le lit, dehors…
Il faisait jour.
Il s’approcha de la porte, l’ouvrit et sortit sur le parking en levant les yeux vers les nuages sombres qui commençaient à effacer l’orbe pâle du soleil.
Nora et Fet le suivirent, Quinlan, Creem et Gus demeurèrent près de la porte.
Sans s’occuper d’eux, Eph baissa les yeux vers le livre qu’il tenait dans ses mains. Le soleil. Même si des vampires parvenaient à circonvenir d’une façon ou d’une autre les protections d’argent du Lumen, ils ne pourraient jamais le lire à la lumière du jour à cause des propriétés antivirus des ultraviolets.
Il ouvrit le livre, inclina ses pages vers le soleil comme un visage offert aux derniers rayons chauds de la journée. Le texte sembla jaillir du parchemin. Goodweather alla à la première des illustrations, dont les incrustations d’argent étincelaient, donnant à l’image une vie nouvelle.
Il parcourut rapidement le texte. Des mots apparurent derrière les mots, comme écrits à l’encre sympathique. Les filigranes changeaient la nature même des illustrations, des dessins détaillés émergeaient. Une autre couche d’encre réagissait aux rayons ultraviolets…
A la lumière du jour, le mandala de deux pages montrait l’image de l’archange délicatement dessiné en argent sur le parchemin.
Le texte latin ne se traduisit pas aussi magiquement que dans son rêve, mais son sens devint clair. Le plus révélateur fut le symbole de danger biologique avec, à l’intérieur de la fleur, des points disposés comme sur une carte. Sur une autre page, certaines lettres apparurent en relief et, mises ensemble, formèrent un mot étrange et cependant familier :
AHSUDAGU-WAH
Eph le lut rapidement et une idée bondit dans son cerveau par l’intermédiaire de ses yeux. Le jour pâle finit par disparaître et les rehauts du livre aussi. Il restait tant à lire et à apprendre. Mais Eph en avait assez vu pour le moment. Ses mains tremblaient. Le Lumen lui avait montré le chemin.
Il passa devant Fet et Nora pour retourner à l’intérieur. Il ne ressentait ni soulagement ni exaltation, mais il vibrait encore, tel un diapason. Il se tourna vers Quinlan, qui remarqua son expression.
La lumière du jour. Bien sûr.
Les autres savaient qu’il s’était passé quelque chose. Excepté Gus, qui semblait sceptique.
— Alors ? s’enquit Nora.
— Je suis prêt, maintenant, répondit Eph.
— Prêt à quoi ? dit Fet. Prêt à partir ?
Eph regarda Nora.
— J’ai besoin d’une carte du coin.
Elle fit le tour des autres bureaux et ils entendirent des tiroirs claquer. Goodweather restait immobile, comme un homme se remettant d’une décharge électrique.
— La lumière du jour, expliqua-t-il. Lire le Lumen à la lumière du jour. C’était comme si les pages s’ouvraient pour moi. J’ai tout vu… ou j’aurais tout vu si j’avais eu plus de temps. A l’origine, les Indiens donnaient à ce lieu le nom de « Terre Brûlée ». Mais leur mot pour « brûlé » est le même que « noir ».
Oscura. Sombre.
— Tchernobyl, la tentative manquée – la simulation, intervint Fet. Elle apaisait les Aînés parce que Tchernobyl signifie « terre noire ». Et j’ai vu une équipe de Stoneheart procéder à des fouilles autour d’une zone géologiquement active de sources chaudes, à la sortie de Reykjavik, connue sous le nom de « Bassin noir ».
— Mais il n’y a pas de coordonnées, dans le livre… fit observer Nora, de retour avec un atlas de la partie nord-est des Etats-Unis.
— Parce que le site était sous l’eau, répondit Eph. Au temps où les restes d’Azraël furent dispersés, le site était sous l’eau. Le Maître n’a émergé que des centaines d’années plus tard.
Le plus jeune. Le dernier.
Eph ouvrit l’atlas à la carte de l’Etat de New York, dont la partie supérieure incluait la région de l’Ontario, au Canada.
— Le lac Ontario, dit-il. Ici, à l’est. A l’entrée du Saint-Laurent, à l’est de Wolfe Island, un archipel de petites îles sans nom appelé « Thousand Islands ». C’est là. C’est l’une d’elles. Au large de la côte new-yorkaise.
— Le site funéraire ? demanda Fet.
— Je ne sais pas quel nom il porte aujourd’hui. Mais ce nom ne comporte pas le mot « noir ». C’est pour ça que le Maître ne l’a pas encore découvert. Le nom indien de cette île était Ahsudagu-wah. Traduit de l’onondaga, il signifie à peu près « lieu sombre », « lieu noir ».
Fet prit l’atlas des mains de Goodweather, revint au New Jersey.
— Comment nous pouvons la trouver, cette île ? demanda Nora.
— Elle a approximativement la forme du symbole du danger biologique, comme une fleur à trois pétales…
Fet traça rapidement leur itinéraire du New Jersey à la Pennsylvanie, puis au nord de l’Etat de New York, et déchira la page.
— De l’Interstate 80 Ouest jusqu’à l’Interstate 81 Nord. Ça nous amène droit au Saint-Laurent.
— Combien de kilomètres ? voulut savoir Nora.
— Environ cinq cents. On peut les faire en cinq ou six heures.
— Si tout se passe bien, argua-t-elle. Quelque chose me dit que ce ne sera pas si simple.
— Le Maître devinera notre destination et tentera de nous barrer la route, prédit Fet.
— Il faut partir maintenant, déclara Nora. Nous avons à peine un peu d’avance.
Elle se tourna vers l’Enfanté.
— Vous pouvez charger la bombe dans le…
Quand sa voix mourut, tous se retournèrent, alarmés. Quinlan se tenait près de l’engin enveloppé de sa bâche. Mais Creem avait disparu.
Gus courut à la porte.
— Qu’est-ce que…
Il revint près du vampire de naissance.
— Tu l’as laissé filer ? ! C’est moi qui l’ai mis dans ce coup-là, j’allais le liquider !
Nous n’avons plus besoin de lui. Et cependant il peut encore nous être utile.
— Comment ? Cette balance ne mérite pas de vivre !
— Et s’ils le capturent ? s’inquiéta Nora. Il en sait trop.
Il en sait juste assez Faites-moi confiance.
— Juste assez ?
Pour inspirer de la crainte au Maître.
Eph comprenait, maintenant. Aussi clairement qu’il avait compris les symboles du Lumen.
— Le Maître est en route pour l’arsenal, c’est sûr. Nous devons le défier. L’effrayer. Il prétend être au-dessus de toute émotion, mais je l’ai vu furieux. Si l’on remonte aux temps bibliques, c’était une créature vindicative. Il n’a pas changé. Quand il gouverne sans passion, sa maîtrise sur son royaume est absolue. Il est efficace et détaché, il voit tout. Mais quand on l’affronte directement il commet des erreurs. Il agit avec imprudence. Rappelez-vous, il était assoiffé de sang, au siège de Sodome et Gomorrhe. Il a assassiné un autre archange sous l’emprise d’une folie meurtrière. Il a perdu tout contrôle de lui-même.
— Tu veux que le Maître trouve Creem ?
— Nous voulons que le Maître sache que nous avons une bombe nucléaire et le moyen de la faire exploser. Et que nous connaissons l’emplacement du Site noir. Il faut le pousser à avoir une réaction excessive. Nous avons le dessus, maintenant. C’est à son tour d’être acculé.
D’avoir peur.
Gus s’approcha d’Eph et tenta de lire en lui comme Eph avait lu dans le livre. De prendre sa mesure. Il tenait dans ses mains une petite caisse en carton pleine de grenades fumigènes, quelques-uns des rares engins que les vampires n’avaient pas emportés.
— Alors, maintenant, on doit protéger le mec qui allait tous nous poignarder dans le dos… résuma Gus. Je ne comprends pas. Et je ne comprends rien à toute cette histoire, et surtout que tu puisses lire le livre. Pourquoi toi ?
La réponse d’Eph fut franche et honnête :
— Je ne sais pas, Gus. Mais je crois que cette histoire va me permettre de le découvrir.
Gus ne s’attendait pas à une réponse aussi sincère. Il vit dans les yeux de Goodweather le regard d’un homme qui a peur et qui l’accepte. D’un homme résigné à son destin, quel qu’il soit.
— Je pense qu’on va tous le découvrir, dit-il.
— Le Maître en premier, renchérit Fet.
La gorge était enfouie dans la terre sous les eaux froides de l’Atlantique. Le sol qui l’entourait était devenu noir à leur contact et rien ne vivait ni ne poussait à proximité.
Il en allait de même pour tous les sites où les restes d’Azraël étaient enterrés. La chair angélique demeurait intacte, non décomposée, mais son sang s’était infiltré dans la terre et s’était lentement répandu. Il avait une volonté propre et chaque filet remontait instinctivement vers le haut, traversant le sol à l’abri du soleil, cherchant un hôte. C’était ainsi que les vers de sang étaient nés. Ils contenaient un reste de sang humain qui teintait leur chair, qui les guidait vers l’odeur d’un hôte potentiel. Mais ils portaient aussi en eux la volonté de leur chair originelle. La volonté des bras, des ailes, de la gorge…
Leurs corps minces se tortillaient tandis qu’ils parcouraient aveuglément de longues distances. Beaucoup mouraient, émissaires infertiles brûlés par la chaleur impitoyable de la terre, ou arrêtés par un obstacle géologique se révélant impossible à franchir. Ils s’éloignaient tous de leur site de naissance, certains emportés au loin par un insecte ou par un autre vecteur animal involontaire.
Ils finissaient par trouver un hôte et s’enfonçaient dans sa chair, en bon parasite, creusant profondément. Au début, il fallait au ver pathogène des semaines pour supplanter l’hôte, pour s’emparer de la volonté et des tissus de la victime infectée. Même les parasites et les virus apprennent par essais et erreurs – et ils avaient appris. A leur cinquième hôte humain, les Aînés commencèrent à maîtriser l’art de la survie et de la supplantation. Ils étendirent leur domaine par l’infection, ils apprirent à jouer selon les nouvelles règles terrestres du jeu.
Et ils devinrent maîtres à ce jeu.
Le plus jeune, le dernier à naître, fut le Maître, la gorge. Le verbe capricieux de Dieu donna vie à la terre et aux mers, les fit s’affronter et pousser vers le haut le sol qui constituait le lieu de naissance du Maître. C’était une péninsule qui, des siècles plus tard, devint une île.
Coupés de leur site d’origine, les vers capillaires provenant de la gorge furent ceux qui s’aventurèrent le plus loin car sur cette terre récemment formée les êtres humains n’avaient pas encore mis le pied. Il était inutile et douloureux de tenter de dominer une forme de vie inférieure, un loup ou un ours. Leur contrôle était imparfait, limité ; leurs synapses étaient étrangères et de courte durée. Chacune de ces invasions se révéla vaine, mais la leçon apprise par un parasite était instantanément transmise à l’esprit du groupe. Bientôt les vers ne furent plus qu’une poignée, dispersés loin de leur site de naissance, aveugles, perdus et faibles…
Sous une froide lune d’automne, un jeune brave Iroquois établit son camp sur une bande de terre située à quelques dizaines de kilomètres du lieu de naissance de la gorge. C’était un Onondaga (« gardien du feu ») et alors qu’il était étendu sur le sol un ver de sang s’empara de lui en s’enfonçant dans son cou.
La douleur réveilla le guerrier, qui porta aussitôt la main à la zone blessée. Comme le ver ne s’était pas encore entièrement insinué dans la chair, l’Indien le saisit par son extrémité et tira. Mais l’animal se tordit, résista et, échappant finalement à la prise de l’homme, pénétra dans le tissu musculaire du cou. La souffrance fut insupportable, pareille à un lent coup de poignard brûlant, tandis que le ver descendait dans la gorge de l’hôte, dans sa poitrine, et se nichait finalement sous son bras gauche, où il découvrit en aveugle le système circulatoire de l’être humain.
Pendant que le parasite envahissait le corps, une fièvre se déclencha et dura près de deux semaines, déshydratant l’organisme hôte. Une fois la supplantation accomplie, le Maître chercha refuge dans les grottes obscures, dans l’apaisante saleté froide qu’elles contenaient. La Créature découvrit que, pour des raisons dépassant son entendement, le sol sur lequel elle avait pris possession du corps hôte lui fournissait un très grand confort et elle se mit à transporter un peu de terre partout où elle allait. Les vers avaient à présent envahi presque tous les organes, s’en repaissaient et se multipliaient dans le système sanguin de l’Indien. La peau du guerrier devint pâle et tendue, offrant un contraste saisissant avec ses tatouages tribaux et ses yeux affamés, voilés par une membrane nictitante, luisant au clair de lune. Quelques semaines s’écoulèrent sans autre nourriture jusqu’à ce qu’enfin, peu avant l’aube, il tombe sur un groupe de chasseurs mohawks.
Le contrôle que le Maître exerçait sur son hôte était encore hésitant, mais la soif compensait le manque de précision et d’habileté. Cette fois, le transfert fut plus rapide, de nombreux vers pénétrant dans chaque victime au moyen de l’aiguillon. Même lorsque l’attaque était maladroite et inachevée, elle remplissait son objectif. Deux des chasseurs combattirent vaillamment et blessèrent de leurs haches le corps du guerrier onondaga possédé. Mais finalement, alors que son sang coulait lentement dans la terre, les parasites s’emparèrent des corps de ses adversaires et la meute se multiplia. Le Maître était désormais trois.
Au fil des ans, il apprit à utiliser les qualités et le sens tactique de ses hôtes pour satisfaire son besoin de secret. La région était peuplée de farouches guerriers et les endroits où il pouvait se cacher se limitaient à des cavernes et crevasses que les chasseurs et les trappeurs connaissaient bien. Le Maître transmettait rarement sa volonté dans un nouveau corps et le faisait uniquement s’il jugeait la stature et la force d’un nouvel hôte hautement désirables. Avec les années, il devint une légende et les Algonquins l’appelèrent le wendigo.
Le Maître aspirait à communier avec les Aînés, dont il sentait naturellement l’existence et dont le phare empathique l’attirait pardessus les mers. Mais chaque fois qu’il tentait de traverser des eaux vives, son corps humain échouait, frappé par une attaque, quelle que fut la force de l’organisme occupé.
Cela tenait-il au lieu de son démembrement ? Coincé entre les bras du Yarden{4} ? Ou à une alchimie secrète, un élément dissuasif tracé sur son front par le doigt de Dieu ? Le Maître devait apprendre cette règle et de nombreuses autres au cours de son existence.
Il alla vers le nord-ouest en cherchant une route pour « l’autre terre », le continent où les Aînés prospéraient. Il sentait leur appel et le désir crût en lui, le soutenant pendant l’équipée épuisante d’un bord du continent à l’autre.
Le Maître parvint à l’océan menaçant dans les terres gelées du lointain Nord-Ouest, où il se nourrit des habitants de ce désert glacé, les Unangam{5}. C’étaient des hommes aux yeux bridés et à la peau tannée, qui portaient des peaux de bête pour avoir chaud. Le Maître, en pénétrant dans l’esprit de ses victimes, apprit l’existence d’un point de passage menant à une vaste terre de l’autre côté de l’eau, un endroit où les deux côtes se touchaient presque, telles des mains tendues. Il explora le littoral en cherchant ce point de lancement.
Une nuit, le Maître avisa près d’une falaise plusieurs barques de pêche primitives et des hommes déchargeant le poisson et les phoques qu’ils avaient rapportés. Le Maître comprit qu’il pouvait traverser l’océan avec leur aide. Il avait appris à franchir des gués grâce à des corps humains, pourquoi pas des étendues d’eau plus vastes ? Il savait comment fléchir et terroriser l’âme des plus endurcis. Il savait comment profiter et se nourrir de la peur de ses sujets. Il tuerait la moitié du groupe et se présenterait comme une déité, une furie des bois, une force élémentaire d’une puissance plus grande encore que la sienne, déjà sidérante. Il étoufferait toute résistance et obtiendrait des ralliements par le pardon ou les faveurs accordées… et puis il traverserait les eaux. Caché sous un lourd manteau de peau de bête, étendu sur un mince lit de terre, le Maître tenterait la traversée qui le réunirait à ceux qui étaient le plus proches de sa nature.
Creem, soucieux d’échapper à Quinlan, avait couru se planquer dans un autre bâtiment. Il avait encore mal à la bouche après le coup de coude qu’il avait dégusté en pleine face. Ses dents d’argent ne devaient plus bien mordre, maintenant. Quelle connerie d’être revenu au garage de l’université pour les armes ! Il était trop gourmand, il lui en fallait toujours plus, toujours plus… Au bout d’un moment, il entendit une voiture passer mais pas trop vite, et en silence. Sûrement un de ces petits machins électriques qu’on rechargeait sur le secteur.
Il se dirigea vers l’endroit qu’il évitait d’habitude, l’entrée devant l’arsenal. L’obscurité était retombée et il marcha vers une grappe de lumières, trempé et mourant de faim, pressant une main sur son point de côté. Après avoir tourné le coin, il vit la grille qu’ils avaient enfoncée en entrant et des silhouettes rassemblées près du bâtiment de contrôle des visiteurs. Les bras levés, il avança jusqu’à ce qu’on le voie.
