UNIVERSITE COLUMBIA

 

 

Quinlan décela les différents glyphes et les coordonnées qui signalaient les emplacements des lieux d’enfouissement.

Tous les sites d’origine.

Il les inscrivit en hâte. Ils correspondaient à la perfection aux lieux que l’Enfanté avait visités tandis qu’il rassemblait les cendres des Aînés. Sur la plupart d’entre eux on avait bâti une centrale nucléaire, plus tard sabotée par le groupe Stoneheart. Le Maître avait apporté un grand soin à la préparation de son coup d’Etat.

Le septième site, le plus important de tous, apparaissait comme une tache noire sur la page. Une forme en négatif au nord-est de l’océan Atlantique. Deux mots latins l’accompagnaient. Oscura. Aetema.

Une autre forme singulière ressortait en filigrane.

Une étoile filante.

 

Le Maître avait bel et bien envoyé des hélicoptères. Ils les virent depuis les vitres de leurs voitures, pendant qu’ils roulaient lentement vers Manhattan. Ils traversèrent Marble Hill et franchirent Harlem River, évitèrent les artères principales et abandonnèrent leurs voitures près du tombeau de Grant, puis terminèrent leur trajet sous la pluie nocturne comme des citoyens normaux, avant de se faufiler dans le campus abandonné de l’université Columbia.

Tandis que les autres regagnaient les sous-sols, Gus traversa Low Plaza pour rejoindre Buell Hall, puis monta jusqu’au toit par le monte-plat. Il y avait installé son pigeonnier.

Son « Jersey Express » était de retour, posé sous le perchoir que Gus avait fabriqué avec une gouttière.

— T’es un champion, Harry, dit le Mexicain en déroulant le message.

Il reconnut l’écriture tout en capitales de Creem, son ancien rival, qui avait aussi l’habitude de barrer tous ses O, comme le symbole de l’ensemble vide.

 

YØ, MEX,

ÇA CRAINT ICI-G LA DALLE. PAS IMPOSSIBLE QUE JE BOUFFE LE PIAF QUAND IL REVIENDRA.

G EU TON MESSAGE POUR LE DÉTONATEUR. G 1 ID PR TOI. DIS-MOI OÙ T ET PRÉPARE À GRAILLER. CREEM RAPPLIQUE. ARRANGE 1 RDV.

 

Gus brûla le mot et prit le crayon de charpentier qu’il rangeait avec les graines et des morceaux de papier.

Il répondit à Creem, confirma la rencontre et lui indiqua une adresse en surface, aux abords du campus. Il n’aimait pas Creem et n’avait pas confiance en lui, mais c’était le Colombien qui dirigeait le marché noir dans le New Jersey, et il était le plus apte à leur fournir ce dont ils avaient besoin.

 

Malgré l’épuisement, Nora ne parvenait pas à se reposer. Prise de longues crises de larmes, elle tremblait, gémissait, ses abdominaux rendus douloureux par ses violents sanglots. D’une certaine manière, songeait-elle, celle qu’elle était avant – celle qui était venue au monde une nuit dans une cuisine, enfantée dans les larmes – n’existait plus. Née dans les pleurs, morte dans les pleurs.

Elle ne cessait de passer sa main sur son crâne chauve, le cuir chevelu parcouru de picotements.

Elle se sentait nerveuse, vide et seule… et pourtant, elle ressentait une impression de renouveau. Le cauchemar de leur existence n’était rien comparé à la vie dans le camp.

Près d’elle en permanence, Fet la couvait du regard. Assis près de la porte, Joaquin tenait au repos son genou blessé. Adossé au mur d’en face, les bras croisés, Eph observait Nora, sans mot dire.

Nora estimait qu’Eph devait soupçonner les sentiments qu’elle éprouvait pour Fet, à présent. Nul n’avait abordé le sujet, mais la vérité flottait dans la pièce comme un nuage menaçant.

Nora prit la parole. Du fait de cette abondance d’énergie et d’émotions qui se superposaient, elle s’exprimait vite. C’étaient les détenues enceintes de la zone de gestation qui la rendaient la plus perplexe. Plus encore que la mort de sa mère.

— Ils forcent des femmes à procréer, là-bas. Dans le but de produire des enfants B positif. Ils les récompensent avec de la nourriture, un certain confort. Et le pire… c’est qu’elles semblent s’être adaptées. J’ignore pourquoi c’est cet aspect qui me traumatise le plus. Je suis peut-être trop dure avec elles. Parfois, survivre est synonyme de compromis. De gros compromis. La rébellion, c’est déjà difficile quand on ne se bat que pour soi, alors quand on a un être vivant qui grandit dans notre ventre… ou même un jeune enfant, ajouta-t-elle en regardant Eph. Je comprends mieux, maintenant, c’est ce que j’essaie de dire. Je sais à quel point tu es déchiré…

Eph fit un signe de tête pour accepter ses excuses.

— Il n’empêche, reprit Nora, j’aurais voulu que tu te présentes à notre rendez-vous à l’institut médico-légal. Ma mère serait encore là, aujourd’hui.

— Je suis arrivé en retard, je le reconnais. J’ai été retenu…

— Dans la maison de ton ex-femme, oui. Ne le nie pas.

— Je n’en avais pas l’intention, mais…

— Mais ?

— Si on t’a trouvée, là-bas, ce n’était pas ma faute.

Nora fronça les sourcils, surprise qu’il la mette au défi.

— D’où tu sors ça ?

— J’aurais dû être présent. Les choses se seraient passées différemment si j’avais été à l’heure… mais ce n’est pas moi qui ai conduit les strigoï jusqu’à vous.

— Ah bon ? Qui ça, alors ?

— Toi.

— Moi ? !

Elle n’en croyait pas ses oreilles.

— C’est l’ordinateur. Internet. Tu t’en es servie pour communiquer avec Fet.

Voilà. C’était sorti. Nora se raidit, mais elle se débarrassa vite de sa culpabilité.

— Tiens donc ?

Fet se leva.

— Tu devrais pas lui parler comme ça…

Eph ne battit pas en retraite.

— Ah oui ? J’ai vécu des mois dans cet immeuble sans presque rencontrer aucun problème. Ils surveillent le Net. Vous le savez.

— Alors ce qui m’est arrivé, je l’ai mérité, rétorqua Nora en glissant sa main dans celle de Fet. Le châtiment que j’ai subi était donc justifié… à tes yeux.

Fet frémit au contact de Nora. Lorsqu’elle referma les doigts sur les siens, il se crut sur le point de pleurer. Eph vit en ce geste, anodin en d’autres circonstances, le signe éloquent et public marquant la fin de leur liaison.

— N’importe quoi, répliqua-t-il. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

— C’est pourtant ce que tu laisses entendre.

— Ce que je laisse entendre…

— Tu sais quoi, Eph ? Ça correspond à ta façon de fonctionner, le coupa Nora.

Fet serra sa main pour la pousser à ne pas s’emporter, mais elle n’en tint pas compte.

— Tu arrives toujours après la bataille. Et par « arriver », j’entends « piger ». Tu as fini par comprendre à quel point tu aimais Kelly… après votre séparation. Tu as compris l’importance d’être un père impliqué… après avoir perdu la garde de Zack. D’accord ? Et maintenant… je crois que tu te vas te rendre compte à quel point tu avais besoin de moi. Parce que tu ne m’as plus.

Elle fut choquée de s’entendre prononcer ces mots devant les autres, mais elle était incapable de se retenir plus longtemps.

— Tu es toujours juste un peu en retard. Tu as passé la moitié de ta vie à te battre contre les regrets. A essayer de rattraper le passé plutôt que de profiter du présent et de penser à l’avenir. A mon avis, le pire qui te soit arrivé, c’est d’avoir connu la réussite trop vite. D’avoir récolté cette étiquette de « petit génie ». Tu crois que si tu te donnes assez de mal tu parviendras à réparer ce que tu as cassé, au lieu d’en prendre soin dès le départ…

Elle sentait Fet qui l’incitait à se calmer, elle aurait voulu y parvenir, mais les mots sortaient, se suivaient dans un débit rauque et douloureux.

— S’il y a une seule chose que tu devrais avoir retenue depuis le début du cataclysme, c’est que rien ne t’est acquis. Rien du tout. Surtout pas les êtres humains…

Eph était resté immobile. Comme cloué au sol. Si figé que Nora ne fut pas certaine que sa tirade l’ait atteint. Mais après un moment de silence, lorsque Nora sembla en avoir eu terminé, il se leva et sortit d’un pas lent.

 

Eph parcourait l’ancien réseau de couloirs, hébété. Le sol semblait n’offrir aucune résistance sous ses pieds.

Pendant leur échange, des pulsions contradictoires l’avaient tiraillé. La première le poussait à rappeler à Nora que sa mère, à maintes reprises, avait failli leur valoir d’être capturés ou contaminés. A quel point la maladie de Mme Martinez les avait ralentis, au cours des mois précédents. Peu importait que Nora eût de nombreuses fois exprimé elle-même le souhait que sa mère leur soit enlevée. Non. Eph était responsable de tous leurs déboires.

Ensuite, il était abasourdi de constater la proximité qui existait entre elle et Fet. L’enlèvement et la libération de Nora n’avaient fait que les rapprocher, renforcer leur nouveau lien. C’était ce qui le faisait le plus souffrir, car à ses yeux le sauvetage de Nora était comme une répétition avant celui de Zack, mais leur expédition avait réveillé sa crainte la plus profonde : qu’il parvienne à sauver son fils, mais que celui-ci soit malgré tout tellement changé qu’il lui échappe à jamais.

Une part de lui lui soufflait qu’il était déjà trop tard.

Sa part dépressive, celle qu’il tentait en permanence de tenir à distance. Celle qu’il étouffait avec des médicaments.

Il passa le bras dans son dos, palpa son sac et tira la fermeture Eclair de la poche destinée aux clés et à la petite monnaie. Il ne lui restait plus qu’un comprimé de Vicodin, qu’il déposa sur sa langue et garda ainsi quelques instants, le temps de rassembler assez de salive pour l’avaler.

Eph se remémora la vidéo du Maître en train de contempler sa légion de vampires, dans Central Park, au sommet de la tour du Belvédère Castle, Kelly et Zack à ses côtés. Cette image verdâtre le hantait, le rongeait cependant qu’il continuait à avancer, pas tout à fait sûr de sa direction.

Je savais que tu reviendrais.

La voix de Kelly et ces paroles eurent sur lui l’effet d’une injection d’adrénaline droit dans le cœur. Il tourna dans un couloir d’aspect familier, trouva la lourde porte de bois montée sur des gonds de fer. Elle n’était pas fermée à clé.

Dans la salle, au centre de la cage d’angle, se tenait le vampire qui, autrefois, avait été la mère de Gus. A l’arrivée d’Eph, le casque de moto s’inclina de façon à peine perceptible. La créature avait toujours les mains liées dans le dos.

Eph approcha. Les barreaux étaient espacés de quinze centimètres. Trois antivols de vélo à gaine de vinyle scellaient la porte en haut et en bas, ainsi qu’au milieu, dans l’ancienne anse à cadenas.

La créature demeurait immobile. Peut-être attendait-elle sa ration de sang quotidienne. Eph voulait entendre Kelly de nouveau. Sur le mur du fond, à un clou rouillé, on avait suspendu un petit anneau qui comportait une seule clé en argent.

Il la décrocha, revint à la porte. Pas de mouvement du strigoï. Il inséra la clé dans le cadenas du haut, qui s’ouvrit. Il passa ensuite à celui du bas, puis au dernier. Toujours aucune réaction de la mère de Gus. Eph ôta les câbles d’acier des barreaux et ouvrit lentement.

La porte frotta contre son cadre, mais les gonds graissés ne grincèrent pas.

Le vampire ne bougea pas du centre de la cellule.

Tu peux pas dégringoler, tu peux pas tomber…

Eph dégaina son épée et entra.

Le silence de la créature l’attira plus près.

Il attendit. Un bourdonnement vampirique résonnait dans son esprit, mais il restait léger.

La chose lisait en lui.

Tu en as perdu une autre. Maintenant, tu n’as plus personne. Personne d’autre que moi.

— Je sais à qui j’ai affaire, déclara-t-il.

Qui suis-je ?

— Vous avez la voix de Kelly, mais ce sont les mots du Maître.

C’est toi qui es venu à moi. Tu es venu écouter.

— J’ignore pourquoi je suis là.

Tu voulais entendre de nouveau la voix de ta femme. C’est pour toi aussi vital que les cachets que tu avales. Tu en as un vrai besoin. Tu ressens un véritable manque. N’est-ce pas ?

Eph ne demanda pas comment le Maître le savait. Il devait rester constamment sur ses gardes, même mentalement.

Tu veux rentrer. Revenir à la maison.

— A la maison ? Vous rejoindre, c’est ça ? Vous et la voix désincarnée de mon ex-femme ? Jamais.

L’heure est venue de me prêter l’oreille. Il est temps d’ouvrir ton esprit.

Eph ne répondit pas.

Je peux te rendre ton fils. Et ta femme. Tu peux la libérer. Reprendre de zéro, avec Zack près de toi.

Eph retint son souffle, dans l’espoir de ralentir son rythme cardiaque, qui s’emballait. Le Maître savait qu’Eph n’avait qu’une idée en tête, libérer et retrouver Zack, mais Eph tenait surtout à ne pas paraître prêt à tout pour obtenir cela.

Je ne l’ai pas transformé. Il restera un être inférieur, selon ta volonté.

— Qu’est-ce que vous attendez, en échange ?

Eph ne se serait jamais cru capable de prononcer ces mots.

Le livre. Le Lumen. Et tes complices. Y compris l’Enfanté.

— Le quoi ?

Vous l’appelez Quinlan, je crois.

Eph fronça les sourcils.

— Hors de question.

Bien sûr que tu le feras.

Eph ferma les yeux et tâcha de vider son esprit, puis rouvrit les paupières, quelques secondes plus tard.

— Et si je refuse ?

Je procéderai comme prévu. La transformation de ton fils aura lieu très bientôt.

— La transformation ? répéta Eph, qui tressaillit, saisi d’effroi, mais lutta pour éradiquer ses émotions. Qu’est-ce que ça signifie ?

Rends-toi tant que tu possèdes encore une monnaie d’échange. Remets-toi à moi à la place de ton fils. Récupère le livre et apporte-le-moi. J’extrairai les informations que contiennent le Lumen, et celles que recèle ton esprit. Toutes tes connaissances seront miennes. Tu pourras même rapporter le livre. Nul n’en saura rien.

— Vous me rendriez Zack ?

Je lui offrirai la liberté. Celle d’être un humain faible comme son père.

Eph s’efforça de se calmer. Il ne devait pas se laisser entraîner dans cet échange avec ce démon. Le Maître rôdait aux abords de son esprit, cherchant un moyen de s’y introduire.

— Votre parole n’a aucune valeur.

Il est vrai que je n’ai aucun code moral. Rien ne me force à respecter ma part du marché. Toutefois, sache que je manque rarement à ma parole.

Eph considéra son reflet dans le casque… Il se débattait, se raccrochait à sa propre éthique. Et pourtant, tenté, il l’était indéniablement. On lui proposait un troc transparent, son âme contre celle de Zack, qu’il pouvait accepter sur-le-champ. L’idée que Zack puisse être la proie de ce monstre, qu’il devienne un vampire ou un acolyte, était si repoussante qu’Eph aurait concédé quasiment n’importe quel sacrifice pour l’éviter.

Mais le prix à payer allait bien au-delà de sa seule âme ternie. Il était aussi question de l’âme des autres. Ainsi que du destin, ni plus ni moins, de l’humanité, car sa capitulation conférerait à la créature le contrôle total et définitif de la Terre.

Pouvait-il tout sacrifier pour Zack ? Sa décision pouvait-elle être la bonne ? L’alternative semblait disproportionnée, absurde…

— Même si j’envisageais cette possibilité, dit Eph, il y a un obstacle. Je ne sais pas où se trouve le livre.

Tu vois ? Ils te le cachent. Ils n’ont pas confiance en toi.

Eph se rendait compte que le Maître avait raison.

— Plus maintenant, non. Je le sais.

Il serait pourtant plus sûr que tu le saches, par sécurité.

— Il existe une transcription, des notes sur le livre. De bonne qualité. Je peux vous en livrer une copie.

Oui. Parfait. On fait comme ça… et moi je te remettrai une copie de ton fils. Ça te plairait ? J’exige l’original. Il n’y a pas de substitut. Le dératiseur doit te révéler où il est caché.

Eph repoussa son affolement lorsqu’il découvrit que le Maître connaissait l’existence de Fet. La Créature l’avait-elle apprise en déchiffrant son esprit ? Pillait-il les connaissances d’Eph alors même qu’ils parlementaient ?

Non. C’était Setrakian. Le Maître avait dû le transformer avant que le vieil homme se détruise. La Chose avait absorbé le savoir du professeur, exactement comme il cherchait à s’approprier celui d’Eph.

Tu as démontré que tu regorges de ressources, Goodweather. Je suis sûr que tu sauras trouver le Lumen.

— Je n’ai pas encore accepté…

Vraiment ? Je peux t’annoncer que tu auras aussi de l’aide pour accomplir cette tâche. Un allié. L’un des vôtres. Un membre de votre cercle. Il n’a pas été transformé, mais convaincu. Un traître.

Eph refusa de le croire.

— Maintenant, je sais que vous mentez.

Tu crois ? Explique-moi en quoi ce mensonge me profiterait ?

— En semant la discorde, tout simplement.

Vous n’avez pas besoin de moi pour cela, apparemment.

Eph y réfléchit. Pas faux.

L’un des vôtres vous trahira tous.

Un renégat ? Un autre avait-il été corrompu ? Eph se rendit compte qu’en formulant les choses ainsi il se comptait déjà parmi les félons.

— Qui est-ce ?

Cette personne se révélera à toi en temps voulu.

Si un autre avait déjà choisi de traiter avec le Maître, Eph était peut-être en train de voir s’envoler sa meilleure et dernière chance de sauver son fils. Il chancela, accablé par une immense indécision.

— Il me faudrait passer un peu de temps avec Zack, d’abord. Je voudrais lui expliquer mes choix. Les justifier, savoir qu’il va bien, et lui dire…

Non.

Eph attendit que le Maître se montre plus explicite. Rien ne vint.

— Comment ça, non ? La réponse est oui. Ajoutez ma requête à notre marché.

Je ne l’ajouterai à aucun marché.

— A aucun…

Dans son reflet sur le casque, Eph put voir son propre dépit.

— Vous ne comprenez pas… Il m’est déjà presque impensable d’envisager ce que vous venez de me proposer. Alors jamais de la vie je n’agirai sans qu’on me garantisse une occasion de voir mon fils et de m’assurer qu’il va bien…

Ce que toi tu ne comprends pas, c’est que je n’ai aucune patience ni compassion pour tes émotions humaines superflues.

— Aucune patience… ? déclara Eph en dirigeant la pointe de son épée vers le casque. Avez-vous oublié que je possède quelque chose que vous voulez, qu’apparemment il vous faut à tout prix ?

As-tu oublié que moi j’ai ton fils ?

Eph fit un pas en arrière comme si on l’avait poussé.

— Je n’en crois pas mes oreilles. Ecoutez… c’est simple. Je suis à deux doigts d’accepter, là. Tout ce que je demande, bordel, c’est dix minutes…

C’est plus simple encore. Le livre contre le garçon.

— Cinq minutes.

Tu oublies ta position, humain. Je n’ai aucun respect pour tes besoins émotionnels et ne les inclurai pas dans les termes du contrat. Tu te livreras à moi, Goodweather, et tu me remercieras de t’avoir accordé ce privilège. Chaque fois que je te regarderai, pour le reste de l’éternité, je verrai une reddition représentative de la faiblesse de ta race d’animaux civilisés.

Eph ne put que sourire, abasourdi par la cruauté méprisable de la Créature. Voilà qui il affrontait (et qui ils affrontaient tous) dans ce monde nouveau, impitoyable. Il était en revanche stupéfait de constater l’ignorance du Maître concernant la psychologie humaine.

En fait, c’était cette incompréhension, cette incapacité à éprouver la moindre compassion, qui avait conduit le Maître à les sous-estimer à de nombreuses reprises… Un humain au pied du mur est aussi un humain dangereux, et le Maître semblait incapable de le comprendre.

— Vous voulez connaître ma réponse ? demanda Eph.

