CHAPITRE VIII

Elle reposait à côté de moi, allongée sur le ventre, alanguie. Je caressais paresseusement la courbe de ses reins, l’arrondi de ses fesses, le modelé de ses cuisses. Elle gardait les yeux fermés, un sourire détendu étirant ses lèvres sombres. 

 Je peux te poser une question ? murmura-t-elle sans ouvrir les yeux. Une question intime, je veux dire. 

 Bien sûr. 

 C’est vrai que dans la Zone les femmes appartiennent à tout le monde ? 

Je ne pus m’empêcher de rire. 

 Décidément, vous nous connaissez bien mal ! Non ! Bien sûr que non, ce n’est pas vrai ! Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la liberté sexuelle est totale. Une Zonarde qui aurait eu envie de faire l’amour n’aurait pas fait autant de chichis que toi ! 

Elle ouvrit un œil malicieux et me tira la langue. 

 Goujat ! Dis-toi bien qu’en temps normal, tu n’aurais eu aucune chance ! Mais j’étais bouleversée par la mort de… de cet homme… j’avais besoin de réconfort. 

Elle frissonna, et chassa ce pénible souvenir en reposant sa question. 

 On raconte des choses si surprenantes sur la Zone… j’ai vu plusieurs reportages holovisés, comme tout le monde, j’ai aussi discuté avec d’anciens Zonards. 

 Et les uns comme les autres insistent sur le cliché archi classique du Zonard lubrique et partouzard, évidemment ! 

 C’est à peu près ça, oui. 

 Eh bien, cette fois, c’est moi qui t’accuse de juger sans savoir ! Tout d’abord, sache que ces anciens Zonards, comme tu dis, ne sont rien d’autre que des Collabos repentis. Ils gagnent la Zone pour fuir la Nouvelle Société qu’ils décrètent invivable, et quand ils y reviennent, c’est la queue entre les jambes, parce qu’ils n’ont pas été capables de s’adapter à notre genre de vie. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils en rajoutent. 

« Quant aux fameux reportages que tu as vus, j’imagine volontiers ce qu’ils ont pu montrer. Les reporters ou soi-disant reporters qui parcourent la Zone ont pour consigne de monter en épingle tout ce qui est susceptible de choquer les Collabos et de les conforter dans l’idée que les Zonards ne sont qu’un ramassis de pouilleux et de pervers en tous genres ! » 

 Et ce n’est pas vrai ? 

 Pas vraiment. Je suis d’accord sur le fait que la Zone n’attire que la lie de l’humanité. Mais elle façonne les migrants. Elle les transforme. Elle en fait une nouvelle race d’hommes, ou elle les rejette sans pitié, comme ces soi-disant anciens Zonards : ils jouent les anciens combattants pour se cacher à eux-mêmes leur double échec. 

 Mais ceux qui refusent vos règles sans pour autant vouloir quitter l’Arctique ? Ou qui veulent imposer leur propre façon de vivre ? 

 Personne ne peut désirer imposer sa façon de vivre dans la Zone, pour la simple raison que chacun peut y trouver une communauté conforme à ses goûts ou à ses rêves. 

 Je parlais des bandes organisées, précisa-t-elle. 

 Ah ! oui ! C’est vrai qu’on voit régulièrement débarquer des bandes de petits malfrats qui s’imaginent qu’ils vont faire impunément la loi chez nous, et racketter les familles isolées, voire des villages entiers. C’est parce qu’ils nous connaissent aussi mal que le reste du monde ! 

Nous sommes des gens bizarres par bien des côtés ! Il n’y a pas pires individualistes que nous dans la mesure où nous n’acceptons pas qu’on foute le nez dans nos affaires ! Mais dès que la survie d’un seul compère est en jeu, nous sommes unis comme les doigts de la main ! Malheur à qui nous cherche ! 

J’eus un sourire cruel. 

 La chasse aux racketteurs, c’est notre chasse à nous ! Ces fumiers ne font jamais de vieux os ! 

 Les Chiens laissent faire ? 

 Bien obligés ! L’une des rares concessions que nous aient fait ces salauds de Trois, c’est de nous laisser exercer notre propre loi sur notre territoire ! Il n’y a ni flic ni juge, chez nous ! Mais chacun d’entre nous est à la fois l’un et l’autre ! 

Elle se retourna sur le dos, le visage pensif. 