Il expliqua aux humains ce qui s’était passé, mais ils l’enfermèrent dans les toilettes alors que tout ce qu’il voulait, c’était quelque chose à manger. Il donna quelques coups de pied à la porte, qui se révéla étonnamment solide, et il comprit que les toilettes servaient aussi de cellule pour les visiteurs de l’arsenal posant problème. Alors il s’assit sur l’abattant de la cuvette et attendit.
Un énorme craquement, presque une explosion, secoua les murs. Le bâtiment avait pris un coup et Creem pensa d’abord que ces nuls avaient roulé trop vite sur un ralentisseur en partant et fait péter la moitié de Jersey avec leur engin nucléaire. Puis la porte s’ouvrit et le Maître apparut devant lui, vêtu de sa cape. Il tenait à la main une canne au pommeau en forme de tête de loup. Deux de ses petites bestioles, les mioches aveugles, trottinaient autour de ses jambes tels des chiots impatients.
Où sont-ils ?
Creem se renversa contre le réservoir de la chasse d’eau, curieusement soulagé par la présence du roi des suceurs de sang.
— Ils se sont barrés. Ça fait un moment.
Combien de temps ?
— Je ne sais pas. Deux voitures. Au moins.
Dans quelle direction ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? J’étais enfermé dans ces putains de chiottes. Le vampire qui est dans leur camp, le chasseur, là, Quinlan, c’est un beau salaud. Il m’a esquinté le portrait, se plaignit Creem en touchant ses dents de travers. Alors, si vous voulez me faire plaisir, quand vous les choperez, filez-leur un coup de latte dans la gueule de ma part, à lui et au Mexicain.
Ils ont le livre ?
— Ouais. Et aussi une bombe nucléaire. Et ils savent où ils doivent aller. Le Site noir, quelque chose comme ça…
Le Maître demeura un moment sans rien dire. Creem attendit. Même les renifleurs remarquèrent le silence du Maître.
— J’ai dit qu’ils allaient…
Ils connaissent son emplacement ?
L’élocution du Maître avait changé, les mots sortaient plus lentement de sa bouche.
— Vous savez ce qui me rafraîchirait la mémoire ? De la bouffe. Je me sens faible…
Tout à coup, le Maître se jeta sur Creem, le saisit à deux mains et le souleva du sol.
Ah, oui, fit le Maître, dont l’aiguillon pointa hors de sa bouche. Un peu de nourriture. Ça nous ferait peut-être du bien à tous les deux…
L’aiguillon se détendit et le gangster sentit le contact sur son cou. S’attendant à être vidé de son sang, il poussa un cri aigu mais le Maître laissa simplement le dard contre la peau sans la pénétrer. Sans percer l’artère. Pas encore.
Je t’ai demandé s’ils connaissent son emplacement.
— Je… je ne sais pas. Le docteur, votre autre petit copain, il a lu le livre. C’est tout ce que je sais.
Il y a d’autres moyens d’assurer une obéissance absolue…
Creem sentit une pression contre son cou puis une légère piqûre suivie d’une douce chaleur. Il cria de nouveau mais le Maître laissa son aiguillon simplement posé sur sa peau et lui empoigna les épaules. Puis il lui appuya sur les omoplates et les clavicules, comme s’il allait l’écraser telle une canette de soda.
Tu connais les routes de cette région ?
— Si je connais les routes ? Bien sûr que je les connais !
Pivotant sans effort, le Maître projeta Creem hors des toilettes, le gros chef de bande allant s’étaler par terre, bras et jambes écartés.
Tu conduis.
Creem se releva et acquiesça de la tête, sans sentir la petite goutte de sang qui se formait sur le côté de son cou, là où l’aiguillon l’avait touché.
Les gardes du corps de Barnes pénétrèrent sans frapper dans l’antichambre de son bureau à Camp Liberty. Sa secrétaire toussota pour le prévenir et il eut le temps de fourrer dans un tiroir le roman policier qu’il lisait et de faire semblant d’étudier la paperasse posée devant lui. Ils entrèrent, se postèrent de part et d’autre de la porte, le cou orné de tatouages sombres.
Venez.
Au bout d’un moment, il hocha la tête, glissa quelques papiers dans sa mallette.
— De quoi s’agit-il ?
Pas de réponse. Il descendit l’escalier avec eux, passa devant le garde de l’entrée, qui les laissa sortir. Il tombait un léger crachin, pas de quoi justifier un parapluie. Rien n’indiquait qu’il avait des ennuis, mais il était impossible de lire quoi que ce soit sur le visage impassible de ses gardes du corps.
Sa voiture s’arrêta devant eux et ils montèrent à l’arrière avec lui. Barnes restait calme, cherchant dans sa mémoire quelque erreur ou affront involontaire qu’il aurait pu commettre. Il était à peu près sûr qu’il n’y en avait pas, mais jamais auparavant il n’avait été convoqué de cette manière.
Ils roulaient vers sa maison, ce qu’il interpréta comme un bon signe. En arrivant, il ne repéra aucun autre véhicule dans son allée. Ils entrèrent ; personne ne l’attendait, et surtout pas le Maître. Barnes informa ses gardes du corps qu’il allait aux toilettes et il passa un moment seul à faire couler l’eau, à faire équipe avec son reflet dans le miroir pour tenter de comprendre ce qui se passait. Il était trop vieux pour ce genre de stress.
Il alla dans la cuisine se préparer un encas et venait d’ouvrir la porte du réfrigérateur quand il entendit un bruit de rotors approcher. Ses gardes du corps apparurent à ses côtés. Il passa dans le hall d’entrée, ouvrit la porte, vit un hélicoptère tourner au-dessus de la maison et descendre. Les patins se posèrent doucement sur les dalles autrefois blanches de sa large allée circulaire. Le pilote était un être humain, un Stoneheart, Barnes le remarqua aussitôt à sa veste de costume noir et à sa cravate. Il y avait un passager mais il ne portait pas de cape, ce n’était donc pas le Maître. Après un discret soupir de soulagement, Barnes attendit que les rotors ralentissent et laissent le visiteur débarquer. Au lieu de quoi, les gardes du corps le saisirent chacun par un bras, lui firent descendre les marches du perron et parcourir les dalles en direction de l’hélicoptère. Baissant la tête pour passer sous les pales, ils ouvrirent la porte de l’appareil.
Le passager, assis sur son siège, deux harnais de sécurité croisés sur sa poitrine, était le jeune Zachary Goodweather.
Les gardes du corps poussèrent Barnes à l’intérieur. Il s’assit à côté de Zack, ils s’installèrent en face. Barnes attacha ses harnais, ses gardes du corps non.
— Comme on se retrouve, dit-il.
Le garçon le regarda mais ne répondit pas. Arrogance juvénile, pensa Barnes. Avec peut-être quelque chose d’autre…
— Que se passe-t-il ? Où allons-nous ?
Il eut l’impression que Zack avait senti sa peur quand l’adolescent détourna la tête avec un mélange de rejet et de dégoût.
— Le Maître a besoin de moi, dit Zack en regardant par le hublot quand l’hélicoptère commença à s’élever. Je ne sais pas pourquoi vous êtes là.
Ils traversaient le New Jersey par l’Interstate 80 Ouest. Depuis le départ, Fet roulait le pied au plancher, pleins phares, parfois ralenti par des débris, une voiture ou un car abandonnés. Deux ou trois fois, ils croisèrent un cerf ou une biche, décharnés. Mais pas de vampires, pas sur la route – du moins, ils n’en virent aucun. Eph était assis à l’arrière de la Jeep à côté de Quinlan, qui s’était mis sur la fréquence mentale des strigoï. L’Enfanté était comme un détecteur de vampires : tant qu’il restait silencieux, ils ne risquaient rien.
Gus et Nora suivaient dans l’Explorer, en cas de panne.
Les grands axes étaient à peu près dégagés. Les gens avaient tenté de fuir quand le fléau avait déclenché une véritable panique (réaction erronée – le sauve-qui-peut – des êtres humains à la propagation d’une maladie infectieuse, malgré l’absence de toute zone non touchée par le virus, où ils auraient pu se réfugier) et il y avait eu des embouteillages dans tout le pays. Peu de gens, cependant, avaient été contaminés dans leurs voitures, du moins pas sur les routes mêmes. La plupart avaient été pris lorsqu’ils avaient quitté les routes principales, généralement pour dormir.
— Scranton, annonça Fet lorsqu’ils passèrent devant un panneau indiquant l’Interstate 81 Nord. Je ne pensais pas que ce serait aussi facile.
— Il reste encore du chemin, fit remarquer Eph en regardant par la fenêtre l’obscurité défiler. On en est où, côté carburant ?
— OK pour le moment. Je ne veux pas m’arrêter près d’une ville.
— Surtout pas, approuva Goodweather.
— J’aimerais franchir au moins la frontière de l’Etat de New York.
Eph regarda Scranton lorsqu’ils empruntèrent les ponts routiers de plus en plus encombrés menant au nord. Il remarqua que des pâtés de maisons brûlaient au loin et se demanda si d’autres rebelles comme eux luttaient à une plus petite échelle dans des agglomérations plus modestes. De temps à autre, une ampoule électrique brillant à une fenêtre attirait son regard et l’amenait à s’interroger sur le désespoir frappant Scranton et d’autres petites villes de par le monde. Il se demanda aussi où se trouvait le camp du sang le plus proche.
— Il doit y avoir quelque part une liste des abattoirs et boucheries de Stoneheart qui nous renseignerait sur l’emplacement des camps, dit Eph. Une fois que nous aurons mené à bien notre opération, il y aura beaucoup d’humains à libérer.
— Et comment ! acquiesça Fet. Si ça se passe comme avec les autres Aînés, le clan du Maître s’éteindra avec lui. Il disparaîtra. Les détenus des camps ne sauront pas ce qu’ils seront devenus.
— Le problème, ce sera de répandre la nouvelle. Sans grands médias, je veux dire. Des petits duchés, des petits fiefs apparaîtront dans tout le pays. Des gens essaieront de prendre le pouvoir un peu partout. Je ne suis pas sûr que la démocratie fleurira d’elle-même…
— Non, dit Fet. Ce ne sera pas facile. Beaucoup de boulot. Mais on n’en est pas là.
Eph se tourna vers Quinlan, assis à côté de lui, remarqua le sac en cuir posé entre ses bottes.
— Vous mourrez avec les autres quand le Maître sera anéanti ?
Quand le Maître sera détruit, sa lignée disparaîtra.
Eph sentit la chaleur du métabolisme survolté du sang-mêlé et lui demanda :
— Rien dans votre nature ne vous interdit d’œuvrer pour quelque chose qui causera finalement votre propre perte ?
Vous, vous n’avez jamais œuvré pour quelque chose s’opposant à vos propres intérêts ?
— Je ne crois pas, répondit Eph. Pas quelque chose qui causerait ma mort, en tout cas.
Un bien supérieur est en jeu. Et la vengeance est une motivation irrésistible. Elle l’emporte sur l’instinct de conservation.
— Que transportez-vous dans ce sac en cuir ?
Vous le savez déjà, j’en suis sûr.
Eph se rappela la salle des Aînés sous Central Park, leurs cendres placées dans des urnes de chêne blanc.
— Pourquoi emportez-vous les restes des Aînés ?
Vous ne l’avez pas vu dans le Lumen ?
Eph fit signe que non.
— Avez-vous l’intention… de les faire revivre, d’une manière ou d’une autre ?
Non. Ce qui est fait ne peut être défait.
— Alors, pourquoi ?
Parce que c’est écrit.
Goodweather rumina cette réponse et Quinlan reprit :
N’êtes-vous pas préoccupé par les conséquences de la victoire ? Vous n’êtes pas sûr que la démocratie fleurira spontanément, vous l’avez souligné vous-même. Les humains n’ont jamais vraiment eu d’autonomie. Cela dure depuis des siècles. Vous croyez-vous capable de vous débrouiller seul ?
Eph ne trouva rien à répondre. Il savait que l’Enfanté avait raison. Les Aînés avaient tiré les ficelles quasiment depuis l’aube de l’humanité. A quoi ressemblerait le monde, après eux ?
Par sa fenêtre, il regarda disparaître le lointain brasier. Comment tout remettre en place ? La guérison lui paraissait être une tâche quasi impossible. Le monde était déjà irrémédiablement brisé. Un instant, il se demanda même si tout cela en valait la peine.
Ce n’était que la fatigue qui parlait, bien sûr. Mais ce qui avait semblé autrefois signifier la fin de leurs malheurs – détruire le Maître et reprendre les commandes de la planète – ne marquerait en réalité que le début d’un nouveau combat.
Es-tu loyal ? demanda le Maître. M’es-tu reconnaissant de tout ce que je t’ai procuré, de tout ce que je t’ai appris ?
— Oui, répondit Zachary Goodweather sans l’ombre d’une hésitation.
Perchée sur une corniche, la silhouette décharnée de Kelly Goodweather observait son fils.
La fin des temps est proche. Nous façonnerons alors ensemble une nouvelle terre. Tous ceux que tu connaissais, tous ceux qui t’étaient chers auront disparu. Me seras-tu fidèle ?
— Je le serai.
J’ai été maintes fois trahi par le passé. Tu dois savoir que je suis familier de ce genre de complots. Une partie de ma volonté réside en toi. Tu entends clairement ma voix et, en retour, j’ai accès à tes pensées les plus intimes.
Le Maître se leva et dévisagea l’adolescent, ne détecta aucun doute en lui. Zack nourrissait pour le Maître une admiration respectueuse et la gratitude qu’il exprimait était sincère.
J’ai été trahi par ceux qui auraient dû être mes meilleurs soutiens. Ceux dont je partageais l’essence même : les Aînés. Ils n’avaient aucune fierté en eux, aucune véritable faim. Ils se contentaient de vivre dans l’ombre. Ils m’ont reproché notre condition et se sont réfugiés dans le refus de l’humanité. Ils se croyaient puissants mais ils étaient faibles. Ils cherchaient une alliance ; je cherchais à dominer. Tu comprends ça, n’est-ce pas ?
— Le léopard des neiges, répondit Zack.
Exactement. Toutes les relations reposent sur le pouvoir. Domination et soumission. Il n’y a pas d’autre voie. Ni égalité, ni gentillesse, ni domaine partagé. Il n’y a qu’un seul roi dans un royaume.
Et là, le Maître regarda le jeune garçon avec une intensité calculée – en affectant ce qu’il pensait être de la tendresse humaine −, avant d’ajouter :
Un seul roi et un seul prince. Tu comprends cela aussi, n’est-ce pas ? Mon fils.
Zack acquiesça, acceptant ainsi la notion et le titre. Le Maître guetta sa réaction, scruta les moindres nuances de son expression. Il écouta soigneusement le rythme de son cœur, observa son pouls à hauteur de la carotide. L’adolescent était ému, exalté par ce lien factice.
La panthère en cage était une illusion que tu devais détruire. Les barreaux et les cages ne sont que des signes de faiblesse. Des moyens de contrôle imparfaits. On peut choisir de croire qu’ils servent à soumettre la créature qu’ils enferment – à l’humilier –, mais avec le temps on finit par se rendre compte qu’ils servent aussi à l’éloigner. Ils deviennent alors le signe de ta peur. Ils t’emprisonnent tout autant que la bête qui s’y trouve. Ta cage est simplement plus grande, et la liberté de la panthère se trouve dans ces limites.
— Mais si on la tue, enchaîna Zack, poursuivant le raisonnement, si on la tue, il ne reste plus aucun doute.
Consumer est la forme ultime du contrôle. Oui. Et nous sommes à présent au bord du contrôle. De la domination absolue de cette terre. Je dois donc m’assurer que rien ne se tient entre toi et moi.
— Rien, affirma Zack avec conviction.
Le Maître hocha la tête, apparemment pensif, ménageant en fait une pause calculée pour donner à ses mots un maximum d’effet. La révélation qu’il s’apprêtait à faire à Zack exigeait ce timing précis.
Et si je te disais que ton père est encore vivant ?
Le Maître sentit alors le torrent d’émotions qui tournoyait en Zack. Un tourbillon auquel il s’attendait mais qui ne le grisa pas moins. Il aimait le goût des espoirs brisés.
— Mon père est mort. Il est mort avec le professeur Setrakian…
Il est vivant. Je ne l’ai appris que récemment. Quant à savoir pourquoi il n’a jamais tenté de te sauver ou simplement de te joindre, je ne puis t’être d’aucune aide, je le crains. Mais il est bel et bien vivant et il cherche à m’éliminer.
— Je ne le laisserai pas faire, déclara Zack, sincère.
Malgré lui, le Maître se sentit étrangement flatté par la pureté des sentiments de l’adolescent envers lui. L’empathie humaine naturelle – phénomène connu sous l’appellation de « syndrome de Stockholm » – était une partition assez simple pour que le Maître l’interprète. C’était un virtuose dans le domaine du comportement humain. Mais il y avait là quelque chose de plus. C’était une allégeance sincère. C’était – il en était persuadé – de l’amour.
Tu dois maintenant faire un choix, Zack. Peut-être ton premier choix d’adulte, et le choix que tu feras te définira, il définira le monde qui t’entoure. Tu dois être absolument sûr de toi.