Ta réponse, je l’ai déjà, Goodweather. Tout ce qu’il me faut, c’est ta capitulation, le…

— La voilà, ma réponse.

Eph recula et asséna un coup au vampire devant lui. La lame d’argent trancha le cou, détachant la tête des épaules, et Eph n’eut plus à contempler son reflet de traître.

Une maigre giclée jaillit des artères quand le corps s’affaissa, et le sang blanc forma aussitôt une flaque. Le casque tomba bruyamment dans un coin de la cellule, effectuant quelques tours vacillants sur lui-même avant de s’immobiliser sur le côté.

Eph n’avait pas tant frappé le Maître que sa propre honte, et la souffrance que causait en lui cette situation dont il ne pouvait sortir gagnant. Il avait détruit l’émetteur de la tentation au lieu de démolir la tentation elle-même, en un acte qu’il savait entièrement et uniquement symbolique.

La tentation demeurait.

Des pas approchèrent dans le couloir. Eph se rendit alors compte des conséquences de ses actes et s’écarta en hâte du corps décapité.

Fet entra le premier dans la salle, suivi par Nora, et tous les deux s’arrêtèrent net.

— Eph ! Qu’est-ce que tu as fait ?

D’autres bruits de pas résonnèrent. Gus.

Le voyou écarta les deux autres et vit le corps décapité qui gisait au sol, les mains toujours menottées dans le dos, et le casque un peu plus loin.

Gus poussa un cri, sortit un poignard de son sac à dos et se jeta sur Eph. Celui-ci levait son arme pour parer l’attaque, quand une forme sombre et floue surgit, emplissant l’espace entre eux.

Une main livide saisit Gus par le col et le retint. Une autre main repoussait la poitrine d’Eph.

Quinlan. Vêtu de son sweat-shirt noir, rayonnant de sa chaleur vampirique, il les tenait à distance l’un de l’autre avec une force surhumaine.

Gus jurait et donnait des coups de pied pour se libérer, en versant des larmes de rage.

— Quinlan, laisse-moi buter ce connard !

Du calme.

La voix grave et puissante du vampire envahit la tête d’Eph.

— Lâche-moi !

Gus leva son poignard, mais ce n’était que du bluff. Malgré sa fureur, il gardait à l’esprit le respect dû à Quinlan.

Ta mère est détruite. C’est fini. Et tu le sais aussi bien que moi, c’est mieux ainsi. Elle avait disparu depuis longtemps, et ce qui restait d’elle… c’était mauvais pour toi.

— Il n’y a que moi qui pouvais en décider ! C’était à moi de choisir !

Réglez vos différends comme vous le souhaitez. Mais après l’affrontement final.

Quinlan fixa sur Gus ses yeux rouges perçants, qui luisaient telles des braises dans les ombres noires de sa capuche. Un carmin royal, de la teinte la plus intense que Gus eût jamais vue. Plus profond, même, que le plus frais des sangs humains, l’éclat flamboyant des feuilles mortes, n’importe quel plumage. Gus espérait ne jamais les voir se porter sur lui avec colère. Il rengaina son arme. Pour le moment, du moins.

Nous pouvons vaincre le Maître. Mais le temps presse. Nous devons l’affronter… ensemble. Au-delà de ce que nous vivons, il existe un dessein plus grand. Peu importe ce qui est tombé du ciel. Le Maître, comme il aime à se faire appeler maintenant, a échoué à éteindre la flamme. Les dés ne sont pas jetés. La situation demeure ouverte, et tant qu’il existe des possibilités de changement, il y a de l’espoir. La grande aiguille continue à tourner. L’heure approche.

— L’heure de quoi ? s’enquit Fet.

De la bataille décisive. Le Maître le sait aussi. Le temps est compté. Je vous guiderai aussi loin que je le pourrai.

Quinlan resta entre Eph et Gus, même s’il s’adressait à présent à tous.

Aussi loin que c’est écrit. Pour cela, il me faudra accéder au Lumen. Comme le ciel, il est rédigé dans une langue que vous ne pouvez comprendre.

Gus montra Eph du doigt.

— Ce camé nous sert à rien. A cause de lui, Nora s’est fait capturer, il m’a coûté un de mes gars, et pour nous c’est un danger… pire, c’est une malédiction. Il nous porte la poisse. Le Maître tient son fils. Il l’a adopté et le tient en laisse comme un toutou…

Ce fut au tour d’Eph de vouloir se jeter sur Gus. La main de Quinlan le bloqua aussitôt, avec la force d’un poteau d’acier.

— Vas-y, raconte, reprit Gus, qui ne baissait pas les bras. Explique ce qu’il te murmurait à l’oreille, ce bâtard. Le Maître et toi, vous aviez un petit tête-à-tête, non ? Je crois qu’on a le droit de savoir, nous autres.

Eph considéra Gus, conscient que Fet et Nora le scrutaient.

— Alors ? insista Gus. Accouche !

— C’était Kelly, répondit Eph. Sa voix. Elle me provoquait.

Gus eut un sourire méprisant et cracha au visage d’Eph.

— T’es qu’un lâche, un sac à merde.

A nouveau, Quinlan dut intervenir pour les empêcher de s’entre-tuer.

— Il est venu ici pour se faire pourrir ! cracha Gus. T’as de sacrés problèmes familiaux, mon pote.

Il s’adressa alors à Quinlan :

— Il nous apporte rien. Laisse-moi le buter, qu’on soit débarrassés de ce boulet une bonne fois.

Je te le répète, et ce sera la dernière fois : tu régleras tes comptes comme tu l’entendras… plus tard.

Tous comprenaient, y compris Eph, que Quinlan le protégeait. Il réservait à Eph un traitement de faveur… ce qui signifiait qu’Eph avait quelque chose de différent.

Il nous manque une dernière pièce, et j’ai besoin de votre aide pour la trouver. Nous devons agir ensemble. Sans tarder.

Quinlan libéra Gus, qui se tourna vivement vers Eph.

— Il ne me reste plus rien, ragea-t-il avec la hargne d’un chien qui montre les crocs. Plus rien. Quand on en aura fini, je te tuerai.

 

Le Cloître

 

 

Les pales de l’hélicoptère combattaient les vagues de pluie diluvienne incessantes. Les nuages noirs déversaient un torrent de précipitations polluées, et pourtant, malgré l’obscurité, le pilote de Stoneheart portait des lunettes de soleil d’aviateur. Barnes craignait que cet homme ne vole à l’aveugle et espérait qu’ils resteraient à une altitude suffisante au-dessus de Manhattan.

Agrippé aux sangles de sécurité qui se croisaient par-dessus ses épaules, l’ex-directeur du Center for Disease Control grinçait des dents dans le compartiment passager. L’appareil, choisi parmi de nombreux modèles disponibles à l’usine Sikorsky de Bridgeport, dans le Connecticut, tanguait et roulait. La pluie semblait passer sous le rotor et se jeter latéralement contre les vitres, comme si Barnes naviguait à bord d’une petite embarcation en pleine tempête. Subitement, son estomac se noua et son contenu remonta. Il détacha son casque juste à temps pour pouvoir vomir dedans.

Le pilote poussa le manche à balai vers l’avant, et ils amorcèrent la descente. Vers où, Barnes l’ignorait. Des immeubles lointains lui apparurent, brouillés, à travers le cockpit dégoulinant, puis il vit des arbres. Il supposa qu’ils allaient atterrir dans Central Park, près du Belvédère Castle, mais une bourrasque violente fit pivoter la queue de l’hélicoptère comme la flèche d’une girouette, forçant le pilote à lutter pour garder le contrôle, et Barnes aperçut les eaux turbulentes de l’Hudson à sa droite, juste de l’autre côté des arbres. Il ne pouvait s’agir du parc.

Ils se posèrent brusquement, d’abord sur un patin, puis sur l’autre. Barnes se réjouissait de retrouver sous peu la terre ferme, mais il lui fallait à présent affronter une tornade. Il ouvrit la portière, fut accueilli par une rafale de vent humide. Courbé sous les pales qui tournaient encore, la main en visière, il vit un autre des châteaux de Manhattan se dessiner sur une hauteur.

Barnes serra le col de son pardessus, s’élança à grandes enjambées à l’assaut de marches de pierre glissantes. Lorsqu’il atteignit la porte, il était hors d’haleine. Deux vampires montaient la garde, sentinelles indifférentes à la pluie mais à demi dissimulées derrière la vapeur qui s’élevait de leur peau brûlante. Ils ne le saluèrent pas, ne lui ouvrirent pas la porte.

Une pancarte indiquait LE CLOÎTRE, et Barnes reconnut le nom d’un musée situé près de la pointe nord de Manhattan, administré par le Metropolitan Muséum of Art. Il ouvrit et entra, attendit que la porte se referme, chercha à détecter des bruits de mouvement. S’il y en avait, la pluie les étouffait.

On avait bâti le Cloître avec les restes de cinq abbayes médiévales et d’une chapelle romane françaises. Un morceau de France méridionale, vieux de plusieurs siècles, transporté à l’ère moderne, devenue à son tour âge des ténèbres.

— Il y a quelqu’un ? fit Barnes, sans obtenir de réponse.

Toujours essoufflé, il traversa la salle principale, les chaussures trempées, la gorge à vif. Il inspecta le jardin carré, autrefois planté pour représenter l’horticulture du Moyen Age et qui désormais, abandonné à lui-même et noyé dans un climat oppressant, laissait la place à un marécage boueux. Barnes continua, se retourna deux fois au bruit des gouttes qui tombaient de ses vêtements, mais il était apparemment seul.

Il longea tapisseries, fresques, et vitraux en manque de lumière solaire. Puis il passa devant le chemin de Croix, aux représentations gravées dans la pierre ancienne, s’arrêta brièvement devant l’étrange scène de la crucifixion. Le Christ, cloué à la croix du milieu, était flanqué des deux voleurs, les jambes et les bras cassés, attachés à des croix plus petites. Barnes lut l’inscription gravée. Per signurn Sanctae Crucis de inimicis nostris libéra nos, Domine Deus nos-ter. Ce qu’il traduisit ainsi : « Par le signe de la Sainte Croix, de nos ennemis délivre-nous, Seigneur. »

Depuis de nombreuses années, Barnes avait tourné le dos à sa foi, mais cette inscription évoquait une authenticité qui selon lui manquait aux cultes organisés modernes. Ces objets de dévotion constituaient les vestiges d’un temps où la religion régissait la vie et l’art.

Il alla jusqu’à une vitrine brisée, qui contenait deux livres enluminés, aux pages de vélin froissées, à la feuille d’or qui pelait, aux marges tachées de traces de doigts sales emplies d’illustrations richement détaillées. Il remarqua un ovale de taille imposante qui ne pouvait avoir été laissé que par le gros majeur griffu d’un vampire. Les strigoï n’avaient nul respect pour de vénérables ouvrages illustrés par des humains. Pour aucune création humaine. L’odeur persistante d’ammoniac que dégageaient leurs déjections étayait cette observation.

Par une double porte déjà ouverte, Barnes passa sous une arcade romane géante et entra dans une vaste chapelle pourvue d’un immense plafond voûté et de murs puissamment fortifiés. A l’extrémité nord de la chambre, une fresque dominait l’abside qui surmontait l’autel ; la Vierge et l’Enfant Jésus ensemble, deux personnages ailés en équilibre de chaque côté. Au-dessus de leur tête, on avait écrit les noms des archanges Michel et Gabriel. En bas, les rois humains étaient représentés, tout petits.

Barnes sentit la pression de l’air se modifier. Un souffle d’air chaud caressa sa nuque comme le soupir d’un fourneau, et Barnes se détourna lentement.

Au premier regard, la silhouette couverte d’une cape qui se tenait derrière lui ressemblait à un moine qui aurait surgi du passé, d’une abbaye du XIIe siècle. L’illusion ne dura pas. Ce moine serrait les doigts sur une canne à poignée en tête de loup, et il possédait le majeur long et acéré des vampires.

Le nouveau visage du Maître était à peine visible sous les plis noirs de sa capuche. Derrière lui, près d’un banc latéral, se trouvait un vampire femelle en haillons. Barnes lui trouva un air familier et la scruta. Il peinait toutefois à associer ce démon chauve aux yeux rouges à une femme aux yeux bleus, plus jeune et séduisante, qu’il avait connue par le passé…

— Kelly Goodweather, dit-il, si abasourdi qu’il prononça son nom à voix haute.

Lui qui ne se croyait plus capable d’éprouver le moindre choc dans ce monde nouveau, il fut estomaqué. Elle restait en retrait, présence ondoyante qui évoquait une panthère.

Au rapport.

Ayant anticipé cette requête, Barnes hocha la tête. Il relata le raid des rebelles exactement comme il s’y était préparé, de façon succincte, afin de minimiser l’incursion.

— Ils se sont organisés pour attaquer dans l’heure qui précède le midi. Ils ont bénéficié de l’aide d’un être qui n’était pas humain, et qui s’est enfui avant que le soleil n’apparaisse.

L’Enfanté.

Cette réponse surprit Barnes. Il avait parfois entendu des récits le mentionnant, il avait reçu pour instructions de concevoir dans ses camps des zones séparées pour les femmes enceintes, mais avant cet instant on ne lui avait pas révélé qu’il existait déjà de tels êtres. Son esprit de mercenaire lui indiqua aussitôt que c’était positif pour lui, car cela le dédouanait en grande partie des failles dont lui et ses procédures de sécurité avaient fait preuve à Camp Liberty.

— Oui, ils ont eu de l’aide pour s’introduire. Une fois à l’intérieur, ils ont pris l’équipe de quarantaine par surprise. Ils ont ensuite causé de gros dégâts dans l’installation des saignées, comme je l’ai signalé. Nous travaillons d’arrache-pied pour reprendre la production, et nous poumons revenir à une capacité de vingt pour cent d’ici une semaine ou dix jours. Nous avons réussi à éliminer l’un d’eux. Il a été transformé, mais il s’est donné la mort quelques minutes après le coucher du soleil. Ah, et je crois connaître la véritable raison de leur attaque…

Le Dr Nora Martinez.

Barnes déglutit. Le Maître était au courant.

— Oui, j’ai découvert récemment qu’elle avait été intégrée à la population du camp.

Récemment… c’est-à-dire ?

— Peu avant les troubles, maître. Nos chemins se sont croisés dans la zone de détention. J’ai cherché activement à lui soutirer des renseignements concernant la cachette du Dr Goodweather et de ses complices de résistance. Je pensais qu’un échange moins formel, plus… agréable, porterait ses fruits. Contrairement à une confrontation directe, qui selon moi lui aurait seulement donné l’occasion de prouver sa fidélité à ses amis. J’espère que vous partagez mon avis. Hélas, c’est à ce moment que la bande de maraudeurs a pénétré dans le camp principal. L’alerte a été donnée, et mes gardes du corps sont venus m’évacuer.

Barnes ne pouvait s’empêcher de lancer des regards à l’ancienne Kelly Goodweather, à l’écart derrière le Maître. Etrange de parler de son mari sans déceler chez elle la moindre réaction.

Vous avez localisé un membre de leur groupe et ne m’en avez pas informé sur-le-champ ?

— Comme je vous l’ai expliqué, j’ai à peine eu le temps de réagir et… j’ai été surpris, vous comprenez, désarçonné. Je pensais que je parviendrais à de meilleurs résultats par une approche plus personnelle… Après tout, elle travaillait pour moi, autrefois. J’espérais mettre à profit mes rapports personnels avec elle pour récolter des renseignements utiles avant de vous la remettre.

Barnes gardait son sourire et continuait à afficher une assurance feinte, même s’il sentait la présence du Maître dans son esprit, comme un cambrioleur qui fouille un grenier. Barnes avait la certitude que le seigneur des vampires n’accordait guère d’intérêt aux faux-fuyants des humains.

Sous la capuche, la tête se leva un instant, et Barnes comprit que le Maître considérait la fresque religieuse.

Vous mentez. Et vous êtes un piètre menteur. Alors… pourquoi ne pas m’avouer la vérité, pour voir si vous y réussirez mieux ?

Barnes frémit et, avant qu’il s’en soit rendu compte il avait expliqué en détail sa tentative de séduction maladroite, les relations qu’il entretenait avec Nora et Eph. Le Maître resta silencieux un instant, puis se détourna.

Vous avez tué la mère du Dr Martinez. Ils vont se lancer à vos trousses, pour la venger. Je vais vous garder à leur disposition… cela les fera venir à moi. Dorénavant, vous consacrerez votre entière attention aux devoirs qui vous sont confiés. La résistance touche à sa fin.

— Ah bon ? dit Barnes, qui s’interrompit aussitôt.

Il n’avait pas eu l’intention de mettre en doute la parole du Maître. Si celui-ci l’affirmait, il en était ainsi.

— Parfait, alors, reprit-il. Nous avons d’autres camps qui entrent en production, et comme je vous l’ai dit les réparations de l’installation des saignées sont en cours. Puis-je vous demander… y aura-t-il des changements, une fois la résistance éliminée ?

Dans quel sens ?

— Je ne sais pas. Lorsque vous régnerez sans partage sur notre peuple et sur la planète… que se passera-t-il ?

Cela ne vous concerne pas. Vous garderez la vie sauve, pour l’instant. Mais ne me mentez plus jamais. Ne me cachez plus jamais rien. Vous ne possédez ni courage ni intelligence. Votre mission est de procéder à l’extraction et au conditionnement efficaces du sang humain. Je vous recommande d’y exceller.

— J’en ai l’intention. Enfin… à vos ordres, maître. Je m’y emploie.

Lorsque le Maître tourna légèrement la tête, Barnes éprouva une peur glaçante, comme si d’une façon ou d’une autre il avait offensé la Créature. Mais non ; un autre être humain venait d’entrer dans la chapelle.

Un jeune garçon, aux cheveux en pagaille qui lui tombaient sur les yeux, vêtu d’une parka encore luisante de pluie. Il avait la posture molle et lasse des enfants qui vont se mettre à geindre pour obtenir quelque chose, comme quitter un endroit ennuyeux, le cabinet d’un médecin ou un musée.

Le garçon ne geignit pas. Il ne prononça pas un mot. Il chassa des mèches de son visage, juste assez pour que Barnes reconnaisse chez lui les traits d’Ephraïm Goodweather. Les mêmes yeux, la même expression d’une grande gravité.

Barnes regarda encore l’ancienne Kelly Goodweather. Le vampire femelle s’était détourné pour observer le garçon.

Etait-ce possible ?

Barnes fouilla sa mémoire, cherchant à se rappeler le prénom du petit. Eph leur rebattait les oreilles à son sujet. C’était d’ailleurs pour lui qu’Eph avait insisté pour qu’on établisse le quartier général du Projet Canari du CDC à New York, comme Barnes l’avait découvert plus tard. A cause d’une bataille avec sa femme pour la garde de l’enfant.

Le garçon allait être très grand. Il se comportait comme un jeune de douze ans qui préférerait être ailleurs, faire autre chose.

Sa présence était déroutante. Pourquoi le Maître gardait-il l’ancienne femme de Goodweather et son fils dans son entourage ? Comme moyen de pression ? Mais pour obtenir quoi ?

 

Central Park

 

 

Zachary Goodweather attendit que le Belvédère Castle soit calme et silencieux. Il quitta sa chambre, émergea dans la lumière maladive du midi. Il alla au bord de la surface de pierre au sommet du promontoire et contempla le terrain vide en contrebas. Les gardes vampires s’étaient abrités dans des cavités creusées à cet effet dans le schiste qui constituait le socle du château. Zachary retourna chercher sa parka noire avant de partir au pas de course par l’allée du parc, en violation du couvre-feu imposé aux humains.

Le Maître aimait à regarder le garçon enfreindre les règles, tester les limites. La Créature ne se retirait jamais pour dormir dans le château, qu’il jugeait trop vulnérable à une attaque pendant l’intervalle des deux heures de soleil, et lui préférait sa crypte dans le Cloître, ensevelie sous un lit frais de vieille terre. Durant le temps d’immobilisation ainsi imposé, le Maître avait pris goût à observer la surface à travers le regard de Zack, exploitant le lien créé entre eux par les gouttes de sang qu’il lui administrait pour soulager son asthme.

