CHAPITRE II
J’avais ma cible au bout de mon fusil, le point de mire concrétisé par le spot-laser. Je retardais avec une sorte de jouissance sadique le moment où mon doigt allait écraser la détente. J’aurais pu me contenter de fixer l’arme sur son trépied et de désigner la cible à l’ordinateur de tir. Mais je tenais à sentir vibrer l’énorme canon entre mes mains. Je voulais voir exploser en des milliers d’éclats sanglants la calotte crânienne de mon gibier. Je voulais sentir mon projectile comme un prolongement de moi-même.
Le spot-laser dessinait un cercle lumineux au centre du large front poilu ; une sauvage jouissance me donna la chair de poule. La bouche tordue par un mauvais sourire, j’allais presser la détente quand une silhouette diffuse se dessina en arrière-plan. Intrigué, je réduisis d’un cran le grossissement du viseur afin d’élargir mon champ de vision. Une fille venait d’entrer sur la terrasse et s’approchait du félin, une collaboratrice terrienne du notable, une de ces putains anencéphales qui tirent fierté de leur soumission.
La certitude de disposer de mon gibier m’incita à satisfaire une curiosité. J’observai alors le couple, et ne pus m’empêcher de penser à ce conte qui connaît un regain de succès depuis l’invasion : la Belle et la Bête.
J’examinai la fille avec un mépris mêlé d’étonnement.
Son attitude était faite de respect et de déférence, mais il n’y avait ni obséquiosité ni servilité sur son visage. De toute évidence, elle faisait partie de ces innombrables Collabos qui considèrent les Raffs comme des sauveurs plutôt que comme des conquérants.
Une attitude incompréhensible pour un Zonard.
La fille leva un instant la tête dans ma direction, et j’eus le sentiment irraisonné qu’elle me regardait de ses yeux tranquilles. C’était impossible, bien entendu. Mais ce regard me secoua.
Elle avait les yeux bleus ! D’un bleu si profond qu’ils paraissaient presque noirs, d’un bleu si tendre qu’ils semblaient habités d’une douce mélancolie… Les yeux bleus d’Ada… Les yeux bleus de ma fille.
Ma vision se troubla et je dus abaisser le canon de mon arme. Il me fallut quelques secondes à peine pour retrouver mon calme, mais lorsque je la remis en joue, cherchant avidement le regard enfantin, la fille était partie et le Raff s’était replongé dans la contemplation nostalgique de Raff al Raff.
Je me dis qu’il allait emporter avec lui la vision de l’immense satellite suspendu dans le ciel et cela m’irrita. Je l’ajustai soigneusement, décidé à en finir cette fois, quand il se mit à bâiller. Il bâillait à la façon des siens, sans retenue, à se décrocher les mâchoires.
Je centrai alors le point de mire sur le fond de sa gorge. Le spot lui éclaira le palais. Je me figeai, incrédule. Ce Raff avait le fond de la gorge aussi noir que la suie.
ET C’ETAIT IMPOSSIBLE !
La gorge et le palais des Raffs ne sont pas noirs ! Ils sont bleu clair ! Je sais, bien entendu, que l’usage régulier du katt – une drogue raffienne –, peut assombrir leurs muqueuses. Mais cette pigmentation est si lente que seul un vieux Raff peut avoir le palais d’une telle noirceur. Je l’avais appris à l’armée.
Je ne comprenais pas. Ou plutôt si, je comprenais trop bien ! Le mâle qui avait massacré Joan et Ada était un jeune, cela n’avait jamais fait le moindre doute dans mon esprit.
La vivacité de ses réactions, la rapidité de sa course et on endurance portaient les marques de la jeunesse. Mais le Raff qui se trouvait là, sur cette terrasse, était indiscutablement âgé, le degré de coloration de ses muqueuses buccales le prouvait ! Qu’il s’appelle ou non Jill Tarr, il n’était pas mon gibier !
J’abaissai lentement mon arme, habité par une rage sourde. Félice n’était pas blâmable d’avoir ignoré l’existence d’un second Raff dans le domaine de Jill Tarr, et pourtant j’éprouvai une froide colère à son égard, une colère qui croissait inexplicablement.
Mon instinct de Zonard hurlait au coup fourré !
Je me forçai à réfléchir. Assis sur les talons, le M.A. entre les genoux, je fermai les yeux pour mieux faire le vide dans mon esprit. Lorsque ma tension fut partiellement retombée, je me remémorai mon entrevue avec Félice, mot par mot, et le détail qui titillait mon inconscient m’éblouit brusquement.
