CHAPITRE VI
Un fond musical romantique faisait doucement vibrer l’air parfumé. La pénombre noyait les plantes vertes et les meubles. J’étais bien, détendu. Je n’avais plus de mémoire. Je goûtais profondément cette quiétude inhabituelle, je savourais chaque seconde, conscient que chacune était un trésor inestimable.
Des milliers d’hommes me cherchaient sans relâche. Certains patrouillaient même à quelques dizaines de mètres à peine. Mais rien n’aurait pu entamer ce bonheur simple et doux qui chassait mon angoisse.
Joanna reposait contre moi. Sans doute s’interrogeait-elle sur elle-même, sur les raisons qui l’avaient poussée à me céder aussi facilement en dépit des barrières dressées dans son esprit par l’éducation rigoriste de la Nouvelle Société ?
Mais je préférais ignorer égoïstement les raisons de cet abandon pour en jouir au maximum. Le bonheur est fugitif. Le temps passé à l’expliquer est du temps perdu.
Ce fut Joanna qui rompit le charme en posant une question surprenante :
— C’était quoi, Elmendorf ?
Les images affluèrent brutalement, pulvérisant ce fragile bien-être. Je repoussai la fille avec irritation, dans le bruissement des draps soyeux.
— Une boucherie ! On ne réveille pas les fantômes !
— Une boucherie ? Mais le M.O.R.T. dit…
— Le M.O.R.T. dit ce qui l’arrange ! Stratégiquement, ça n’était rien, Elmendorf, ou si peu ! C’est Raff al Raff qui importait. Elmendorf, Resolute, Libreville et les autres bases terriennes des Raffs n’avaient qu’une importance secondaire. La preuve, les commandos l’ont emporté presque partout sur Terre. Mais l’échec de Raff al Raff a rendu toutes ces victoires inutiles. De toute façon, défaite ou victoire, quelle importance pour ceux qui y sont morts ? Elmendorf, c’était un carnage ! Une ignominie, un massacre ! C’était… Comment décrire l’indescriptible ? Comment traduire l’horreur, l’enfer, la folie ? Les mots ne suffisent pas. Il faudrait des images… Alors, fais un effort ! Imagine ! Ferme les yeux et imagine…
« Tu es allongé dans la neige, le regard braqué sur la base. La visière grossissante de ton casque t’en montre tous les détails. Tes yeux durs observent, ton corps se prépare à la violence. Tu as subi des années durant un entraînement si intensif qu’un humain ordinaire n’y aurait pas survécu. Mais tu n’es pas un homme. Tu es mieux, ou pire. Les quelques Raffs qui s’affairent là-bas vont s’en apercevoir !
Ils sont impressionnants, énormes, d’une rapidité incroyable. Tu n’es qu’un nain à côté d’eux. Pourtant, chacun d’eux sera ta proie, les électrodes t’en donnent la certitude. Tues grand ! Tu es fort ! Tu es invincible ! Tu ne peux pas mourir ! Et la stimulation sournoise fait grandir en toi une incroyable sensation de puissance, d’impatience, et de haine.
Soudain, le signal.
Chaque M.A. 707 crache ses projectiles. Chaque bazook pointé pulvérise son objectif. Un ouragan de feu s’abat sur la base tandis que, fantassin ivre de rage, tu montes à l’assaut. Tu hurles ta colère et mille autres hurlements répondent en chœur au tien. Et mille autres robots courent et gueulent autour de toi, avec toi. Leur surprise passée, les félins survivants surgissent des décombres, toutes griffes dehors. Ils foncent à ta rencontre avec des bonds inouïs, pour dérouter les robots de chair qui poursuivent leur tir de couverture.
Le choc est titanesque, effroyable, d’une sauvagerie indescriptible.
Griffes contre couteaux ! Crocs contre baïonnettes ! Feulements contre hurlements ! Les deux armées s’entredéchirent. Il n’y aura pas de survivants. Le Raff sait que son âme s’envolera au paradis des chasseurs car sa mort sera glorieuse. Et toi, robot humain, tu ne penses qu’à tuer. Les électrodes ont fait de toi une machine insensible qui ignore la peur !
Griffes et couteaux, crocs et baïonnettes tailladent, déchiquettent éventrent, égorgent…
Chaque Raff est un tourbillon terrible qui broie et qui déchire. Une grappe humaine s’acharne sur chaque Raff.
Le temps n’existe plus.
Tu tailles, tu perfores et tu carbonises tant qu’un reste d’influx parcourt les nerfs de ton corps mutilé. Tes tripes coulent de ton ventre et tu marches dessus. Mais tu ne le sais pas et tu gueules et tu frappes toujours ! Le sang jaillit à gros jets de ta carotide tranchée mais ton cya se plante dans le flanc d’un ultime adversaire. Tu flambes comme une torche et tu ne vois plus rien qu’un nuage de feu. Mais tu tires encore autour de toi en criant « Tue ou crève ! » parce que les électrodes brûlent ton cerveau plus férocement que le napalm. Tes jambes, tes bras, tes yeux et même ta douleur appartiennent à un autre qui gueule avec ta bouche et tue avec tes mains. Tu n’es qu’une machine aux rouages protéiques qui ne sait pas qu’elle peut mourir !