L’adolescent débrancha son gyropode Segway et s’engagea en silence sur le chemin qui menait au zoo. A l’entrée, il effectua trois cercles avant d’ouvrir la grille, symptôme du syndrome obsessionnel-compulsif qu’il développait. Il alla ensuite au casier qui abritait sa carabine. Il prit la clé qu’il avait volée des mois plus tôt, la porta à ses lèvres sept fois et, rasséréné, tourna la serrure et sortit l’arme. Il vérifia la chambre à quatre cartouches, réitéra l’opération jusqu’à ce que sa compulsion soit satisfaite, puis s’enfonça dans le zoo.

Le parc animalier n’exerçait plus aucun attrait sur lui. Il s’était créé une issue secrète dans le mur derrière la zone tropicale, descendit du Segway, émergea dans le parc, puis poursuivit vers l’ouest. Il resta à l’écart des sentiers, privilégiant la couverture des arbres pour longer la patinoire et les anciens terrains de base-ball, devenus des champs de boue, en comptant ses pas par multiples de soixante-dix-sept jusqu’à avoir atteint l’extrémité de Central Park South.

Là, il sortit des arbres, s’aventura jusqu’à la vieille entrée de Merchant’s Gâte, restant sur le trottoir derrière le monument érigé en mémoire de l’USS Maine. Devant lui se dressait le Columbus Circle, dont la moitié seulement des jets d’eau fonctionnaient, les autres étant bouchés par les sédiments déposés par la pluie polluée. Au-delà, les deux buildings de la place s’élevaient, telles les cheminées d’une usine à l’abandon. Lorsque Zachary vit l’effigie de Christophe Colomb sur la colonne, il cligna les paupières et dut produire un bruit de baiser à sept reprises avant de se sentir à l’aise.

Il repéra du mouvement de l’autre côté de l’immense rond-point. Des piétons, des humains, au nombre de quatre, qui avançaient à grands pas sur le trottoir d’en face. A cette distance, Zachary ne distinguait que leurs longs manteaux et leurs sacs à dos. Eux aussi enfreignaient le couvre-feu. Tout d’abord, Zachary s’abrita derrière le monument, effrayé à l’idée d’être découvert, puis il alla à pas de loup jusqu’à l’autre bout de l’édifice et passa la tête à l’angle.

Le groupe continuait son chemin sans se douter de sa présence. Zachary les mit en joue, appliquant ce qu’il avait appris sur le tir pour évaluer trajectoire et distance. Ils formaient un groupe serré, et Zachary jugea qu’il disposait d’un bon angle, une occasion unique.

Il avait envie d’ouvrir le feu.

Ce qu’il fit, mais il releva son canon au moment de presser la détente. Le groupe s’arrêta net et regarda dans sa direction. Zack resta baissé et immobile à côté de la base du monument, certain qu’il se fondait dans le décor.

Puis il se redressa et tira trois autres cartouches à la suite. Pan ! Pan ! Pan ! Il toucha un des humains, qui tituba. Zack rechargea en vitesse.

Ses cibles s’enfuirent, entraînant le blessé, tournèrent dans l’avenue, hors de vue de Zack. Celui-ci fit demi-tour et retourna à l’abri des arbres du parc, parcouru d’un délicieux frisson.

La ville sous la lumière du jour était le territoire de Zachary Goodweather ! Avis aux contrevenants !

Plus bas dans la rue, on tractait le blessé, qui perdait du sang. Vassili Fet, le dératiseur.

Une heure plus tôt…

Ils se rendirent au métro de la 116e Rue une heure entière avant le jour, afin de bénéficier du plus de temps possible. Gus leur indiqua où attendre, près d’une grille d’aération par laquelle ils pourraient entendre approcher une rame de la ligne 1.

Adossé au bâtiment voisin, les yeux fermés, Eph dormait debout sous la pluie battante. Même pendant ces brefs intervalles de sommeil, il rêvait de lumière et de feu.

De temps à autre, Fet et Nora se penchaient l’un vers l’autre en chuchotant ; Gus faisait les cent pas en silence. Joaquin avait refusé de les accompagner, car il avait besoin d’évacuer sa colère concernant la mort de Bruno en poursuivant les sabotages. Gus avait tenté de le dissuader de s’aventurer dans la ville avec un genou blessé, mais Joaquin n’en avait pas tenu compte.

Eph fut tiré de sa torpeur par les crissements souterrains de la rame, et ils dévalèrent l’escalier comme les autres voyageurs qui se hâtaient de quitter les rues avant le couvre-feu. Une fois à bord du métro argenté, ils égouttèrent leurs imperméables. Lorsque les portes se furent fermées, Eph procéda à un rapide examen de la voiture et détermina qu’il n’y avait aucun vampire à bord. Il se détendit et ferma de nouveau les paupières, cependant que le train les transportait cinquante-cinq pâtés d’immeubles plus au sud.

A la station de la 59e Rue et de Columbus Circle, ils débarquèrent et regagnèrent la surface. Ils se faufilèrent dans un grand immeuble d’habitations, se cachèrent au fond du hall en attendant que le linceul noir de la nuit daigne s’entrouvrir.

Alors, ils ressortirent dans la luminosité blafarde du jour. Derrière la chape de nuages noirs, on distinguait le disque solaire, semblable à une lampe électrique plaquée contre une couverture anthracite. Les vitrines brisées de certains cafés et magasins n’avaient pas été réparées depuis les premiers jours de panique et de pillages, mais les fenêtres des étages supérieurs restaient intactes. Ils contournèrent le côté sud de l’immense rond-point, depuis longtemps débarrassé des véhicules abandonnés qui l’encombraient, dont la fontaine centrale crachotait une eau noire. Pendant le couvre-feu, il régnait à New York une ambiance perpétuelle de dimanche matin, comme si la plupart de ses habitants faisaient la grasse matinée, et que la journée peinait à démarrer. Cela donnait à Eph un sentiment d’espoir qu’il tentait de savourer, même s’il savait cette impression fausse.

Un bruit crépitant résonna au-dessus de leurs têtes.

— Qu’est-ce que… ?

Une puissante détonation suivit aussitôt, un coup de feu, le son ayant voyagé moins vite que la balle. Le délai entre les deux indiquait qu’on avait tiré de loin, vraisemblablement depuis les arbres de Central Park.

— Sniper ! cria Fet.

Ils traversèrent la Huitième Avenue en courant, sans paniquer. Des tirs pendant la période de jour étaient synonymes d’humains. Au cours des mois qui avaient suivi la prise du pouvoir par les vampires, les actes de folie avaient été beaucoup plus fréquents, commis par des humains rendus fous par la chute de leur race et l’avènement d’un nouvel ordre. Suicides violents. Meurtres en masse. Après que ces manifestations s’étaient taries, Eph avait encore vu des survivants qui erraient dans les rues, surtout au moment du midi. A présent, il ne croisait presque jamais personne durant le couvre-feu. Les dingues avaient été tués ou supprimés d’une autre manière, et les autres respectaient les règles.

Puis trois autres coups de feu retentirent. Pan, pan, pan…

Deux balles atteignirent une boîte aux lettres, mais la troisième toucha Vassili Fet de plein fouet à hauteur de l’épaule gauche. Le choc le fit tournoyer sur lui-même, en répandant un ruban de sang alentour.

Eph et Nora rattrapèrent Fet avant qu’il tombe à terre et, avec l’aide de Quinlan, l’entraînèrent en courant derrière un immeuble.

Nora souleva la main que Fet plaquait sur son épaule et examina rapidement la blessure. Pas trop de sang, pas de fragments d’os.

Fet tira doucement Nora vers lui.

— Il faut bouger. On est trop vulnérables, ici.

Ils coururent le long de la 56e Rue, en direction de la station de la ligne F. Il n’y eut pas d’autres coups de feu, personne ne semblait les suivre.

Ce n’est plus très loin. Vous allez y arriver ? Nous y serons mieux pour vous apporter des soins.

Vassili hocha la tête.

— J’en ai vu d’autres, dit-il à Quinlan.

Il ne mentait pas. Au cours des deux années passées, on lui avait tiré dessus à plusieurs reprises, deux fois en Europe et une autre alors qu’il se trouvait dans l’Upper East Side pendant le couvre-feu.

Au début, davantage de pauvres hères sortaient à l’heure méridienne. Des humains qui abandonnaient leur cachette pour ratisser les lieux à la recherche de nourriture, tels des rats qui quittent leur trou pour se nourrir au cœur de la nuit. A présent, on ne voyait quasiment plus de rôdeurs. De moins en moins d’appels à l’aide déchiraient le silence ambiant. On ne croisait plus d’hommes rendus fous par la chute de l’humanité.

La pluie avait cédé la place à une brume sombre. Ils traversèrent la bordure de Central Park et entrèrent dans la station de la 57e Rue par la bouche de la Sixième Avenue. Sans surprise, ils trouvèrent le quai désert. La ligne F partait vers le nord, les voies suivant un tracé courbe sous le parc avant de poursuivre à l’est, vers le Queens.

Equipés de leurs lunettes de visée nocturne, ils longèrent les rails. En général, les rames cessaient de circuler pendant la période de clarté, car les vampires se terraient sous terre, même si la protection qu’offraient les sous-sols leur permettait d’utiliser les trains en cas de nécessité.

Dans le tunnel au plafond incliné qui s’élevait vers la droite, la paroi de ciment la plus haute servait de support aux graffeurs ; à leur gauche, des tuyaux et une saillie étroite couraient sur le mur plus bas.

Devant le virage, une forme les attendait. Quinlan les avait précédés.

Attendez ici, ordonna-t-il, avant de s’éloigner au pas de course dans la direction d’où ils venaient, pour s’assurer qu’on ne les avait pas filés.

Il revint, apparemment satisfait, et, sans préambule ni cérémonie, ouvrit un panneau inséré dans le cadre d’une porte d’accès fermée à clé. Un levier libéra la porte, qui pivota vers l’intérieur.

Elle donnait sur un couloir court étonnamment sec qui, après un tournant à gauche, conduisait à une autre porte. Au lieu de l’ouvrir, Quinlan tira sur une trappe invisible encastrée dans le sol, qui révéla un escalier.

Gus descendit le premier. Eph passa en avant-dernier, suivi de Quinlan, qui referma derrière eux. Les marches débouchaient sur un passage étroit et sombre.

Vous ne risquez rien à pénétrer dans ce complexe en ma compagnie, mais je vous recommande chaudement de ne jamais tenter d’y revenir seuls. Divers systèmes de sûreté sont en place depuis des siècles, conçus pour éviter toute incursion, que ce soit celle de vagabonds curieux ou d’un commando de vampires. Je viens de désactiver les dispositifs, mais je ne serai pas toujours là pour le faire.

Eph chercha des signes de pièges, n’en vit aucun. Cela dit, il n’avait pas non plus vu la trappe.

Au bout du passage, la paroi coulissa sous une poussée de Quinlan. Parut alors une salle vaste et ronde, qui au premier abord ressemblait à un garage de rames de trains, mais aussi à un croisement entre un musée et une salle de conférences. Le genre de forum où Socrate aurait fait un tabac s’il avait été un vampire condamné à vivre sous terre. Les murs, qui prenaient un aspect verdâtre dans la lunette d’Eph, étaient en fait d’un blanc d’albâtre et exceptionnellement lisses, de robustes colonnes s’élevaient jusqu’à un haut plafond. Les parois brillaient par leur nudité, comme si on avait décroché les chefs-d’œuvre qui les ornaient autrefois pour les entreposer dans une réserve. Eph ne voyait pas jusqu’à l’autre extrémité tant la salle était immense, la portée de sa lunette de vision nocturne s’achevant dans un nuage d’obscurité.

Ils soignèrent la blessure de Fet, qui transportait toujours une trousse d’urgence dans son sac à dos. Le saignement avait presque cessé, ce qui confirmait que la balle n’avait touché aucune artère. Nora et Eph nettoyèrent la plaie avec de la Bétadine, appliquèrent une pommade antibiotique, ainsi que des compresses stériles de gaze tenues en place par un pansement absorbant. Fet fléchit les doigts et le bras. Malgré une réelle douleur, il restait valide.

Il parcourut les lieux du regard.

— Qu’est-ce que c’est, ici ?

Les Aînés ont construit cette salle peu après leur arrivée dans le Nouveau Monde, après avoir décidé que New York, et non Boston, serait le port qui servirait de siège à l’économie humaine. Elle leur offrait un sanctuaire sûr dans lequel ils pouvaient méditer longuement. De nombreuses décisions déterminantes et durables concernant la meilleure façon de guider votre race ont été prises ici.

— Tout ça n’était qu’une mascarade, commenta Fet. L’illusion de la liberté. Ils se sont servis de nous pour modeler la planète, nous ont poussés à développer les combustibles fossiles, l’énergie atomique. Et les gaz à effet de serre. Ce qui leur convenait. Ils se préparaient à prendre le pouvoir, à s’approprier la surface. Le cataclysme se serait produit, de toute façon…

Pas sous cette forme. Vous devez comprendre qu’il y a de bons bergers, qui se soucient de leur cheptel, et des mauvais. Il existe des moyens de préserver la dignité du troupeau.

— Ce n’est quand même qu’un vaste mensonge.

Si on suit leur logique jusqu’au bout, tous les systèmes de croyances sont des fabrications élaborées.

— Putain, bougonna Eph.

La salle fonctionnait comme une caisse de résonance. Tous l’entendirent et regardèrent dans sa direction.

— Un dictateur reste un dictateur, qu’il soit bienveillant ou pas. Qu’il vous bichonne ou qu’il vous saigne.

Croyiez-vous honnêtement que vous avez un jour été libres ?

— Oui, répondit Eph. Et même si c’était une fable, je préfère une économie fondée sur des monnaies et des métaux précieux que sur le sang humain.

Ne vous méprenez pas, toutes les monnaies sont en réalité du sang.

— Je préfère vivre dans une illusion de lumière que dans une réalité de ténèbres.

Vous continuez à réfléchir comme quelqu’un qui a perdu quelque chose. Mais ce monde a toujours été le leur.

— Plus maintenant, rectifia Fet. Ils se sont fait mettre encore plus profond que nous.

Etant donné les circonstances, Quinlan se montra patient avec Fet.

On les a renversés de l’intérieur. Ils connaissaient l’existence de la menace, mais croyaient pouvoir la maîtriser. Il est toujours plus facile de passer sur les dissensions dans ses propres rangs.

Quinlan lança un bref regard à Eph avant de poursuivre :

En ce qui concerne le Maître, il faut considérer l’histoire documentée de l’Humanité comme une série d’essais. Des expériences conduites au fil des âges, en prévision de l’offensive finale. Le Maître a assisté à l’ascension et au déclin de l’Empire romain. Il a tiré des enseignements de la Révolution française et des guerres napoléoniennes. Il s’est tapi dans les camps de concentration. Il a vécu parmi vous comme un sociologue déviant, appris tout ce qu’il pouvait de vous et sur vous, afin de préparer votre effondrement. Il a étudié les schémas qui se répétaient. Le Maître s’est allié avec les fournisseurs d’énergie influents, tel qu’Eldritch Palmer, et les a corrompus. Il a mis au point l’équation mathématique du pouvoir. L’équilibre parfait entre vampires, bétail et gardiens.

— Donc, les vôtres, les Aînés, ont chu, dit Eph. Les humains aussi. La question qui se pose, c’est : « Comment on y remédie ? »

Quinlan alla à un autel, une table de granit où l’on avait disposé six récipients circulaires, de la taille d’une canette de soda. Tous dégageaient une faible lueur dans l’appareil à visée nocturne d’Eph, comme s’ils contenaient une source de lumière ou de chaleur.

Avec ces pots. Nous devons les emporter, j’ai consacré la majeure partie des deux années écoulées à effectuer des traversées entre le Nouveau et l’Ancien Monde afin de récupérer les cendres de tous les Aînés. Je les conserve dans du chêne blanc, comme l’exigent les Commandements.

— Vous avez voyagé partout dans le monde ? Vous êtes allé en Europe, en Extrême-Orient ? s’enquit Nora.

Quinlan fit oui de la tête.

— Est-ce que… la situation est la même, là-bas ? Partout ?

Pour l’essentiel. Sauf qu’ils ne sont pas aussi organisés. Plus la région était développée, plus l’infrastructure existante était bonne, et plus la transition a été efficace.

Eph s’approcha des urnes funéraires.

— Pourquoi les conservez-vous ?

Les Commandements m’ont indiqué comment procéder. Ils ne m’ont pas expliqué à quelle fin.

Eph regarda autour de lui, curieux de savoir si les autres mettaient aussi en doute les paroles de l’Enfanté.

— Donc, vous avez parcouru le globe pour ramasser leurs cendres, encourant des dangers que j’ose à peine imaginer, sans jamais chercher à savoir pourquoi ?

Jusqu’à présent, non.

Eph aurait voulu qu’il leur donne plus d’explications sur les cendres, mais il s’abstint d’insister. Il ignorait dans quelle mesure le vampire pouvait pénétrer ses pensées, et il craignait d’être démasqué.

Toujours aux prises avec la tentation que représentait l’offre du Maître, Eph avait le sentiment d’être un espion, lui qui avait laissé Quinlan lui révéler cet endroit secret. Eph ne voulait pas en savoir davantage. Il avait peur de les trahir. De les troquer contre son fils, et de payer l’échange de son âme. Rien que d’y penser, il transpirait et se sentait nerveux.

Il considéra les autres. L’un d’eux avait-il été corrompu, comme le Maître le prétendait ? Ou était-ce encore un mensonge, destiné à atténuer la résistance d’Eph ? Il les examina un par un, comme si cet examen pouvait lui révéler un signe de leur traîtrise, comme une tache noire maligne qui ressortirait sur leur poitrine.

Fet s’adressa à Quinlan :

— Pourquoi nous avez-vous conduits ici ?

Maintenant que j’ai rassemblé les cendres et lu le Lumen, je suis prêt à procéder. Il nous reste peu de temps pour détruire le Maître, mais cet antre nous permet de le surveiller. D’être près de son propre repaire.

— Une minute… l’interrompit Fet, d’une voix troublée. Détruire le Maître, ça ne vous détruira pas aussi ?

Nous n’avons pas d’autre choix.

— Vous voulez mourir ? Pourquoi ?

La réponse la plus simple et la plus honnête, c’est que je suis las. L’immortalité a perdu son attrait pour moi il y a déjà des siècles de cela. A cause d’elle, tout perd son éclat. L’éternité est ennuyeuse. Le temps est un océan, et je veux toucher terre. La seule lueur d’espoir qui me reste dans ce monde, c’est la destruction éventuelle de mon créateur. C’est ma vengeance.

Quinlan leur relata ce qu’il avait appris dans le Lumen. Il s’exprima en termes simples, avec le plus de clarté possible. Il leur expliqua l’origine des Aînés, le mythe des sites d’origine, insista sur la nécessité de découvrir le Site noir, d’où venait le Maître.

Le passage qui emballa le plus Gus fut celui avec les archanges Gabriel et Michel, et l’ange oublié Azraël, chargés de détruire Sodome et Gomorrhe.

— Les durs à cuire de Dieu, commenta-t-il. Enfin quand même… des anges ? Sans blague. Tu te fous pas de nous, hermano ?

— Moi, je crois ce que croyait Setrakian, intervint Fet. Et le livre, il y croyait.

Gus partageait son avis, mais il ne parvenait pas encore à lâcher prise.

— S’il y a un Dieu, ou quelque chose qui peut envoyer des anges assassins, qu’est-ce qu’il attend, bordel ? Et si c’était que des fables ?

— Etayées par des actes, répondit Fet. Le Maître a localisé les six segments ensevelis du corps d’Azraël – les sites d’origine des Aînés – et les a détruits avec l’unique force capable d’accomplir cette tâche. Une fusion nucléaire, la seule énergie quasi divine sur Terre.

En plus d’éliminer ses adversaires, le Maître est devenu six fois plus puissant Nous savons qu’il cherche encore son site d’origine, non pas pour le détruire mais pour le protéger.

— Génial, dit Nora. Il ne nous reste donc qu’à trouver le lieu d’ensevelissement avant le Maître et le détruire… C’est ça ?

— On pourrait faire exploser une bombe atomique, déclara Fet.

Nora s’esclaffa.

— Ça, ça pourrait être marrant !

Personne d’autre ne parut amusé.

— Oh purée… fit Nora. Tu as une bombe atomique…

— Mais pas de détonateur, répondit Fet, penaud. On s’efforce de se dépatouiller pour trouver une solution, pas vrai, les gars ? dit-il en se tournant vers les autres.

