CHAPITRE XI

Nos regards s’affrontaient, le sien grave et tranquille, le mien sévère. 

 Ainsi, le M.O.R.T. n’a jamais été autre chose qu’un piège à cons destiné à manœuvrer les résistants ! Je comprends à présent que les Chiens aient été les seuls à faire les frais des attentats, pour autant que ceux-ci aient eu quelque réalité ! 

Les redoutables crocs du Raff claquèrent sèchement. Il n’appréciait visiblement pas mes conclusions. 

 Laisse-moi terminer, Primate à l’esprit obtus ! Tu jugeras ensuite » Le M.O.R.T. était une authentique organisation de résistance terrienne, à son origine. Il a été crée par une poignée d’hommes déterminés dans le but de coordonner les actions de guérilla entreprise par les mouvements de résistants qui se sont spontanément organisés au lendemain de la Grande Révolte. Nous avons réussi à le contrôler et à le restructurer il y a environ quinze ans, et tu noteras que c’est à cette époque qu’il a réellement pris une dimension planétaire. C’est nous qui lui avons donné les moyens techniques de pirater les émissions holovisées. C’est nous qui, dans l’ombre, avons organisé les attentats les plus meurtriers que le M.O.R.T. ait jamais réussi contre les Chiens ! 

Je n’en croyais pas mes oreilles. 

 Mais le but officiel du M.O.R.T. est de vous chasser de la Terre ! De vous renvoyer dans l’espace ! 

 Nous ne désirons pas autre chose, me répondit le Raff avec gravité. Quitter cette planète est notre vœu le plus cher ! Il y a belle lurette que les réparations de Raff al Raff auraient dû être terminées. 

La stupéfaction me cloua le bec. L’idée qu’il se foutait de moi m’effleura un instant, mais il avait l’air si sérieux… 

Il était évident qu’il manquait encore une pièce à ce puzzle que j’essayais de reconstituer. Une pièce maîtresse. J’allais poser une nouvelle question quand une odeur écœurante envahit l’habitacle ; une odeur qui, pour les Raffs, signale le danger. 

 Nous sommes repérés, nota-t-il sans s’émouvoir. Nous avons dû accidentellement accrocher une patrouille de Chiens. Sangle-toi sur ton siège. Une avarie pourrait supprimer le contrôle antigravitationnel. 

Sur l’écran, la carte générale de L’Amérique du Nord fut remplacée par une carte à grande échelle de la région que nous survolions. 

Trois reproductions de glisseurs apparurent et se mirent à danser un ballet désordonné les unes autour des autres. La représentation tridimensionnelle était si parfaite que j’avais l’impression d’assister à un jeu holovisé. 

 Nous sommes en contact avec deux adversaires, commenta le Raff avec calme. La probabilité d’une interception avoisine les 95 %. Nous avons donc peu de chances de survivre. 

 Pas question de se laisser intercepter ! lançai-je avec colère. Il faut se battre ! 

 Nous combattons, rétorqua le Félin sans quitter l’écran des yeux. A l’instant même, nos glisseurs respectifs se livrent un combat sans merci réglé par les ordinateurs. Regarde. 

Il émit un son rauque. Des images du paysage que nous survolions remplacèrent la carte. J’eus le vertige. Le sol défilait à une allure ahurissante. Une falaise se mit à grossir démesurément et fut remplacée par le ciel bleu à l’instant même ou je me protégeai instinctivement le visage, sûr de l’impact. 

Jill Tarr donna un nouvel ordre et la carte réapparut sur l’écran. 

 Sans le champ antigravitationnel qui annihile l’effet des virevoltes de notre appareil, nous ne serions plus qu’une couche de protéines tapissant les parois. 

Je regardai à nouveau la carte. Les reproductions exécutaient effectivement un ballet d’une rapidité inconcevable. Pourtant, malgré ces images que je venais de voir, je ne parvenais pas à me sentir concerné par ce fantastique duel aérien. 

Normal. Comment aurais-je pu me croire au centre de cette course-poursuite mortelle quand je me trouvais confortablement assis sur un siège moelleux, au centre d’un habitacle semblant parfaitement immobile ? 

Le Raff dut lire l’incrédulité dans mon regard. 

 Cette bataille est bien réelle, et nous en sommes les acteurs. Mais son importance dépasse tout ce que tu peux imaginer. Plus que nos propres vies, c’est l’avenir de nos deux espèces qui dépend de son issue. 

J’allais le questionner, avide de comprendre, quand l’habitacle fut plongé dans une lumière verdâtre accompagnée d’une nouvelle odeur de charogne. Je portai vivement les yeux sur l’écran. Je n’eus pas le temps d’avoir peur. Une seule maquette se déplaçait à présent sur la carte. Et nous étions toujours là pour la voir ! 

 Un être biologique n’aurait pu réussir un tel exploit, commenta calmement Jill Tarr. La position respective des trois glisseurs s’est trouvée telle, à un moment donné, que le nôtre a tenté la seule manœuvre qui pouvait nous sauver : une collision contrôlée avec l’un de nos poursuivants… qui a alors ricoché sur le second. 