 C’et vraiment étrange que nos deux communautés se connaissent aussi mal ! Il ne se passe pourtant pas une journée sans qu’une chaîne ou une autre ne présente un reportage sur la Zone ! 

Je me mis à caresser son ventre. De fines gouttes de sueur faisaient briller sa peau sombre, et je pus croire un instant que toute ma vie allait être à l’image de cette journée : calme et sereine. Je me laissai aller un peu plus loin sur le chemin des confidences. 

 Je viens de te le dire. Les journalistes qui viennent dans la Zone ont des consignes précises. Et quand je dis qu’ils viennent dans la Zone… ils se contentent le plus souvent de filmer en catimini un coin de toundra au téléobjectif ! Ils se font très discrets depuis quelques années ! 

Un souvenir précis fit naître un sourire sur mon visage rugueux. 

 Il faut dire que nous avons l’hospitalité sélective, contrairement à la légende. Je pourrais t’en raconter plus d’une sur les bévues commises par ces connards en quête de sensationnel ! La plus classique est sans doute celle qui a coûté une demi-douzaine de dents au dernier qui est venu nous regarder sous le nez, à Pingobrown ! Persuadé que toute la Zone n’était qu’un vaste lupanar et que les Zonardes ne demandent qu’à se faire sauter, il a voulu se faire une voisine devant son mari : l’hospitalité des Zonards, il y croyait dur comme fer, ce crétin ! Manque de pot, le couple en question n’était pas amateur de trio ! Le gars s’est pris une telle trempe qu’il a raconté tout ce qu’on a voulu ! Et même ce qu’on ne lui demandait pas ! C’est comme ça qu’on a su quel genre de consignes il avait reçues. Le plus incroyable, c’est qu’il ait lui-même cru aux conneries qu’on lui demandait de faire avaler aux autres ! On fait pas mieux dans le genre auto-intoxication ! De toute façon, le plus simple bon sens devrait te faire admettre que le G.B. n’a pas intérêt à présenter la Zone sous son meilleur aspect. Elle ne doit séduire que les véritables inadaptés, pour jouer correctement son rôle ! 

 Ce n’est donc pas vrai que vous organisez des orgies ? demanda l’obstinée jeune femme. 

 Si, c’est vrai ! Je mentirais comme un arracheur de dents si je prétendais le contraire ! Mais les orgies sont un cas d’espèce, pas une institution. Je viens de te dire que la liberté la plus totale règne dans la Zone. Tout est permis, pourvu que chacun respecte les goûts de ses voisins. Bien sûr, les communautés sont relativement homogènes. Les gens ont tendance à se grouper par affinités, c’est bien connu ! C’est ainsi que dans certains villages, la majorité des habitants sont homosexuels. Dans d’autres, ils vivent en communauté totale. Dans d’autres enfin, les couples mènent une vie de famille à peu près identique à celle des Collabos. Mais il n’y a pas d’ostracisme, et un couple strictement monogame peut parfaitement s’intégrer à la vie sociale d’une communauté polygame. 

 Et tu trouves ça normal ? demanda-t-elle, un brin de reproche dans la voix. 

 Mais pourquoi pas ? C’est tout de même incroyable ! L’homme a passé des millénaires à se demander sans rire s’il était monogame ou polygame avant de comprendre qu’il était à la fois l’un et l’autre ! Il est coincé entre deux évolutions. C’est un primate, à l’origine, ne l’oublie pas. Mais un primate qui s’est trouvé contraint de s’aventurer dans la savane pour survivre, donc de se comporter en carnivore chasseur. Ce bouleversement de son environnement l’a contraint à transformer également sa structure sociale, à surajouter la notion de couple et de famille cellulaire à celle de bande hiérarchisée. 

« Je dis bien surajouter et non remplacer ! La transformation a réussi, sans quoi nous ne serions pas là pour en parler. Mais elle n’est pas parfaite ; d’où ces contradictions dans son comportement. Certains individus ont hérité dans ce domaine d’un patrimoine essentiellement primate et ils passent leur vie à changer de partenaire ; d’autres, au contraire, se conduisent en parfaits carnivores chasseurs et sont d’une monogamie à toute épreuve. Mais l’immense majorité des hommes possède ces deux tendances à des degrés divers, d’où la perdurance d’un mariage régulièrement entaché d’adultère : le besoin d’un partenaire privilégié tempéré par le besoin tout aussi biologique de copuler au gré des occasions ! L’ennui, avec la plupart des systèmes sociaux, y compris le système actuel, c’est qu’ils privilégient une tendance aux dépens de l’autre. Il est sans doute vrai que notre côté monogame l’emporte sur notre côté polygame, sans quoi le mariage n’aurait pas autant de succès. Mais ce n’était pas une raison pour accrocher cette notion de faute à l’adultère ! » 

 A t’écouter, les couples n’auraient aucun problème dans la Zone ! 