Gus répondit, sans grand enthousiasme :

— Mon pote Creem, tu te souviens de lui, Nora ? Un lascar couvert de quincaillerie d’argent, bâti comme un tank ? Je l’ai branché sur le coup, et il est OK pour traiter avec nous. Il touche à tout ce qui se vend au marché noir dans le New Jersey. Le problème, c’est qu’il garde une âme de dealer de came. On ne peut pas trop se fier à un type qui ne respecte aucun code.

— Tout ça, c’est du vent tant qu’on n’a pas de cible à viser, rétorqua Fet en regardant Quinlan. Pas vrai ? Et c’est pour ça que vous avez voulu étudier le Lumen. Vous pensez pouvoir y déchiffrer des informations qui nous échappent ?

Je gage que vous avez tous vu la marque céleste.

Quinlan marqua une pause puis planta son regard dans celui d’Eph. Ce dernier eut le sentiment que l’Enfanté parvenait à lire tous les secrets que recelait son esprit.

Au-delà des limites des circonstances et de l’organisation, il existe un dessein. Qu’importe ce qui est tombé du ciel. Il s’agissait d’un présage, prophétisé il y a des millénaires, et prévu pour désigner le site d’origine. Nous approchons du but. Songez-y. Le Maître est venu sur ce continent pour cette même raison. Nous sommes au bon endroit, au bon moment. Nous le trouverons.

— Le prenez pas mal, intervint Gus, mais j’ai du mal à comprendre… Si vous voulez tous aller lire un livre en pensant que vous allez y trouver des indices pour savoir comment buter cet enfoiré de vampire, alors allez-y. Installez-vous dans des fauteuils bien confortables. Moi, je suis pour trouver un moyen de l’affronter et de lui exploser la gueule. Le vieux nous a montré la voie, mais d’un autre côté, la parlote mystique, regardez où ça nous a menés… on crève la dalle, on est traqués, on se terre comme des rats…

Très agité, le voyou déambulait dans la salle ancestrale.

— J’ai le Maître en vidéo, au Belvédère Castle. Alors je vote pour qu’on mette la bombe en état de marche et qu’on s’attaque au problème de façon directe…

— Il y a mon fils, là-bas, le coupa Eph. Le Maître n’est pas notre seul souci.

— J’ai l’air d’en avoir quelque chose à foutre, de ton gnard ? Te fais pas de fausses idées, parce que je m’en branle d’une force !

— On se calme, intervint Fet. Si on loupe notre coup, ce sera terminé. Personne ne pourra plus jamais approcher du Maître.

Fet regarda Quinlan. L’immobilité de l’Enfanté indiquait son assentiment.

Gus fronça les sourcils mais ne contesta pas. Il respectait Fet, Quinlan encore davantage.

— Tu dis que si on creuse un cratère avec la bombe, le Maître disparaît… Si ça marche, je suis partant, mais si ça foire ? On laisse tomber et basta ? Pas moi, en tout cas, reprit Gus. Ça risque pas.

Il soulevait une question valable. Le silence des autres le confirma.

Eph sentit les poils de sa nuque se dresser. Il venait d’avoir une idée, qu’il se hâta de leur présenter avant de s’en dissuader :

— Il y a peut-être un moyen… commença-t-il.

— Un moyen de quoi ? s’enquit Gus.

— De s’approcher du Maître. Pas en assiégeant son château, non. Et si on l’attirait dans nos filets, plutôt ?

— C’est quoi, ces conneries ? D’un seul coup tu nous sors un plan de ton chapeau, hombre ? railla Gus en souriant aux autres. Ç’a intérêt à être béton !

Eph s’efforça de maîtriser sa voix.

— Je ne sais pas pourquoi, mais le Maître est axé sur moi. Il détient mon fils. Et si je lui proposais de le troquer contre autre chose ?

— Contre le Lumen, commenta Fet.

— Tu nous racontes la messe, là, dit Gus. Qu’est-ce que tu mijotes ?

Eph leva les mains devant lui pour demander qu’ils prennent sa suggestion en considération.

— Ecoutez ce que j’ai à proposer. D’abord, nous fabriquons un faux livre. Je prétends que je vous l’ai volé et que je souhaite l’échanger contre Zack…

— Ce n’est pas un peu dangereux ? intervint Nora. Et s’il arrive malheur à Zack ?

— C’est un risque énorme, mais je ne vois pas comment récupérer mon fils sans rien tenter. Par contre, si nous détruisons le Maître, tout sera terminé…

Gus ne dit mot.

Fet paraissait inquiet, Quinlan ne laissait rien paraître, mais Nora hochait la tête.

— Je pense que ça pourrait fonctionner.

— Quoi donc ? lui demanda Fet. On devrait peut-être en discuter tous les deux, d’abord ?

— Laisse ta dame s’exprimer, intervint Gus, qui ne manquait jamais une occasion de retourner le couteau dans la plaie d’Eph. Ecoutons-la.

— Je pense qu’Eph peut l’attirer par la ruse. Il a raison. Il me semble évident qu’Eph a un statut à part, que le Maître désire ou redoute quelque chose en lui. Je repense sans arrêt à la lumière dans le ciel. Ça n’a rien d’anodin.

Eph ressentit une impression de brûlure dans le cou.

— Ça pourrait marcher, poursuivit Nora. Eph qui nous trahit, ce n’est pas illogique. On fait sortir le Maître de sa tanière avec Eph et le faux Lumen. On l’attire dans une embuscade.

Elle se tourna vers Eph.

— Seulement si tu es partant.

— Il n’y a pas d’autre solution.

— C’est extrêmement dangereux, reprit Nora. Parce que si on rate notre coup et que le Maître te soumet, alors c’est fini. La Créature saura tout ce que tu sais – où nous sommes, comment nous trouver. Nous serons condamnés.

Tandis que les autres pesaient le pour et le contre, Eph resta immobile. La voix de baryton résonna dans leurs têtes.

Le Maître est beaucoup plus rusé que vous ne semblez le croire.

— Je ne doute pas qu’il soit sournois, répondit Nora en se tournant vers Quinlan. Mais peut-il refuser une telle offre ?

Encore une fois, le silence de l’Enfanté sembla traduire son consentement.

Eph sentait sur lui le regard de Quinlan. Il était déchiré. Il sentait que la situation lui conférait une certaine souplesse ; il pouvait aller au bout de sa trahison, ou s’en tenir au plan s’il avait une chance de réussir. Pourtant, une autre question le travaillait.

Il scruta le visage de son ex-compagne, y cherchant un signe de sa traîtrise. Etait-elle l’agent du Maître ?

Au bout du compte, il pria pour que ni elle ni lui ne renoncent jamais à l’intégrité dont ils avaient fait montre depuis le début.

— Je veux qu’on tente le coup, reprit Eph. On travaillera sur les deux fronts en même temps.

Tous comprenaient qu’un premier pas dangereux venait d’être franchi. Gus paraissait perplexe, mais même lui semblait partant. Il préférait l’action et, en même temps, il se réjouissait de donner à Eph assez de corde pour se pendre.

L’Enfanté s’attela à envelopper chaque urne dans une poche de plastique, avant de les disposer dans un grand sac de cuir.

— Une minute, intervint Fet. On oublie un détail, là…

— Lequel ? dit Gus.

— Comment on propose ce marché au Maître ? Comment on le contacte ?

Nora posa la main sur l’épaule indemne du dératiseur.

— Je sais comment faire, affirma-t-elle.

 

Spanish Harlem

 

 

Les camions de livraison en provenance de Queens pénétraient dans Manhattan par la voie du milieu, dégagée, du pont de Queensboro enjambant l’East River et tournaient vers le sud par la Deuxième Avenue ou au nord par la Troisième.

Quinlan se tenait sur le trottoir devant la cité George Washington, entre les 97e et 98e Rues, à quarante pâtés d’immeubles au nord du pont. L’Enfanté attendait sous le crachin, la tête couverte de sa capuche, observant les véhicules qui passaient de temps à autre. Les convois étaient exclus. Ainsi que les camions ou les voitures de Stoneheart. Quinlan se souciait avant tout de ne pas donner l’alerte au Maître.

Fet et Eph étaient tapis dans l’ombre d’une entrée du premier pâté de maisons. Au cours des trois quarts d’heure écoulés, ils avaient vu passer un véhicule toutes les dix minutes environ. Chaque fois, le faisceau des phares faisait naître en eux un espoir que le désintérêt aussitôt manifesté par Quinlan réduisait à néant. Ils demeuraient dans l’entrée obscure, à l’abri de la pluie mais en butte à l’embarras nouveau de leurs relations.

Fet repassait dans sa tête leur plan en tentant de se convaincre qu’il pouvait marcher. Sa réussite semblait fort peu probable, mais ce n’était pas comme s’ils disposaient de dizaines d’autres choix possibles. Tuer le Maître… Ils avaient essayé une fois en l’exposant aux rayons du soleil et avaient échoué. Lorsque Setrakian, à l’agonie, avait empoisonné le sang de la Créature avec le raticide anticoagulant de Fet, le Maître s’était simplement dépouillé du corps humain dont il était l’hôte pour transmigrer dans un autre organisme. Il semblait invincible.

Et cependant, ils lui avaient fait mal, les deux fois. Quelle qu’ait été à l’origine la forme de la Créature, il lui fallait apparemment posséder un corps humain pour exister. Et les humains pouvaient être détruits.

— Faut pas le rater, ce coup-ci, dit Fet. On n’aura jamais une meilleure chance.

Eph acquiesça tout en inspectant la rue. Dans l’attente du signal de Quinlan. Fet trouvait son attitude étrange. Peut-être parce qu’il se posait des questions sur le plan, peut-être pour une autre raison. Le fait qu’on ne pouvait pas compter sur Eph avait nui à leurs rapports… et le problème Nora y avait creusé une brèche définitive. Fet craignait surtout que l’irritation d’Eph à son égard n’ait un impact négatif sur leur tentative.

— Il ne s’est rien passé, lança-t-il. Entre Nora et moi.

— Je sais, répondit Eph. Mais il s’est passé plein de choses entre elle et moi. Et c’est fini. Je le sais. Le moment venu, nous en discuterons et nous en viendrons peut-être aux mains. Mais pas maintenant. Nous devons nous concentrer sur le plan, en faisant abstraction de tout sentiment personnel… On fait équipe, Fet. C’était toi et moi ou Gus et moi. Je préfère que ce soit toi.

— Je suis content qu’on retravaille ensemble, dit Fet.

Eph s’apprêtait à répondre quand des lueurs apparurent. Cette fois, Quinlan descendit sur la chaussée et se plaça sur le passage du camion, illuminé par ses phares.

Selon les règles en cours depuis l’infestation, tout vampire pouvait réquisitionner un véhicule conduit par un humain, tout comme un soldat ou un flic pouvait le faire avec un civil du temps des Etats-Unis d’Amérique. Quinlan leva une main, montrant bien son majeur anormalement long et ses yeux rouges. Le camion s’arrêta et son chauffeur, un membre de Stoneheart portant un costume sombre sous un chaud manteau, ouvrit sa portière sans arrêter le moteur. Quinlan s’approcha de l’homme, en partie dissimulé à la vue de Fet. Soudain, le chauffeur tressauta dans la cabine et l’Enfanté se rua à l’intérieur. A travers les vitres mouillées de pluie, Fet crut les voir s’empoigner.

— Go ! cria-t-il.

Eph et lui surgirent de leur cachette, descendirent du trottoir et coururent vers le camion. Fet faillit télescoper Quinlan, l’évita au dernier moment et se rendit compte que l’Enfanté n’était pas en train de se battre. Seul le chauffeur s’agitait.

L’extrémité de l’aiguillon congestionné de Quinlan, saillant du fond de sa gorge par sa bouche grande ouverte, était plantée dans le cou du malheureux.

Fet recula et détourna la tête. Eph le contourna, découvrit la scène et, l’espace d’un instant, un même dégoût les unit. Quinlan se nourrissait rapidement, les yeux rivés à ceux du chauffeur dont le visage s’était figé en un masque de stupeur.

Cela rappela à Fet que Quinlan pouvait facilement se retourner contre eux – n’importe lequel d’entre eux – à tout moment.

Fet ne regarda de nouveau qu’une fois sur que Quinlan en avait terminé. Il aperçut l’aiguillon rétracté dont la fine extrémité dépassait de sa bouche, telle la queue sans poil d’un animal qu’il aurait presque entièrement avalé. Gonflé d’énergie, Quinlan tira le corps flasque du chauffeur de Stoneheart de la cabine et le porta, aussi aisément qu’un ballot de vêtements, sur le trottoir. Dans l’ombre de l’entrée d’immeuble, par pitié, il brisa le cou de l’homme d’un brusque mouvement de rotation.

Il laissa le cadavre dans l’entrée avant de les rejoindre rapidement. Il fallait qu’ils repartent avant l’arrivée d’un autre véhicule. Fet et Eph retrouvèrent Quinlan à l’arrière du camion, Fet saisit la poignée, leva la porte coulissante. Un camion frigorifique.

— Tu parles d’un coup de pot, marmonna-t-il.

Ils avaient une bonne heure de trajet devant eux, peut-être deux, et le voyage serait glacial pour Fet et Eph, qui ne pouvaient pas courir le risque d’être vus à l’avant.

— Y a même pas de quoi bouffer, ajouta-t-il en montant à l’intérieur et en remuant les morceaux de carton.

Quinlan tira sur la lanière en caoutchouc abaissant le hayon, enfermant les deux hommes dans le noir. Fet s’assura qu’il y avait des ouvertures pour laisser passer l’air. Ils entendirent la portière de la cabine claquer et furent projetés en arrière quand le camion se mit en branle.

Fet trouva dans son sac un autre sweat polaire, l’enfila et boutonna son manteau par-dessus. Il disposa des cartons sur le plancher, cala la partie molle de son sac sous sa tête pour avoir un peu de confort. A en juger au bruit qu’il entendait, Eph faisait de même. Le moteur du camion et les vibrations empêchaient toute conversation, ce qui était aussi bien. Fet croisa les bras, tenta de se détendre, songea à Nora. Jamais il n’aurait attiré l’attention d’une telle femme en d’autres circonstances, il le savait. La guerre rapproche les hommes et les femmes, parfois par nécessité, parfois par commodité. Fet était convaincu que leur attirance mutuelle était le fait du destin. C’est aussi en temps de guerre que les gens se trouvent eux-mêmes. Fet avait découvert ce qu’il avait de meilleur en lui dans la pire des situations, alors qu’Eph semblait s’être totalement perdu.

Nora aurait voulu les accompagner, mais Fet l’avait persuadée de rester avec Gus, principalement parce qu’il savait qu’elle se jetterait sur Barnes si elle le revoyait, compromettant ainsi leur plan. En outre, Gus aurait besoin d’aide pour sa propre mission, elle aussi importante.

« Qu’est-ce que tu en penses ? » avait-elle demandé à Fet tout en frottant son crâne rasé.

Fet regrettait la longue chevelure de Nora, mais il y avait une beauté austère dans son visage sans ornement. Il aimait la douce inclinaison de son cou, la ligne délicate qui joignait la nuque à l’amorce des épaules…

« Une deuxième naissance, on dirait. »

Elle avait plissé le front.

« Ça ne fait pas bizarre ?

— Un peu plus fragile. Plus vulnérable…

— Tu aimerais que je sois plus vulnérable ? avait-elle demandé, haussant les sourcils d’étonnement.

— Ben, rien qu’avec moi. »

Cela avait fait sourire Nora, et lui aussi. Denrée rare, les sourires. Rationnée comme la nourriture, en ces jours sombres.

« Ce plan me plaît pour la possibilité qu’il offre, avait-il déclaré. Mais je m’inquiète, aussi.

— A cause d’Eph, avait dit Nora, qui avait compris et partageait son avis. Ça passe ou ça casse. Ou il s’effondre – et on devra faire face – ou il se montre à la hauteur…

— Je crois qu’il tiendra le coup. Il faut. Il n’a pas le choix. »

Nora admirait la confiance de Fet envers Eph, même si elle n’était pas convaincue.

« Quand ça commencera à repousser, j’aurai une coupe en brosse », avait-elle prédit en touchant de nouveau son crâne nu.

Fet avait haussé les épaules en l’imaginant.

« Je m’y ferai.

— Ou alors, je me rase, je reste comme ça. De toute façon, je porte un bonnet, la plupart du temps.

— Tout ou rien, avait-il commenté. C’est toi tout craché. »

Elle avait enfoncé son bonnet de tricot sur sa tête.

« Ça ne te dérangerait pas ? »

La seule chose qui comptait, pour Fet, c’était qu’elle voulait son avis. Il faisait partie de ses projets.

Dans le grondement du camion glacé, Fet s’assoupit, les bras croisés comme s’il serrait Nora contre lui.

 

Staatsburg, Etat de New York

 

 

La porte s’ouvrit et Quinlan les regarda se mettre debout. Fet sauta à terre, les genoux raides et les muscles froids, fit quelques pas pour ranimer sa circulation sanguine. Eph descendit à son tour et demeura planté là, son sac sur le dos, tel un auto-stoppeur ayant encore un long chemin à faire.

Le camion était garé sur le bas-côté d’une route de terre, ou peut-être d’une longue allée privée, assez loin de la rue pour être masqué par les troncs des arbres dénudés. La pluie avait cessé, le sol était mouillé mais pas boueux. Quinlan partit brusquement en courant, sans donner d’explication. Fet se demanda s’ils étaient censés le suivre et décida qu’il avait d’abord besoin de se réchauffer.

Près de lui, Eph semblait tout à fait réveillé. Impatient, presque. Son ardeur apparente avait-elle une source médicamenteuse ? Non, son regard n’était pas trouble.

— Tu es prêt, toi, on dirait.

— Oui, confirma Eph.

Quinlan revint quelques instants plus tard. Toujours un peu effrayant à voir : une vapeur dense montait de son crâne, sous sa capuche, mais plus rien ne sortait de sa bouche.

Quelques gardes à la grille, d’autres aux différentes portes. Je ne vois pas le moyen d’empêcher que le Maître soit alerté. Mais peut-être n’est-ce pas si fâcheux, à la lumière du plan.

— Qu’est-ce que vous en pensez, du plan ? lui demanda Fet. Sincèrement. On a une chance ?

Quinlan examina le ciel noir entre les branches sans feuilles.

C’est une tactique qui mérite d’être tentée. Débusquer le Maître représente la moitié de la bataille.

— L’autre moitié, c’est de le battre, enchaîna Fet.

Il scruta le visage de l’Enfanté encore tourné vers le haut, impossible à déchiffrer.

— Et vous ? Quelle chance vous auriez contre le Maître ?

L’Histoire a prouvé ma défaite. Je n’ai pas réussi à détruire le Maître, mais le Maître n’a pas réussi à me détruire. Il veut ma mort, comme il veut celle du Dr Goodweather. Nous avons au moins ce point en commun. Naturellement, tout leurre que j’agiterais personnellement devant lui ne serait qu’un stratagème transparent.

— Aucun homme ne peut vous détruire mais le Maître le peut. Inversement, le Monstre est peut-être vulnérable à vos attaques.

Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai jamais tenté de le tuer avec une arme nucléaire.

Eph, qui avait fixé sur sa tête la lunette à vision nocturne, était impatient de se mettre en route.

— Je suis prêt, annonça-t-il. Allons-y avant que je me persuade de laisser tomber.

Fet hocha la tête, resserra les lanières de son sac sur son dos. Ils suivirent Quinlan, le vampire de naissance paraissant se fier à un sens instinctif de l’orientation. Fet ne distinguait aucun chemin, mais c’était facile – trop, peut-être – de faire confiance à Quinlan. Il n’aurait jamais imaginé qu’il baisserait un jour sa garde devant un vampire, de naissance ou non.

Il entendit un ronronnement devant lui. Les arbres s’espaçaient de plus en plus à l’approche d’une clairière. Le bruit provenait d’un groupe électrogène – ou de plusieurs – alimentant en électricité la propriété que Barnes occupait apparemment. Le bâtiment était massif, le terrain immense. Ils se retrouvèrent à l’arrière de la résidence, devant une clôture entourant l’arrière du parc et, à l’intérieur de cette boucle, un parcours d’équitation.

Les générateurs couvriraient en grande partie le bruit qu’ils feraient, mais il était impossible d’échapper à la vision nocturne par détection de chaleur des vampires. La main à plat de Quinlan signifia aux deux hommes de rester en arrière tandis que l’Enfanté se glissait entre les arbres, passant en souplesse d’un tronc à l’autre. Fet le perdit rapidement de vue, puis, soudain, Quinlan émergea des arbres, au premier quart environ de la courbe de la vaste clairière. Il avançait d’un pas vif et confiant mais sans courir. Les gardes proches le repérèrent et quittèrent leur poste devant la porte latérale pour aller à sa rencontre.