Zack avait la gorge nouée. Il éprouvait du ressentiment. Toutes les années de deuil se transformaient en déréliction. Qu’avait fait son père pendant toutes ces années ? Pourquoi l’avait-il abandonné ? Il se tourna vers Kelly, qui se tenait à proximité, horrible spectre, monstre repoussant. Elle aussi avait été abandonnée. Tout était de la faute de son père. Ne les avait-il pas tous sacrifiés – sa mère, son beau-père Matt et Zack lui-même – à sa traque du Maître ? Il y avait plus de loyauté dans cet épouvantail difforme qui était sa mère que dans son père humain. Toujours en retard, toujours loin, toujours indisponible.
— Je vous ai choisi, dit Zack au Maître. Mon père est mort. Qu’il le reste, ajouta-t-il.
Cette fois encore, il était sincère.
Au nord de Scranton, ils commencèrent à repérer des strigoï se tenant au bord de la route, telles des sentinelles. Immobiles et passives, façon caméras, les créatures regardaient les véhicules passer devant elles.
La première réaction de Fet fut de ralentir et de les tuer mais Eph lui conseilla de ne pas prendre cette peine.
— Regarde celle-là, dit soudain Fet.
Il ne vit d’abord que le panneau, BIENVENUE DANS L’ÉTAT DE NEW YORK, puis la femelle vampire qui se tenait dessous, les yeux luisants comme du verre. Les strigoï communiquaient la position des voitures au Maître par une sorte de GPS instinctif interne. Le Maître savait maintenant que le groupe se dirigeait vers le nord.
— Passe-moi les cartes, sollicita Eph.
Fet les lui tendit et Eph les examina à la lumière de sa lampe électrique.
— On progresse rapidement, sur cette route, mais restons vigilants : ils vont forcément tenter quelque chose contre nous, ce n’est qu’une question de temps.
Le talkie-walkie posé sur le siège avant crachota.
— Vous l’avez vue, celle-là ? demanda Nora dans l’Explorer qui les suivait.
Fet prit l’appareil et répondit :
— La dame chargée de l’accueil ? Ouais, on l’a vue.
— Il faudrait prendre les petites routes.
— Tout à fait de ton avis.
Eph, qui continuait à consulter la carte, reprit la parole :
— Dis-lui qu’on va s’arrêter à Binghamton pour faire le plein. Ensuite, on lâchera la grand-route.
Ils prirent la première sortie pour Binghamton, suivirent la flèche qui, au bout de la bretelle, les dirigea vers une aire comprenant des stations-service, des fast-food, un magasin de meubles et deux ou trois petites supérettes, chacune flanquée d’une cafétéria avec drive-in. Fet délaissa la première station afin de disposer de plus d’espace en cas d’urgence. La deuxième, une Mobil, offrait trois allées de pompes faisant un angle avec la façade d’une supérette On the Go. Le soleil avait depuis longtemps effacé les lettres bleues de l’enseigne et seul le O rouge demeurait visible, semblable à une bouche ronde et affamée.
Pas d’électricité, mais ils avaient gardé la pompe à main trouvée dans le Hummer de Creem, sachant qu’ils auraient à siphonner de l’essence. Les bonnets de surface étaient encore tous en place, signe qu’il restait probablement du carburant dans les citernes. Fet amena la Jeep près d’un des bouchons, l’ouvrit avec un démonte-pneu. L’essence avait une odeur âcre, agréable. Gus s’approcha et Fet lui fit signe de se garer en marche arrière près du bonnet. Puis il tira la pompe du coffre, plongea le long tuyau dans la citerne et le court dans le réservoir de la Jeep.
Sa blessure avait recommencé à lui faire mal et saignait par moments, mais il le cachait au reste du groupe.
Quinlan se tenait au bord de la route et inspectait l’allée obscure dans les deux sens. Eph arpentait le bitume, son sac d’armes à l’épaule. Gus vérifiait sa mitraillette Steyr, chargée de munitions moitié argent moitié plomb. Nora fit le tour du bâtiment pour aller se soulager derrière puis se hâta de revenir.
Fet pompait avec énergie mais c’était un boulot lent et l’essence commençait seulement à gicler par jets saccadés dans le réservoir de la Jeep. On eût dit le lait d’une mamelle de vache projeté dans un seau en fer-blanc. Fet dut pomper plus vite pour obtenir un flot régulier.
— Ne plonge pas trop profond, lui recommanda Goodweather. L’eau stagne au fond.
Fet eut un hochement de tête agacé.
— Je sais.
Eph lui proposa de le relayer mais Fet refusa. Gus les laissa pour rejoindre Quinlan au bord de la route. Eph pensa un instant l’accompagner, mais il ne voulait pas trop s’éloigner du Lumen.
— Vous vous êtes occupés du détonateur ? demanda Nora.
Fet fit non de la tête en continuant à pomper.
— Tu sais comme je suis doué pour la mécanique, répondit Eph.
— Oui. Pas du tout, donc.
— Je prendrai le volant pour repartir, annonça-t-il. Fet pourra travailler sur le détonateur.
— Ça ne me plaît pas que nous mettions autant de temps, dit Nora.
— Nous devons attendre le jour, de toute façon. Une fois le soleil levé, nous pourrons travailler sans problème.
— Toute une journée ? C’est trop long. C’est trop risqué.
— Je sais, dit Eph. Mais nous avons besoin de la lumière du jour pour mener cette mission à bien. Il faut tenir les vampires à distance jusque-là.
— Mais une fois que nous serons arrivés à l’eau, ils ne pourront plus nous toucher.
Nora scruta le ciel obscur. Un vent frais se leva et elle rentra la tête dans les épaules pour s’en protéger.
— Le jour semble encore loin. J’espère que nous ne perdrons pas notre avance.
Elle tourna son regard vers la rue morne.
— Bon Dieu, j’ai l’impression qu’une centaine d’yeux me fixent.
— Tu ne te trompes pas de beaucoup, répondit Gus, surgissant à côté d’eux.
— Quoi ? fit-elle.
Il ouvrit le hayon de l’Explorer, prit dans le coffre deux fusées éclairantes. Puis il retourna sur la chaussée, loin des vapeurs d’essence. Après avoir allumé les deux fusées, il en lança une dans le parking du Wendy’s, de l’autre côté de la rue. Sa flamme rouge crachotante éclaira les silhouettes de trois strigoï qui se tenaient au coin du bâtiment. Il jeta l’autre vers des voitures abandonnées devant le bureau d’une agence de location de véhicules et elle rebondit sur la poitrine d’un vampire avant de heurter l’asphalte. La créature ne broncha même pas.
— Merde, grogna Gus, qui tendit le bras vers Quinlan. Pourquoi il nous a rien dit ?
Ils viennent d’arriver.
— Putain, soupira Gus.
Il courut vers l’agence de location, ouvrit le feu sur un vampire. L’écho des détonations résonna longtemps après son tir. Le strigoï gisait par terre, non pas mort mais abattu pour le compte et criblé de trous par lesquels coulait un sang blanc.
— Il faut partir d’ici, déclara Nora.
— On n’ira pas loin sans essence, fit remarquer Eph. Fet ?
Fet pompait et le carburant coulait plus vite. Le plein serait bientôt fait.
Détectant un mouvement derrière les voitures du parking d’en face, Eph saisit son épée.
— Des bagnoles ! s’écria Gus.
Eph entendit un bruit de moteur. Des véhicules aux feux éteints sortirent de l’obscurité sous le pont routier, ralentirent et s’arrêtèrent.
— Fet, tu veux que je…
— Retiens-les !
Fet continua à s’escrimer sur sa pompe, tandis que Nora allumait les phares de leurs deux voitures, illuminant les environs immédiats à l’est et à l’ouest.
A l’est, de l’autre côté de la route, des vampires se massaient à la lisière du faisceau lumineux, leurs yeux rouges luisant comme des colifichets de verre.
A l’ouest, venant de la grand-route, deux camionnettes déversaient leur cargaison de silhouettes. Des vampires locaux appelés en renfort.
— Fet ? dit de nouveau Eph.
— C’est bon, change de réservoir, répondit-il sans cesser de pomper.
Eph tira le tuyau du réservoir presque plein de la Jeep et le transféra dans celui de l’Explorer. De l’essence se répandit sur le sol.
Des pas, à présent, et il fallut un moment à Eph pour les localiser. Au-dessus d’eux, sur l’auvent. Les vampires les encerclaient.
Gus mitrailla les camionnettes, descendit un vampire ou deux mais sans causer de vrais dégâts au groupe.
— Eloigne-toi ! brailla Fet. Je ne veux pas d’étincelles ici !
Quinlan revint du bord de la route et rejoignit Eph près des voitures.
— Les voilà ! s’exclama Nora.
Les vampires déferlèrent, concentrant leurs efforts sur Gus. Quatre d’entre eux s’élancèrent vers lui, deux de chaque côté. Il cisailla la première paire, pivota aussitôt et descendit les deux autres d’extrême justesse.
Derrière lui, des silhouettes sombres surgirent des parkings voisins et coururent vers la station Mobil.
Gus se retourna et les arrosa, en estropia quelques-uns, mais dut faire volte-face car d’autres se ruaient sur lui.
Quinlan vint à la rescousse avec une agilité sidérante, brisant de ses mains nues le cou de trois strigoï.
Bam ! Un petit vampire, un enfant, sauta de l’auvent sur le toit de la Jeep. Nora fit un moulinet avec son épée et le strigoï recula en crachant. Eph passa dans le faisceau des phares pour faire le tour de la Jeep, chercha des yeux la hargneuse petite créature. Elle avait disparu.
— Elle n’est pas de ce côté ! cria-t-il.
— Ici non plus ! répondit Nora.
— Dessous !
Nora s’accroupit, passa son épée sous le châssis pour forcer l’enfant à aller du côté d’Eph. Celui-ci le toucha au bas de la jambe droite, lui sectionnant le tendon d’Achille. Mais, au lieu de battre en retraite, le vampire blessé jaillit de dessous la Jeep et se jeta sur lui. L’épée de Goodweather transperça en l’air le strigoï enragé. Soudain à bout de forces, Eph sentit ses muscles se contracter nerveusement. Une douleur le parcourut du flanc au bas du dos et son bras se crispa en une crampe insupportable. Il savait ce que c’était : il souffrait de malnutrition ; il mangeait peu et mal : pas assez de sels minéraux, d’électrolytes, trop de drogues, ses terminaisons nerveuses étaient à vif. Ses capacités de combattant étaient épuisées. Il s’affala, lâchant son épée, eut l’impression d’avoir un million d’années.
Un craquement humide le fit sursauter. Derrière lui, Quinlan, découpé dans la lumière des phares, tenait dans une main la tête du vampire et dans l’autre son corps, qui s’agitait en tous sens. Il jeta les morceaux sur l’espace goudronné et se retourna aussitôt, anticipant la prochaine attaque.
La Steyr de Gus balaya la rue quand d’autres vampires provenant de l’obscurité convergèrent vers eux. Eph parvint à se redresser, inquiet pour Nora, restée seule de l’autre côté des voitures. Il sentait ses forces lui revenir.
— Fet ! cria-t-il. Presse-toi !
— Ça y est presque !
Les mains dégouttant de sang blanc, Quinlan écartela de nouveaux strigoï, mais il en venait toujours d’autres.
— Ils veulent nous coincer ici, dit Eph. Nous ralentir.
Le Maître est en route. Avec d’autres. Je le sens.
Eph enfonça sa lame dans la gorge du vampire le plus proche puis le frappa du pied à la poitrine pour extraire son arme et passa en courant de l’autre côté de la Jeep.
— Gus ! appela-t-il.
Le Mexicain battait déjà en retraite, la mitraillette fumante et maintenant silencieuse à la hanche.
— J’ai plus de balles.
Eph étripa deux vampires qui marchaient sur Nora, arracha le tuyau du réservoir de l’Explorer. Fet le regarda, cessa de pomper. Il prit la deuxième épée d’Eph dans son sac et régla le compte d’un autre vampire qui, tel un animal, avait sauté sur le capot de la voiture.
Gus se rua dans l’Explorer, saisit une autre arme.
— Allez ! On dégage !
Ils n’avaient pas le temps de jeter dans le coffre la pompe ruisselante d’essence et durent l’abandonner sur place.
— Tire pas maintenant, tu nous ferais tous sauter ! prévint Fet.
Eph s’approcha de la portière de la Jeep. A travers les vitres, il vit Quinlan saisir un vampire femelle par les jambes et lui fracasser la tête contre un pilier d’acier. Près de la portière arrière, Fet repoussait des strigoï qui tentaient de s’introduire dans le véhicule. Eph se glissa derrière le volant, claqua la portière et mit le contact. Fet se jeta derrière lui, tirant la portière sur lui, au nez des strigoï déchaînés.
Le moteur démarra. Nora était maintenant dans l’Explorer et Quinlan fut le dernier à monter à l’arrière de la Jeep tandis que plusieurs vampires se précipitaient vers lui. Eph embraya, lança la Jeep dans la rue, fauchant deux créatures avec la calandre d’argent. Il vit Nora lancer l’Explorer vers la chaussée puis s’arrêter net. Gus descendit et, les jambes fléchies, tira sur le côté, là où l’essence s’était répandue. La flaque prit feu. Il remonta dans l’Explorer et les deux voitures s’éloignèrent rapidement tandis que les flammes filaient vers la citerne au bonnet ouvert. Pendant un court instant, les vapeurs brûlèrent au-dessus du ciment, telles de superbes ailes orange, puis la citerne explosa, faisant trembler le sol, éclater l’auvent, et frire les strigoï qui se trouvaient encore là.
— Nom de Dieu… Un avant-goût de ce qu’on a là, derrière, marmonna Gus en regardant par-dessus son épaule la bombe nucléaire entourée d’une bâche.
Eph se faufila entre les voitures arrêtées sur la chaussée, plusieurs des vampires se précipitant vers ces véhicules pour les prendre en chasse. Il ne doutait pas de les distancer, il ne redoutait que le Maître.
Des strigoï retardataires déboulèrent dans la rue, se jetant quasiment devant la Jeep pour les ralentir. Eph fonça dans le tas, entrevit des visages hideux dans le cône de lumière de ses phares au moment du choc. Le sang blanc caustique attaqua les balais de caoutchouc des essuie-glaces après quelques allers-retours. Un groupe s’était formé à l’entrée de la bretelle menant à l’Interstate 81, mais Eph passa devant sans l’emprunter.
Il suivit la route principale, chercha dans son rétroviseur les feux de l’Explorer. Ne les vit pas. A tâtons, il prit le talkie-walkie posé sur le siège, près de sa hanche.
— Nora ? Vous avez réussi à vous en sortir ? Ça va, tous les deux ?
Après un silence, la voix de Nora lui parvint, rendue aiguë par l’adrénaline :
— Ça va ! On s’en est tirés !
— Je ne vous vois pas…
— On est… Je ne sais pas. Probablement derrière vous.
— Continue à rouler vers le nord. Si nous sommes séparés, rendez-vous à Fishers Landing. Tu as saisi ? Fishers Landing.
— Fishers Landing… D’accord.
La voix de Nora commença à grésiller.
— Roulez tous feux éteints quand vous pouvez. Mais uniquement quand vous pouvez. Nora ?
— On… vers…
— Nora, je t’entends mal.
— … Eph…
Il sentit Fet se pencher vers lui.
— Ces appareils ont une portée d’un kilomètre et demi.
Eph regarda de nouveau dans son rétroviseur.
— Ils ont dû prendre un autre chemin. Tant qu’ils évitent la grand-route…
Fet prit le talkie-walkie, tenta vainement de joindre Nora.
— Merde.
— Elle a entendu le nom du lieu de rendez-vous. Elle est avec Gus, il ne lui arrivera rien.
Fet lui rendit le talkie-walkie.
— Ils ont assez d’essence, de toute façon. Tout ce qu’on a à faire, c’est rester en vie jusqu’au lever du soleil.
Sur le bas-côté de la route, sous le panneau d’affichage vide d’un cinéma drive-in abandonné, un strigoï impassible suivit la Jeep des yeux quand elle passa devant lui.
Le Maître étendit son esprit dans plusieurs directions. Bien que cela parût contradictoire, considérer simultanément différentes perspectives l’aidait à se concentrer et à calmer ses nerfs. Par les yeux de l’un de ses laquais, il vit le véhicule vert conduit par le Dr Ephraïm Goodweather traverser à toute allure un croisement non éclairé d’un coin de campagne du nord de l’Etat de New York, la Jeep surdimensionnée chevauchant la ligne jaune centrale. Toujours en direction du nord.
Il vit l’Explorer conduit par le Dr Nora Martinez passer devant une église, sur la place d’une bourgade. Le criminel Augustin Elizalde se pencha par la portière avant, une langue de feu troua l’obscurité et l’image s’effaça dans la tête du Maître. Eux aussi roulaient vers le nord, de l’autre côté de la grand-route qu’ils avaient prise au départ, l’Interstate sur laquelle le Maître filait maintenant.
Il vit l’adolescent, Zachary Goodweather, assis dans l’hélicoptère traversant l’Etat en diagonale en direction du nord-ouest. Le garçon regardait par le hublot de l’appareil sans se soucier du Dr Everett Barnes qui, à côté de lui, semblait souffrir du mal de l’air. L’adolescent – et Barnes aussi, peut-être – jouerait un rôle déterminant, pour déconcentrer Goodweather, voire le convaincre.