S’il fallait en croire Félice, Jill Tarr appartenait à la plus prestigieuse Maison raffienne, une Maison qui avait donné son nom à l’espèce elle-même. Or, si l’influence d’un Raff est proportionnelle à l’importance de sa Maison, le corollaire est qu’une Maison ne coopte qu’un Raff digne d’elle. Il fallait donc que ce Jill Tarr ait une personnalité hors du commun pour avoir été coopté par l’illustre Maison Raff.
MAIS UN RAFF DE LA VALEUR DE CE JILL TARR N’AURAIT JAMAIS FUI DEVANT MOI ! IL SE SERAIT BATTU A MORT CONTRE LES CINQ TUEURS D’ELMENDORF REUNIS !
J’aurais dû le comprendre plus tôt.
Félice m’avait blousé !
Le Raff que je venais d’épargner n’était pas mon gibier ! Il s’appelait peut-être bien Jill Tarr, il avait peut-être bien l’influence et les desseins que lui prêtait Félice.
MAIS IL N’ETAIT PAS MON GIBIER !
Ce salaud de Félice m’avait intentionnellement blousé ! Mais il allait me le payer. J’allais lui arracher une à une les électrodes truffant son cerveau de fumier et les lui planter dans les yeux ! Il allait voir ce qu’il en coûte de prendre un Zonard pour un con !
Je me dirigeais d’un pas rageur vers la porte quand une nouvelle idée m’arrêta. Félice m’avait trompé en me laissant croire que ce Jill Tarr était mon gibier, mais il ne s’en était peut-être pas tenu là ! Les hommes soit-disant chargés de ma récupération avaient sans doute reçu de tout autres consignes. Je ne cherchai pas à savoir quel intérêt le M.O.R.T. pouvait trouver à me livrer aux Chiens, voire même à me descendre, mais le fait qu’il m’ait grossièrement manipulé m’incitait à la plus totale méfiance.
Je retournai à la fenêtre et examinai l’avenue, soigneusement dissimulé dans les rideaux. Un Collabo n’aurait sans doute rien remarqué d’anormal ; moi, je vis du premier coup d’œil l’inquiétante anomalie : l’avenue était déserte ! De toute évidence, les Chiens bouclaient le quartier !
Félice me l’avait mis jusqu’au trognon ! Mais il n’avait pas prévu que je ne descendrais pas Jill Tarr ; cette imprévoyance allait bouleverser ses plans. Si je l’avais tué, je n’aurais rien eu de plus pressé que de quitter l’immeuble pour rejoindre mes « gardes du corps » qui m’auraient cueilli comme une fleur. Au lieu de quoi, j’allais gentiment m’éclipser par la sortie de secours que j’avais eu la précaution de repérer.
Je retroussai la manche droite de ma tunique et débloquai le cran d’arrêt de l’éjecteur sanglé sur mon avant-bras. Dorénavant, une simple pression du poignet sur ma hanche allait faire jaillir le cya dans le creux de ma main.
Je souris férocement. La perspective de tuer à nouveau m’excitait.
Je démontai soigneusement le M.A. pour le remettre dans son étui. Une telle arme est peu utile en combat rapproché. De toute façon, cela valait mieux si je voulais avoir une chance de me fondre dans la foule.
Je sortis dans le couloir avec circonspection et, dédaignant l’ascenseur où il est si facile de se faire coincer, descendis jusqu’au sous-sol par la cage d’escalier. Personne. Ce n’était guère étonnant : les Chiens – si Chiens il y avait vraiment – n’auraient pu courir le risque de m’alerter prématurément en prenant position dans l’immeuble même. Ils ne pouvaient pas prévoir qu’entre le moment où Félice m’y avait conduit et celui où j’avais tenu Jill Tarr au bout de mon fusil, j’avais pris la précaution d’explorer le sous-sol à fond et de m’assurer une discrète porte de sortie : l’un de mes précieux projectiles avait déverrouillé l’accès à un conduit souterrain qui abritait les câblages d’alimentation électrique et vidéophonique de la ville. Je ne suis pas né du dernier blizzard. Ce genre de précaution est élémentaire pour un Zonard qui se trouve en terrain inconnu.
Quelques minutes plus tard, je quittais le réseau souterrain en sortant d’un air dégagé d’une guérite située à bonne distance de l’immeuble. Je m’éloignais déjà, soulagé, quand un passant m’interpella en portugais. Je ne compris rien à son baragouinage, mais vu sa véhémence, il était clair qu’il me reprochait de partir sans verrouiller la porte de la guérite. J’aurais été bien en peine de le faire, la serrure électronique de la porte ne pouvant être actionnée sans clé que de l’intérieur.