Fet savait reconnaître une diversion quand il en voyait une.

— Maintenant, murmura-t-il à Eph.

La tête baissée, ils sortirent du couvert des arbres pour s’avancer dans l’obscurité argentée de la clairière. Fet n’osait pas encore tirer son épée du sac de peur que les vampires sentent la proximité de l’argent. A l’évidence, Quinlan communiquait d’une manière ou d’une autre avec les gardes et s’arrangeait pour qu’ils tournent le dos à Fet et Eph courant sur l’herbe molle, grise et morte.

Les gardes perçurent la menace derrière eux quand Fet ne fut plus qu’à six mètres. Ils se retournèrent et il saisit son épée avec sa main valide mais ce fut Quinlan qui les élimina, ses bras puissants se refermant d’un mouvement vif pour écraser les muscles et les os de leurs cous. Sans hésiter, Fet se précipita pour les achever. Quinlan pensait qu’ils n’avaient pas eu le temps de donner l’alarme par télépathie, mais il n’y avait de toute façon pas un instant à perdre. Suivi de Fet, il se mit à la recherche d’autres gardes, laissant Eph continuer en direction de la porte latérale non sécurisée.

 

Le salon du premier étage était celui que Barnes préférait. Des murs couverts de livres, une cheminée carrelée avec un large manteau de chêne, un fauteuil confortable, un lampadaire à la lumière ambrée et une petite table sur laquelle son verre à cognac était posé, attendant son bon vouloir.

Il défit les trois boutons du haut de sa chemise d’uniforme et but le reste de son troisième brandy Alexander. La crème fraîche, un luxe rare à présent, là était le secret de la douce et épaisse onctuosité de ce cocktail décadent.

Barnes poussa un profond soupir avant de se lever et s’examina un moment, une main sur l’accoudoir tendu de peluche. L’alcool qu’il avait absorbé avait pris possession de lui. Le monde entier était devenu un délicat esquif de verre dans lequel il flottait sur un lit de brandy tournoyant doucement.

La maison avait autrefois appartenu à Bolivar, la rock star. C’était sa gentilhommière. Barnes se rappelait vaguement le tapage médiatique quand Bolivar avait déboursé une somme à huit chiffres pour l’acheter à une vieille famille tombée dans la mouise. Il s’agissait d’un véritable événement parce que ça ne cadrait pas avec le personnage de l’artiste gothique, mais c’était ce que le monde était devenu avant de s’effondrer : les rock stars jouaient au golf, les rappeurs se la donnaient au polo et les comédiens se piquaient d’art moderne.

Barnes s’approcha des hautes étagères, tituba légèrement devant les livres érotiques anciens de Bolivar, choisit une édition joliment reliée de The Pearl et l’ouvrit sur un lutrin proche. Ah, les victoriens ! Très portés sur la fessée. Il dénicha ensuite un texte relié main, plus un album illustré qu’un véritable livre, composé de vieilles photos collées sur des pages d’épais papier. Traditionaliste, Barnes avait un faible pour les positions où le mâle dominait et il aimait les femmes soumises.

L’heure vint de son quatrième et dernier brandy. Il tendit le bras vers le téléphone intérieur, appuya sur le bouton de la cuisine. Laquelle de ses séduisantes domestiques lui apporterait ce soir son célèbre quatrième brandy Alexander ? En sa qualité de maître de maison, il avait la possibilité – et il y recourait lorsqu’il était assez ivre – de satisfaire ses moindres fantasmes.

Le téléphone sonna longuement… sans que personne réponde. Le front plissé, il raccrocha, appela de nouveau, au cas où il se serait trompé de bouton. Tandis que la sonnerie reprenait, il entendit un coup sourd quelque part dans la maison. Peut-être qu’une accorte femme de chambre avait anticipé sa demande et était déjà en chemin pour la satisfaire. Avec un sourire imbibé, il reposa l’appareil sur son socle à l’ancienne, traversa l’épais tapis en direction de la porte.

Le large couloir se révéla désert. Barnes sortit de la pièce en faisant légèrement grincer ses chaussures blanches cirées.

Des voix, en bas. Vagues et étouffées, ne parvenant à ses oreilles qu’en faibles échos. Ne pas répondre au téléphone et faire du boucan : deux motifs clairs pour qu’il descende inspecter personnellement la domesticité et choisir qui lui apporterait son brandy. Posant un pied devant l’autre au milieu du couloir, il était impressionné par sa capacité à marcher droit. Parvenu sur le palier, il pressa le bouton d’appel de l’ascenseur. La cage dorée de la cabine s’éleva du hall. Barnes ouvrit la porte, fit coulisser la grille, entra, referma derrière lui, abaissa la poignée. La cabine descendit, le déposa au rez-de-chaussée, tel Zeus sur un nuage. Il sortit de l’ascenseur, fit halte pour se regarder dans un miroir doré. La partie supérieure de sa chemise d’uniforme, rabattue, cachait des médailles pendant lourdement sur sa poitrine. Il s’humecta les lèvres, arrangea ses cheveux sur son crâne pour leur donner plus de volume, lissa son bouc et, d’une manière générale, s’efforça de se donner une allure digne avant d’entrer dans la cuisine.

La vaste pièce en L était vide. Un moule à cookies refroidissait sur un plateau à côté d’une paire de mains en tissu sur l’îlot central. Devant le placard à liqueurs, une bouteille de cognac et un pot de crème fraîche entamé encadraient un gobelet doseur et un bocal de noix de muscade. Le téléphone pendait au bout de son support mural.

— Il y a quelqu’un ? appela Barnes.

Il entendit un bruit sourd, comme un coup sur un élément, puis deux voix de femmes, en même temps :

— Par ici !

Intrigué, il longea l’îlot, en tourna le coin et découvrit cinq de ses servantes – toutes bien nourries, charmantes et chevelues −, attachées aux montants des étagères d’ustensiles de cuisine par des cordonnets de sac de congélation.

Il était dans une telle disposition d’esprit que les voir ainsi ligotées, les yeux implorants, provoqua en lui une réaction de plaisir. Son cerveau imprégné d’alcool transforma la scène en tableau érotique.

La réalité tarda à dissiper le brouillard et un long moment de confusion s’écoula avant qu’il comprenne que quelqu’un s’était introduit dans la maison et avait maîtrisé son personnel.

Quelqu’un qui se trouvait dans la maison.

Barnes fit volte-face et déguerpit. Poursuivi par les cris des femmes, il se cogna la hanche à l’îlot, se plia en deux sous l’effet de la douleur et avança à tâtons vers la porte. Aveuglé, il traversa le hall, tourna, se dirigea vers la porte d’entrée, son esprit embrumé ne pensant qu’à une chose : fuir ! Il vit dehors à travers les panneaux de verre violets flanquant les doubles portes un affrontement qui se termina quand l’un de ses gardes vampires fut terrassé par une lourde silhouette sombre. Une seconde forme approcha, abattit une lame d’argent. Barnes recula, trébucha, vit d’autres gardes accourir d’autres endroits du parc pour faire face aux intrus.

Il courut tant bien que mal vers l’ascenseur, fut pris de panique à l’idée de se retrouver enfermé dans la cage et monta par l’escalier incurvé en se cramponnant à la large rampe. L’adrénaline neutralisa une partie de l’alcool dans son sang.

Le bureau. C’était là que les pistolets étaient exposés. Il se ruait vers le long couloir menant à la pièce quand deux mains l’agrippèrent sur le côté et le tirèrent dans le salon.

S’attendant à une volée de coups, Barnes se couvrit instinctivement la tête de ses bras. Il fut projeté dans un des fauteuils, y demeura assis, tremblant de peur et de stupéfaction. Il ne voulait pas voir le visage de son assaillant. Sa terreur hystérique provenait en partie d’une voix dans sa tête qui ressemblait beaucoup à celle de sa chère défunte mère et déclarait : Tu n’as que ce que tu mérites.

— Regarde-moi.

Cette voix. Cette voix furieuse. Barnes écarta les bras de sa tête. Il la connaissait mais ne parvenait pas à l’identifier. Quelque chose avait changé. Elle était devenue plus rauque, plus grave.

La curiosité prit le pas sur la peur et Barnes leva les yeux.

Ephraïm Goodweather. Ou, pour mieux rendre compte de son aspect, le jumeau maléfique d’Ephraïm Goodweather. Ce n’était pas l’homme qu’il avait connu, l’épidémiologiste réputé. Des cernes noirs lui donnaient des yeux fuyants de raton laveur. La faim avait vidé son visage de toute jovialité et changé ses joues en crevasses, comme si la chair avait été raclée de l’os. Des favoris blancs s’accrochaient à sa peau grise sans parvenir à en combler les creux. Il portait des mitaines, un manteau crasseux, des bottines décolorées aux lacets remplacés par du fil électrique. La poignée d’une épée dépassait du sac attaché sur son dos. Il avait l’air d’un clochard vindicatif.

— Everett, dit Eph d’une voix enrouée, possédée.

— Non, supplia Barnes, terrifié.

Eph souleva le verre dont le fond gardait une pellicule chocolatée. Il l’approcha de son nez, le huma.

— Un brandy Alexander, hein ? C’est bon pour les bals de lycéens de terminale, ça, Barnes.

Il plaça le verre dans la main de son ancien patron et fit exactement ce que celui-ci redoutait : refermant le poing sur la main de Barnes, il brisa le verre et de multiples éclats s’enfoncèrent dans la chair et les tendons, jusqu’aux os.

Barnes hurla, tomba à genoux en sanglotant.

— Je vous en supplie, gémit-il.

— J’ai envie de te crever un œil, déclara Eph.

— Par pitié.

— De te piétiner le cou jusqu’à ce que tu meures, et de t’incinérer dans ta cheminée carrelée.

— J’essayais de sauver Nora… je voulais la délivrer du camp…

— Comme tu as délivré les jolies soubrettes d’en bas ? Nora ne se trompait pas sur ton compte. Tu sais ce qu’elle ferait si elle était ici ?

Une pensée traversa l’esprit en déroute de Barnes : Elle n’est pas là, Dieu merci.

— Elle… elle serait raisonnable, parvint-il à dire. Elle verrait ce que j’ai à vous offrir… Je peux vous aider…

— Dieu vous damne, toi et ton âme noire.

Alors Eph se mit à cogner, des coups calculés, brutaux.

— Non… suppliait Barnes. Arrêtez… je vous en prie…

— C’est donc ça, la corruption absolue, dit Eph en frappant encore. Vous êtes une belle merde, commandant Barnes, vous le savez ? Comment avez-vous pu vous retourner ainsi contre votre propre espèce ? Vous étiez médecin, vous étiez le directeur du CDC, bon Dieu ! Vous n’avez aucune compassion ?

— S’il vous plaît… Arrêtez…

Eph recula. Barnes se redressa un peu, répandant son sang sur le sol, il voulait parler, éviter que la pluie de coups tombe à nouveau sur lui. Mais ses dents en moins et le gonflement de sa bouche faisaient obstacle à ses compétences – reconnues en d’autres lieux − en relations publiques.

— C’est un… un nouveau monde, Ephraïm. Regardez ce qu’il a fait de vous…

— Vous avez laissé votre putain d’uniforme d’amiral vous monter au cerveau.

Eph saisit Barnes par ses cheveux clairsemés, tira sa tête en arrière pour exposer son cou.

— Je devrais t’égorger, là, tout de suite.

Il saisit son épée et la lui montra.

Barnes sentit l’odeur de pourriture du corps de Goodweather.

— Vous… vous n’êtes pas un assassin, hoqueta-t-il.

— Autrefois, peut-être. J’en suis un, aujourd’hui. Et contrairement à toi, je ne tue pas en appuyant sur un bouton ou en signant un papier. Je le fais moi-même. De près. Personnellement.

La lame d’argent effleura la peau au-dessus de la trachée. Barnes, terrifié, arqua le cou le plus loin qu’il put en arrière. Eph éloigna l’épée de quelques centimètres.

— Heureusement pour toi, tu m’es encore utile. J’ai besoin de ton aide et tu vas me la donner. Fais signe que oui.

Barnes s’empressa d’obtempérer.

— Bien. Ecoute attentivement. Il y a des gens qui m’attendent dehors. Tu comprends ? Tu n’es pas trop soûl pour te souvenir de ça, toi l’amateur de brandy Alexander ?

Barnes hocha la tête à nouveau. A cet instant, il aurait acquiescé à n’importe quoi.

— Je suis venu te faire une proposition, poursuivit Eph. Elle te permettra de te montrer à ton avantage. Va voir le Maître, dis-lui que j’accepte d’échanger l’Occido Lumen contre mon fils. Prouve-moi que tu as compris.

— Trahir est une chose que je comprends, Eph.

— Tu peux même être le héros de l’histoire. Raconte-lui que je suis venu chez toi pour t’assassiner mais que tu m’as convaincu de trahir les miens et que tu m’as proposé de transmettre mon offre au Maître.

— Est-ce que les autres sont au courant ?

Des larmes montèrent aux yeux d’Eph.

— Ils croient que je suis de leur côté, et je le suis, bordel… Mais il s’agit de mon fils.

Ephraïm Goodweather était submergé d’émotion, désemparé…

— Vous allez lui remettre le livre ?

— Pour mon fils…

— Oui, oui, bien sûr. C’est tout à fait compréhensible.

Eph saisit de nouveau Barnes par les cheveux et cogna. Deux fois, sur la bouche. Une autre dent se brisa.

— Je ne veux pas de ta compréhension, espèce de monstre. Transmets simplement le message. Je vais m’arranger pour mettre la main sur le Lumen, et quand je serai prêt à le livrer, j’informerai le Maître, peut-être par toi.

— J’ai entendu dire que le Maître a un jeune garçon près de lui… un humain. Mais j’ignorais…

Le regard de Goodweather étincela.

— Il s’appelle Zachary. Il a été enlevé il y a deux ans.

— Par Kelly, votre femme ? Je l’ai vue. Avec le Maître. Elle est… elle n’est plus elle-même. Mais cela vaut pour nous tous, je suppose.

— Certains deviennent même des vampires sans avoir été piqués, répliqua Eph. Tu es un capitulard, un lâche, et passer de ton côté me déchire les entrailles, mais je ne vois pas d’autre solution. Je dois sauver mon fils. Je le dois.

Le poing d’Ephraïm se serra de nouveau.

— C’est le bon choix, le seul choix possible. Pour un père. Mon fils a été enlevé, la rançon est mon âme et le destin du monde. Je paierai. Soyez maudits, toi et le Maître.

Même Barnes, dont la loyauté allait aux vampires, se demandait s’il était bien avisé de conclure une forme quelconque d’accord avec le Maître, un être que n’entravait aucune moralité ni aucune règle. Un virus, et vorace en plus.

Naturellement, il n’en dit rien à Eph. L’homme qui tenait une épée près de sa gorge était presque totalement usé, comme une gomme dont il reste juste assez de caoutchouc rose pour une ultime correction.

— Vous pouvez compter sur moi, assura Barnes.

Il tenta de sourire mais ses lèvres coupées et ses gencives enflées l’en empêchèrent. Eph l’examina de nouveau avec une expression de pur dégoût sur son visage émacié.

Voilà le genre d’homme avec qui tu conclus des accords, maintenant.

Puis il repoussa Barnes en arrière, se retourna et se dirigea vers la porte.

Barnes tâta son cou épargné mais ne put tenir sa langue :

— Je vous comprends, Ephraïm. Peut-être mieux que vous-même.

Eph s’immobilisa sous la délicate moulure ornant l’encadrement de la porte.

— Tout le monde a un prix, continua son ancien patron. Vous croyez votre sort plus noble que le mien parce que ce prix est la vie de votre fils. Mais pour le Maître Zack n’est qu’une pièce de monnaie dans sa poche. Je suis navré qu’il vous ait fallu si longtemps pour le comprendre. Vous vous êtes imposé une souffrance bien inutile.

Eph le regarda, l’épée pendant lourdement à sa main.

— Et moi, je suis désolé que tu n’aies pas souffert davantage.

 

Garage de l’université Columbia

 

 

Lorsque le soleil éclaira par-derrière le filtre grisâtre du ciel – ce qui passait maintenant pour la lumière du jour −, la ville se fit d’un coup silencieuse. Les vampires cessèrent toute activité, les téléviseurs projetèrent leur lueur changeante sur les rues et les bâtiments. Rediffusions et pluie, c’était la norme. Une eau noire, acide, tombait du ciel torturé en grosses gouttes huileuses. Le cycle écologique consistait à « rincer et recommencer » mais l’eau sale ne nettoyait jamais rien. Il faudrait des dizaines d’années pour qu’elle se purifie elle-même, si tant est qu’elle y parvienne un jour. Pour le moment, l’aube était comme un lever de soleil qui n’aboutissait jamais.

Gus attendait devant le portail ouvert du garage. Creem était un allié de circonstance et il avait toujours été un bel enfoiré. Apparemment, il venait seul, ce qui ne tenait pas debout et Gus se méfiait. Lui-même avait pris des précautions. Notamment le Glock luisant calé au creux de ses reins, une arme récupérée dans une planque de dealer pendant le chaos des premiers jours. Ou encore le rendez-vous donné à Creem dans cet endroit sans l’informer que le repaire souterrain de Gus se trouvait à proximité.

Creem arriva dans un Hummer jaune. Couleur criarde mise à part, c’était le genre de boulette que Gus attendait de lui : rouler dans un véhicule notoirement goinfre alors que le carburant était rare. Gus haussa mentalement les épaules, parce que Creem était comme ça. Et la prévisibilité d’un adversaire constituait un avantage dans les moments décisifs.

Creem avait besoin d’une grosse voiture pour loger sa carcasse derrière le volant. Malgré les restrictions, il avait réussi à garder sa corpulence, à cela près qu’il n’y avait plus sur son corps une seule once de graisse. Par un moyen ou un autre, il mangeait. Cela indiquait à Gus que les raids des Saphirs contre le pouvoir vampire étaient couronnés de succès.

Sauf qu’aucun Saphir ne l’accompagnait, du moins Gus n’en avait repéré aucun. Creem mit le Hummer à l’abri de la pluie dans le garage, arrêta le moteur et s’extirpa du siège du conducteur. Il mâchonnait un bâton de bœuf séché qu’il faisait aller et venir dans sa bouche. Sa calandre argentée étincela quand il sourit.

— Salut, Mex. Tu te débrouilles bien on dirait.

Avec un geste circulaire de ses bras courtauds, il ajouta :

— Ton île, là, ça devient merdique.

— Le proprio est un sale con, convint Gus.

— Un vrai suceur de sang, hein ?

Après les amabilités de rigueur, ils échangèrent une simple poignée de main – pas toutes ces simagrées de jeunes de bande – sans se quitter des yeux.

— T’es tout seul ? s’enquit Gus.

— Pour ce voyage, répondit Creem en remontant son pantalon. Faut que les autres continuent à surveiller ce qui se passe dans mon coin. Toi, t’as de la compagnie, je suppose.

— Toujours.

Creem regarda autour de lui, ne vit personne.

— Ils se planquent ? Hé, je suis cool.

— Et moi, je suis prudent.

Creem sourit, croqua un morceau de son bâton.

— T’en veux un ? proposa-t-il.

— Pas maintenant, répondit Gus pour lui faire croire qu’il mangeait bien et régulièrement.

— Le régal du chien-chien, reprit le chef des Saphirs. On est tombé sur un entrepôt avec une cargaison de bouffe pour clébards qu’est jamais partie. Je sais pas ce qu’y a dans ce truc, mais c’est de la nourriture, hein ? Ça me donne un beau poil, ça me nettoie les dents… Que demander de plus ?

Il aboya deux ou trois fois puis ricana.

— Les boîtes pour chat restent bonnes longtemps. Ça a le goût de pâté.

— De la bouffe, c’est de la bouffe, commenta Gus.

— Et rester en vie, c’est rester en vie. Regarde, nous. Deux loubards des cités. On magouille toujours. On est toujours là. Les autres, ceux qui pensaient que la ville leur appartenait, où ils sont, maintenant ? Comme je dis toujours : la Creem, elle reste au-dessus.

Il rit de nouveau, peut-être trop fort.