 Une collision… 

Je ne pouvais concevoir que nous ayons pu nous battre avec deux autres glisseurs et leur rentrer dans le chou, sans que cela se traduise par autre chose qu’un éclairage bizarre et un message olfactif écœurant. 

Mais le Raff ne s’intéressait plus à moi, occupé qu’il était à analyser les commentaires de l’ordinateur. 

 Nous n’irons pas au-delà du Yukon, traduisit-il. Notre contact avec l’adversaire nous a passablement endommagés. Il nous faudra trouver un autre véhicule. 

 Où étions-nous censés nous rendre ? 

La lueur ironique réapparut brièvement dans le regard clair. 

 A Elmendorf. 

 Quoi ? 

 Pourquoi pas ? Cette base est abandonnée depuis la Grande Révolte. C’était le lieu idéal pour installer le P.C. planétaire du M.O.R.T. ! C’est de là-bas que nous nous adresserons à ton espèce. Pour les Terriens, Elmendorf est le symbole de la Révolte. Quoi d’étonnant à ce qu’il devienne aussi celui de la « libération » ? 

Cette révélation accentua mon incrédulité. Jill Tarr parlait du M.O.R.T. comme d’une organisation de résistance active et efficace, contrairement à Félice. Mais il prétendait qu’il ne devait son efficacité qu’à l’aide des Raffs ! Or un Raff ne saurait trahir sa propre espèce ! Il y avait là un paradoxe de plus que je ne comprenais pas. 

Je n’eus pas le loisir d’exiger de nouveaux éclaircissements. Sur l’écran, les images de la taïga venaient de remplacer la carte. 

 Nous n’irons pas plus loin. Le moteur vient de lâcher. 

 Il y a trop d’arbres ! On ne peut pas atterrir ici ! 

 On ne choisit pas le lieu de son naufrage, rétorqua doucement le félin. 

Le choc tut si violent que je me sentis projeté en l’air avec mon siège arraché au sol de l’habitacle. 

« Foutu, pépère ! » eus-je le temps de penser. Je passai littéralement à travers une épinette, déchiquetant les branches au passage, et je ne dus sans doute la vie qu’au dossier de mon siège qui me servit de bouclier. La virevolte acrobatique se termina dans une congère ramollie par le dégel, et je me retrouvai finalement à demi enfoui dans la neige, toussant et crachotant, le cul en l’air. 

Je réussis à m’extirper de cette peu confortable position et à rouler sur le dos. Je m’en tirais sans bobos. Un vrai miracle. Autour de moi, le sol était jonché de branchages et de débris métalliques. Le glisseur avait pulvérisé une bonne dizaine de résineux avant d’éclater sur une épinette plus solide que les autres et d’éparpiller ses entrailles autour de lui. 

Je me glissai dans la coque éventrée. 

Jill Tarr n’avait pas eu ma chance. Une tôle arrachée à la paroi déchiquetée l’avait empalé sur son siège. 

 Je craignais que tu n’aies été tué, petit Primate. Ta taille réduite t’a sans doute sauvé la vie, soupira-t-il avec soulagement. C’est une bonne chose ! 

 Comment… comment te sens-tu ? 

Le rire du grand félin me fit réaliser la stupidité de ma question. 

 J’aurai le temps de jouir de ma mort et j’en rends grâce au destin. Il m’aurait déplu de mourir en gibier ! 

 Tu veux que je te dégage ? 

 Non. Tu abrégerais ma vie en favorisant les hémorragies. La Cérémonie du Kriss ne sera que trop courte, déjà. Il faut pourtant que j’accomplisse ma mission, que je te donne les explications qui t’inciteront à jouer le rôle que nous avions choisi de te confier. Mais auparavant, je te demande de m’accepter pour frère d’esprit. Je te demande d’être dépositaire de mon héritage, de remettre mes ultimes pensées, mon ultimes message à celui que j’ai désigné à ma succession. 

La bave mêlée de sang coulait lentement des commissures de sa large gueule, et ses yeux brillaient de colère contenue. Il arrivait au terme d’une vie exceptionnelle, et en acceptait mal le dérisoire dénouement. 

Mais j’avais eu trop à souffrir du fait des Raffs pour que la mort de celui-ci me touche, pour que j’apprécie même l’incroyable honneur qu’il me faisait. 

 Ma participation au rituel est conditionnelle, Jill Tarr ! Elle ne te sera acquise que si tes explications me conviennent ! Je ne serai pas une marionnette docile entre tes griffes ! 

Le rire du Raff résonna curieusement dans le silence ouaté de la taïga. 

 Primate à l’esprit lent ! Tu n’as donc pas encore compris que les Raffs sont prisonniers de la Terre ? Vous nous croyez vos maîtres alors que nous ne sommes que vos otages ! 

Comme l’incompréhension agrandissait mon regard, il ajouta avec amertume : 

 Quoi qu’en disent les Trois, ce sont les Hommes qui ont gagné la bataille de Raff al Raff !