J’eus un geste fataliste et je poursuivis mon chemin, pestant tout bas contre la discipline des Collabos. J’étais sans illusions : cet imbécile n’allait pas tarder à faire part de son indignation au premier Chien qu’il rencontrerait. D’un autre côté, je ne pouvais pas l’assommer en pleine rue. Une seule solution, toujours la même : fuir !
J’attendis d’avoir tourné le coin d’une avenue pour me mettre à courir en direction de la favela de Rocihna, cet immense bidonville accroché aux pentes situées entre la chaîne de Tijuca et le mont Tedra dos Dois Irmâos. Je n’avais pas entrepris ce long voyage vers Rio de Janeiro sans me documenter sur la ville, et il m’était apparu qu’en cas de pépin, les favélas m’offriraient un abri plus sûr qu’aucun autre quartier.
J’arrivai au bas de Rocihna la poitrine en feu et les jambes en coton, poursuivi par le hurlement des sirènes. De toute évidence, les passants avaient renseigné les Chiens sur la direction de ma fuite et ceux-ci allaient boucler tout le quartier avant de le passer au peigne fin. C’est une tactique qui prend du temps mais qui paie inévitablement.
Je ne perdis pas de temps à maudire les Collabos. Il me fallait absolument changer de vêtements et me procurer la C.I.M. d’un Carioca me ressemblant vaguement, quitte à le tuer. Tâche difficile à réaliser en plein jour dans un quartier aussi populeux, et compliquée par le fait que les deux tiers des favelados sont des Noirs ou des métis.
Dans cet immense conglomérat, les cabanes informes et orientées dans toutes les directions étaient accrochées au flanc montagneux comme des tiques sur un clébard. Il était difficile de croire que trente mille personnes vivaient encore ici sous le règne des Raffs !
L’agitation déclenchée par l’arrivée des premiers fourgons de Chiens me décida. Je m’engageai dans l’un des multiples sentiers bordés d’ordures qui serpentent entre les baraques. Tout en marchant d’un pas tranquille, je cherchais parmi les favelados que je croisais celui qui, bon gré, mal gré, me donnerait son identité.
Mais plus je grimpais, plus je devenais pessimiste. Les gosses qui galopaient partout, ameutaient les habitants qui s’agglutinaient en groupes braillants et gesticulants. Plus question de chercher une « victime » dans cette foule excitée qui grossissait à vue d’œil.
« Faudra attendre cette nuit ! » maugréai-je.
Mais j’avais perdu ma belle assurance. J’avais prévu de me réfugier dans une favela en cas de coup dur, tablant sur le fait que ces immenses bidonvilles ressemblent aux villages de la Zone. Je doutais à présent d’y trouver la même solidarité.
Je me demandais s’il ne valait pas mieux tenter une sortie immédiate quand une main fraîche se glissa dans la mienne. Je baissai les yeux vers le gosse au regard brillant qui trottinait à mes côtés en souriant joyeusement.
— Tu es un Zonard, hein ? murmura-t-il dans un mauvais anglais. C’est toi que les Chiens poursuivent ?
Je jetai un regard rapide autour de moi. Personne ne semblait nous prêter attention.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? demandai-je en fronçant les sourcils.
— Tu as un couteau ! C’est interdit ici. Sur toute la Terre, il n’y a que les Zonards qui en ont !
Je regardai machinalement mon avant-bras et blêmis. Ma tunique trempée de sueur me collait à la peau et moulait l’éjecteur. Il se voyait aussi distinctement que si je l’avais sanglé sur la tunique elle-même.
— Toi pas t’inquiéter, murmura le gamin avec satisfaction. Personne regarde.
Les favelados étaient effectivement trop occupés à se renseigner auprès des gosses pour m’accorder la moindre attention, mais je n’étais pas rassuré pour autant. Je lâchai la main de l’enfant, posai soigneusement l’étui de cuir par terre, et d’un geste rapide, me débarrassai de ma tunique pour l’enrouler autour de mon avant-bras. Dans les favelas, des Cariocas torse nu sont légion.
— Tu es tout blanc ! rit le gamin.
Je réalisai avec consternation que la pâleur de ma peau me désignait davantage encore que le cya à la curiosité publique. Pestant contre ma stupidité, je me réfugiai derrière une bicoque pour remettre ma tunique et glisser le cya entre peau et pantalon.
Le gosse ne semblait pas disposé à me lâcher.
— Viens, pépère ! Je connais une bonne planque ! assura-t-il.
Je le suivis docilement.
« Ici, vous êtes un plouc ! » avait affirmé Félice. « Le plus stupide des Chiens vous repérerait au bout de trois secondes ! »
C’était vrai. La chance avait simplement voulu que ce soit un « ami » qui me repère le premier. En tout cas, je me plaisais à croire que ce gamin morveux et souriant était un ami.