Mourir, c’est quoi mourir, quand on ne sait plus qu’on vit ?
Tout à coup, le miracle ! Et l’horreur. Quelque part sur la planète, un projectile pulvérise l’ordinateur qui vous contrôle, toi et tes camarades. Les électrodes cessent de brûler tes neurones. Elles ne sont plus que des aiguilles mortes plantées dans ton cerveau. Et tu deviens un homme, un vrai. Qui affronte le plus impitoyable des adversaires : l’émotion !
Ta chance, votre chance, c’est que vous avez massacré tous les Raffs d’Elmendorf. Ta victoire te laisse abasourdi. Tu regardes avec stupeur les corps enchevêtrés dans les décombres. Puis le cya sanglant que serre ton poing droit.
Et tu ne comprends plus.
Soudain… un mouvement furtif te fait vivement lever la tête. Tu réalises alors que d’autres hommes t’entourent, aussi perdus que toi… donc aussi dangereux. Et tu as peur, pour la première fois ! Tu as peur de ce qu’ils sont devenus, car tu as peur de ce que tu es devenu toi-même.
Tu n’oses plus bouger, conscient qu’un geste un peu trop vif donnerait le signal d’un nouveau carnage. Les minutes passent, terriblement lentes. Les mains crispées sur ton arme, le visage baissé mais le regard aux aguets, tu t’écartes doucement des silhouettes menaçantes, prêt à tuer qui te regardera.
Et tous t’imitent…
Les statues dressées au-dessus des cadavres entament un étrange et prudent ballet qui les éloigne les unes des autres. Doucement. Très doucement.
Tu t’accroupis enfin derrière un pan de mur, et tu attends… tu ne sais quoi, le cœur battant, la trouille au ventre.
Une journée entière passera, puis une nuit.
Là-haut, dans le ciel, la bataille s’est aussi achevée. Tu ne le sais pas encore, mais les Raffs Vont gagnée. Tenant la Terre entre leurs griffes, ils n’ont qu’à demander pour être obéis. Ils ont ainsi obtenu le contrôle des ordinateurs dirigeant tous les commandos de la planète, et ont retourné ceux-ci à leur profit.
Tous, sauf celui d’Elmendorf. Et pour cause !
Mais ils ne savent pas pourquoi. Ils ne comprennent pas ce silence qu’ils croient lourd de menaces. Ils ne savent pas que, livré à tes propres émotions, tu attends en tremblant qu’on te rende ta servitude !
Alors, ils envoient d’autres cyborgs avec toi. Contre toi !
Un homme seul t’aurait rassuré. Tu l’aurais accueilli avec soulagement, avec reconnaissance.
Mais ces soldats qui surgissent soudain t’effraient. La peur te fait brandir tes armes, te pousse à faire front. Cette attitude incompréhensible déconcerte l’armée qui t’entoure.
ELLE OUVRE LE FEU !
Les obus qui éclatent te font hurler de terreur ; autour de toi, d’autres hurlements s’élèvent. L’homme qui vient de naître en toi est terrifié, il n’aspire qu’à fuir. Ces cris, ces explosions déclenchent les réflexes gravés en lui par des années de conditionnement. Cet homme terrifié se heurte au cyborg que tu es encore !
Une violence démentielle te jette contre tes assaillants, parce que ceux-ci sont entre toi et la navette qui t’a amené ; pour l’atteindre, il faut passer sur eux !
Incroyable et dérisoire quiproquo qui illustre mieux que tout ton état de machine folle ! Car tu n’es plus qu’une machine détraquée qui se bat avec une rage égale à celle de la veille. Mais pour survivre, cette fois !
Tu tires sur tout ce qui bouge. Tu étripes tout ce qui se dresse entre la navette et toi.
Tu pleures, tu gueules, tu cours, tu tombes, tu te relèves ! Et tu tires toujours !
Tu éventres un dernier obstacle humain qui te barre la route. Tu te précipites dans le sas. Tes mains courent sur le clavier.
La navette décolle ! Tu es sauvé !
Vous êtes sauvés ! Car tu constates avec stupeur que quatre camarades t’ont instinctivement suivi et te regardent avec la même hébétude !
Oui, nous sommes sauvés, nous qui entrons dans l’Histoire ! Nous, les cinq rescapés d’Elmendorf !
Mais à quel prix !
*
* *
C’était ça, Elmendorf.
Ça et bien pire encore.
Mais comment t’expliquer ?