Le Maître vit aussi avec les yeux de Kelly Goodweather. Le fait de se trouver dans un véhicule en mouvement diminuait quelque peu son sens de l’orientation mais le Maître sentit qu’elle était toujours proche du Dr Goodweather, son ancien compagnon humain. La sensibilité de Kelly fournit au Maître une autre perspective avec laquelle opérer une triangulation sur le Dr Goodweather.
Tourne là.
Conduite pied au plancher par le gangster Alfonso Creem, la limousine vira, dévala la bretelle.
— Merde, lâcha Creem en découvrant la station-service encore en flammes.
L’odeur d’essence brûlée pénétra dans le système de climatisation de la voiture.
A gauche.
Creem suivit les indications et s’éloigna de l’incendie sans perdre de temps. La limousine passa devant la marquise du drive-in et le vampire qui y montait la garde. Le Maître s’enfonça de nouveau dans la vision du strigoï et se vit dans le luxueux véhicule noir roulant sur la route.
Ils rattrapaient Goodweather.
Eph remontait vers le nord par des routes de campagne sinueuses. Il ne cessait de changer de direction pour égarer ses poursuivants. Des sentinelles vampires étaient postées à chaque tournant. Eph comprenait qu’il était resté trop longtemps sur la même route lorsque les strigoï tentaient de le ralentir ou de l’arrêter en plaçant des obstacles sur son chemin : d’autres véhicules, une brouette, des bacs à fleurs provenant d’une jardinerie… Comme il roulait à plus de cent kilomètres-heure sur des routes obscures, ces objets qui surgissaient brusquement dans le faisceau de ses phares étaient difficiles à éviter.
Plusieurs fois, les vampires essayèrent de les percuter avec une voiture ou de les suivre. Fet se dressait alors par le toit ouvrant et les arrosait avec sa mitraillette.
Eph contourna la ville de Syracuse en passant à l’est de ses faubourgs. Le Maître savait où ils étaient mais ignorait toujours leur destination. C’était la seule chose qui les sauvait. Sinon, il aurait massé ses esclaves sur la rive du Saint-Laurent pour empêcher Goodweather et les autres d’y parvenir.
S’il l’avait pu, Eph aurait continué à rouler jusqu’à l’aube mais l’essence n’allait pas tarder à poser problème, et s’arrêter pour refaire le plein était maintenant hors de question. Ils devraient courir le risque d’attendre le lever du jour au bord du fleuve, offrant au Maître une cible facile.
Côté positif, plus ils montaient vers le nord, moins ils voyaient de strigoï sur le bas-côté de la route. La faible densité de population de la campagne jouait en leur faveur.
Nora était au volant, bien que lire une carte ne fut pas l’un des points forts de Gus. Elle était à peu près sûre qu’ils se dirigeaient en gros vers le nord, en s’écartant parfois un peu trop vers l’est ou l’ouest. Ils avaient passé Syracuse et tout à coup Watertown – dernière ville importante avant la frontière canadienne – leur parut très loin.
Le talkie-walkie accroché à sa hanche avait crachoté à plusieurs reprises, mais chaque fois qu’elle avait tenté de joindre Eph elle n’avait obtenu aucune réponse. Au bout d’un moment, elle avait cessé d’essayer pour ne pas vider les piles.
Fishers Landing. C’était le point de rendez-vous donné par Eph. Nora avait perdu le compte du nombre d’heures qui s’étaient écoulées depuis le crépuscule, et de celles qui restaient avant l’aurore : elle savait seulement qu’il y en avait trop.
Contente-toi de rouler, pensait-elle. Une fois là-bas, tu aviseras.
— Les voilà, doc, annonça Gus.
Nora inspecta la rue obscure devant elle mais ne vit rien. Puis elle découvrit une lueur entre les cimes des arbres. Une lumière en mouvement. Un hélicoptère.
— Ils nous cherchent, ajouta Gus. Ils ne nous ont pas encore repérés, je dirais.
Elle continua à rouler, un œil sur l’hélico, un autre sur la route. Quand ils passèrent devant un panneau indiquant la grand-route, ils se rendirent compte qu’ils s’étaient trop rapprochés de l’Interstate. Mauvais, ça.
L’hélicoptère décrivait un cercle au-dessus d’eux.
— J’éteins les phares, décida-t-elle.
Ce qui signifiait aussi ralentir. Ils roulaient dans l’obscurité, regardant l’hélicoptère tourner au-dessus d’eux. Sa lumière se fit plus vive quand il commença à descendre, à une centaine de mètres environ devant eux.
— Doucement, doucement. Il se pose, prévint Gus.
Nora vit la lumière s’immobiliser.
— Il doit être sur la grand-route, hasarda-t-elle.
— Je ne crois pas qu’ils nous aient logés, en tout cas.
Nora conduisait en se repérant aux branches noires des arbres bordant la route, plus sombres que le ciel.
— On essaie de passer ? On risque le coup ?
Gus s’efforçait de distinguer la grand-route à travers le pare-brise.
— Tu sais quoi ? Je ne pense pas qu’ils nous cherchent.
— Ils cherchent quoi, alors ? demanda Nora, surprise, tout en gardant les yeux sur les arbres.
— Aucune idée. La question, c’est : est-ce qu’on essaie de le découvrir ?
Nora avait passé suffisamment de temps avec Gus pour savoir que ce n’était pas en fait une question.
— Non, répliqua-t-elle aussitôt. Nous devons continuer à rouler.
— Y a peut-être quelque chose…
— Quoi ?
— J’en sais rien. Faudrait aller voir. On n’a pas eu de suceurs de sang le long de la route depuis des kilomètres. Je pense qu’on pourrait jeter un coup d’œil rapide.
— Rapide, répéta Nora, comme si elle pouvait le limiter à ça.
— Allez, toi aussi t’es curieuse. D’ailleurs, ils se servent de leur projecteur, hein ? Ça veut dire que c’est des humains.
Elle se gara sur le côté gauche de la route, arrêta le moteur. Ils descendirent de la voiture en oubliant que l’ouverture des portières allumait le plafonnier, s’empressèrent de les refermer sans les claquer, s’immobilisèrent et écoutèrent.
Les rotors tournaient encore mais ralentissaient. Tenant sa mitraillette écartée de son corps, Gus monta péniblement le talus herbeux, Nora suivant juste derrière et un peu à gauche.
Parvenus presque en haut, ils ralentirent, risquèrent un œil au-dessus de la glissière de sécurité. L’hélicoptère était à une centaine de mètres d’eux sur la route. Aucune voiture en vue. Les rotors s’arrêtèrent, mais le projecteur demeura allumé, éclairant le côté opposé de la chaussée. Nora distingua quatre silhouettes, dont une plus petite que les autres. Elle ne pouvait en être sûre mais elle pensait que le pilote – un humain, puisqu’il y avait cette lumière − était resté dans le cockpit et attendait. Attendait quoi ? De décoller de nouveau dans peu de temps ?
Nora et Gus baissèrent la tête.
— Un lieu de rendez-vous ? avança-t-elle.
— Quelque chose comme ça. Tu crois que c’est le Maître ?
— Impossible à dire.
— Y en a un plus petit. Un gosse, peut-être.
— Ouais, dit Nora, hochant la tête.
Elle se figea tout à coup puis se dressa, passant cette fois franchement la tête au-dessus de la glissière. Gus la tira en arrière par sa ceinture, mais elle avait eu confirmation de l’identité du garçon aux cheveux en broussaille.
— Oh, mon Dieu.
— Quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?
Elle saisit son épée.
— Il faut qu’on s’approche.
— D’accord, dit Gus. Mais qu’est-ce…
— Tu descends les adultes, pas le gosse. Tu n’en laisses aucun s’enfuir.
Nora avait enjambé la glissière avant que Gus se soit relevé. Elle courait droit vers le groupe et il dut accélérer pour ne pas être distancé. Deux des silhouettes plus grandes se tournèrent vers elle sans qu’elle ait cependant fait le moindre bruit. Les vampires avaient été alertés par les ondes de chaleur qu’elle dégageait, ils avaient senti l’argent de son épée. Ils s’immobilisèrent, se tournèrent de nouveau vers les humains ; l’un des strigoï empoigna l’enfant, partit en courant vers l’hélicoptère. Les rotors démarrèrent, les pales se remirent à tourner. Ils allaient décoller.
Gus ouvrit le feu, visant d’abord la longue queue de l’appareil, puis perfora le flanc en direction de l’habitacle. Le vampire portant l’enfant s’éloigna de l’appareil. Nora courait dans sa direction. Gus continua à mitrailler largement à gauche de Nora, arrosant le cockpit. Le verre ne se brisa pas, les balles le percèrent nettement jusqu’à ce qu’une gerbe rouge jaillisse à l’intérieur. Le corps du pilote bascula en avant. Les rotors accélérèrent mais l’hélicoptère ne bougea pas.
L’autre vampire abandonna l’homme qu’il gardait pour s’élancer vers Nora. Aux tatouages sombres qui ornaient son cou, elle l’identifia immédiatement comme un strigoï du camp, un des gardes du corps de Barnes. La perspective de retrouver Barnes dissipa sa peur et elle chargea, l’épée brandie, gueulant à pleins poumons. Le vampire, grand et costaud, se baissa au dernier moment et se jeta dans ses jambes, mais elle esquiva tel un matador et abattit son arme sur son dos. Il tomba, glissa sur le ventre en dégageant une odeur de chair brûlée, se redressa d’un bond. Une peau blême pendouillait de ses cuisses, de sa poitrine et d’une de ses joues.
L’arme de Gus crépita et le vampire se tordit sur lui-même. Les balles le sonnèrent mais ne le firent pas tomber. Sans laisser le temps au colosse de lancer une nouvelle attaque, Nora, prenant pour repère les tatouages de son cou, lui trancha la tête.
Elle se tourna de nouveau vers l’hélicoptère, cligna des yeux dans le souffle des pales. L’autre vampire tatoué avait abandonné l’enfant et tournait autour de Gus. Il connaissait et respectait la force d’une lame d’argent – pas celle d’une mitraillette. Gus s’approcha du strigoï poussant des sifflements, à portée de son aiguillon, et lui tira une rafale dans la tête. Le vampire s’écroula à la renverse, Gus s’avança et libéra la créature en lui criblant le cou de balles.
Appuyé sur un genou, l’humain adulte survivant se tenait à la porte ouverte de l’hélicoptère. L’adolescent, qui avait assisté à l’élimination des deux vampires, fit brusquement demi-tour et s’élança vers le bas-côté de la route, dans la direction que le projecteur éclairait. Nora remarqua qu’il tenait quelque chose devant lui en courant.
— Attrape-le ! cria-t-elle à Gus parce qu’il était le plus près.
Il se lança à la poursuite du garçon qui, bien que maigrichon, se révéla plutôt rapide. Il sauta par-dessus la glissière de sécurité, atterrit sans problème, mais évalua mal les pas à faire sur le sol inégal et s’emmêla les jambes.
Nora se tenait près de Barnes sous le parapluie tournoyant des pales de l’hélicoptère. Il était encore appuyé sur un genou et souffrait toujours du mal de l’air. Quand il leva les yeux et reconnut Nora, il pâlit davantage encore.
Elle leva son épée et s’apprêtait à frapper lorsqu’elle entendit quatre détonations sèches, étouffées par le bruit des rotors. Le garçon, pris de panique, tirait sur eux avec une petite carabine. Nora ne fut pas touchée, mais les balles passèrent dangereusement près. Elle vit Gus plonger sur l’adolescent et le plaquer au sol avant qu’il puisse tirer de nouveau. Puis il le souleva par sa chemise en le tournant vers la lumière pour s’assurer qu’il n’avait pas affaire à un vampire. Le garçon se mit à ruer, Gus le secoua un bon coup, juste assez durement pour qu’il sache ce qui lui arriverait s’il essayait de se débattre plus longtemps. L’adolescent, véritablement effrayé, tenta cependant à nouveau de se libérer.
— Doucement, môme, bon Dieu.
— Ça va, Gus ? cria Nora.
— Ouais, il tire comme un manche ! répondit-il en maîtrisant le garçon qui se débattait.
Nora se retourna, pour constater que Barnes avait disparu. Plissant les yeux dans la lumière, elle inspecta les alentours. Sans résultat. Elle jura à mi-voix.
Gus examina le visage de l’adolescent, remarqua quelque chose de familier dans ses yeux, dans ses traits. Trop familier.
Le garçon le frappa du talon de sa basket et Gus lui expédia en retour un coup de pied, en plus fort.
— Putain, aussi chiant que son père.
Le garçon cessa un instant de gigoter, leva les yeux vers Gus.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
Lorsque Nora regarda Zack, elle le reconnut à la fois instantanément et pas du tout : ses yeux n’étaient plus comme dans son souvenir. Ses traits avaient mûri, changement normal chez tout enfant sur une période de plus de deux ans, mais ses yeux n’avaient plus leur lumière d’autrefois. S’ils exprimaient encore de la curiosité, ils étaient plus sombres, plus profonds. Comme si sa personnalité s’était réfugiée dans son esprit, désirant lire sans être lue. Ou peut-être était-ce seulement le choc. Il n’avait que treize ans, après tout.
— Zachary, dit-elle, ne sachant que faire.
Il la regarda un moment avant que s’insinue dans ses yeux une lueur indiquant qu’il l’avait reconnue.
— Nora, prononça-t-il.
Lentement, comme s’il avait presque oublié ce nom.
Bien qu’il y eût moins de drones disponibles pour surveiller les divers itinéraires possibles en voiture dans le nord de l’Etat de New York, le Maître devenait à chaque instant plus sûr du chemin à prendre. Il avait assisté à l’assaut du Dr Martinez avec les yeux des gardes du corps du Dr Barnes, jusqu’à leur libération violente. En ce moment, le Maître voyait l’hélicoptère sur la route, les rotors toujours en marche, avec les yeux de Kelly Goodweather.
Elle indiqua à son chauffeur de descendre un talus escarpé pour rejoindre une route secondaire, prenant le sillage de l’Explorer. Le lien de Kelly avec Zachary était beaucoup plus fort que celui qui l’unissait à son ancien compagnon, Ephraïm Goodweather. Son désir de le retrouver était plus prononcé et, en ce moment, plus utile.
Et le Maître avait à présent une lecture encore plus précise de la progression des infidèles. Ils avaient mordu à un appât qui s’était révélé irrésistible, comme il l’avait prévu. Le Maître voyait avec les yeux de Zachary, assis à l’arrière de l’automobile conduite par Augustin Elizalde. Il était quasiment à côté d’eux dans le véhicule les amenant au rendez-vous avec le Dr Goodweather, qui était en possession du Lumen et connaissait l’emplacement du Site noir.
— Je les suis, dit la voix grésillante de Barnes dans un talkie-walkie. Je vous tiendrai au courant. Vous m’avez sur le GPS.
Effectivement, un point était visible sur l’écran de l’appareil, pâle imitation imparfaite du lien du Maître, mais qu’il pouvait partager avec le traître.
— J’ai l’arme avec moi, dit Barnes. Je suis prêt à exécuter vos ordres.
Le Maître sourit. Quelle obséquiosité !
Ils étaient proches, à quelques kilomètres seulement de leur destination. Leur trajectoire vers le nord les conduisait à un chemin menant au lac Ontario ou au Saint-Laurent. Et s’il fallait traverser une étendue d’eau, ce n’était pas un problème. Le Maître avait Creem pour le transporter de l’autre côté, au besoin, puisque le gangster était encore en principe humain mais totalement sous son contrôle. Le Maître envoyait les hélicoptères vers le nord à toute vitesse.
Creem avait mal à la bouche. Ses gencives brûlaient là où elles étaient en contact avec ses dents d’argent ébréchées. D’abord, il avait cru à un effet tardif du coup de coude que lui avait donné Quinlan. Mais à présent ses doigts aussi devenaient douloureux, assez pour qu’il ôte de ses phalanges sa bimbeloterie d’argent et la dépose dans le porte-gobelet.
Il ne se sentait pas bien. Il était somnolent, fiévreux. Dans un premier temps, il avait redouté une sorte d’infection bactérienne comme celle qui avait emporté le copain de Gus. Mais plus il regardait dans son rétroviseur le visage sombre, grouillant de vers, du Maître, plus il devenait anxieux et se demandait si la Créature ne l’avait pas contaminé. Un instant, il sentit quelque chose bouger dans son avant-bras et pénétrer dans son biceps, remonter vers son cœur.
La Jeep d’Eph arriva la première à Fishers Landing. La route la plus au nord longeait le Saint-Laurent. Quinlan n’avait détecté aucun vampire dans les environs immédiats. Ils virent une pancarte, CAMP RIVERSIDE, indiquant un endroit où la route quittait le bord de l’eau. Ils s’engagèrent sur un chemin menant à une large bande de terre qui se jetait dans le fleuve. Il y avait des cabanes et un restaurant flanqué d’un magasin de friandises, une plage de sable prolongée par un quai juste assez long et large pour être à peine visible au-dessus de l’eau.
Eph s’arrêta brutalement au bout du chemin, laissant ses phares allumés, et tendit le bras vers l’eau. Il voulait aller sur ce quai, ils avaient besoin d’un bateau.
Il venait de refermer sa portière quand une lumière vive l’aveugla. Une main en visière au-dessus de ses yeux, il parvint à voir qu’elle avait plusieurs sources, l’une près du restaurant, une autre près d’une cabane.
— N’avancez pas ! ordonna une voix.
Une vraie voix, pas une voix de vampire projetée dans sa tête.
— D’accord, d’accord, répondit Eph. Je suis un humain.