 Tu extrapoles ! Tous les couples ont des problèmes, le plus banal étant le fait que les partenaires changent au cours du temps, et que ce changement les éloigne parfois l’un de l’autre. Mais au moins vivent-ils en accord avec leur nature biologique et non contre elle. Ceux qui acceptent leur tendance à la polygamie le font sans hypocrisie ni crise de conscience. Participer conjointement à une partouze, c’est pour beaucoup un moyen comme un autre de consolider leur couple, d’éviter de le voir se désagréger sous les coups de l’habitude. Pour un Zonard l’amour et la fidélité sont une question de sentiment plutôt que de zizi panpan. Je ne prétendrai pas que tout baigne dans l’huile, évidemment. La jalousie existe dans la Zone. Mais elle n’est pas aussi aiguë que dans le reste du monde. Bien sûr, quand un type fondamentalement monogame est amoureux d’une femme polygame, il ne crie pas de joie chaque fois qu’elle s’offre un extra ! Mais il admet la chose sans se sentir diminué dans sa virilité ou sans se croire abandonné. 

Elle posa enfin la question qui lui brûlait les lèvres et que j’attendais avec amusement : 

 Et toi, personnellement, tu… heu… 

 Tu veux savoir dans quel groupe me caser, espèce d’oie blanche ! Eh bien, disons que je suis un hybride, comme la plupart des humains. J’ai une certaine tendance à la monogamie, même si elle n’est pas absolue. 

 Ah ! 

 Mais quelle importance, murmurai-je en lui caressant doucement les seins. Nos chemins ne font que se croiser. Où serai-je dans une semaine ? Ou même demain ? 

 Demain, tu seras toujours ici, affirma-1-elle d’un ton qui n’admettait aucune réplique. Dans une semaine… je ne sais pas, je préfère ne pas y penser. 

Elle eut un rire gêné. 

 Tu dois me trouver ridicule ? 

 Pas ridicule ! Un peu trop romantique, plutôt. Mais il semble que le romantisme est à la mode par ici. 

Elle m’embrassa légèrement et se leva. 

 Je dois me préparer. Je travaille cet après-midi. Les baies sont polarisées, personne ne te verra. Mais ne quitte pas l’appartement, un voisin pourrait s’étonner de ta présence. 

 Je suis bien le dernier à qui on puisse donner des conseils de prudence, fis-je remarquer. Toi, par contre… 

 Je serai un tombeau, promit-elle. Ce qui ne m’empêchera pas d’ouvrir bien grandes mes oreilles, évidemment. C’est ce que tu voulais dire ? 

Je la suivis dans la salle de bains. 

 Je profiterai de cet après-midi pour utiliser ton chevalet. 

 Je vais changer la cassette alors. Je n’ai pas envie de te voir saboter mon chef-d’œuvre. Qu’est-ce que tu as l’intention de peindre ? Tu veux que je connecte le chevalet à une banque de données ? 

 Ce sera plus sûr, vu mes dons artistiques ! Je veux faire un portrait. 

Elle affecta d’être étonnée. 

 Je vois ! Tu veux peindre ce fameux Félice ! 

Je lui jetai un regard si chargé d’ironie, qu’elle ne put s’empêcher de rougir. 

 Tu le sais bien puisque c’est pour m’inciter à réaliser ce portrait que tu as exhibé ce chevalet ! 

Elle se contenta de sourire et alla se plonger dans la baignoire en me jetant un regard significatif. Son œil pétillait de malice. C’est cette malice qui changea ma méfiance en amusement. 

Je la rejoignis dans la baignoire. 

* 

* * 

J’attendis son retour avec impatience. Il m’avait fallu une bonne heure pour obtenir un portrait ressemblant de Félice, et j’espérais, sans trop y croire, qu’elle pourrait l’identifier. 

