CHAPITRE X

Je n’avais jamais eu l’occasion de monter à bord d’un glisseur, mais je ne me sentais pas dépaysé. L’habitacle était aussi dépouillé que celui des navettes que j’avais eu l’occasion de piloter en tant que cyborg. Il ne comportait que les deux sièges sur lesquels nous étions assis, le Raff et moi, et un écran montrant une carte détaillée de l’Amérique du Nord. 

L’engin fonçait à vive allure, je le savais parce que le pointillé symbolisant notre avance s’allongeait de façon perceptible sur la carte. Nous ne ressentions pourtant aucune accélération, aucune force centrifuge malgré les changements brutaux de direction que révélait le graphisme. Le glisseur évitait manifestement de survoler les zones à forte densité de population, ce qui sous-entendait, par ailleurs, qu’il avait les moyens d’échapper à la surveillance des satellites. 

Telle qu’elle était, notre trajectoire pouvait tout aussi bien aboutir à Los Angeles qu’à New York. Mais je ressentais une excitation joyeuse qui n’avait rien à voir avec le fait que Jill Tarr venait de me sauver la vie : nous nous dirigions vers la Zone. Je le sentais par toutes les fibres de mon corps. 

Jill Tarr me regardait, une lueur étrange au fond des yeux. Je compris que le moment des explications était venu. 

 J’aimerais bien comprendre, dis-je tranquillement. 

 Je sais. Tu en as d’ailleurs gagné le droit. 

Mais il se tut, attendant mes questions. Je réprimai mon irritation. Attendre les questions est le meilleur moyen d’en dire le moins possible. 

 Joanna et Félice ! Pour qui travaillent-ils, en fin de compte ? Je ne comprends rien à cet imbroglio ! 

 Celui que tu appelles Félice n’a jamais fait partie du M.O.R.T. Il est par contre l’un des meilleurs collaborateurs des Trois. C’est son équipe qui a réussi à identifier, puis à infiltrer la filière que tu as malencontreusement utilisée pour quitter la Zone. Un travail de contre-espionnage remarquable. Tout à fait digne des humains ! Joanna Guanvista, elle, est une authentique clandestine du M.O.R.T., même si elle adhère sincèrement à la plupart des idées du G.B. Elle ne t’a pas trahi, contrairement à ce que tu peux légitimement croire. Elle t’a sauvé une seconde fois en faisant mine de te livrer. Je pense que tu l’as compris, à présent. 

 Je ne suis qu’un Primate, ironisai-je. Il faut tout m’expliquer ! 

Lueur d’amusement dans les prunelles claires. 

 Le meurtre des Chiens qui vous ont contrôlés a révélé à Félice – continuons à l’appeler ainsi – que tu avais réussi à gagner Itapuca. Il a aussitôt fait encercler la ville. Il t’aurait été impossible de la quitter comme tu as quitté Rio. Parallèlement, les ordinateurs de ses services ont effectué un énorme travail de compilation. Tu as pu échapper aux recherches, à Rio, parce que les favelados ne sont pas fichés pour la plupart. Mais il n’y a plus de favelas à Itapuca. Les habitudes de chaque habitant sont mémorisées. 

« Je t’épargne les détails. Sache simplement que Joanna Guanvista s’est trouvée sur la liste de la centaine de suspects retenus par les ordinateurs, parce que le lieu du meurtre est à proximité du trajet qu’elle effectue chaque jour de son domicile à son lieu de travail, et parce que l’heure du meurtre coïncidait avec celle de son retour. 

« Lorsqu’elle est allée prévenir le responsable local du M.O.R.T. de ce qui se tramait, elle a appris qu’elle faisait partie des suspects que les Chiens s’apprêtaient à interroger. Elle n’avait pas le choix. Il lui fallait les prendre de vitesse. En te dénonçant, en prétendant avoir endormi ta méfiance pour pouvoir te livrer, elle se préservait tout en leur permettant de te capturer vivant. Ta mort n’aurait été utile à personne. » 

Une joie immense me gonflait la poitrine. La trahison supposée de Joanna m’avait presque autant secoué que la mort des miens, car j’avais reporté sur elle tout mon amour frustré. Je m’efforçai pourtant de rester impassible. 

 Quel est le but réel du M.O.R.T. ? Quels intérêts sert-il ? Ceux des Humains, ou ceux des Raffs ? 

 Il sert l’intérêt commun de nos deux espèces, mais peut-être n’es-tu pas encore prêt à comprendre cela. 

La réponse ambiguë me laissa sur ma faim. Je remis à plus tard la résolution de ce mystère. 

 Et toi ? Quel est ton rôle ? Pourquoi es-tu venu assister à mon interrogatoire ? Qui est ce type qui a descendu les deux Chiens ? 

 Cet homme est un combattant du M.O.R.T. Il attendait que je t’identifie comme étant bien Daniel Ivols pour nous débarrasser de tes geôliers. Ainsi, je t’aurais aidé même s’il n’y avait pas eu ta vie pour racheter la mienne ! 

Il se tut, me laissant digérer ces stupéfiantes révélations. Mais il restait une question à laquelle il n’avait pas répondu : 

 Quel est ton rôle ? Quelle est ta position vis-à-vis du M.O.R.T. ? 

Il me donna la réponse attendue, une réponse qui m’aurait semblé incroyable quelques heures plus tôt : 

 Depuis le sacrifice de Roll Tass, j’en suis le chef suprême !