— On le voit, maintenant, dit la voix.
Une femme.
De l’autre côté, une voix d’homme lança :
— Il est armé !
— Et vous, vous êtes armés ? demanda Fet.
— Vous feriez bien de le croire ! rétorqua la voix masculine.
— Alors, on pose les flingues et on discute ? proposa Fet.
— Non, répondit la femme. Vous n’êtes pas des aiguillons, tant mieux, mais ça veut pas dire que vous n’êtes pas des pillards. Ou des gars de Stoneheart déguisés…
— Rien de tout ça, assura Eph. Nous sommes ici… en mission.
— Y en a un autre à l’arrière ! glapit l’homme. Montrez-vous !
Oh, merde, pensa Eph.
— Ecoutez, on vient de New York…
— Je suis sûr qu’on sera content de vous voir revenir, là-bas.
— Vous… vous avez l’air d’être des gens qui se battent contre les vampires. Des résistants. Nous aussi.
— On est complets, ici, mon gars.
— Nous avons besoin d’aller sur l’une des îles, déclara Eph.
— Vous gênez pas. Faites-le ailleurs, c’est tout. On veut pas d’ennuis, mais on est prêts à se défendre.
— Si vous me laissiez une dizaine de minutes pour vous expliquer…
— Vous avez dix secondes pour filer. Je vois vos yeux et ceux de votre ami. Ils ont l’air normaux, à la lumière. Mais si votre autre copain sort pas de la voiture, je vais me mettre à tirer…
— Pour commencer, nous transportons quelque chose de fragile et d’explosif dans cette voiture, alors, dans votre propre intérêt, ne tirez pas. Ensuite, vous n’allez pas aimer ce que vous allez voir chez notre ami.
— Ses pupilles sont comme du verre dans la lumière, ajouta Fet. Parce qu’il est en partie vampire.
— Ça n’existe pas, une chose pareille, fit la voix d’homme.
— Il y en a au moins une, pourtant, affirma Eph. Il est de notre côté, je peux vous expliquer, si vous m’en laissez la possibilité…
Eph vit la source lumineuse bouger. Approcher de lui. Il se raidit, se préparant à une attaque.
Derrière l’autre lumière, la voix masculine s’écria :
— Attention, Ann !
La femme s’arrêta à une dizaine de mètres d’Eph, assez près pour qu’il sente la chaleur émise par la lampe. Il distingua derrière le faisceau des bottes en caoutchouc et un coude.
— William ! appela la voix féminine.
Le porteur de l’autre lumière s’avança vers Fet.
— Quoi ?
— Regarde bien sa tête, à celui-là.
Un instant, Eph eut les deux lampes braquées directement sur lui.
— Ben quoi ? fit William. C’est pas un vampire.
— Non, idiot. Rappelle-toi, la photo. L’homme recherché… Vous êtes Goodweather ?
— Oui. Je m’appelle Ephraïm Goodweather.
— C’est ça, le docteur en cavale. Celui qu’a tué Eldritch Palmer.
— En fait, j’ai été accusé à tort, se défendit Eph. Je n’ai pas tué ce vieux salaud. J’ai essayé, cependant.
— Ils voulaient drôlement vous retrouver, hein ? Ces enfoirés.
— Ils le veulent toujours.
— Je ne sais pas, Ann, dit William d’un ton hésitant.
— Je vous donne dix minutes, décida la femme. Mais votre soi-disant copain reste dans la voiture, et s’il essaie de descendre vous irez tous nourrir les poissons.
A l’arrière de la Jeep, Fet leur montrait la bombe et le détonateur qu’il y avait fixé.
— Puuutain ! s’exclama Ann. Une bombe nucléaire.
C’était une femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux coiffés en une longue tresse grise, portant des cuissardes et un ciré de pêcheur.
— Vous pensiez que c’était plus gros, dit Fet.
— Je ne sais pas ce que je pensais, répondit-elle en regardant de nouveau Eph et Fet.
William – un quadragénaire vêtu d’un gros pull en laine et d’un jean bleu tombant – demeurait à l’écart, les mains sur sa carabine. Les lampes étaient posées à ses pieds et celle qui demeurait allumée éclairait indirectement Quinlan. L’Enfanté se tenait maintenant près de la voiture, silhouette intimidante à moitié dans l’ombre.
— Votre histoire est trop bizarre pour pas être vraie, faut reconnaître.
— Nous ne voulions rien de vous sauf une carte des îles et un moyen de s’y rendre, dit Eph.
— Vous voulez faire exploser votre machin ?
— Oui. Vous allez devoir déménager, que l’île soit ou non à plus de huit cents mètres de la berge.
— On ne vit pas ici, répondit William.
Du regard, Ann lui reprocha d’en avoir trop dit puis elle se détendit un peu : puisque les deux hommes s’étaient montrés francs avec elle, elle pouvait l’être avec eux.
— On vit sur les îles, admit-elle. Là où ces foutus aiguillons peuvent pas aller. Y a de vieux forts qui datent de la guerre d’indépendance. C’est là qu’on habite.
— Vous êtes combien ?
— Quarante-deux, en tout. Avant, cinquante-six ; on a eu des pertes. On vit en trois groupes, parce que même après la fin du monde y a toujours des cons qu’arrivent pas à s’entendre. On est surtout des voisins qui se connaissaient pas avant ce foutu truc. On revient tout le temps sur la berge pour récupérer des armes, des outils et de quoi manger, comme Robinson Crusoé, si on voit la berge comme l’épave du navire.
— Vous avez donc des bateaux, conclut Eph.
— Ouais. Trois canots à moteur et une tapée de p’tites barques.
— Bien, dit Eph. Très bien. J’espère que vous jugerez bon de nous en prêter un. Je suis désolé de vous apporter des ennuis.
Il se tourna vers Quinlan, qui se tenait immobile.
— Toujours rien ?
Rien d’imminent.
A sa façon de répondre, Eph comprit cependant qu’il leur restait peu de temps.
— Vous connaissez ces îles ? demanda-t-il à Ann.
— William mieux que moi. Il les connaît comme sa poche, même.
— Pouvons-nous aller dans le restaurant pour que vous me dessiniez le chemin à suivre ? sollicita Eph. Je sais ce que je cherche. C’est une île avec peu de végétation, rocailleuse, en forme de trèfle, trois cercles qui se chevauchent. Comme le symbole du danger biologique, si vous voyez ce que je veux dire.
Ann et William échangèrent un regard signifiant qu’ils savaient exactement de quelle île il parlait. Eph sentit en lui une poussée d’adrénaline.
Un grésillement fit sursauter l’homme nerveux qu’était William. Le talkie-walkie posé sur le siège avant de la Jeep.
— Des amis à nous, dit Fet.
Il s’approcha de la portière, prit l’appareil.
— Nora ?
— Oh, Dieu soit loué, s’exclama-t-elle, la voix déformée sur les ondes hertziennes. Nous sommes enfin à Fishers Landing. Où êtes-vous ?
— Suis les panneaux pour la plage publique. Tu en verras un qui indique Camp Riverside. Prends le chemin de terre qui mène au fleuve. Fais vite mais discrètement. Nous avons rencontré des gens qui peuvent nous aider à aller sur l’eau.
— Des gens ?
— Fais-moi confiance et viens.
— OK, je vois un panneau pour la plage. Nous arrivons.
Fet reposa le talkie-walkie.
— Ils sont tout près.
— Bien, dit Eph en se tournant de nouveau vers Quinlan.
Le vampire de naissance scrutait le ciel comme s’il y cherchait un signe. Cela inquiéta Eph.
— Du nouveau ?
Rien à signaler.
— Combien d’heures encore avant la période de jour ?
Trop, j’en ai peur.
— Quelque chose vous préoccupe ? De quoi s’agit-il ?
Je ne prends aucun plaisir à me déplacer sur l’eau.
— J’en ai bien conscience. Et ?
Nous aurions dû voir le Maître, maintenant. Je n’aime pas que ce ne soit pas le cas…
Ann et William avaient envie de bavarder, mais Eph voulait seulement qu’ils lui tracent le chemin de l’île. Il les laissa devant un set de table en papier retourné et revint auprès de Fet, qui s’affairait autour de la bombe posée sur le comptoir des crèmes glacées du magasin de friandises jouxtant le restaurant. A travers les portes en verre, Eph vit Quinlan qui attendait les vampires devant la plage.
— Il nous reste combien de temps ? demanda Eph.
— Je ne sais pas, répondit Fet. Assez, j’espère.
Il lui montra le bouton bloqué par un système de sûreté.
— On tourne dans ce sens pour avoir un retardement.
Le bouton était serti dans la représentation d’une montre sur un petit panneau.
— On ne tourne pas dans l’autre sens. Vers le X. Et on se débine le plus vite possible.
Eph sentit une autre crampe monter lentement dans son bras. Il ferma le poing et cacha sa souffrance du mieux qu’il put.
— Je n’aime pas trop l’idée de laisser la bombe ici, dit-il. Il peut arriver beaucoup de choses en quelques minutes.
— On n’a pas le choix, répondit Fet. Si on veut survivre.
Ils tournèrent tous deux les yeux vers les feux qui approchaient. Fet courut en direction de la voiture, Eph resta derrière et regarda de nouveau William dessiner. Ann faisait des suggestions qui semblaient ennuyer William.
— C’est la quatrième île, affirmait-il.
— Et Little Thumb ?
— Tu peux pas donner des petits noms aux îles et t’attendre à ce que tout le monde s’en souvienne.
Ann se tourna vers Eph pour lui fournir des explications.
— La troisième île, on dirait qu’elle a un petit pouce{6}.
Il regarda le dessin. Le chemin paraissait clair, c’était l’essentiel.
— Pourriez-vous conduire les autres à votre île avant nous ?
Nous ne resterons pas, nous ne pillerons pas vos ressources, promit-il. Nous voulons juste un endroit où nous cacher en attendant que tout soit fini.
— D’accord, acquiesça Ann. Surtout si vous pensez être capable de faire ce que vous dites.
— La vie sur terre va de nouveau changer, assura Eph.
— Retour à la normale.
— Je ne dirais pas ça, nuança-t-il. Nous aurons un long chemin à parcourir avant de retrouver quoi que ce soit de normal. Mais les suceurs de sang ne nous domineront plus.
Ann semblait avoir appris à ne pas placer ses espoirs trop haut.
— Docteur Goodweather, vous êtes un dur et un drôle d’enfoiré.
Il ne put s’empêcher de sourire. Ces temps-ci, il acceptait tous les compliments, aussi équivoques soient-ils.
— Parlez-nous un peu de la ville, reprit-elle. Paraît que le centre a brûlé.
— Non, c’est…
Entendant les portes en verre du magasin s’ouvrir, Eph se tourna. Gus entra, mitraillette à la main. Puis il vit Nora approcher, accompagnée non par Fet mais par un adolescent de haute taille. Lorsqu’ils entrèrent, il fut incapable de parler ou de faire un geste ; des larmes montèrent à ses yeux secs et l’émotion lui noua la gorge.
Zack regardait autour de lui avec appréhension. Ses yeux passèrent d’Eph aux publicités pour des crèmes glacées accrochées aux murs, revinrent lentement au visage de son père.
Eph s’approcha de lui. Le garçon ouvrit la bouche, fut incapable de prononcer un mot. Les cheveux en broussaille qui tombaient sur son visage cachaient en partie ses yeux.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il calmement à son père.
Comme il a grandi, pensa Eph.
Il avait les cheveux longs et mal peignés – exactement ce qu’un garçon de son âge adopterait comme look sans intervention parentale −, mais il semblait à peu près propre. Et bien nourri.
Eph le prit dans ses bras et l’attira contre lui. C’était une façon de le rendre réel. Le corps qu’il serrait lui sembla étrange, différent − plus mûr. Même son odeur était différente. L’idée vint à Eph que lui aussi devait paraître terriblement changé à Zack. Il était si décharné, maintenant.
L’adolescent subit son étreinte avec raideur, sans la lui rendre. Eph l’écarta de lui pour le contempler de nouveau. Il voulait tout savoir – ce qui lui était arrivé, comment il se retrouvait ici – mais pensait en même temps que rien de tout ça n’avait d’importance.
Ce qui comptait, c’était qu’il était là. Encore humain. Libre.
— Oh, Zack, dit-il, se rappelant le jour où il l’avait perdu, deux ans plus tôt. Je regrette, je regrette tellement…
L’enfant le regardait étrangement.
— Tu regrettes quoi ?
— D’avoir laissé ta mère te… commença-t-il.
Il s’interrompit puis s’exclama, submergé de bonheur :
— Comme tu es grand ! Tu es un homme, maintenant.
Trop stupéfait pour répondre, Zack regardait fixement son père, l’homme qui avait hanté ses rêves tel un fantôme tout-puissant. Le père qui l’avait abandonné et dont il avait gardé le souvenir d’un homme grand, fort et sage, n’était plus que cet être faible, desséché, insignifiant, mal lavé et tremblant. Il sentit monter en lui une vague de dégoût.
Es-tu loyal ?
— Je n’ai jamais cessé de te chercher, disait Eph. Je n’ai jamais renoncé. Je sais qu’on t’a dit que j’étais mort, mais je n’ai pas arrêté de lutter. Pendant deux ans, j’ai essayé de te récupérer…
Zack parcourut la pièce des yeux et posa son regard sur Quinlan, qui venait d’entrer.
— Ma mère vient me chercher, dit l’enfant. Elle sera en colère.
— Oui. Mais… c’est bientôt fini, assura Eph.
— Je le sais, répondit Zack.
M’es-tu reconnaissant de tout ce que je t’ai procuré ? De tout ce que je t’ai appris ?
— Viens par ici…
Eph pressa les épaules de son fils et le conduisit à la bombe. Fet tenta de s’interposer, mais Eph le remarqua à peine et expliqua :
— C’est un engin nucléaire. Nous allons l’utiliser pour faire sauter une île. Anéantir le Maître et toute son engeance.
L’adolescent fixait la bombe.
— Pourquoi ? demanda-t-il malgré lui.
La fin des temps est proche.
Le dos parcouru d’un frisson, Fet se tourna vers Nora. Eph ne se rendait compte de rien, perdu dans son rôle de père prodigue.
— Pour que les choses redeviennent comme avant, répondit-il. Avant les strigoï. Avant les ténèbres.
Comme pris d’un tic nerveux, Zack se mit à cligner des yeux.
— Je veux rentrer à la maison.
Eph hocha la tête.
— Et je veux t’y conduire. Toutes tes affaires sont restées dans ta chambre, comme tu les as laissées. Nous irons là-bas dès que ce sera fini.
Zack secoua la tête. Il ne regardait plus son père mais Quinlan.
— La maison, c’est le château. Dans Central Park.
L’expression pleine d’espoir de Goodweather s’évanouit.
— Non, tu ne retourneras jamais là-bas. Ça prendra du temps, je le sais, mais tout ira bien pour toi.
Ce garçon est contaminé.
Eph se tourna brusquement vers l’Enfanté, qui regardait Zack. Eph examina son fils : il avait des cheveux, un teint rose ; ses yeux n’étaient pas des lunes noires dans une mer de rouge, sa gorge n’était pas gonflée.
— Non, non, vous vous trompez. Il est humain.
Physiquement, oui. Mais regardez dans ses yeux. Il a amené quelqu’un ici avec lui.
Eph prit son fils par le menton, releva ses cheveux. Ses yeux étaient un peu troubles, oui, peut-être. Zack le regarda d’un air de défi puis détourna les yeux, comme l’aurait fait n’importe quel adolescent.
— Non, répéta Eph. Il va bien. Il ira bien. Il m’en veut… c’est normal. Il est en colère contre moi et… Il faut simplement le mettre dans un bateau. L’amener sur le fleuve.
Il regarda Nora et Fet, ajouta :
— Le plus tôt sera le mieux.
Ils sont là.
— Quoi ? fit Nora.
Quinlan resserra sa capuche autour de sa tête.
Allez au fleuve, j’en repousserai autant que je pourrai.
L’Enfanté sortit. Eph saisit Zack par l’épaule, le dirigea vers la porte, s’arrêta et dit à Fet :
— Nous l’emmènerons en même temps que la bombe.
Fet ne répondit pas mais son expression signifiait son désaccord.
— C’est mon fils, Vassili, plaida Eph. Mon fils… Il est tout ce que j’ai, mais j’irai jusqu’au bout de ma mission, je ne faillirai pas.
Pour la première fois depuis une éternité, Fet retrouva en Goodweather l’assurance et l’autorité qu’il admirait autrefois. C’était l’homme que Nora avait aimé et que Fet avait suivi.
— On n’aura pas de place pour tout le monde si tu vas sur l’île.
— Nous trouverons un moyen. Allez-y, maintenant.
Eph ferma la porte à clé derrière eux puis se tourna vers son fils, chercha dans son visage de quoi se rassurer.
— Tout va bien, Zack. On va s’en tirer. Ce sera bientôt fini.
Clignant des yeux, Zack regarda son père plier la carte et la glisser dans la poche de son manteau.
Les strigoï surgirent de l’obscurité. Quinlan vit leurs empreintes thermiques se ruer entre les arbres et attendit pour les intercepter. Des dizaines de vampires, suivis de beaucoup d’autres – des centaines, peut-être. Gus déboula sur le chemin de terre en tirant sur un véhicule non éclairé. Des étincelles jaillirent du capot, le pare-brise se craquela mais la voiture continua à rouler. Gus se tint devant elle jusqu’à ce qu’il soit sûr de faire mouche puis s’écarta au dernier moment.