— Elle te plaît, ma caisse ?

— Comment tu trouves du jus ?

— Y a encore des pompes qui marchent, chez moi. T’as vu le devant ? Comme mes dents. De l’argent.

Gus regarda. La calandre était effectivement plaquée argent.

— Ah, ouais, approuva-t-il.

— Le prochain truc que je m’offre, c’est des jantes en argent. Bon, tu fais sortir tes copains de leur planque, que j’aie pas l’impression que je vais me faire arnaquer ?

Gus siffla, Nora sortit de derrière un chariot à outils, un Steyr semi-automatique à la main. Elle abaissa son arme, s’arrêta prudemment à une dizaine de mètres des deux hommes.

Joaquin apparut à son tour, le pistolet à la hanche. Il ne pouvait cacher qu’il boitait, son genou le faisait toujours souffrir.

Creem ouvrit largement ses petits bras en guise d’accueil.

— On s’y met ? Faut que je repasse ce putain de pont avant que les affreux ressortent de leurs trous.

— Montre, répondit Gus.

Creem fit le tour du Hummer, ouvrit le hayon, révélant quatre caisses de déménagement en carton remplies d’objets en argent. Gus en sortit une pour l’examiner : elle contenait des chandeliers, des ustensiles, des urnes décoratives, des pièces de monnaie et même quelques lingots ternis estampillés.

— Que du massif, Mex, affirma Creem. Pas de cuivre en dessous. J’ai un kit de contrôle là-dedans quelque part, je l’ajoute gratos.

— T’as trouvé tout ça où ?

— J’ai ramassé des merdes pendant des mois, comme un broc. On a tout le métal qu’il te faut. Je sais que tu veux de ce truc qui tue les vampires. Moi, je préfère les flingues. Les gros, précisa-t-il en regardant le Steyr de Nora.

Gus fouillait dans les objets en argent. Ils devraient les fondre comme ils pourraient et ensuite forger. Aucun d’eux n’était forgeron, mais les épées qu’ils avaient ne dureraient pas éternellement.

— Je peux te débarrasser de ta camelote. Tu veux des flingues ?

— C’est tout ce que t’as à vendre ? dit Creem, qui regardait non seulement le Steyr mais Nora elle-même.

— J’ai des batteries, des choses de ce genre. Mais c’est tout.

Creem ne détachait pas les yeux de Nora.

— Elle a le crâne lisse, comme les ouvriers des camps…

— Pourquoi tu parles de moi comme si je n’étais pas là ? lui lança-t-elle.

Il lui adressa son sourire argenté.

— Je peux voir ton calibre ?

Elle s’approcha, le lui tendit. Il le prit sans cesser de la regarder puis accorda enfin son attention à l’arme. Il actionna la culasse, fit apparaître le chargeur, l’examina, le remit dans la crosse. Visa une ampoule du plafond et fit semblant de tirer.

— T’en as d’autres, des comme ça ?

— Des comme ça, confirma Gus. Pas exactement les mêmes. Il me faut un jour pour livrer. Ils sont stockés un peu partout.

— Et des munitions. Plein, ajouta Creem, ôtant et remettant le cran de sûreté. Je prends celui-là comme acompte.

— Une lame d’argent est beaucoup plus efficace, fit observer Nora.

Il lui sourit avec condescendance.

— Je suis pas arrivé où j’en suis en étant juste efficace, crâne d’œuf. J’aime bien faire du boucan quand j’efface ces suceurs de sang. C’est ça qui est marrant.

Il tendit le bras pour lui toucher l’épaule, elle écarta sa main d’une taloche. Il se contenta de rire. Elle se tourna vers Gus.

— Fais-moi partir ce bouffeur de boîtes pour chiens.

— Pas tout de suite. Bon, et le détonateur ? demanda Gus en se tournant vers Creem.

Le chef de bande ouvrit la portière avant, posa le Steyr sur le siège, la referma.

— Quoi, le détonateur ?

— Arrête de jouer au con. Tu peux m’en avoir un ?

Creem feignit l’indécision.

— Ma foi… Peut-être. J’ai une piste mais faut que j’en sache plus sur le truc que vous voulez exploser. Hé, j’habite de l’autre côté du pont, quand même !

— T’as pas besoin de savoir. Dis juste ton prix.

— Un détonateur du type utilisé par l’armée ? J’ai repéré un bâtiment militaire dans le nord du New Jersey. Je t’en dis pas plus pour le moment. Mais il me faut des précisions.

Gus regarda Nora, non pour obtenir son accord mais pour lui reprocher de l’avoir mis dans cette situation.

— C’est simple, dit-il. Un détonateur pour bombe nucléaire.

Creem eut un large sourire.

— T’en as dégoté une ? Où ça ?

— A la boutique du coin. Avec mes bons d’achat.

Creem regarda Nora pour avoir confirmation.

— Une grosse ?

— Assez grosse pour tout détruire dans un rayon de huit cents mètres. Onde de choc, acier tordu, etc.

Creem s’amusait comme un fou.

— Wahou… Bon, je sais pas si vous me prenez vraiment pour une brêle, mais j’ai pas l’habitude de refiler à mon voisin de quoi faire péter une bombe nucléaire sans fixer quelques putains de règles.

— Vraiment ? fit Gus. Du genre ?

— Juste que vous bousilliez pas mon butin.

— C’est-à-dire ?

— Je vous rends service, vous renvoyez l’ascenseur. D’abord, je veux être sûr que votre engin pétera au moins à plusieurs kilomètres de moi. Ni à Jersey ni à Manhattan, minimum.

— Tu seras prévenu.

— Pas suffisant. Parce que je pense que vous savez ce que vous faites en utilisant ce vilain machin. Y a qu’une chose qui vaut la peine d’exploser, dans ce monde. Et si le Maître dégage, ça libère un beau secteur dans l’immobilier. C’est ça, mon butin.

— L’immobilier ?

— Cette ville. Manhattan me revient de droit, en fin de compte. A prendre ou à laisser, Mex.

Gus serra la main de Creem.

— Un pont, ça t’intéresserait ?

 

Bibliothèque centrale de la Ville de New York

 

 

Une autre rotation de la terre et ils se retrouvèrent de nouveau ensemble, les cinq humains : Fet, Nora, Gus, Joaquin et Eph, Quinlan les ayant précédés à la faveur de l’obscurité. Ils sortirent de la gare de Grand Central et empruntèrent la 42e Rue jusqu’à la Cinquième Avenue. Il ne pleuvait pas mais il soufflait un vent du diable, assez fort pour déloger les immondices accumulées dans les entrées d’immeubles. Emballages de fast-food, sacs en plastique et autres détritus dévalaient la rue comme des esprits traversant un cimetière.

Ils montèrent le perron de la Bibliothèque centrale, passèrent entre les lions de pierre jumeaux, Patience et Courage. L’insigne bâtiment ressemblait à un mausolée. Ils franchirent le portique pour pénétrer dans l’entrée, traversèrent Astor Hall. L’imposante salle de lecture n’avait subi que des dégâts mineurs : pendant la brève période d’anarchie qui avait suivi la Chute, les pillards ne s’étaient pas beaucoup intéressés aux livres. L’un des majestueux lustres s’était écrasé sur le sol, mais c’était peut-être dû à un défaut de structure du haut plafond. Quelques livres étaient restés sur les tables ; des sacs à dos et leurs contenus répandus jonchaient les dalles du plancher. On avait renversé des chaises, brisé plusieurs lampes. Le vide silencieux de la vaste salle était glaçant.

Les fenêtres cintrées percées haut de chaque côté laissaient passer le peu de jour du dehors. L’odeur d’ammoniac des excréments des vampires était si commune dans la ville qu’Eph ne la sentait quasiment plus, mais il la remarqua dans ce lieu. Il n’aurait su dire si le fait que les vampires avaient chié avec tant de désinvolture sur le savoir et l’art accumulés d’une civilisation avait valeur de symbole ou si c’était juste le signe d’une urgence des plus naturelles.

— On doit descendre ? demanda Gus. On peut pas juste en prendre un dans ceux qui sont là ?

Les étagères, de chaque côté, sur deux niveaux en dessous et au-dessus des passerelles, étaient remplies de livres aux dos colorés.

— Il nous faut un vieux bouquin plein d’ornements pour remplacer le Lumen, répondit Fet. On doit le vendre, ce truc, n’oublie pas. Je suis souvent venu ici. Les rats et les souris sont attirés par le papier moisi. Les textes anciens sont conservés en bas.

Ils prirent l’escalier, allumèrent leurs torches électriques et préparèrent les appareils à vision nocturne. La Bibliothèque centrale avait été construite sur l’emplacement du Croton Réservoir, un lac artificiel fournissant de l’eau à l’île et devenu obsolète au début du XXe siècle. Il y avait sept niveaux sous le rez-de-chaussée, et une rénovation récente sous le Bryant Park adjacent, côte ouest du bâtiment, à l’arrière, avait ajouté quelques kilomètres de rayonnages.

Fet ouvrait la marche dans l’obscurité. La silhouette qui les attendait sur le palier du troisième niveau était celle de Quinlan. La torche de Gus éclaira le visage de l’Enfanté d’un blanc presque phosphorescent, les yeux semblables à de la verroterie rouge. Gus et lui eurent une brève conversation et Gus prit son épée.

— Des suceurs de sang dans les rayonnages, prévint-il. On va devoir nettoyer.

— S’ils repèrent Eph, ils informeront le Maître et nous nous retrouverons prisonniers en bas, intervint Nora.

La voix de Quinlan entra dans leurs têtes :

Le Dr Goodweather et moi attendrons à l’intérieur. Je peux repousser toute tentative d’intrusion psychique.

— Bien, approuva Nora tout en préparant sa Luma.

Gus descendait déjà vers le niveau inférieur, l’épée à la main, Joaquin boitillant derrière lui. Côte à côte, Nora et Fet prirent leur sillage tandis que Quinlan franchissait la porte la plus proche donnant accès au troisième niveau. Eph le suivit à contrecœur, au milieu des meubles de rangement contenant de vieux périodiques, des casiers d’enregistrements audio. Le vampire de naissance entra dans une cabine d’audition, Eph sur ses talons.

Quinlan referma la porte insonorisée. Eph ôta sa lunette à vision nocturne, s’appuya à un comptoir proche et les deux hommes se tinrent immobiles dans le noir et le silence. Craignant que l’Enfanté ne lise en lui, Eph créa un bruit de fond dans sa tête en imaginant et en nommant les choses qui l’entouraient.

Il ne voulait pas que le chasseur détecte son intention de trahir. Il faisait de la corde raide en jouant le même jeu avec les deux camps, en racontant à chacun qu’il s’efforçait de corrompre l’autre. En définitive, il n’était loyal qu’envers Zack. La perspective de se retourner contre ses amis ou de passer une éternité dans un monde d’horreur le torturait.

J’avais une famille autrefois.

La voix de Quinlan le fit sursauter, mais il se ressaisit rapidement.

Le Maître les a tous contaminés, me laissant le soin de les détruire. Une chose de plus que nous avons en commun.

— Mais le Maître avait une raison de s’en prendre à vous. Un lien. Je n’ai pas de passé commun avec lui. Je me suis retrouvé par hasard sur son chemin parce que je suis épidémiologiste.

Il y a une raison. Nous ne la connaissons pas, c’est tout.

Eph avait passé des heures à s’interroger sur ce point.

— J’ai peur que ce ne soit lié à mon fils, Zack.

Quinlan garda un moment le silence. Puis :

Vous avez sans doute noté une similarité entre votre fils et moi. J’ai été contaminé dans le ventre de ma mère. De ce fait, le Maître est devenu pour moi un substitut paternel supplantant mes ancêtres humains. En corrompant l’esprit de votre fils pendant ses années de formation, le Maître cherche à vous supplanter, à éliminer votre influence sur la maturation de votre enfant.

Au lieu de se sentir découragé, Eph trouva là une raison de se réjouir.

— Alors, il y a de l’espoir. Vous vous êtes retourné contre le Maître. Vous l’avez rejeté. Alors qu’il avait sur vous une influence bien plus grande que sur Zack.

Transporté par son hypothèse, Eph s’écarta du comptoir.

— Zack en fera peut-être autant. Si je parviens à lui à temps, comme les Aînés l’ont fait avec vous. Il n’est peut-être pas trop tard. C’est un bon garçon, je le sais…

Tant qu’il n’est pas contaminé biologiquement, il reste une chance.

— Il faut que je l’éloigne du Maître. Ou, plus exactement, que j’éloigne le Maître de lui. Pouvons-nous vraiment détruire cette Créature ? Si Dieu n’y est pas parvenu, il y a longtemps…

Dieu a réussi. Azraël a été détruit. C’est son sang qui s’est répandu.

— En un sens, nous devons réparer l’erreur de Dieu.

Dieu ne commet pas d’erreurs. Finalement, toutes les rivières se jettent dans la mer…

— Pas d’erreurs ? Vous pensez que la marque céleste n’est pas apparue par hasard ? Qu’elle m’était destinée ?

A moi aussi. Afin que je sache que je devais vous protéger. Vous mettre à l’abri de la corruption. Les éléments s’emboîtent. Les cendres sont rassemblées. Fet a l’arme. Une pluie de feu est tombée du ciel. Signes et présages : le langage même de Dieu. Tous connaîtront l’ascension et la chute face à la force de notre alliance.

De nouveau un silence, qu’Eph ne put déchiffrer. Quinlan était-il déjà dans sa tête ? Avait-il amadoué son esprit par sa conversation pour pouvoir lire ses véritables intentions ?

M. Fet et Mme Martinez ont nettoyé le sixième niveau. M. Elizalde et M. Soto s’activent encore au cinquième.

— Je veux aller au sixième, dit Eph.

Ils descendirent l’escalier, enjambèrent une flaque de sang blanc de vampire. En passant devant la porte du cinquième niveau, Eph entendit Gus pousser un juron sonore, presque joyeux. Le sixième niveau commençait par une salle de cartes. Une lourde porte en verre s’ouvrait sur une longue pièce qui avait autrefois été soigneusement climatisée. Des panneaux de thermostats et d’hygromètres étaient accrochés aux murs et il y avait au plafond des grilles d’aération auxquelles pendaient mollement des rubans.

A ce niveau, les rayonnages étaient plus longs. Quinlan s’arrêta et Eph sut qu’il se trouvait maintenant quelque part sous Bryant Park. Il avançait lentement pour ne pas surprendre Fet et Nora, ni être surpris par eux. Il entendit des voix devant lui, s’engagea dans un passage entre les étagères.

Ils avaient allumé une lampe électrique, ce qui permit à Eph d’ôter sa lunette à vision nocturne. Il se rapprocha suffisamment pour les distinguer entre les livres. Ils se tenaient devant une table de verre et lui tournaient le dos. Au-dessus de la table, une vitrine contenait apparemment les acquisitions les plus précieuses de la bibliothèque. Fet en força les serrures, prit les autres textes anciens et les posa devant lui. Il concentra son attention sur une Bible de Gutenberg pouvant faire un acceptable faux Lumen. Argenter le bord des pages ne présenterait pas de difficulté et il pourrait ajouter des enluminures provenant d’autres volumes. Vandaliser des trésors littéraires était un petit prix à payer pour renverser le Maître et son dan.

— Celui-là, dit Fet. La Bible de Gutenberg. Il en restait moins d’une cinquantaine… Maintenant ? C’est peut-être la dernière.

Il continua à l’examiner en la retournant.

— C’est un exemplaire incomplet, imprimé sur papier, non sur vélin, et la reliure n’est pas d’origine.

Nora le regarda.

— Tu as beaucoup appris sur les textes anciens, dis-moi.

Le compliment le fit rougir. Il se retourna, lui montra le carton explicatif protégé par un étui de plastique où il avait puisé toutes ces informations. Elle lui donna une légère tape sur le bras.

— On le prend, décida-t-il. Avec quelques autres.

Il fourra plusieurs ouvrages enluminés dans un sac à dos.

— Attends ! s’écria Nora. Ta blessure s’est rouverte…

C’était vrai ; il saignait abondamment. Nora déboutonna la chemise de Fet, déboucha une petite bouteille d’eau oxygénée prise dans la trousse de secours. Elle versa le liquide sur les taches du tissu. Le sang bouillonna et grésilla. L’eau oxygénée détruirait l’odeur que les strigoï auraient pu déceler.

— Tu dois te reposer, conseilla-t-elle. Je te l’ordonne, en tant que médecin.

— Oh, tu es mon médecin, maintenant ?

— Oui, répliqua-t-elle avec un sourire. Tu as besoin d’antibiotiques. Eph et moi, nous t’en trouverons. Tu vas retourner avec Quinlan.

Délicatement, elle nettoya la plaie et versa à nouveau de l’eau oxygénée, qui coula sur les poils de sa poitrine massive.

— Tu veux me teindre en blond, hein ? plaisanta Vassili.

Bien que la plaisanterie fut lamentable, Nora en rit pour récompenser l’intention. Il lui ôta son bonnet.

— Hé, donne-moi ça ! lui enjoignit-elle en tentant de saisir son bras valide.

Il lui rendit le bonnet mais l’emprisonna dans une étreinte.

— Tu saignes encore.

Il caressa le crâne chauve de Nora et murmura :

— Je suis si content de te retrouver…

Et pour la première fois, il lui dit, à sa façon, ce qu’il éprouvait pour elle :

— Je ne sais pas où je serais maintenant, sans toi.

En d’autres circonstances, l’aveu du dératiseur aurait été ambigu et insuffisant. Nora aurait attendu quelque chose de plus. Mais, à cet instant et en ce lieu, cela suffit. Elle l’embrassa doucement sur les lèvres, sentit ses bras musclés l’entourer de nouveau, l’envelopper, la presser contre lui. Et tous deux sentirent la peur disparaître et le temps se figer. Ils étaient là, et maintenant. En fait, ils avaient l’impression d’avoir toujours été là. Aucun souvenir de souffrance ou de perte.

Tandis qu’ils s’enlaçaient, le faisceau de la lampe que tenait Nora balaya les rayonnages et éclaira brièvement Eph avant qu’il recule dans l’obscurité.

 

Belvédère Castle, Central Park

 

 

Cette fois, le Dr Everett Barnes parvint à attendre d’être sorti de l’hélicoptère pour vomir. Lorsqu’il eut fini de régurgiter son petit déjeuner, il essuya sa bouche et son menton avec un mouchoir et promena alentour un regard penaud, mais les vampires ne manifestèrent aucune réaction. Leur expression demeura fixe et insensible. Barnes aurait pu pondre un œuf géant dans l’allée boueuse proche du Shakespeare Garden sur la 79e Rue traversant le parc, ils auraient pu voir un troisième bras lui jaillir de la poitrine que leurs yeux vitreux n’auraient montré ni embarras ni étonnement. Il avait un aspect épouvantable, le visage boursouflé et violacé, les lèvres couvertes de sang coagulé, sa main blessée bandée et maintenue. Ils ne lui accordèrent pas la moindre attention.

Barnes reprit sa respiration et se redressa à quelques mètres des rotors tournoyant de l’hélicoptère, prêt à avancer. L’appareil s’éleva, projetant de la pluie contre son dos, et quand il se fut éloigné Barnes ouvrit son large parapluie noir. Ses gardes non morts asexués semblaient ne pas remarquer davantage la pluie que ses vomissements et marchaient à ses côtés, tels de pâles automates en plastique.

Les cimes nues des arbres morts s’écartèrent et Belvédère Castle apparut, juché sur Vista Rock, se dessinant sur le ciel contaminé.

Dessous, à la base du rocher, une légion de vampires formait un anneau épais. Leur immobilité était perturbante, leur apparence de statues faisant penser à quelque construction artistique bizarre et d’une ambition stupéfiante. Au moment où Barnes et ses deux gardes approchaient du bord extérieur de l’anneau, les créatures s’écartèrent – sans respirer, sans rien exprimer – pour le laisser passer. Barnes s’arrêta à la dixième rangée – soit à la moitié à peu près − pour contempler cet anneau imposant. Il tremblait et le parapluie vibrait tellement que des gouttes de pluie sale jaillissaient de l’extrémité des baleines. Il éprouva un profond sentiment d’étrangeté à se retrouver au milieu de ces prédateurs de l’homme qui auraient dû normalement le vider de son sang ou le déchirer en morceaux mais qui se tenaient là sans bouger, sinon avec respect du moins avec indifférence. C’était comme si, au zoo, il passait devant les lions, les tigres et les ours sans susciter aucune réaction. C’était tout à fait contraire à leur nature, mais telle était la profondeur de leur asservissement au Maître.

