CHAPITRE XII

Quand il se tut, la flaque de sang s’était notablement élargie à mes pieds. Mais je la contemplais sans la voir vraiment. Mon cerveau n’était plus que tourbillons et tempêtes. 

J’étais abasourdi, assommé par ses révélations ! Il ne me vint pas à l’esprit de les mettre en doute : Jill Tarr allait mourir. Les Raffs ne mentent pas quand la mort les caresse. 

J’émergeai doucement de mon état de choc et relevai la tête. Mon regard se perdit dans le regard clair du félin. Un lien intangible mais d’une force incroyable nous relia soudain l’un à l’autre, un lien qui s’appelle compréhension. 

 J’accepte, dis-je enfin sans que ma volonté entre en jeu. J’accepte de t’assister. Je considère comme un très grand honneur de devenir ainsi ton frère d’esprit. 

Une lueur de contentement dans les prunelles fut la seule réaction du mourant. Par ces mots, je donnais un sens à sa mort. Mieux, je justifiais le sacrifice des Raffs de sa génération. Pour la première fois, un Humain allait accompagner un Raff tout au long de la Cérémonie du Kriss : un symbole qui aurait d’autant plus d’impact que ce Raff n’était pas n’importe quel Raff, et cet Humain pas n’importe quel Humain. 

Il était Jill Tarr al Raff, Guide Suprême de la nation Raff, dernier survivant du gouvernement qui, vingt ans plus tôt, avait négocié la reddition de son peuple avec l’envahisseur terrien. 

J’étais Daniel Ivols, ex-Tueur d’Elmendorf, j’était Nanook le Zonard, chasseur d’ours et de Chiens, et, à ce titre doublement renégat. 

Mais aussi doublement crédible. 

Nous étions les seuls représentants de chaque espèce capables de dénouer la crise dans l’honneur. 

Je pris avec recueillement le pectoral que me tendait le Félin et allai le poser sur un débris métallique afin qu’il enregistre la Cérémonie du Kriss. 

Puis je détachai de ses hanches broyées le suspensoir de plomb finement ciselé qui protégeait ses testicules et contenait le sperme lyophilisé qui assurerait sa descendance. Par ce geste, je lui permettais de se soumettre avec sérénité au rituel puisque je m’engageais à transmettre ce suspensoir, symbole de sa virilité et de son pouvoir, à celui qu’il avait désigné pour lui succéder. 

Surtout, j’allais permettre à son peuple de laver la honte de sa défaite. 

Il se recueillit quelques minutes à peine. Son temps était compté. L’honneur lui imposait de réduire la phase purificatrice de la cérémonie. Lorsqu’il se sentit prêt, les yeux toujours fermés, il leva ses deux bras de colosse au ciel, invoquant je ne sais quelle divinité. Puis il posa ses griffes sur son crâne et, avec lenteur, il se lacéra le scalp, puis le cou, puis le torse, jusqu’à ce que ses griffes crissent sur le carcan métallique lui cisaillant le corps. 

Le Raff striait sa fourrure de profonds sillons sanglants tout en parlant d’une voix posée, et ses ultimes propos, je le sentais confusément, rejoignaient ceux de Roll Tass pour s’opposer à ceux des milliers d’ancêtres qui, avant eux, s’étaient soumis à la grande cérémonie. 

Je suis Jill Tarr al Raff, Guide Suprême de mon peuple, et j’ai pu mériter cet honneur parce que mes gènes sont purs de toute tare, parce que je suis l’œuvre de milliers de grands ancêtres qui ont tous œuvré dans ce sens… Un Humain se trouve à mes côtés… un Primate aux gènes primitifs et impurs. Je l’ai pourtant jugé digne de m’assister. Sa descendance, s’il en a une, ne sera peut-être pas digne de lui. Son ascendance ne l’était peut-être pas. Et il en est ainsi de tous les Hommes exceptionnels que cette planète a portés… 

« L’espèce humaine ne cultive pas ses grands Hommes, contrairement à nous. Pourtant, elle voit naître à chaque génération des milliers d’individus qui n’attendent que l’occasion de se transcender et d’atteindre des sommets que nous croyions réservés aux plus purs d’entre nous… 

« Mon cœur est triste à cette pensée, mais dans notre incessante recherche de l’absolu, nous avons peut-être définitivement perdu ce qui fait la force d’une espèce primitive : la variance, cette dérive génétique continue qui lui permet de produire sans cesse l’individu capable d’affronter chaque nouvelle difficulté, de résoudre chaque nouveau problème… » 

* 

* * 

Mon frère d’esprit a mis cinq heures pour mourir. Il a su doser ses souffrances afin de les prolonger le plus longtemps possible. 

J’ai parfois eu du mal à rester impassible, et j’ai quitté le lieu de la cérémonie, la mémoire encombrée d’images atroces. 

Si la vie ne m’avait aussi terriblement durci, je n’aurais sans doute pas été capable d’assumer mon rôle ainsi que je l’ai fait. 

Jill Tarr s’est infligé les plus horribles mutilations que les humains puissent imaginer. Mais il n’a cessé, jusqu’au bout, de méditer sur la grandeur et le destin de nos espèces respectives. 

Grâce à lui, j’en ai plus appris sur les miens qu’en quarante ans de vie. Il m’a dessillé les yeux. Il m’a appris à raisonner à l’échelon cosmique. Il m’est devenu aussi cher que le furent Joan et Ada. 

Aussi, quand j’ai senti que la statue de chair sanguinolente qu’il était devenu allait rendre son dernier souffle de vie, ai-je fait une entorse au rituel du Kriss : j’ai adressé la parole au géant agonisant. 

Je ne suis qu’un primate. Je pouvais me le permettre. 

 Les Terriens pleurent la mort de ceux qu’ils aiment. J’ai pleuré celle de ma femme et de mon enfant. Je pleurerai la tienne, mon frère d’esprit. 

Ma voix s’est enrouée. Je n’ai pu poursuivre. L’être informe a lentement baissé le front en guise de remerciement. 

Il n’aurait pu me répondre. 

Sa tête n’était plus qu’un crâne scalpé, aux orbites éclatées, aux joues inexistantes. Il n’y avait pas un centimètre de son torse qui n’ait été lacéré ou arraché, exception faite des muscles intercostaux indispensables à la respiration. Ses bras eux-mêmes n’avaient plus que quelques rares muscles intacts, ceux qui, au prix d’un terrible effort, lui avaient permis de se sectionner les cordes vocales, ultime blessure indiquant qu’il venait de livrer tous les enseignements tirés de sa vie. 

Peu après, l’énorme carcasse s’était mise à osciller. 

Jill Tarr avait atteint la dernière étape. Le cerveau hurlant de douleur et de fierté mêlée, il attendait les ténèbres qui le délivreraient. 

Mais il luttait. Il luttait encore contre la mort qui allait lui voler sa souffrance et sa gloire. 

Il mourut le torse droit, la tête haute. 

L’énorme poitrine se gonfla une dernière fois sur une inspiration plus profonde que les autres, puis, avec un long soupir, le grand corps supplicié s’abattit comme une masse sur le morceau de ferraille qui l’avait empalé. 

Un dernier soubresaut le secoua, faisant gicler les dernières gouttes de sang. 

Jill Tarr n’existait plus. 

Je n’avais plus devant moi qu’un cadavre informe, un tas de viande écœurant.