Mais la voiture tourna elle aussi quand il plongea sur le côté. Un tronc épais arrêta le véhicule avec un craquement, pas avant cependant que la calandre ait heurté les jambes de Gus, le projetant au milieu des arbres. Son bras gauche craqua et quand il se releva son membre pendait de travers, fracturé au coude et peut-être aussi à l’épaule.
Gus jura entre ses dents serrées. La douleur était forte mais son instinct de guerrier prit le dessus et l’incita à courir vers la voiture, s’attendant à ce que des vampires s’en déversent, comme des clowns au cirque.
Il leva son bras valide, posa sur le fauteuil du passager la Steyr qu’il avait récupérée tant bien que mal et tira en arrière la tête du chauffeur appuyée sur le volant. C’était Creem, affalé maintenant contre le dossier du siège comme s’il faisait un somme, sauf qu’il avait reçu deux des balles de Gus dans le front et une dans la poitrine.
— Un Mozambique à l’envers{7}, enculé, maugréa Gus en lâchant Creem, dont le nez alla s’écraser sur la barre transversale du volant.
Il ne vit pas d’autres occupants mais, curieusement, la portière arrière était ouverte.
Le Maître…
Gus récupéra son arme et s’apprêtait à sortir du véhicule lorsqu’il remarqua un filet de sang coulant du cou de Creem.
Ce n’était pas une blessure par balle.
Creem ouvrit soudain les yeux, se rua hors de la voiture. L’impact de son corps massif vida les poumons de Gus, qui fut projeté en arrière tel un matador encorné par un taureau. Aussitôt Creem fut sur lui, écrasant son bras blessé, broyant l’os comme un mortier.
Gus poussa un cri de douleur et de rage.
Creem avait les yeux fous et exorbités. Son sourire bling-bling commençait à fumer, ses gencives de vampire brûlant au contact de ses implants d’argent. La chair de ses jointures noircissait pour la même raison mais il tenait bon, manipulé par la volonté du Maître. Quand la mâchoire du gangster s’ouvrit toute grande dans un bruit de craquement, Gus comprit que le Maître avait décidé de prendre possession du malfrat pour déjouer le plan du groupe. Puis il vit l’aiguillon naître au fond de la gorge de Creem, avec une lenteur fascinante, la chair rougie se dépliant, s’éveillant à sa nouvelle fonction…
Creem était contraint à une métamorphose accélérée par la volonté du Maître. L’aiguillon s’enflait dans les vapeurs provoquées par la brûlure de l’argent et se préparait à frapper. Un reste de sang et de salive coula sur la poitrine de l’être dément qui avait été Creem quand il dressa sa tête de vampire.
Malgré la douleur, Gus n’avait pas lâché son arme et il parvint à la relever pour viser approximativement la tête de Creem. Il tira une fois, deux fois, trois fois, chaque balle arrachant des morceaux de chair et d’os au visage et au cou du truand.
L’aiguillon se détendit, cherchant à atteindre sa cible. Gus continuait à tirer et une balle trancha net le long dard. Du sang de strigoï et des vers furent projetés dans toutes les directions, puis Creem bascula sur le côté, la moelle épinière sectionnée, et heurta durement le sol, son corps continuant à se tordre et à fumer.
Gus roula par terre pour échapper aux vers de sang. Il sentit une piqûre, releva aussitôt sa jambe gauche de pantalon de sa main valide, vit un ver se couler dans sa chair. Instinctivement, il saisit un morceau de la calandre d’argent et se l’enfonça dans la jambe, assez profondément pour voir le ver se tortiller en lui. Gus le saisit et tenta de le sortir de la plaie. Le ver s’accrochait par ses barbillons et la douleur était atroce, mais Gus finit par réussir à l’extraire. Il le jeta par terre et l’écrasa.
Puis il se releva, pantelant, la jambe saignante. Cela ne le dérangeait pas de voir son sang tant qu’il restait rouge.
Quinlan apparut à cet instant, balaya toute la scène du regard, en particulier le cadavre fumant de Creem.
— T’as vu ça, compa ? lui lança Gus. Tu peux vraiment pas me laisser seul une minute !
L’Enfanté sentit que d’autres strigoï avançaient le long de la berge venteuse et indiqua cette direction à Gus. Les premiers assaillants apparurent. Quinlan vint à leur rencontre. Elle attaquait durement, cette première vague sacrifiée, et il ripostait avec une violence égale. Tout en se battant, il repéra sur sa droite un renifleur qui s’approchait de lui à quatre pattes. Il lui décocha une taloche et le monstre tomba en arrière, se relevant aussitôt, tel un animal écarté d’un repas potentiel. Deux autres vampires se jetèrent sur Quinlan, qui esquiva la charge tout en gardant un œil sur le renifleur.
Un corps décolla d’une des tables placées le long de la devanture, atterrit sur le dos et les épaules de Quinlan avec un cri perçant. Kelly Goodweather, dont la main droite griffa le visage de l’Enfanté. Il poussa un hurlement et abattit son bras en arrière, expédiant la non-morte à terre.
Une rafale de mitraillette se fit entendre. Quinlan se tourna et découvrit le renifleur gisant sur le sol, criblé de balles.
L’Enfanté toucha son visage, ramena une main tachée d’un liquide blanc et gluant. Il se tourna pour se lancer à la poursuite de Kelly, mais elle avait disparu.
Du verre se brisa quelque part dans le restaurant. Son épée d’argent à la main, Eph poussa Zack vers le comptoir des bonbons pour qu’il soit en sécurité – et en même temps dans l’incapacité de fuir. La bombe se trouvait toujours à l’autre bout du comptoir, près du mur, à côté du sac de Gus et de la serviette en cuir noir de l’Enfanté.
Un petit renifleur à l’air mauvais surgit par une porte du restaurant, suivi aussitôt par un autre. Eph leva sa lame d’argent, laissa les deux créatures aveugles la sentir. Une forme apparut derrière eux dans l’encadrement de la porte, à peine une silhouette, noire comme une panthère.
Kelly.
Elle était terriblement décatie, les traits à peine reconnaissables, même pour son ex-mari. La caroncule rouge de son cou oscillait mollement sous son visage aux yeux morts rouge et noir. Elle était là pour Zack et Eph savait ce qu’il devait faire. Il n’y avait qu’un moyen de briser le sortilège. L’épée d’Eph tremblait dans ses mains, non à cause de sa nervosité mais à cause de sa détermination. La lame semblait rougeoyer légèrement.
Kelly s’approcha de lui, flanquée des renifleurs agités. Eph lui montra sa lame et dit :
— C’est la fin, Kelly… et je suis désolé… profondément désolé…
Elle n’avait d’yeux que pour Zack, qui se tenait derrière son père. Le visage de Kelly n’était capable d’aucune expression mais Eph comprenait la compulsion à posséder et à protéger. Il la comprenait intensément. Son dos se crispa et la douleur devint quasi insupportable. Il parvint à la refouler.
Kelly porta alors son attention sur lui. Elle eut un geste de la main, un léger mouvement en avant, et les renifleurs se ruèrent sur lui comme des chiens d’attaque. Il abattit son épée sur celui de droite, le manqua mais parvint à repousser celui de gauche d’un coup de pied. Celui qu’il avait manqué poursuivit son attaque ; Eph ne le rata pas cette fois, mais il était en déséquilibre et il toucha seulement sa tête du plat de la lame. La créature roula en arrière, étourdie, et tarda à se relever.
Kelly grimpa sur une table et tenta de sauter par-dessus Eph pour atteindre Zack. Eph se jeta sur la droite pour la bloquer et ils entrèrent en collision. Elle fut projetée sur le côté et il recula de quelques pas en arrière.
Voyant l’autre renifleur s’approcher par le côté, Eph leva son épée. Zack passa alors en courant devant lui et il le rattrapa in extremis par le col de sa parka, le tirant aussitôt en arrière. L’enfant se tortilla, s’extirpa du vêtement mais resta planté là, entre ses parents.
— Arrêtez ! implora-t-il, une main tendue vers sa mère, l’autre vers Eph. Ne faites pas ça !
Il se tourna vers son père.
— Ne lui fais pas de mal ! Elle est tout ce que j’ai !
Eph reçut les mots comme un coup de massue. C’était lui le père absent, lui l’anomalie. Le corps de Kelly se détendit un instant, ses bras retombant le long de ses flancs nus.
— Je vais avec toi, dit Zack à sa mère. Je veux rentrer.
Quelque chose apparut alors dans les yeux de Kelly, une volonté monstrueuse, étrangère. Elle poussa soudain Zack sur le côté. Sa bouche s’ouvrit, son aiguillon se darda vers Eph, qui eut à peine le temps d’esquiver, l’appendice musclé fouettant le vide à l’endroit où son cou se trouvait l’instant d’avant. Il frappa de son épée, manqua l’aiguillon.
Les renifleurs se précipitèrent sur Zack et le plaquèrent au sol. Le garçon cria. L’aiguillon de Kelly se rétracta, son extrémité dépassant de sa bouche comme une mince langue bifide. Elle se jeta sur Eph, tête baissée, percuta son torse. Il glissa, bascula en arrière contre le bas du comptoir.
Il se remit péniblement à genoux, la poitrine en feu. Il leva son épée pour tenir Kelly à distance, elle lui décocha un coup de son pied nu qui le toucha sous le coude. Le poing d’Eph claqua contre le comptoir, l’épée lui échappa et tomba par terre.
Les yeux de Kelly brillèrent d’un éclat rouge quand elle s’avança pour l’achever.
Il se baissa prestement, récupéra son épée et la leva devant lui au moment précis où Kelly ouvrait la bouche et se projetait en avant.
L’épée lui transperça la gorge et ressortit de l’autre côté du cou, sectionnant la racine de l’aiguillon. Eph vit le dard mollir sous son regard incrédule. La bouche de Kelly s’emplit de sang blanc grouillant de vers, son corps s’affala contre l’épée d’argent.
Un instant – probablement sous l’effet de son imagination – il entrevit derrière les yeux de vampire l’ancienne Kelly humaine qui le regardait avec une expression apaisée. Puis la créature revint et s’effondra, libérée.
Surmontant le choc, Eph pivota et retira sa lame du corps de Kelly.
Zack hurlait. Dans un accès de rage, il se releva et repoussa les renifleurs. Les petits vampires aveugles, furieux eux aussi, se jetèrent sur Eph. Il leva son épée luisante de sang, élimina facilement le premier. Le second se jeta en arrière. Eph le vit sortir de la salle en courant, la tête tournée presque totalement par-dessus l’épaule, comme s’il refusait de lâcher Eph du regard.
Zack se tenait penché au-dessus de la dépouille de sa mère vampire, secoué de sanglots. Il tourna vers son père un regard chargé de détresse et de dégoût.
— Tu l’as tuée, accusa-t-il.
— J’ai tué le vampire qui nous l’avait prise.
— Je te hais ! Je te hais !
Dans sa fureur, l’adolescent trouva sur le comptoir une longue torche électrique, l’empoigna et s’approcha de son père. Eph bloqua le coup. Emporté par son élan, Zack tomba sur lui, pesant sur ses côtes meurtries. La douleur fut atroce. Zack frappa à nouveau, Eph para de son avant-bras. L’enfant perdit la lampe mais continua à frapper du poing la poitrine de son père. Une de ses mains se glissa sous le manteau d’Eph. Finalement, Eph lâcha son épée pour saisir les poignets de Zack.
Il vit alors dans la main gauche du garçon une feuille de papier chiffonnée.
Eph dut s’employer pour récupérer la carte que Zack avait tenté de lui prendre. Il regarda son fils dans les yeux et vit le Maître.
Il repoussa Zack avec un haut-le-cœur, remit la carte dans sa poche. Zack se releva, recula. Eph comprit qu’il s’apprêtait à courir vers la bombe.
Quinlan apparut, intercepta l’enfant, l’entoura de ses bras puissants et le fit tourner. L’Enfanté avait le visage barré d’une griffure, de l’œil gauche à la joue droite. Eph se mit debout. La douleur qui lui taraudait la poitrine n’était rien, comparée à la perte de Zack, qu’il avait lue dans ses yeux.
Il ramassa son épée et se dirigea vers son fils, toujours emprisonné par les bras de Quinlan. Zack grimaçait, hochait frénétiquement la tête. Eph tint la lame d’argent près de l’adolescent, attendit une réaction.
L’argent ne le repoussa pas. Le Maître avait pris possession de son esprit, pas de son corps.
— Ce n’est pas toi, dit Eph, s’adressant à la fois à son fils et à lui-même. Tu redeviendras comme avant. Il faut que je te sorte d’ici.
Nous devons faire vite.
Eph prit Zack à l’Enfanté.
— Allons aux bateaux.
Quinlan accrocha son sac en cuir à son épaule, saisit les courroies de la bombe et la souleva du comptoir. Eph ramassa son sac et poussa Zack vers la porte.
Le Dr Everett Barnes se dissimulait derrière la cabane des poubelles, située à cinq ou six mètres du restaurant, au bord du parking de terre. Il aspirait l’air entre ses dents cassées et sentait la piqûre agréable que cela produisait.
S’il y avait vraiment une bombe nucléaire dans le coin – et l’obsession apparente d’Ephraïm pour la vengeance tendait à le lui faire croire −, Barnes avait intérêt à s’éloigner le plus possible de cet endroit. Mais pas avant d’avoir descendu cette garce. Il avait une arme. Un 9 mm au chargeur plein. Il était censé s’en servir contre Ephraïm, mais Nora serait sa prime. La cerise sur le gâteau.
Il s’efforça de retenir sa respiration pour ralentir les battements de son cœur. Plaçant les doigts sur sa poitrine, il sentit une étrange arythmie. Il savait à peine où il se trouvait, il obéissait aveuglément au GPS qui le reliait au Maître et indiquait la position de Zack grâce à un émetteur logé dans la chaussure de l’adolescent. Malgré l’assurance du Maître, Barnes se sentait nerveux. Tous ces vampires déchaînés autour du restaurant… Rien ne garantissait qu’ils sachent reconnaître un ami d’un ennemi. Barnes était résolu à trouver un véhicule pour filer avant que cet endroit ne disparaisse dans un nuage en forme de champignon.
Il repéra Nora à une trentaine de mètres, visa du mieux qu’il put et ouvrit le feu. L’automatique tira cinq balles à la suite et l’une d’elles au moins toucha Nora, qui s’effondra derrière un alignement d’arbres, laissant flotter dans l’air un léger brouillard de sang.
— Je t’ai eue, salope ! s’exclama-t-il, triomphant.
Il s’écarta de la barrière et traversa le parking en courant. S’il remontait le chemin de terre jusqu’à la route, il trouverait une voiture ou un autre moyen de transport.
Arrivé aux arbres, il s’arrêta, découvrit une flaque de sang par terre… mais pas de Nora.
— Merde !
Il se retourna, s’enfonça dans le bois en glissant le pistolet sous la ceinture de son pantalon. Le canon le brûla.
— Merde !
Il ne savait pas qu’une arme à feu pouvait chauffer à ce point. Il leva les mains pour protéger son visage des branches qui déchiraient son uniforme et arrachaient les médailles de sa poitrine. Pantelant, il s’arrêta dans une clairière et se cacha dans les fourrés, le métal lui brûlant la cuisse.
— Tu me cherchais ?
Barnes tourna la tête lentement jusqu’à ce qu’il découvre Nora Martinez, juste derrière lui. Elle avait une entaille sanguinolente au front, de la largeur d’un doigt, mais aucune autre blessure apparente. Lorsqu’il voulut fuir, elle le retint par le col de sa veste.
— On n’a jamais eu ce rancard que tu voulais tant, dit-elle en le tirant vers le chemin de terre.
— Nora, je vous en prie…
Elle le traîna hors du bois et le regarda.
— Tu n’es plus grand-chose, là maintenant, hein ?
— S’il vous plaît, gémit-il, les mains levées.
— Ah. Ils arrivent.
Des vampires sortirent du bois, hésitants à cause de l’épée d’argent que Nora tenait à la main. Ils tournèrent autour des deux humains, cherchant une ouverture.
— Je suis le Dr Everett Barnes ! leur lança-t-il.
— Pas sûr que les titres les impressionnent beaucoup, en ce moment, dit Nora, les tenant toujours en respect.
Elle fouilla Barnes, trouva le GPS, l’écrasa du talon, le délesta de son pistolet.
— Et je dirais que tu viens d’excéder ta période d’utilité.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous allez faire ?
— Moi ? Je vais lâcher sur toi une bande de ces suceurs de sang. La question, c’est plutôt ce que tu vas faire, toi.
— Je… je n’ai plus d’armes…
— C’est regrettable. Parce que, comme toi, ils ne se soucient pas trop de se battre loyalement, ajouta-t-elle en faisant un moulinet avec son épée pour garder les monstres à distance.
— Vous… vous ne ferez pas ça…
— Tu paries ? J’ai de plus gros problèmes que toi.
— Donnez-moi une arme… s’il vous plaît… je ferai ce que vous voudrez. Tout ce dont vous avez besoin, je vous le donnerai…
— Tu veux une arme ?
— Oui, je vous en prie.
— Alors, tiens.