Nous suivîmes un dédale de sentiers rocailleux et malaisés, parsemés d’immondices puants, qui serpentaient entre les cabanes invraisemblables peintes de couleurs vives. Je venais de quitter l’hiver arctique pour la chaleur et le ciel bleu, mais j’éprouvais une agréable sensation de familiarité. Les baraques de la Zone sont mieux faites et infiniment plus solides que celles qui s’appuient les unes sur les autres dans les favelas de Rio ; il émane pourtant de ces dernières la même impression de chaleur humaine et de liberté.
A croire que sous les Raffs, la crasse et le désordre sont inséparables de la notion de liberté !
— Entre ! ordonna mon jeune guide en ouvrant la porte vermoulue d’une bicoque.
Je le suivis sans hésiter et constatai avec surprise que l’intérieur était beaucoup plus confortable que ne le laissait supposer l’extérieur délabré.
La vieille occupée à trier quelques légumes me jeta un regard curieux. Elle écouta en hochant la tête les explications saccadées de mon guide.
— Pépère, eh ? sourit-elle.
Elle s’approcha à petits pas et me tapota l’épaule avec satisfaction.
Quelques minutes plus tard, je ressortais avec le jeune favelado, complètement méconnaissable. J’avais troqué ma tunique trempée contre une chemise propre ; un large chapeau de paille aux bords frangés me cachait le haut du visage, et une crème inodore me colorait la peau. Ainsi accoutré, je pouvais passer pour un métis comme les autres. Quant à mon précieux étui, il se trouvait avec le cya dans un grand sac de toile qui me battait les fesses à chaque pas.
Nous reprîmes notre escalade et, d’escalier en escalier, de sentier en sentier, nous parvînmes enfin à la planque promise, une baraque aussi minable que les autres ; sa seule particularité était une enseigne en plastique.
— José parle en bon anglais, dit le gamin en désignant la porte. Il pourra mieux t’aider !
Nous entrâmes dans une pièce relativement spacieuse qui ressemblait plus à un souk arabe qu’à un magasin ordinaire, encombrée qu’elle était de vêtements usagés, de tissus qui s’entassaient dans tous les coins, débordaient d’étagères de vieilles planches récupérées. Le jeune favelado me présenta au fripier avec force gestes et postillons, comme un bon camelot vantant sa marchandise.
Le fripier, un vieux Noir sec et ridé, l’écouta attentivement. Son regard intéressé s’attarda sur le sac de toile que j’avais posé à mes pieds ; je compris que le gosse faisait miroiter la perspective d’une bonne affaire à réaliser.
Finalement, le commerçant fouilla ses poches et tendit quelques billets froissés au garçon qui se mit aussitôt à l’abreuver d’injures. Le vieux bonhomme essuya la tempête sans sourciller puis se résigna à sortir quelques billets de plus. Le gamin les empocha prestement, un large sourire satisfait lui éclairant le visage.
Il se tourna vers moi et me décerna un clin d’œil pétillant de malice.
— Bonne chance, pépère. Je donnerai un cadeau à Exu pour qu’il t’aide !
Il se sauva en sautillant gaiement. Je le regardai partir avec sympathie. Il me faisait penser aux gosses de la Zone.
— Ces gamins ! soupira le Noir avec indulgence. Ils se figurent que la vie est un jeu !
Il haussa les épaules.
— Ils ont peut-être raison, au fond. Qui sait ? En tout cas, ne vous inquiétez pas. Il saura tenir sa langue. Vous n’êtes pas le premier fugitif qu’il m’amène. Les Chiens ne vous trouveront jamais chez moi !
— Les Chiens n’ont pas l’air très aimés dans le quartier.
— C’est parce qu’ils n’aiment pas le quartier ! Quoi qu’en disent les Trois Vendus, les bienfaits de la nouvelle société se font attendre, par ici. Le peuple brésilien est moins pauvre qu’il y a vingt ans, c’est vrai. Mais il reste pauvre par rapport au reste du monde. Or qui dit pauvreté dit trafics en tous genres : alcools, parfums, femmes, loteries clandestines et j’en passe. Autant de choses qui aident les pauvres à oublier qu’ils sont pauvres, et que les Chiens n’acceptent pas !
Le vieux visage se plissa davantage.
— A propos de Chiens, je vais voir où ils en sont.
Il sortit sur le pas de sa porte où il échangea quelques mots avec un passant au visage sombre. Hochant la tête avec réprobation, il rentra dans la boutique.