L’ex-Kelly Goodweather se tenait devant la porte mais, à la différence des autres vampires, ses yeux croisèrent ceux de Barnes. Il ralentit, fut presque tenté de la saluer d’un « Bonsoir », vestige de l’ancien monde. Finalement, il se contenta de passer devant elle et entra, suivi par le regard de la non-morte.

Le seigneur du clan apparut dans sa cape noire, des vers de sang ondulant sous la peau de son visage tandis qu’il regardait Barnes.

Goodweather a accepté.

— Oui, acquiesça Barnes en pensant : Si tu le sais, pourquoi m’avoir traîné en hélicoptère jusque dans ce château plein de courants d’air ?

Il tenta d’expliquer le double jeu, s’embrouilla dans les détails. Le Maître ne parut pas particulièrement intéressé.

— Il trahit ses compagnons, résuma Barnes. Il m’a semblé sincère, mais je ne sais pas s’il faut lui faire confiance.

Je fais confiance à ce pitoyable besoin de son fils.

— Oui. Je vois ce que vous voulez dire. Et lui fait confiance à votre besoin du livre.

Une fois que Goodweather sera en ma possession, ses compagnons le seront aussi. Une fois que j’aurai le livre, j’aurai toutes les réponses.

— Ce que je ne comprends pas, c’est comment Quinlan a réussi à passer à travers le système de sécurité de ma maison… Pourquoi les membres de votre clan n’ont pas été alertés ?

Il est l’Enfanté. Engendré par moi mais pas de mon sang.

— Il n’est pas sur la même longueur d’onde.

Je n’ai pas sur lui le même contrôle que sur les autres.

— Et il est dans le camp de Goodweather, maintenant ? Comme un agent double ? Un transfuge ?

Le Maître ne répondit pas.

— Un tel être pourrait être très dangereux.

Pour toi ? Oui. Pour moi ? Non. Seulement difficile à saisir. L’Enfanté s’est allié au voyou que les Aînés ont recruté pour la chasse de jour et à la racaille qui l’accompagne. Je sais où trouver des informations sur eux…

— Si Goodweather se rend à vous… vous disposerez de toutes les informations pour trouver l’Enfanté.

Oui. Deux pères retrouvant deux fils. Il y a toujours de la symétrie dans les plans de Dieu. S’il se rend à moi…

Entendant du vacarme derrière lui, Barnes sursauta et se retourna. Un adolescent dont les cheveux emmêlés lui retombaient dans les yeux descendait en trébuchant l’escalier en colimaçon. Un humain, pressant une main contre sa gorge.

Zachary Goodweather. Manifestement en proie à de gros problèmes respiratoires, le teint virant au bleu grisâtre.

Barnes fit instinctivement un pas vers lui. Plus tard, il lui viendrait à l’esprit qu’il y avait fort longtemps que son instinct de médecin ne l’avait pas fait réagir ainsi. Il intercepta le garçon en lui empoignant l’épaule.

— Je suis docteur…

L’adolescent le repoussa et alla droit au Maître. Barnes recula de quelques pas en titubant, plus stupéfait qu’autre chose. Le garçon aux cheveux dans la figure s’agenouilla devant le Maître, qui baissa les yeux vers le visage en souffrance. Le Maître le laissa se débattre quelques instants encore puis leva un bras, rabattant en arrière un pan de la cape. Son pouce et son majeur démesuré se rapprochèrent vivement pour pincer la peau. Le Maître tint son pouce au-dessus du visage du garçon, une goutte de sang suspendue à l’extrémité. Lentement, la perle s’allongea, se détacha, toucha le fond de la bouche ouverte de Zack.

Pris de nausée, Barnes déglutit. Il avait déjà vomi une fois dans la matinée. L’adolescent ferma la bouche comme s’il venait d’avaler le contenu d’un compte-gouttes de médicament. Il grimaça – à cause du goût ou de la difficulté à déglutir – et quelques instants plus tard sa main s’écarta de sa gorge. La tête penchée en avant, il retrouva une respiration normale, les voies respiratoires ouvertes, les poumons miraculeusement dégagés. Presque aussitôt, de pâle son teint redevint normal – le nouveau normal, c’est-à-dire jaunâtre et privé de soleil. Il cligna des yeux et regarda autour de lui, sembla voir la pièce pour la première fois depuis son arrivée. Sa mère – ou ce qui restait d’elle – était entrée par la porte, peut-être appelée par la détresse de son Etre cher. Sa figure n’exprimait néanmoins ni inquiétude ni soulagement. Barnes se demanda si ce rituel de traitement se répétait souvent. Une fois par semaine ? Une fois par jour ?

Le garçon regarda Barnes comme s’il découvrait l’homme au bouc blanc qu’il avait écarté de lui quelques instants plus tôt.

— Pourquoi un autre humain ici ? demanda Zack Goodweather.

Ses manières arrogantes étonnèrent Barnes, qui gardait du fils de Goodweather le souvenir d’un enfant songeur, curieux et bien élevé. Il se passa une main dans les cheveux en tentant de recouvrer un peu de dignité.

— Zachary, tu te souviens de moi ?

L’adolescent plissa les lèvres comme s’il n’appréciait pas d’être invité à examiner le visage de l’homme, le même qu’il avait aperçu, quelques heures plus tôt, au Cloître.

— Vaguement, répondit-il d’un ton dur, hautain.

Barnes s’efforça à la patience.

— J’étais le patron de ton père. Dans l’ancien monde.

Il vit de nouveau le père dans le fils – moins qu’avant, cependant. Tout comme l’Eph qui lui avait rendu visite, le garçon avait changé. Son jeune regard était distant, méfiant. Il avait l’attitude d’un prince enfant.

— Mon père est mort, déclara Zachary Goodweather.

Barnes fut sur le point de parler, retint sagement ses mots. Il jeta un coup d’œil au Maître, dont le visage ondulant n’avait pas changé d’expression, mais Barnes sut d’une manière ou d’une autre qu’il ne devait pas détromper l’adolescent. Un instant, tandis qu’il percevait l’ensemble du tableau, voyant le jeu et la position de chacun dans ce drame particulier, il fut désolé pour Eph. Son propre fils…

Mais Barnes étant Barnes, ce sentiment ne dura pas longtemps et il se mit aussitôt à chercher un moyen de tirer parti de la situation.

 

Low Memorial Library, université Columbia

 

 

Considérez une chose, concernant le Lumen.

Les yeux de Quinlan brillaient d’un éclat inhabituel tandis qu’il formulait cette pensée.

Deux mots figurent sur la page indiquant le Site noir du Maître : obscura et aeterna. Sombre et éternel. Sans coordonnées précises.

— Tous les sites en ont, souligna Fet. Sauf celui-là.

Il s’activait sur la Bible, tentait de la rendre aussi semblable que possible au Lumen. Il avait rassemblé une pile de livres qu’il examinait et dont il prélevait des morceaux de texte ou des gravures.

Pourquoi ? Et pourquoi uniquement ces deux mots ?

— Vous croyez que c’est la clé ?

J’en suis convaincu, j’ai toujours pensé que la clé du site se trouvait dans les informations fournies par le livre mais elle se trouve, apparemment, dans celle qui n’y est pas. Le Maître a été le dernier à naître. Le plus jeune de tous. Il lui a fallu des siècles pour se reconnecter à l’Ancien Monde et plus longtemps encore pour acquérir l’influence requise pour détruire les sites d’origine des Aînés. Mais maintenant… maintenant il est revenu dans le Nouveau Monde, à Manhattan. Pourquoi ?

— Pour protéger son propre site d’origine.

La marque céleste l’a confirmé. Mais où est ce site ?

Fet semblait songeur, distrait.

Qu’y a-t-il ?

— Pardon. Je pensais à Eph. Il est sorti. Avec Nora.

Pour aller où ?

— Chercher un médicament. Pour moi.

Il faut protéger le Dr Goodweather. Il est vulnérable.

— Je suis sûr qu’il ne leur arrivera rien, répondit Fet, pris de court.

Mais ce fut à son tour de s’inquiéter.

 

Macy’s, Herald Square, New York

 

 

Eph et Nora sortirent du métro à Pennsylvania Station. C’était là que, deux ans plus tôt, il avait laissé Nora, Zack et la mère de Nora dans une dernière tentative désespérée pour les mettre en lieu sûr hors de la ville avant que New York succombe au fléau des vampires. Une horde de créatures avaient provoqué le déraillement de la rame dans le North River Tunnel, faisant échouer leur évasion, et Kelly était partie avec Zack pour le conduire au Maître.

Ils regardaient une petite pharmacie fermée occupant le coin du grand magasin. Nora observait les passants, humains abattus qui allaient au travail ou en revenaient, se rendaient au poste de rationnement de l’Empire State Building pour échanger des bons de travail contre des vêtements ou de la nourriture.

— Et maintenant ? demanda Eph.

Par-dessus la Septième Avenue, Nora inspectait l’entrée principale du Macy’s, condamnée par des planches.

— Nous allons traverser le magasin pour pénétrer dans la pharmacie. Suis-moi.

Les portes à tourniquet étaient fermées à clé depuis longtemps, les vitres brisées remplacées par des plaques de bois. Le shopping, par nécessité ou pour occuper ses loisirs, n’existait plus. Tout se faisait par cartes de rationnement et par bons.

Eph détacha une planche de contreplaqué de l’entrée sur la 34e Rue. A l’intérieur, « le Plus Grand Magasin du Monde » était un vrai chantier. Présentoirs renversés, vêtements déchirés. Cela ressemblait moins à un endroit pillé qu’à un lieu de bagarre, d’une série de bagarres. Violences d’humains et de vampires.

Ils accédèrent à la pharmacie par le comptoir du magasin. Les étagères étaient presque vides. Nora prit quelques articles, notamment un antibiotique léger et des seringues. Eph subtilisa un flacon de Vicodin pendant qu’elle ne regardait pas et le glissa dans un petit sachet.

En moins de cinq minutes, ils rassemblèrent ce qu’ils étaient venus chercher. Elle le regarda et dit :

— J’ai besoin de vêtements chauds et d’une paire de chaussures solides. Mes pantoufles du camp sont mortes.

Il eut envie de faire une plaisanterie sur les femmes et le shopping, s’en abstint et hocha la tête. Plus au fond, le magasin avait moins souffert. Ils montèrent le célèbre escalator en bois, premier escalier mécanique jamais installé à l’intérieur d’un bâtiment.

Leurs lampes éclairèrent l’espace d’exposition désert, où rien n’avait changé depuis la fin des courses telles que le monde les connaissait. Les mannequins firent sursauter Eph, avec leurs têtes chauves et ces expressions figées qui leur donnaient – à l’instant où ils étaient pris dans le faisceau lumineux – une ressemblance certaine avec les strigoï.

— Regarde la coupe de cheveux, dit Nora avec un léger sourire. Très tendance, en ce moment.

Ils traversèrent l’étage en guettant d’éventuels signes de danger.

— J’ai peur, Nora, avoua soudain Eph, la surprenant. Le plan… J’ai peur et je n’ai pas honte de le reconnaître.

— L’échange sera difficile, convint-elle à voix basse en cherchant sa pointure parmi les boîtes à chaussures d’une pièce de rangement. Je pense que tu devrais dire au Maître que nous voulons mettre la main sur le livre pour le donner à étudier à Quinlan. Le Maître est sûrement au courant, pour l’Enfanté. Tu diras que tu comptes t’emparer du livre dès que tu pourras. D’ici là, nous aurons choisi un endroit où placer la bombe et tu l’y attireras. Il pourra faire venir tous les renforts qu’il voudra. Une bombe est une bombe.

Eph approuva de la tête, chercha sur son visage un signe de trahison. Ils étaient seuls, maintenant : si elle devait lui révéler qu’elle jouait double jeu, c’était le moment.

Elle délaissa d’élégantes boots en cuir pour un modèle plus robuste et sans talons.

— Il faut que le faux livre fasse illusion, dit-il. Il faut qu’il ait l’air vrai. Tout ira si rapidement qu’il suffira qu’il passe le test du premier coup d’œil.

— Fet s’en occupe, déclara-t-elle avec certitude, presque avec fierté. Tu peux lui faire confiance.

Elle se rappela soudain à qui elle parlait.

— Ecoute, Eph. Concernant Fet…

— Ne dis rien. Je comprends. Le monde est foutu, chacun mérite d’être avec ceux qui l’aiment – qui l’aiment par-dessus tout. Curieusement, quitte à ce qu’il y ait quelqu’un d’autre, je suis content que ce soit lui. Parce qu’il donnera sa vie pour qu’il ne t’arrive rien. Setrakian le savait et il a choisi Fet de préférence à moi, et tu le sais aussi. Il est capable de ce que je n’ai jamais su faire : être là pour toi.

Nora se sentit tiraillée par des sentiments contradictoires. C’était Eph dans ce qu’il avait de meilleur : généreux, intelligent, aimant. Elle aurait presque préféré qu’il soit un sale con. Elle voyait maintenant en lui ce qu’il était vraiment : l’homme dont elle était autrefois tombée amoureuse. Son cœur ressentait encore cette attirance.

— Et si le Maître veut que je lui apporte le livre ? demanda-t-il.

— Tu pourrais lui répondre que nous sommes à tes trousses. Qu’il faut que ce soit lui qui vienne à toi. Ou tu peux exiger qu’il t’amène Zack.

Le visage d’Eph s’assombrit quand il songea à l’abject refus du Maître sur ce point.

— Cela pose un problème majeur, argua-t-il. Comment je m’enfuis après avoir déclenché l’engin ?

— Je ne sais pas. Trop de variables, pour le moment. En tout cas, il faudra beaucoup de chance. Et de courage. Je ne te reprocherais rien si tu hésitais.

Elle l’observait attentivement, cherchant une faille dans son comportement… ou une ouverture pour lui révéler sa complicité ?

— Si j’hésitais ? dit-il, pour l’appâter. A aller jusqu’au bout ?

Elle secoua la tête avec une expression inquiète. Aucune trace de duplicité. Et il en fut heureux. Soulagé. Leurs rapports avaient profondément changé mais, au fond, Nora restait la vieille combattante pour la liberté qu’elle avait toujours été. Cela aidait Eph à croire qu’il l’était resté, lui aussi.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-elle.

— Quoi ?

— Tu souriais presque.

— Je pensais simplement que l’essentiel, c’est que Zack retrouve la liberté. Je ferai tout pour ça.

— C’est étonnant, Eph.

— Tu penses que le Maître me croira capable d’une chose pareille ? Vous trahir tous ?

— Je crois que oui. Parce que ça cadre avec sa façon de penser.

Il hocha la tête, content qu’elle ne le regarde pas à cet instant. Si ce n’était pas Nora, qui était le traître ? Pas Fet, impossible. Gus ? Ses fanfaronnades devant Eph ne seraient qu’une couverture ? Joaquin faisait un autre suspect possible. Ces réflexions tortueuses le rendaient encore plus fou.

Tout à coup, il entendit quelque chose dans la zone principale d’exposition. Un léger bruit de mouvement, qu’on attribuait autrefois à des rongeurs mais qui ne pouvait maintenant signifier qu’une seule chose.

Nora l’avait perçu, elle aussi. Ils éteignirent leurs torches.

— Reste ici, murmura-t-il.

Elle comprit que pour que le stratagème soit efficace il fallait qu’il soit seul.

— Et sois prudente.

— Toujours, répondit-elle en saisissant sa lame d’argent.

Eph sortit de la petite pièce en prenant soin de ne pas heurter quelque chose avec la poignée de l’épée qui dépassait de son sac. Il mit sa lunette à vision nocturne, attendit que l’image se stabilise.

Tout semblait immobile. Les mannequins avaient des mains normales, sans longue serre en guise de majeur. Eph tourna à droite et longea le bord de la salle jusqu’à ce qu’il voie un cintre osciller doucement sur un portant circulaire, près de l’escalator.

Il empoigna son épée et gagna rapidement la première marche en bois. L’escalier mécanique arrêté s’enfonçait dans un espace étroit bordé de murs. Eph descendit quelques marches aussi silencieusement qu’il put tout en inspectant l’étage inférieur. Quelque chose le poussait à continuer à descendre, ce qu’il fit.

Il ralentit en parvenant en bas, sentit une odeur. Un vampire était passé par là. Curieux qu’il soit en maraude, seul, et non pas occupé à quelque tâche. A moins qu’on ne lui eût précisément assigné de patrouiller dans ce grand magasin. Eph s’avança. Rien ne bougeait. Il se dirigeait vers une vitrine quand il entendit un léger clic dans la direction opposée.

De nouveau il ne vit rien. La tête baissée, il se faufila entre les portants en direction du bruit. Au-dessus de l’entrée, une pancarte indiquait le chemin à suivre pour les toilettes et le service administratif, et pour l’ascenseur. Eph passa d’abord lentement devant les bureaux en regardant par chaque porte ouverte. Il s’occuperait des portes fermées en revenant sur ses pas après avoir exploré le reste du secteur. Il alla jusqu’aux toilettes, entrouvrit la porte de celles des femmes. Il entra, inspecta chaque cabinet, l’épée à la main.

De retour dans le couloir, il tendit l’oreille, eut l’impression d’avoir perdu la piste fragile qu’il avait suivie. Il poussa la porte des toilettes des hommes, se coula à l’intérieur. Passa devant les urinoirs et ouvrit là aussi la porte de chaque cabinet de la pointe de son épée. Déçu, il se tourna pour ressortir.

Dans une explosion de papier et de détritus, un vampire jaillit de la poubelle cylindrique placée dans le coin derrière la porte, atterrit sur le bord d’un des lavabos, de l’autre côté de la salle. Eph recula en chancelant, jura et fendit l’air de sa lame pour parer l’éventuel surgissement d’un aiguillon. Puis il s’arrêta et prit fermement position pour ne pas se retrouver acculé dans un des cabinets. L’épée brandie, il tourna autour du vampire qui émettait des sifflements, accroupi, agrippé au bord lisse du lavabo, les genoux près de la tête. Eph eut enfin une vision claire de la créature dans la lumière verte de sa lunette. C’était un jeune garçon d’une dizaine d’années, d’origine afro-américaine, avec dans les yeux ce qui semblait être du verre pur.

Un aveugle. Un des renifleurs.

Sa lèvre supérieure se retroussait en une sorte de sourire appréciateur. Ses doigts et ses orteils se crispaient sur la porcelaine, comme s’il allait sauter. Eph gardait la pointe de son arme braquée sur la poitrine du renifleur.

— On t’a envoyé me chercher ?

Oui.

Eph relâcha son attention, étonné. Non par la réponse mais par la voix.

C’était celle de Kelly. Prononçant les mots du Maître.

Il se demanda si Kelly était devenue la responsable des renifleurs. Leur boss, en quelque sorte. Leur dispatcher. Si c’était le cas, si ces enfants vampires aveugles et médiums avaient été placés sous sa gouverne officieuse, c’était à la fois tout à fait approprié et tristement ironique. Kelly Goodweather demeurait une mère poule, jusque dans la mort.

— Pourquoi ça a été si facile, cette fois ?

Tu voulais qu’on te trouve.

Le renifleur bondit mais pas sur Eph. Il s’élança vers le mur opposé, retomba à quatre pattes sur le carrelage du sol. Eph le suivit de la pointe de son épée. Accroupie, la créature le regardait.

Tu vas me tuer, Ephraïm ?

La voix tentatrice de Kelly. Etait-ce son idée de lui envoyer un garçon de l’âge de Zack ?

— Pourquoi me tourmentez-vous ainsi ?

Je pourrais envoyer une centaine de vampires assoiffés t’encercler en quelques instants. Dis-moi pourquoi je devrais m’en abstenir.

— Parce que le livre n’est pas ici. Et – plus important – si vous brisez notre accord, je me trancherai la gorge avant de vous laisser avoir accès à mon esprit.

Tu bluffes.

Eph avança brusquement vers l’enfant, qui détala et courut se réfugier dans un cabinet.

— Vos menaces ne m’incitent pas à croire que vous respecterez votre partie du marché.

Prie pour que je le fasse.

— Intéressant choix de mot, « prie ».

Eph se trouvait maintenant dans l’encadrement de la porte du cabinet et cet endroit des toilettes empestait, faute d’entretien.