De sa poche, elle tira le petit couteau qu’elle avait fabriqué au camp et le planta fermement dans l’épaule de Barnes, entre l’humérus et la clavicule.
Le sang jaillit de la plaie, Barnes tomba à genoux en hurlant.
Avec un cri de guerre, Nora se jeta sur le plus grand des vampires, l’égorgea puis partit en courant.
Les strigoï marquèrent une brève pause, le temps de s’assurer que l’autre humain n’avait pas de lame d’argent et que l’odeur de sang provenait bien de lui. Puis ils se jetèrent sur Barnes, tels des chiens dans une cage de la fourrière, à qui on aurait lancé un gros morceau de viande.
Tirant Zack derrière lui, Eph suivit l’Enfanté jusqu’à l’endroit de la berge où commençait le quai. Fet leur fit signe. Quinlan hésita un instant, la bombe en forme de baril dans les bras, avant de passer du sable aux longues planches du quai.
Nora courut à leur rencontre. Alarmé par sa blessure, Fet demanda d’un ton furieux :
— Qui est-ce qui t’a fait ça ?
— Barnes. Mais ne t’inquiète pas, nous ne le reverrons plus.
Elle se tourna vers Quinlan.
— Vous devez partir ! Vous savez bien que vous ne pouvez pas attendre la lumière du jour.
Le Maître compte là-dessus. Voilà pourquoi je reste. C’est peut-être la dernière fois que nous verrons le soleil.
— Il faut y aller, maintenant, dit Eph, toujours tenant Zack.
— Je suis prêt, annonça Fet en se dirigeant vers le quai.
Goodweather leva son épée, approcha la pointe de la gorge du dératiseur.
— Moi seulement, dit Eph.
De son épée, Fet écarta celle du père de Zack.
— Qu’est-ce qui te prend ?
Eph secoua la tête.
— Tu restes avec Nora.
Elle fit passer son regard de l’un à l’autre.
— Non, rétorqua Fet. Tu as besoin de moi pour faire ce truc.
— Elle a besoin de toi, dit Eph, le cœur transpercé par les mots qu’il prononçait. Moi, j’ai Quinlan.
Se tournant vers le quai, il ajouta :
— Descendez plus bas vous procurer un bateau et une voile. Je confierai Zack à Ann et William pour qu’ils le sortent d’ici. Je leur dirai de s’occuper de vous.
— Laisse Quinlan régler le détonateur, plaida Nora. Dépose-le simplement sur l’île.
— Je dois m’assurer qu’il est bien réglé. Ensuite, je vous rejoindrai.
Nora s’approcha de Zack, lui souleva le menton pour regarder son visage, tenter de le réconforter. Le garçon cligna des yeux et détourna la tête.
— Tout ira bien pour toi, lui promit-elle.
Mais l’attention de Zack était ailleurs. Il scrutait le ciel. L’instant d’après, Eph entendit le bruit, lui aussi.
Des hélicoptères. Venant du sud. Volant bas.
Gus arriva en boitant. Eph remarqua immédiatement que son bras gauche était cassé – la main était gonflée de sang −, mais cela n’atténuait en rien la colère du voyou.
— Des hélicos ! explosa-t-il. Qu’est-ce que t’attends, bordel ?
Eph défit rapidement son sac et le tendit à Fet.
— Prends-le. Le Lumen est dedans.
— On s’en fout du manuel, mec. On est dans la pratique, maintenant !
Gus laissa tomber sa mitraillette, défit les bretelles de son sac avec un grognement – d’abord le bras indemne puis le bras fracturé, avec l’aide de Nora – et y prit deux grenades de couleur violette. Il les dégoupilla avec les dents et les fit rouler sur le sol, l’une à droite, l’autre à gauche.
Une fumée violette s’éleva, portée par le vent du fleuve, enveloppa la plage et le quai, les rendant momentanément invisibles des hélicoptères fonçant sur eux.
— Fous le camp ! cria Gus. Toi et ton gamin ! Occupe-toi du Maître. Je te couvre. Mais rappelle-toi, Goodweather, on aura des trucs à régler après !
— Eph, n’oublie pas, recommanda Nora, le Maître est là, quelque part !
A l’extrémité la plus éloignée du quai, à une trentaine de mètres de la berge, Ann et William attendaient dans deux barques d’aluminium équipées de moteurs hors-bord. Eph amena Zack à la première en courant. Lorsque le garçon refusa de monter, Eph le souleva et le posa de force dans l’embarcation.
— Nous allons nous en tirer, Zack, d’accord ?
Zack ne répondit pas. Il regarda l’Enfanté porter la bombe sur l’autre bateau, la poser entre les deux bancs de nage puis faire descendre William, avec douceur mais fermeté.
Eph se rappela que le Maître était dans la tête de son fils et assistait aussi à la scène.
— C’est bientôt fini, dit-il.
La fumée violette tourbillonna au-dessus de la plage, gagna les arbres d’où déferlait une autre vague de vampires.
— Le Maître a besoin d’un humain pour lui faire traverser l’eau, dit Fet en rejoignant Nora et Gus. Je crois qu’il ne reste plus que nous trois ici. On doit juste s’assurer que personne d’autre n’accède aux bateaux.
Soudain, la fumée s’écarta bizarrement, comme si elle se repliait sur elle-même. Comme si quelque chose l’avait traversée à une vitesse incroyable.
— Hé, vous avez vu ça ? s’exclama Fet.
Nora entendit le vrombissement révélant la présence du Maître. Le mur de fumée repartit brusquement en arrière, délaissant les arbres, refluant vers la berge. Nora et Fet furent aussitôt séparés et des vampires se ruèrent vers eux, leurs pieds nus frappant en silence le sable humide. Les pales des hélicoptères hachaient l’air dans le ciel. Il y eut des détonations, des balles s’enfoncèrent dans le sol, soulevant des gerbes de sable à leurs pieds : les snipers des hélicoptères tiraient à l’aveuglette dans le nuage de fumée. Un vampire fut touché à la tête au moment où Nora s’apprêtait à le faucher. Les pales rabattaient la fumée vers le bas. L’épée à l’horizontale, Nora fit un tour complet sur elle-même en suffoquant. Soudain, elle ne sut plus où se trouvait l’eau. Elle décela un mouvement dans la fumée, comme un tourbillon de poussière, perçut de nouveau le vrombissement.
Le Maître. Elle continua à tournoyer, tailladant la fumée et tout ce qui s’y trouvait.
Gus courait le long de la berge à travers le nuage violet, son bras cassé ballant contre son flanc. Les voiliers étaient amarrés à un ponton ancré à une quinzaine de mètres de la rive.
Il émergea de la fumée devant les fenêtres du restaurant en se préparant à se retrouver face à une horde de vampires affamés.
La plage était déserte.
Pas le ciel. Il repéra les hélicoptères noirs, six déjà au-dessus d’eux, six autres ou plus suivant derrière. Ils volaient bas, tel un essaim d’abeilles mécaniques géantes, projetant du sable dans la figure de Gus. L’un des appareils survola l’eau, ridant sa surface.
Gus entendit des coups de feu et comprit que les snipers tiraient sur les bateaux. Le bruit sourd des balles s’enfonçant dans le sable près de lui lui apprit qu’ils l’avaient aussi pris pour cible mais il se préoccupait surtout des hélicos qui se dirigeaient vers le lac, à la poursuite de Goodweather, et de la bombe.
— ¿Que chingados esperas ? s’écria-t-il en espagnol. Qu’est-ce que t’attends ?
Il tira sur les hélicoptères. Une douleur cuisante au mollet le fit tomber sur un genou et il sut qu’il avait été touché. Il continua à mitrailler les appareils filant vers le fleuve.
Une autre balle lui perça le flanc.
— Vas-y, Eph ! Fais ton truc ! brailla-t-il en s’écroulant.
Appuyé sur un coude, il tirait toujours. Un hélicoptère oscilla, une forme humaine s’en détacha et tomba dans l’eau. Le pilote ne parvint pas à redresser, la queue partit brusquement sur le côté, heurta un autre appareil. Les deux hélicoptères basculèrent, tombèrent dans l’eau.
Gus n’avait plus de munitions. Allongé sur la berge, à quelques mètres de l’eau, il regardait les oiseaux de mort tournoyer au-dessus de lui. En un instant, son corps se couvrit de points rouges de rayons laser traversant le brouillard coloré.
— Goodweather, il voit des anges, dit Gus en riant. Moi, j’ai droit à des spots laser…
Il vit des snipers se pencher hors des carlingues pour le mettre en joue.
— Allez-y, trouez-moi la paillasse, bande d’enculés !
De petits geysers de sable jaillirent autour de lui, des dizaines de balles lui percèrent le corps, le charcutèrent… et sa dernière pensée fut : T’as intérêt à pas te planter, ce coup-ci, doc !
— Où m’emmenez-vous ?
Zack se tenait debout au milieu de la barque encore à quai, ballottée par le sillage du bateau de son père et de Quinlan, qui venait de partir. Le bruit de leur moteur s’était perdu dans l’obscurité et le nuage violet, ne laissant dans la tête du garçon que le murmure habituel, mêlé au grondement des hélicoptères en approche.
Ann poussa pour éloigner la barque du quai tandis que William tirait encore et encore sur le cordon de démarrage du moteur hors-bord.
— A notre île, en aval, répondit-elle. Grouille-toi, William !
— Qu’est-ce qu’il y a, là-bas ? demanda l’adolescent.
— Un abri. Un lit bien chaud.
— Et ?
— On a des poulets. Un jardin. C’est un ancien fort du temps de la Révolution américaine. Y a aussi des enfants de ton âge. T’en fais pas, tu seras en sécurité, là-bas.
Tu étais en sécurité avec moi, dit la voix du Maître.
Zack hocha la tête, cligna des yeux. Oui, il vivait comme un prince, dans un vrai château au cœur d’une ville immense. Il avait un zoo. Tout ce qu’il voulait.
Jusqu’à ce que ton père essaie de t’enlever.
Quelque chose incitait Zack à garder les yeux sur le quai. Le moteur finit par démarrer, William s’assit à l’arrière, prit la barre et engagea le bateau dans le courant. Les hélicoptères étaient maintenant visibles, leurs projecteurs et leurs spots laser éclairant la fumée sur la plage. Zack compta sept séries de sept projecteurs tandis que le bateau commençait à s’éloigner.
Un tourbillon violet se détacha du quai et fendit l’air en direction de la barque. Le Maître en surgit, les bras tendus, tenant d’une main la canne au pommeau de tête de loup, sa cape flottant derrière lui comme des ailes.
Ses deux pieds nus se posèrent sur le fond du bateau avec un claquement sec. Ann, agenouillée à l’avant, eut à peine le temps de se retourner.
— Putain de merde…
Elle vit le Maître devant elle, elle reconnut la chair pâle de Gabriel Bolivar. C’était le mec dont sa nièce n’arrêtait pas de parler. La gamine avait la tête de Bolivar sur ses tee-shirts, sur les posters décorant les murs de sa piaule. Et tout ce qu’Ann fut capable de penser, c’était : J’ai jamais kiffé sa musique à la con…
Le Maître lâcha sa canne, saisit Ann à deux mains et, d’un mouvement de torsion, la déchira en deux à la taille – comme font les costauds avec de gros annuaires téléphoniques – et lança les deux moitiés dans le fleuve.
William demeura immobile, comme pétrifié. Le Maître le prit par l’aisselle et, du plat de la main, lui poussa le visage avec une telle force que le cou de William se brisa et que sa tête retomba en arrière comme un capuchon. Le Maître le jeta lui aussi dans l’eau, ramassa sa canne et baissa les yeux vers l’adolescent.
Mène-moi là-bas, mon fils.
Zack s’installa à la barre et prit la direction du sillage du premier bateau, qui commençait à disparaître.
Dans la fumée qui se dissipait, Fet et Nora coururent vers le restaurant en zigzaguant pour échapper aux balles des snipers des hélicoptères.
A l’intérieur du bâtiment, ils récupérèrent le reste des armes de Gus. Fet prit la main de Nora et l’entraîna vers les fenêtres donnant sur le fleuve, ouvrit celle de la terrasse. Nora avait emporté le Lumen, qu’elle pressait contre elle.
Ils virent les barques, dansant au loin sur l’eau.
— Où est Gus ? demanda Nora.
La blessure de Fet s’était rouverte, son bras était couvert de sang.
— Il va falloir qu’on nage pour aller là-bas, marmonna Fet. Mais d’abord…
Il fit feu sur les projecteurs des hélicoptères, brisant le premier qu’il visa.
— Ils ne peuvent pas tirer sur ce qu’ils ne voient pas !
Nora l’imita, toucha elle aussi un projecteur. Les autres faisceaux balayaient la rive à la recherche de la source des rafales d’armes automatiques.
Nora découvrit alors le corps de Gus gisant sur le sable, au bord du fleuve dont l’eau lui léchait le flanc. La stupeur et la peine ne la paralysèrent qu’un instant, l’esprit guerrier de Gus se communiquant aussitôt à elle, ainsi qu’à Fet.
Vous lamentez pas, battez-vous.
Ils avancèrent sur la plage d’un pas résolu, en mitraillant les hélicoptères du Maître.
Plus ils s’éloignaient de la berge, plus le bateau était ballotté. L’Enfanté tenait fermement les courroies de la bombe pour l’empêcher de basculer dans le fleuve. Une eau épaisse, noire et verdâtre, passait par-dessus le plat-bord, aspergeait le plancher et les urnes en chêne, formant dessous une mince flaque. Il pleuvait de nouveau et ils avançaient contre le vent.
Quinlan souleva les urnes du fond mouillé de la barque pour qu’elles ne soient plus au contact de l’eau. Eph ne savait pas ce que ce geste signifiait, mais le fait d’amener les restes des Aînés sur le site d’origine du dernier de la lignée lui rappela que tout allait se terminer bientôt. D’une manière ou d’une autre.
Il passa devant la deuxième île, une longue plage rocailleuse ceinte d’arbres nus en train de mourir.
Il consulta la carte. Le papier devenait humide dans sa main, l’encre commençait à couler. Par-dessus le bruit du moteur et du vent, la voix tendue par la douleur dans sa poitrine, il cria :
— Comment, sans le contaminer, le Maître a-t-il pu créer… cette relation symbiotique avec mon fils ?
Je l’ignore. L’essentiel, c’est qu’il est loin du Maître, à présent.
— L’influence du Maître disparaîtra-t-elle quand nous l’aurons liquidé, avec tous ses vampires ?
Tout ce qu’était le Maître cessera d’être.
Réconforté, Eph reprit vraiment espoir. Il pourrait renouer des rapports de père à fils avec Zack, il y croyait.
— Ce sera un peu comme effacer le lavage de cerveau d’une secte, je suppose. On ne pratique plus de psychothérapie, maintenant. Je veux seulement le ramener à son ancienne chambre. Commencer par là.
Survivre est la seule thérapie. Je n’ai pas voulu vous en parler avant pour ne pas vous déconcentrer, mais j’ai déjà vu le Maître agir de cette façon. Il prend pour hôtes de grands enfants, ce que vous appelez maintenant des adolescents. Je crois que le Maître formait votre fils afin d’en faire son futur moi.
— Je le craignais, moi aussi. Je ne voyais aucune autre raison pour qu’il le garde près de lui et ne l’ait pas transformé en vampire. Mais… pourquoi ? Pourquoi Zack ?
Cela n’a peut-être rien à voir avec votre fils.
— Avec moi, alors ?
Je ne peux pas vous répondre. Tout ce que je sais, c’est que le Maître est un être pervers. Il aime prendre racine dans la souffrance. Subvertir et corrompre. Peut-être a-t-il vu en vous un défi. Vous avez été le premier à monter à bord de l’avion avec lequel il s’est rendu à New York. Vous avez pris le parti d’Abraham Setrakian, son ennemi juré. Réduire en esclavage toute une espèce est un exploit, mais un exploit impersonnel. Le Maître a besoin d’infliger des souffrances personnellement. Il a besoin de sentir la douleur de l’autre. D’en faire l’expérience sans intermédiaire. Votre terme de « sadisme » est ce qui se rapproche le plus de son comportement. Et il aura causé sa perte.
Epuisé, Eph regarda passer la troisième île. Après la quatrième, il vira. Difficile de distinguer du fleuve la forme de l’étendue de terre – et impossible dans l’obscurité de repérer ses six affleurements rocheux sans d’abord en faire le tour −, mais quelque chose disait à Eph que la carte était bonne et que c’était là le Site noir. Les arbres nus, sombres, de cet endroit inhabité ressemblaient à des géants brûlés et pétrifiés, leurs bras levés vers les deux.
Eph avisa une anse et s’en approcha, arrêta le moteur et laissa l’embarcation accoster l’île. L’Enfanté saisit la bombe et se dressa, posa le pied sur la côte rocheuse.
Nora avait raison. Laissez-moi ici. Retournez auprès de votre garçon.
Eph regarda le vampire encapuchonné, son visage lacéré ; il était prêt à mettre fin à son existence. Le suicide est un acte non naturel pour des humains mortels, mais pour un être immortel ? Le sacrifice de Quinlan constituait un acte bien plus violent, transgressif et contraire à sa nature.
— Je ne sais pas quoi dire, murmura Eph.
L’Enfanté hocha la tête.
Alors il est temps de partir.