— Du bon travail ! La favela est encerclée par des pisteurs, et les Chiens ont commencé la fouille des maisons. Leur gibier n’a aucune chance de passer au travers. Aucune ! A moins de tomber sur un ami… Un ami débrouillard, évidemment.
— Un ami dans ton genre, je suppose !
Un sourire rusé dévoila les chicots jaunâtres du vieux.
— Vous supposez juste. Bien entendu, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, les favelados sont pauvres, et la reconnaissance de ceux qu’ils aident est toujours la bienvenue…
Mais le jeu des sous-entendus ne m’amusait pas. Les Zonards ont l’habitude du marchandage, et ils sont plus directs que les Cariocas.
— Cessons de finasser, pépère ! Tu as une bonne planque, à ce qu’il paraît, mais moi je n’ai pas un sou ! Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On attend la visite des Chiens ?
La sécheresse du ton sembla impressionner le commerçant. Du menton, il désigna le sac de toile posé à mes pieds.
— Le gamin m’a dit que vous aviez un étui de cuir là-dedans. Je suppose qu’il ne s’agit pas d’un instrument de musique !
Je gardai le silence, partagé entre le désir de l’emplâtrer et le besoin de faire ami-ami !
— Ecoutez, murmura-t-il en se rapprochant de moi. La favela est cernée et les Chiens ne laisseront pas une seule maison inexplorée. Si vous êtes bien leur gibier – et je suis sûr que vous l’êtes –, vous n’avez pas le choix ! Votre vie vaut certainement plus que le contenu de cet étui !
« Vous n’avez pas le choix ! » L’expression commençait à devenir lassante.
— D’accord ! Sors-moi de ce pétrin et tu auras droit à ma reconnaissance éternelle !
— Une reconnaissance de dette suffira, répliqua-t-il du tac au tac. Le contenu de votre étui contre votre peau, c’est raisonnable, non ?
Il fit mine de se baisser pour ramasser le sac, mais la dureté de mon regard l’effraya. Il se redressa et s’empressa d’enchaîner :
— Comprenez-moi ! Je vais prendre un risque énorme en vous aidant, et je ne sais même pas si le jeu en vaut la chandelle. Si ça se trouve, le contenu de votre étui n’a aucune valeur pour moi !
— Et si c’était le cas ?
Il répondit sans hésiter :
— Je vous aiderait malgré tout ! On n’aime pas les Chiens, ici, je vous l’ai dit. Mais dans la mesure où il y a moyen de faire affaire…
— Ça va ! Je connais la musique ! Ça te suffit comme monnaie d’échange ?
Je sortis l’étui du sac et l’ouvris largement. Le vieux bonhomme en resta ébahi.
— Incroyable ! bégaya-t-il en roulant des yeux. Incroyable ! J’avais fini par penser que ça n’existait que dans les films de M.O.R.T. C’est… c’est un fusil électromagnétique, n’est-ce pas ?
— Exact !
— C’est…
Il retomba sur terre aussi vite qu’il avait décollé.
— C’est trop gros pour moi ! Beaucoup trop gros ! Je ne toucherais à cette arme pour rien au monde ! Mais je connais quelqu’un que ça intéressera, qui saura me remercier de vous présenter à lui. Il vous donnera un bon prix pour ce fusil, lui. Surtout, il pourra vous aider à quitter le Brésil si vous le désirez. Moi, je peux tout juste vous cacher quelque temps. Venez ! Je vais vous montrer.
Je le suivis dans une cave encombrée d’un invraisemblable fouillis de vêtements, de chapeaux, de coupons de tissus jetés pêle-mêle sur le sol.
— Ma réserve, expliqua le vieux José avec dégoût. Il faut bien justifier mes revenus. Aidez-moi à débarrasser ce mur, voulez-vous ? Ça ira plus vite à deux.
Je l’aidai en rejetant en vrac derrière moi ces saloperies poussiéreuses. Je m’attendais à trouver une trappe sous le tas de hardes, mais il n’y avait qu’une chape de béton. Je dévisageai le vieux d’un air interrogateur.
— Regardez ! dit-il fièrement.
Il donna un coup de pied dans une pierre du mur et celui-ci se mit à pivoter en douceur, découvrant une chambre exiguë mais confortablement meublée.
— Voilà ! Un beau petit studio pour vous tout seul ! Les Chiens ne vous trouveront jamais ici. Cette cache est à l’épreuve des renifleurs électroniques. Quand les recherches auront cessé, je vous conduirai chez mon « ami ». C’est avec lui qu’il faudra vous entendre pour le fusil. Entrez, maintenant, et soyez patient. Vous en aurez certainement pour plusieurs jours.