Mon souhait fut exaucé au-delà de toute espérance. Dès qu’elle le vit, Joanna pâlit brutalement. 

 Qui est-ce ? demandai-je, alerté par l’expression terrifiée de son regard. 

Elle secoua la tête. 

 Je… je ne le connais pas ! 

 Ne raconte pas d’histoires ! Il suffit de te regarder ! Alors ? Qui est-ce ? 

Elle leva vers moi un visage bouleversé. 

 J’ignore son nom, mais je sais qu’il fait partie des Brigades Spéciales au niveau le plus élevé ! C’est… tu es sûr de la ressemblance ? 

 Oui ! Mais toi-même, es-tu sûre de le reconnaître ? 

 Absolument ! C’est un homme… de ma taille, mais très trapu ! C’est bien ça ? 

J’acquiesçai sombrement. Je savais ce que signifiait appartenir aux Brigades Spéciales : ce sont les unités de contre-espionnage de ces salauds de Trois. Félice, ou peu importe son nom, était donc l’un des officiers chiens les plus importants de la planète ! 

 Je m’en doutais, murmurai-je. Ainsi, les Chiens dirigent bien le M.O.R.T. 

 Ils ne le dirigent pas ! s’exclama Joanna, le visage durci. C’est toi qui prends les affirmations de ce Félice pour argent comptant. Il ne suffit pas de prétendre appartenir au M.O.R.T. pour que ce soit vrai ! 

 C’est pourtant une filière du M.O.R.T. qui m’a conduit jusqu’à Félice. Je ne peux avoir aucun doute là-dessus. 

 Cela ne signifie pas que le M.O.R.T. soit complice des Chiens ! rétorqua-t-elle fort logiquement, mais plutôt que les Chiens ont infiltré la filière qui t’a conduit à Rio. 

 Tu réagis bien vivement pour une fille qui ne s’occupe pas de résistance, relevai-je, acerbe. A moins que tu ne fasses toi aussi partie du M.O.R.T. ? 

Elle resta un long moment sans répondre. 

 Contente-toi de savoir que je t’aide au péril de ma vie, murmura-t-elle enfin, Ça devrait te suffire. 

Elle s’assit sur le canapé, le visage sombre. 

 Il doit y avoir quelque chose d’énorme en préparation. Je me demande… ça doit être vraiment énorme. Pourquoi es-tu venu ici ? Ta présence à Rio n’est pas un hasard, j’en suis certaine ! Alors ? Quel est ton but ? Ton véritable but ? 

 Qu’est-ce qui te fait croire que je suis venu ici dans un but précis ? 

 Les moyens mis en œuvre pour ta capture ! Ils sont disproportionnés à ton importance réelle, même si on considère le prestige dont tu peux jouir en tant que Tueur d’Elmendorf ! 

 La mort de Jill Tarr aurait-elle des conséquences sérieuses ? demandai-je pensivement. 

 La mort de Jill Tarr ! Bien entendu, puisqu’il est le nouveau Guide Suprême ! Cela porterait un coup terrible à… C’était ce qu’il voulait ! Il voulait que tu assassines Jill Tarr ! C’était ça, n’est-ce pas ? 

Elle s’était levée d’un bond et me faisait face, le regard exorbité, la bouche grande ouverte. 

 Réponds ! Mais réponds-moi ! cria-t-elle. 

J’hésitai à peine. Le M.O.R.T., ou soi-disant tel, avait voulu me baiser et, José mis à part, je n’avais rencontré que des fumiers jusqu’à présent. Je n’avais donc personne à ménager. Je décidai de tout dire à la fille, omettant seulement le fait que j’aurais pu tuer Jill Tarr et que je l’avais volontairement épargné. 

Elle se serra très fort contre moi, atterrée. 

 Il faut absolument que je les prévienne, dit-elle d’une voix rauque. Attends-moi, je serai de retour dans une paire d’heures. Après, je t’expliquerai tout ! J’en aurai sûrement l’autorisation. Je te demande seulement de me faire confiance ! Je t’en supplie, fais-moi confiance ! 

Elle partit en coup de vent, sans même m’embrasser. 

Je m’assis devant la baie, le regard perdu dans le ciel bleu. J’attendis patiemment. 

* 

* * 

Elle revint effectivement deux heures plus tard. 

Accompagnée d’une demi-douzaine de Chiens armés de pistolets anesthésiants. 

Ils ne me laissèrent aucune chance.