Sur ces mots, il commença à gravir l’éminence rocheuse, la bombe en forme de fut dans ses bras, les restes des Aînés dans son sac. Goodweather hésita, aux prises avec un souvenir de sa vision et de ses images obsédantes. L’Enfanté n’y était pas annoncé comme le rédempteur. Mais Eph n’avait pas consacré assez de temps à l’Occido Lumen et sa lecture prophétique était peut-être différente.
Il replongea l’hélice dans l’eau, agrippa la poignée du cordon de démarrage et s’apprêtait à tirer quand il entendit un bruit de moteur porté par le vent tourbillonnant.
Un autre bateau approchait. Or il n’y avait qu’une seule autre barque à moteur.
Celle de Zack.
Eph se tourna vers Quinlan, mais l’Enfanté avait déjà disparu de l’autre côté du promontoire. Le cœur lui martelant la poitrine, il fixa la brume montant du fleuve, y chercha des yeux l’autre bateau. Il semblait approcher vite.
Il se leva, sauta de la barque sur les rochers, un bras en travers de ses côtes meurtries, les poignées jumelles de ses épées oscillant au-dessus de ses épaules. Il monta aussi vite qu’il put la colline rocailleuse dont le sol, avec la brume qui s’élevait sous la pluie, semblait fumer comme si la terre s’échauffait en prévision de la crémation atomique à venir.
Parvenu au sommet, il ne repéra pas l’Enfanté parmi les arbres morts. Il se précipita dans le bois en criant à tue-tête « Quinlan ! », aussi fort que sa douleur à la poitrine le lui permettait, ressortit de l’autre côté dans une clairière marécageuse.
Le vampire de naissance avait posé la bombe au centre approximatif de l’île en forme de trèfle, au milieu d’un anneau de pierres semblables à de grosses ampoules rocheuses noires. Tournant autour de l’engin, il installait les réceptacles de chêne blanc contenant les cendres des Aînés.
Il entendit Eph l’appeler et pivota dans la direction du cri… Ce fut alors qu’il sentit le Maître approcher.
— Il est là ! hurla Eph. Il…
Une rafale de vent agita la brume. Quinlan eut juste le temps de se préparer à l’impact. La violence de l’assaut porta les deux créatures des mètres plus loin, roulant, invisibles, dans le brouillard. Eph vit quelque chose tournoyer et retomber dans l’air, la vieille canne à tête de loup de Setrakian, lui sembla-t-il.
Oubliant sa douleur à la poitrine, il se précipita vers la bombe en brandissant son épée. Mais la brume tourbillonna, enveloppant l’engin.
Papa !
La voix de Zack, derrière lui. Il se retourna vivement, conscient dans la seconde d’avoir été berné. Ses côtes lui faisaient atrocement mal. Il s’avança dans la brume, à la recherche de la bombe. Tâtant le sol du pied à la recherche de l’anneau de pierres.
Soudain, devant lui, le Maître s’éleva du brouillard.
Eph recula en vacillant. Deux entailles croisées formaient un X grossier sur la figure du Maître, résultat de sa collision et de sa lutte avec l’Enfanté.
Imbécile.
Eph ne parvenait ni à se redresser ni à trouver les mots pour répondre. Sa tête rugissait comme s’il avait entendu une explosion. Il discerna des ondulations sous la chair du Maître, un ver de sang sortant d’une des griffures et rampant par-dessus l’œil pour pénétrer dans la plaie suivante. Le Maître ne broncha pas. Il écarta les bras comme pour embrasser l’île brumeuse de ses origines, leva un regard triomphant vers les cieux sombres.
Rassemblant ses dernières forces, Eph courut vers le Maître, l’épée levée, visant la gorge. La Créature le gifla d’un revers de main, assez fort pour le projeter en l’air, tournoyant. Il retomba sur le sol rocheux, quelques mètres plus loin.
Ahsudagu-wah. Sol noir.
Eph avait eu la respiration coupée en heurtant le sol et pensa avoir un poumon perforé. Son autre épée avait glissé hors du sac et atterri quelque part entre eux.
C’est de l’onondaga. Les envahisseurs européens n’ont pas pris la peine de traduire correctement ce nom, voire de le traduire tout court. Tu vois, Goodweather ? Les cultures meurent. La vie n’est pas circulaire, elle est impitoyablement droite.
Quand Eph essaya de se relever, ses côtes écrasées le poignardèrent.
— Quinlan ! appela-t-il, la voix à peine plus forte qu’un murmure.
Tu aurais dû respecter ta part de notre marché, Goodweather. Bien sûr, je n’aurais jamais honoré la mienne, mais tu te serais au moins épargné cette humiliation. Cette souffrance. Il est toujours plus facile de se rendre.
Eph se redressa autant que la douleur le lui permettait et aperçut à travers la brume, à quelques mètres seulement, les contours de la bombe nucléaire.
— Allez, grinça-t-il, laisse-moi t’offrir une dernière chance de te rendre…
Il se rapprocha de l’engin, cherchant du regard le détonateur. Une chance inouïe que le Maître l’ait projeté si près de la bombe… Cette pensée le fit se tourner de nouveau vers la Créature.
Une autre forme émergea alors de la brume : Zack. Zack, presque un homme à présent, tel l’enfant chéri qu’un jour on ne reconnaît plus. Il se tenait près du Maître et tout à coup Eph s’en fichait, et en même temps cela le torturait plus que jamais.
C’est fini, Goodweather. Le livre restera désormais fermé pour toujours.
Le Maître n’avait pas tout prévu. Il croyait que Goodweather ne ferait aucun mal à son fils, qu’il renoncerait à son combat s’il devait pour le mener à son terme sacrifier Zack.
Les fils sont destinés à se rebeller contre leurs pères.
Le Maître tendit de nouveau les mains vers le ciel.
Il en a toujours été ainsi.
Eph fixait son garçon passé dans le camp du monstre. Les larmes aux yeux, il lui sourit.
— Je te pardonne, Zack, sincèrement. Et j’espère du fond du cœur que tu me pardonneras aussi.
Il fit passer le bouton de « retardement » à « instantané », aussi vite qu’il put, et cependant le Maître eut le temps de parcourir à toute allure la distance qui les séparait et de le heurter de plein fouet.
Eph atterrit lourdement sur le dos, se secoua pour dissiper l’effet du choc et de la douleur, essaya de se remettre debout. Le Maître approchait, les yeux rougeoyant à l’intérieur du X tordu.
Derrière la Créature, l’Enfanté venait d’apparaître. Il fendit l’air, armé de la seconde épée d’Eph, transperçant le Maître avant qu’il puisse esquiver.
Quinlan retira la lame et le Maître, courbé par la douleur, se tourna pour lui faire face. L’Enfanté avait le visage ravagé, la joue gauche arrachée, la mâchoire décrochée, le cou recouvert de sang iridescent.
La fureur du Maître fit voler la brume quand, aucunement découragé par la douleur, il marcha sur sa propre création blessée, forçant Quinlan à reculer. Le père et le fils se faisaient face.
Zack observait la scène, fasciné, une sorte de feu dans le regard. Puis il se tourna, comme si quelque chose avait requis son attention. Le Maître le dirigeait à nouveau. Zack tendit le bras, ramassa par terre un objet long.
La canne de Setrakian. Le garçon savait qu’il suffisait de tourner le pommeau pour libérer la gaine en bois et dénuder la lame d’argent. Ce qu’il fit.
Tenant l’épée à deux mains, Zack avança, fixant le dos de Quinlan.
Eph courut vers lui, s’interposa entre lui et l’Enfanté, une main sur sa poitrine douloureuse, l’autre tenant son épée.
Zack regarda son père, n’abaissa pas son arme.
Eph baissa la sienne en espérant que son fils le frapperait. Cela aurait rendu plus facile ce qu’il avait à faire.
L’adolescent tremblait. Peut-être parce qu’il luttait contre lui-même, parce qu’il résistait aux ordres du Maître.
Eph en eut conscience.
— Ça va aller, Zack, dit-il. Ça va aller.
Quinlan avait pris le dessus sur le Maître. Eph ne pouvait pas entendre ce que leurs esprits se disaient, mais le grondement dans sa tête était assourdissant. L’Enfanté empoigna le cou du Maître, enfonça ses doigts dans sa chair.
Père.
Le monstre lança alors son aiguillon qui, tel un piston, se ficha dans le cou de l’Enfanté avec une telle force qu’il lui fracassa une vertèbre. Des vers de sang envahirent le corps immaculé de Quinlan, rampèrent sous sa peau blême pour la première et la dernière fois.
Eph vit les feux des hélicoptères, entendit leurs rotors approcher de l’île. Les projecteurs fouillèrent la terre désolée. C’était maintenant ou jamais.
Malgré ses poumons en feu, Eph courut vers l’engin en forme de tonneau qui tremblait sous ses yeux. Il n’en était plus qu’à quelques mètres quand un hurlement retentit et qu’il reçut un coup sur la nuque.
Les deux épées lui échappèrent des mains. Il sentit quelque chose saisir son flanc, lui causant une insupportable douleur. Il griffa le sol, vit devant lui l’épée de Setrakian aux reflets argentés. Il venait de refermer les doigts sur le pommeau en forme de tête de loup lorsque le Maître le souleva et le fit tournoyer.
Le visage, le cou et les bras lacérés de la Créature ruisselaient de sang blanc. Elle était capable de se régénérer, bien sûr, mais elle n’en avait pas encore eu le temps. Eph lui porta un coup avec la lame d’argent du vieil homme ; le monstre lui bloqua le bras, parant l’attaque. La douleur d’Eph était trop vive, la force du Maître trop grande. Celui-ci commença à rabattre le bras d’Eph, et à diriger la pointe de l’épée vers la gorge offerte.
Un hélicoptère les prit dans le faisceau de son projecteur et Eph put mieux voir le visage tailladé du Maître. Il vit les vers de sang onduler sous la peau, revigorés par la proximité de sang humain et l’imminence du coup de grâce. Dans la tête de Goodweather, le grondement devint une voix de ténor quasi angélique.
J’ai un nouveau corps qui m’attend. La prochaine fois que quelqu’un me regardera… c’est ton fils qu’il verra.
Les vers se tortillaient sous la chair, comme en extase.
Adieu, Goodweather.
La pointe de la lame piqua la gorge d’Eph, ouvrit une veine. Du sang rouge jaillit, aspergea la figure du Maître, affolant les vers.
Ils sortirent de toutes les plaies du monstre, des entailles de ses bras comme des trous de sa poitrine, pour accéder au sang.
Le Maître grogna, se secoua, projeta Eph sur le côté avant de porter les mains à son visage. Eph heurta durement le sol. Il lui fallut faire appel à toute son énergie pour se retourner.
Dans le cône de lumière du projecteur, le Maître tituba, partit en arrière, tentant d’empêcher ses propres vers parasites de se repaître du sang humain qui recouvrait son visage.
Etourdi, Eph regardait la scène se dérouler comme au ralenti. Le coup sourd d’une balle s’enfonçant dans le sol près de lui ramena le monde à la vitesse normale.
Les snipers.
Eph rampa jusqu’à l’engin, s’appuya dessus pour se relever et atteindre le détonateur. Quand son doigt trouva le bouton, il coula un regard en arrière, vers Zack.
Le garçon se tenait près de l’endroit où gisait l’Enfanté. Quelques vers de sang avaient atteint Zack, qui agitait les mains pour les chasser. Eph les vit s’enfoncer sous l’avant-bras et dans le cou de son fils.
Le corps de Quinlan se leva avec dans les yeux un nouveau regard, une volonté nouvelle. Celle du Maître, qui comprenait parfaitement le côté sombre de la nature humaine mais pas l’amour.
— C’est de l’amour, murmura Eph. Dieu que ça fait mal, mais c’est de l’amour…
Lui qui avait été la plupart du temps en retard dans sa vie, il serait à l’heure pour ce rendez-vous, le plus important qu’il ait jamais eu à honorer. Il appuya sur le bouton…
Il ne se passa rien. Pendant un moment de terrible angoisse, l’île fut un oasis de silence pour Eph, malgré les hélicoptères suspendus au-dessus d’eux.
Il vit Quinlan se jeter sur lui, ultime assaut de la volonté du Maître.
Deux coups à la poitrine et Eph se retrouva à terre, regardant ses blessures. Les trous sanglants, là, à droite de son cœur. Son sang s’infiltrant dans le sol.
Par-dessus l’épaule de l’Enfanté, il vit le visage de Zack illuminé par le projecteur de l’hélicoptère. Sa volonté toujours présente, toujours invaincue. Il vit les yeux de Zack – son fils, encore maintenant −, il avait encore les plus beaux yeux du monde…
Eph sourit.
Et le miracle s’accomplit.
De la manière la plus douce : pas de tremblement de terre, pas d’ouragan, pas de flots qui s’écartent. Le ciel s’éclaircit et une brillante colonne de lumière pure, un million de fois plus forte qu’un projecteur d’hélicoptère, se déversa sur eux. Le couvert nuageux se déchirait lentement, pour faire place à une lumière purifiante.
L’Enfanté, à présent infecté par le sang du Maître, sifflait et se tortillait. De la fumée et de la vapeur sortaient de son corps comme d’un homard ébouillanté. Rien de tout cela ne détourna le regard d’Eph de son fils. Et Zack, le voyant sourire dans la lumière d’un jour glorieux, le reconnut pour tout ce qu’il était, le reconnut pour…
— Papa, murmura le garçon.
Et la bombe éclata. Tout ce qui se trouvait autour du point d’éclair se volatilisa : corps, sable, végétation, hélicoptères. Tout disparut.
Purifié.
Sur une plage, loin en aval du fleuve, près du lac Ontario, Nora observa le phénomène un bref instant avant que Fet la tire derrière un rocher, tous les deux tombant et roulant sur le sable.
L’onde de choc fit trembler le vieux fort abandonné tout proche, détachant de ses murs de la poussière et des fragments de pierre. Nora était persuadée que tout l’édifice allait s’écrouler dans le fleuve. Ses oreilles se débouchèrent brusquement et l’eau, autour d’eux, se souleva en un énorme flot. Bien que Nora eût les yeux fermés et les bras autour de la tête, elle continuait à voir la lumière vive.
La pluie tomba en oblique, le sol émit un hurlement de douleur... puis la lumière s’estompa, le fort de pierre cessa de trembler et tout redevint calme et silencieux.
Plus tard, elle comprendrait que l’explosion les avait rendus temporairement sourds, mais pour le moment le silence était profond, quasi religieux. Fet se souleva de dessus Nora et ils se risquèrent ensemble devant leur bouclier rocheux quand l’eau reflua de la plage.
Ce qu’elle avait vu – le miracle dans le ciel −, elle ne le saisit totalement que plus tard. Gabriel, le premier archange – une entité de lumière si vive qu’elle faisait pâlir le soleil et le feu nucléaire −, descendit en tournant autour de la colonne lumineuse en agitant des ailes d’argent.
Michel, l’archange assassiné, ramena ses ailes en arrière et piqua droit vers la terre, redressa sa chute à quinze cents mètres environ de l’île et parcourut le reste de la distance en planant. Enfin, comme surgi de la terre même, apparut Azraël, à nouveau entier, ressuscité des cendres communes. Du gravier et de la terre tombaient de ses ailes tandis qu’il montait. De nouveau esprit, ayant cessé d’être chair.
Nora assista à ces prodiges dans le silence absolu d’une surdité momentanée, ce qui contribua peut-être à les graver plus profondément dans sa psyché. Elle ne pouvait entendre le grondement rageur que ses pieds sentaient, le craquement de l’éclair aveuglant qui chauffait son visage et son âme. Un véritable moment de l’Ancien Testament, auquel assistait une femme vêtue non d’une tunique de lin mais de prêt-à-porter Gap. Ce moment ébranla sa raison et sa foi pour le reste de sa vie. Sans même en avoir conscience, Nora pleurait.
Gabriel et Michel rejoignirent Azraël et ils s’élevèrent ensemble dans la lumière. La trouée des nuages s’illumina lorsque les trois archanges y parvinrent, s’élargit pour les avaler, puis se referma.
Nora et Fet regardèrent autour d’eux. Le fleuve était encore en tumulte et leur barque avait été emportée. Fet inspecta Nora pour s’assurer qu’elle n’avait rien.
Nous sommes vivants, articula-t-il, sans qu’un seul mot soit audible.
Tu as vu ça ? demanda Nora.
Il secoua la tête, non comme pour dire Non mais plutôt j’y crois pas.
Le couple contempla le ciel, attendit qu’il se passe quelque chose.
Autour d’eux, de grandes parties de la plage de sable s’étaient transformées en verre opalescent.
Les habitants du fort sortirent, quelques dizaines d’hommes et de femmes en loques, certains portant des enfants. Nora et Fet leur avaient recommandé de se mettre à l’abri et les îliens se tournaient à présent vers eux pour avoir une explication.
Nora dut crier pour se faire entendre :
— Ann et William ! Où sont-ils ? Ils avaient avec eux un garçon de treize ans !
Les adultes secouèrent la tête.
— Ils sont partis avant nous ! insista Nora.
— Peut-être sur une autre île, suggéra un homme.
Nora hocha la tête, bien qu’elle n’y crût pas. Fet et elle s’étaient rendus sur l’île du fort en voilier. Ann et William auraient dû accoster longtemps avant.
Fet posa une main sur l’épaule de Nora.
— Et Eph ?
Il n’y avait aucun moyen d’en avoir confirmation, mais elle savait qu’il ne reviendrait pas.