— Azraël. Oui, j’ai lu le livre que vous voudriez tellement avoir. Et j’ai discuté avec Quinlan, l’Enfanté.

Alors tu devrais savoir que je ne suis pas Azraël.

— Non, vous êtes les vers qui sont sortis des veines de l’ange meurtrier. Après que Dieu l’eut découpé comme un poulet.

Nous partageons la même nature rebelle. Comme ton fils, j’imagine.

Eph chassa cette pensée, déterminé à ne plus être une cible facile pour le Maître.

— Mon fils ne vous ressemble absolument pas.

N’en sois pas si sûr. Où est le livre ?

— Il est resté caché tout ce temps dans les rayonnages du sous-sol de la Bibliothèque centrale de New York, au cas où vous vous poseriez la question. Je suis censé faire gagner un peu de temps aux autres.

L’Enfanté l’étudie avec passion, je suppose ?

— En effet. Cela vous inquiète ?

Qui n’en est pas digne mettrait des années à le déchiffrer.

— Tant mieux, vous n’êtes donc pas pressé. Je devrais peut-être faire machine arrière, maintenant. Attendre une meilleure offre de votre part.

Et je devrais peut-être découper ton fils comme un poulet.

Eph eut envie d’enfoncer son épée dans la gorge de l’enfant vampire. De faire attendre le Maître encore un peu. En même temps, il ne voulait pas pousser la Créature à bout, pas alors que la vie de Zack était en jeu.

— C’est vous qui bluffez, maintenant. Vous êtes inquiet et vous prétendez ne pas l’être. Vous voulez ce livre à tout prix. Pourquoi si vite ?

Le Maître ne répondit pas.

— Il n’y a pas d’autre traître. Vous ne faites que mentir.

Le renifleur demeurait accroupi, le dos contre le mur.

— Très bien. Comme vous voudrez.

Mon père est mort.

Le cœur de Goodweather manqua un battement, s’arrêta un instant dans sa poitrine. Tant le choc avait été violent, d’entendre la voix de son fils Zack, aussi claire que s’il avait été dans la pièce.

Il tremblait et dut lutter pour refouler le cri furieux montant dans sa gorge.

— Espèce de…

Le Maître revint avec la voix de Kelly :

Tu m’apporteras le livre dès que tu pourras.

Eph craignit un instant que son fils n’ait été changé en vampire. Mais non : le Maître avait seulement jeté la voix de Zack dans la tête d’Eph par l’intermédiaire du renifleur.

— Soyez maudit !

Dieu a essayé de me maudire. Et où est-il, maintenant ?

— Pas ici, dit Eph en abaissant un peu sa lame. Pas ici.

Non. Pas dans les toilettes pour hommes d’un grand magasin déserté. Pourquoi ne libères-tu pas ce pauvre enfant, Ephraïm ? Regarde ses yeux aveugles ? L’abattre ne te procurerait pas une vive satisfaction ?

Eph regarda dans les yeux vitreux et fixes ; il vit le vampire… mais aussi l’enfant qu’il était autrefois.

J’ai des milliers de fils. Ils me sont tous absolument fidèles.

— Vous n’avez qu’un seul véritable rejeton. L’Enfanté. Et tout ce qu’il souhaite, c’est vous détruire.

Le renifleur s’agenouilla et leva le menton, offrant son cou à Eph, les bras pendant mollement le long du corps.

Prends-le, Ephraïm, et qu’on en finisse.

Les yeux morts fixaient le néant, comme ceux d’un suppliant attendant les ordres de son seigneur. Le Maître voulait qu’il exécute cet enfant. Pourquoi ?

Eph dirigea la pointe de la lame vers le cou exposé du jeune garçon.

— Voilà. Poussez-le vers mon épée si vous voulez qu’il soit libéré.

Tu n’as pas envie de le tuer ?

— Si. Mais je n’ai aucune raison de le faire.

Le renifleur ne bougea pas ; Eph recula et écarta son épée. Quelque chose n’allait pas.

Tu es incapable de tuer ce garçon. Tu te caches derrière une faiblesse en la qualifiant de force.

— La faiblesse, c’est de céder à la tentation, la force, c’est de lui résister.

La voix de Kelly résonnant encore dans sa tête, il regarda le renifleur. Sans Kelly, la créature n’avait aucun accès à Eph. Et c’était le Maître qui projetait la voix de Kelly en lui pour tenter de le déconcentrer, de l’affaiblir, mais le vampire Kelly pouvait être n’importe où à cet instant. N’importe où. Eph sortit des toilettes et se précipita dans l’escalator pour retourner à l’endroit où il avait laissé Nora.

 

Longeant le mur, Kelly passait à pas feutrés devant les portants. L’odeur de la femme flottait encore dans la pièce de rangement, derrière le rayon des chaussures… mais les battements de son cœur résonnaient de l’autre côté de l’espace d’exposition. Kelly approcha de la cabine d’essayage. Nora Martinez attendait dans l’encadrement de la porte avec une épée d’argent.

— Bonjour, sale garce, lui lança Nora en guise de salut.

Bouillonnante de rage, Kelly appela mentalement les renifleurs à la rescousse. Elle n’avait pas d’angle d’attaque. L’arme d’argent étincela dans son champ de vision tandis que la femme chauve s’approchait d’elle.

— Tu te laisses vraiment aller, lui asséna Nora en contournant une caisse enregistreuse. Le rayon maquillage se trouve au rez-de-chaussée, à propos. Et il te faudrait peut-être aussi un col roulé pour couvrir ce vilain cou de dindon.

Une renifleuse s’approcha en bondissant, s’arrêta près de Kelly.

— Shopping entre mère et fille, comme c’est charmant, s’extasia Nora. J’ai des bijoux en argent que j’aimerais vous faire essayer…

Elle leva son arme ; Kelly et la renifleuse se contentèrent de la regarder fixement.

— Avant, j’avais peur, avoua Nora. Dans le tunnel du métro, j’avais peur de vous. Plus maintenant.

Elle décrocha la Luma pendant à son sac, alluma la lampe noire alimentée par piles. Les rayons ultraviolets repoussèrent les vampires, la renifleuse gronda et recula, à quatre pattes. Kelly demeura immobile, pivotant simplement tandis que Nora s’éloignait d’elles, retournait vers l’escalier. A l’aide des miroirs, elle surveillait ce qui se passait derrière elle, et c’est ainsi qu’elle aperçut la forme floue bondissant de la rampe.

Nora se retourna et enfonça sa lame dans la bouche du renifleur, presque aussitôt libéré par l’argent fulgurant. Elle retira son épée et fit volte-face, prête à une nouvelle attaque.

Kelly et la renifleuse avaient disparu. C’était comme si elles n’avaient jamais été là.

— Nora ! appela Eph de l’étage en dessous.

— J’arrive ! cria-t-elle en descendant les marches de bois.

Il l’accueillit en bas de l’escalator, remarqua le sang blanc luisant sur sa lame.

— Ça va ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête, prit un foulard sur un présentoir proche pour essuyer son épée.

— Je suis tombée sur Kelly, là-haut. Elle t’embrasse.

Il baissa les yeux vers l’arme.

— Est-ce que tu…

— Non, malheureusement. Juste un de ses petits monstres adoptifs.

— Sortons d’ici, décida Eph.

Nora s’attendait à moitié à ce qu’un essaim de vampires les guette dehors ; mais non. Rien que des humains entre boulot et maison, les épaules voûtées sous la pluie.

— Comment ça s’est passé avec le Maître ? voulut savoir Nora.

— C’est un salaud. Un vrai salaud.

— Mais tu crois qu’il a mordu ?

Eph n’arrivait pas à la regarder dans les yeux.

— Oui. Il a mordu.

Sur ses gardes, il inspectait les trottoirs en avançant.

— Où allons-nous ? demanda Nora.

— Continue à marcher.

De l’autre côté de la 36e Rue, il s’arrêta, passa sous la voûte d’un marché couvert. A travers les gouttes de pluie, il regarda les toits. Là-haut, de l’autre côté de la chaussée, un renifleur sauta d’un immeuble à un autre.

— Ils nous suivent, dit Eph. Viens.

Ils se remirent à marcher en tentant de se fondre dans la foule.

— Il faut qu’on tienne jusqu’à midi.

Université Columbia

 

 

Eph et Nora retournèrent sur le campus désert peu après l’aube, certains de ne pas avoir été suivis. Eph supposait que Quinlan devait être dans les sous-sols, en train d’étudier le Lumen. Ils avaient pris cette direction quand Gus les intercepta – ou plus exactement quand il intercepta Nora, avec qui Eph se trouvait encore.

— T’as le médoc ? demanda Gus.

Nora lui montra le sac gonflé de leur butin.

— C’est Joaquin, ajouta-t-il.

Elle s’arrêta, pensa aussitôt à un affrontement contre des vampires.

— Que s’est-il passé ?

— Faut que tu le voies. C’est moche.

Ils entrèrent à sa suite dans une salle de cours où Joaquin était allongé sur un bureau, une jambe de pantalon retroussée. Son genou était gonflé en deux endroits. Le voyou souffrait beaucoup. De l’autre côté du bureau, Gus attendait des réponses.

— C’est comme ça depuis combien de temps ? demanda Nora à Joaquin.

— Je ne sais pas, répondit-il avec une grimace luisante de sueur. Un bout de temps.

— Je vais palper, prévint-elle.

Joaquin se raidit et elle toucha les chairs gonflées autour du genou, remarqua sous la rotule une petite plaie, longue de moins de trois centimètres et incurvée, aux bords jaunis et croûteux.

— Tu t’es blessé quand ?

— J’en sais rien. Je crois que je me suis cogné au camp du sang. J’ai pas fait gaffe tout de suite.

— Pendant que tu rôdais seul, intervint Eph, tu es entré dans un hôpital ou un centre de soins ?

— Euh… sûrement. Ouais, à Saint Luke.

Eph regarda Nora, leur silence exprimant la gravité du moment.

— De la pénicilline ? suggéra-t-elle.

— Peut-être. Il faut réfléchir. Rallonge-toi, Joaquin, nous revenons dans un instant.

— Attends, doc. Ça a l’air sérieux, mon truc.

— C’est infecté, manifestement. Dans un hôpital, ce serait facile à soigner. Le problème, c’est qu’il n’y a plus d’hôpitaux. Les humains malades sont simplement éliminés. Voilà pourquoi nous devons en discuter.

Joaquin hocha la tête sans paraître convaincu et s’étendit de nouveau sur le bureau. Sans un mot, Gus suivit Eph et Nora dans le couloir.

— Pas de pipeau, exigea-t-il en regardant surtout Nora.

Elle secoua la tête.

— Une bactérie, très résistante. Il s’est peut-être blessé au camp, mais il a attrapé ça dans un établissement médical. La bestiole peut vivre longtemps sur les instruments, les surfaces. Elle est coriace, et redoutable.

— OK, dit Gus. Vous avez besoin de quoi ?

— Nous avons besoin de quelque chose qu’on ne trouve plus et que nous étions justement partis chercher. De la vancomycine.

Il y avait eu une ruée sur la vancomycine pendant les derniers jours du fléau. Des experts médicaux déroutés, des professionnels qui auraient dû savoir qu’ils provoqueraient une panique, avaient suggéré à la télévision « ce médicament de dernier recours » comme traitement possible contre la souche encore non identifiée qui se répandait dans tout le pays à une vitesse incroyable.

— Et même si nous trouvions de la vancomycine, poursuivit Nora, il faudrait un long traitement pour le débarrasser de cette infection. Ce n’est pas une piqûre de vampire, mais en terme d’espérance de vie, cela revient au même.

— Si nous pouvions lui injecter des médicaments par intraveineuse, ça ne ferait que retarder l’inéluctable, diagnostiqua Eph.

Gus le regarda comme s’il allait le frapper.

— Doit bien y avoir un autre moyen. Vous êtes docteurs, bordel…

— Sur le plan médical, nous sommes revenus au Moyen Age, déclara Nora. Comme nous ne fabriquons plus de médicaments, les maladies que nous pensions avoir vaincues sont de retour et nous font mourir jeunes. En maraudant par-ci par-là, nous pouvons peut-être trouver quelque chose pour le soulager…

Elle se tourna vers Eph, Gus aussi. Il défit de son dos le sac dans lequel il avait glissé le Vicodin, ouvrit la fermeture à glissière d’un soufflet, en tira une petite trousse pleine de tablettes et de pilules. Des dizaines, de formes, de couleurs et de dimensions différentes. Il choisit deux Lorcet à faible dose, quelques Percodan et quatre Dilaudid à deux milligrammes.

— Commence par lui donner ça, dit-il en indiquant les Lorcet. Garde les Dilaudid pour la fin.

Il remit le reste du contenu de la trousse à Nora.

— Prends-les. Je n’en ai plus besoin.

Gus regarda les pilules qu’il avait dans la main.

— Ça ne le guérira pas ?

— Non, répondit Nora. Ça calmera seulement la douleur.

— Et si, vous savez… si on lui coupait la jambe ? Je pourrais le faire.

— Il n’y a pas que le genou qui est infecté, argua Nora en lui touchant le bras. Je suis désolée. Vu la situation, nous ne pouvons pas faire grand-chose.

Gus fixait les médicaments comme s’ils étaient des morceaux brisés de Joaquin.

Fet entra, les épaules de son manteau mouillées par la pluie. Il ralentit, troublé par cette scène étrange, Eph, Nora et Gus partageant un moment d’émotion.

— Il est là, annonça-t-il. Creem. Dans le garage.

Gus referma le poing sur les pilules.

— Allez-y. Occupez-vous de ce tas de merde. Je vous rejoindrai.

Il retourna auprès de Joaquin, caressa son front moite et l’aida à avaler les médicaments. Gus savait qu’il disait adieu à la seule personne au monde à qui il tenait encore. La seule qu’il aimait vraiment. Son frère, sa mère, ses compas les plus proches : tous étaient morts, maintenant. Il ne lui restait personne.

 

Dehors, Fet regarda Nora.

— Tout va bien ? Vous avez mis le temps.

— On nous a suivis, expliqua-t-elle.

Eph les regarda s’enlacer et dut feindre l’indifférence.

— Quinlan avance, avec le Lumen ? demanda-t-il lorsqu’ils s’écartèrent l’un de l’autre.

— Non, répondit Fet. Ça se présente mal.

Ils traversèrent la Low Plaza, aux allures d’amphithéâtre grec, passèrent devant la bibliothèque et gagnèrent la lisière du campus, où se trouvait le bâtiment de maintenance. Le Hummer jaune de Creem était dans le garage. Le chef de bande bling-bling avait sa main grassouillette posée sur un chariot de supermarché rempli des armes semi-automatiques que Gus lui avait promises. Son large sourire découvrait des dents argentées qui brillaient comme celles du chat du Cheshire dans sa grande bouche.

— Je vais faire du dégât avec ces pistolets à bouchon, dit-il en en braquant un sur la porte ouverte du garage.

Il regarda Fet, Eph et Nora.

— Il est où, le Mex ?

— Il nous rejoindra plus tard, répondit Fet.

Le chef des Saphirs rumina l’information avant de sembler estimer que ça ne posait pas de problème.

— Vous parlez en son nom ? J’ai fait une offre intéressante à ce bouffeur de fayots.

— Nous en sommes tous conscients.

— Et ?

— Nous paierons ce qu’il faudra. Mais d’abord, on veut voir le détonateur.

— Ouais, bien sûr. Ça peut s’arranger.

— S’arranger ? s’étonna Nora.

Elle regarda l’horrible 4x4 jaune.

— Je pensais que tu l’avais apporté…

— Apporté ? Je ne sais même pas à quoi ça ressemble. Vous me prenez pour MacGyver ? Non, je vous montre où il faut aller. Arsenal militaire. Si y en a pas là, y en a nulle part.

Nora échangea un regard avec Fet. Manifestement, ce Creem était un bel enfoiré.

— Tu nous conduis au magasin ? C’est ça, ta grande contribution ?

Creem lui sourit.

— L’info et l’accès au lieu. C’est ce que je mets sur la table.

— Pourquoi tu es venu ici si tu n’as pas encore le détonateur ?

Il brandit l’arme non chargée.

— Pour prendre mes flingues et avoir la réponse du Mex. Avec un peu de munitions pour ces petits engins…

Il ouvrit la portière côté chauffeur, extirpa quelque chose glissé entre les sièges avant : une carte du New Jersey, avec une autre carte, dessinée à la main, agrafée dessus.

— Voilà ce qu’il nous donne contre l’île de Manhattan, dit Nora à Fet et à Eph en leur montrant les cartes. Les Indiens ont fait une bien meilleure affaire que nous…

Creem eut l’air amusé.

— C’est une carte de l’arsenal de Picatinny. Vous voyez, il se trouve là, dans la partie nord des Skylands du New Jersey, à cinquante, soixante kilomètres seulement d’ici. Un terrain militaire immense contrôlé maintenant par les suceurs de sang. Je sais comment y entrer. Ça fait des mois maintenant que j’y pique des munitions. Mais le stock s’épuise, c’est pour ça que je suis là.

Il tapota les armes en les chargeant à l’arrière de son Hummer.

— Pendant la guerre de Sécession, c’était déjà un endroit où l’armée entreposait de la poudre. Juste avant que les vampires s’en emparent, c’était un centre de recherches et de fabrication de l’armée.

Fet leva les yeux de la carte.

— Ils ont des détonateurs ?

— S’ils n’en ont pas, personne n’en a. J’ai vu des mèches et des systèmes de retardement. Faut savoir le modèle dont vous avez besoin. Elle est ici, votre bombe nucléaire ? Je demande juste ça comme ça…

Fet ne répondit pas à cette question.

— Elle fait environ un mètre sur un mètre cinquante. Portable mais plus grande qu’une valise. Lourde. Comme un petit tonneau ou une poubelle.

— Vous trouverez quelque chose qui marchera. Ou pas. Je garantis rien, sauf de vous amener là-bas. Ensuite, vous emmenez votre machin le plus loin possible et vous voyez si ça marche. Y a pas de remboursement possible. Si ça pète pas, c’est votre problème, pas le mien.

— Tu ne nous offres quasiment rien, au total, estima Nora.

— Vous voulez faire les magasins quelques années de plus ? Vous gênez pas.

— Je suis contente que ça t’amuse.

— Ah, ça, je m’éclate, ma poule. Le monde entier me fait rigoler. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Que je chiale ? Cette histoire de vampire est une blague énorme et, comme je vois les choses, on fait avec ou pas.

— Et toi, tu fais avec ?

— Je vais te dire, beauté chauve : personne ne m’empêchera de faire avec, et longtemps s’il le faut. Alors, vous, les rebelles, vous avez intérêt à allumer la mèche de ce machin loin de l’île. Prenez un morceau du… du Connecticut, par exemple. Mais mettez pas les pieds sur mon territoire. Ça fait partie du marché.

Fet souriait, à présent.

— Qu’est-ce que tu comptes faire avec cette île, quand elle sera à toi ?

— Je sais même pas. Personne peut voir si loin. J’ai jamais été propriétaire. Y a des travaux à prévoir, mais il est unique, ce coin. Je pourrais peut-être en faire un putain de casino. Ou une patinoire – pour vous, ça change rien.

Gus entra, les mains profondément enfoncées dans les poches, le visage crispé. Il portait des lunettes noires, mais si on regardait attentivement – comme le fit Nora – on pouvait voir qu’il avait les yeux rouges.

— Ah, le vlà ! s’exclama Creem. On a un accord hein, Mex ?

Gus hocha la tête.

— On a un accord.

— Attends, il ne nous donne rien à part ces cartes, protesta Nora.

Gus hocha de nouveau la tête : il n’était pas encore vraiment sur le coup.

— Ça peut se faire quand ?

— Pourquoi pas demain ? proposa Creem.

— Entendu pour demain. A une condition. Tu restes ici. Avec nous. Tu nous conduis là-bas avant l’aube.

— Tu me tiens à l’œil, Mex ?

— On te nourrira, promit Gus.

Creem hocha la tête.

— Ça marche. A point, mon steak, je te rappelle.

Il referma le coffre de son Hummer.

— C’est quoi, votre plan, à propos ?

— T’as pas vraiment besoin de le savoir, répondit Gus.

Creem les regarda tour à tour.

— On peut pas le piéger, cet enculé, j’espère que vous le savez.

— On peut si on a quelque chose qu’il veut, rétorqua Gus. Quelque chose dont il a besoin. C’est pour ça que je t’ai à l’œil…