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Bien entendu, le chantier du restaurant avait pris du retard. Intraitable, Ismaël ne supportait pas le moindre défaut dans ses cuisines ni dans la salle, aussi n’hésitait-il pas à faire recommencer certains des travaux. Les entrepreneurs protestaient mais Ismaël allait chercher ses devis détaillés, les leur mettait sous le nez et pointait d’un doigt menaçant la clause des pénalités pour dépassement de délai.

En revanche, la petite maison de verre et de bois avait été édifiée très vite, grâce au savoir-faire des charpentiers canadiens, ce qui permit à Jeanne de commencer à la décorer. Et, comme prévu, Martin, qui avait écourté ses vacances, se présenta au Balbuzard avec huit jours d’avance, bien décidé à remettre de l’ordre dans le parc pour la réouverture.

La Loire était enfin en décrue, après une spectaculaire montée des eaux, mais aux pluies avait succédé une vague de froid qui semblait annoncer un hiver rigoureux. Presque chaque matin, Richard venait faire un tour à l’hôtel. Il profitait du moment où les parents de Jeanne s’absentaient pour déposer Céline à l’école avant de faire leurs courses à Tours. Dès qu’il arrivait, l’architecte ou Martin le prenait à part afin de solliciter son avis sur des points de détail. Incorrigibles, les hommes préféraient avoir affaire à lui, ce qui agaçait toujours autant Jeanne. Néanmoins, la présence de Richard l’aidait à gérer les contretemps sur le chantier.

— Quand tu ne viens pas, tu verrais leurs têtes ! Ils ne savent plus à quel saint se vouer et n’ont aucune envie de s’adresser à moi. Martin a toujours l’air de se demander si je comprends ce qu’il dit, et l’architecte me parle en essayant de faire simple, comme si j’avais dix ans.

Ils se trouvaient sur le sentier menant à la nouvelle petite maison, bavardant avec entrain. Jeanne mettait un point d’honneur à se montrer souriante, quasiment amicale envers Richard. Elle devinait que cette attitude le désorientait, cependant elle s’y tenait. Dans le fond de sa tête, la lueur d’espoir était toujours là, rendue plus tenace par la manière dont Richard la considérait. Dans son regard, elle percevait de la tendresse, de la curiosité, du chagrin, et aussi, parfois, du désir. Sur ce dernier point, elle ne pouvait pas se tromper, elle le connaissait trop bien, avait trop souvent guetté ou espéré cette expression chez lui. Ainsi, il la voyait de nouveau comme une femme désirable maintenant qu’elle n’était plus tout à fait sa femme. Alors, elle en profitait, soignait son allure en choisissant ses vêtements chaque matin, n’oubliait jamais de mettre une touche de parfum, se montrait toujours gaie. Ni pleurnicharde ni revancharde, elle n’avait rien de l’épouse abandonnée.

— J’ai trouvé un garnissage de chanvre, de lin et de plumes fantastique pour les matelas ! Mais ce dont je suis le plus fière, tu vas voir, c’est de l’ambiance douillette. Comme quoi on peut militer pour l’écologie sans renoncer au confort.

La construction tout juste achevée évoquait un petit chalet, mais avec quelque chose de futuriste en raison des panneaux photovoltaïques sur le toit et des larges baies en triple vitrage. Ces surfaces réfléchissaient les arbres alentour, les nuages, la couleur du temps. De toutes les maisons disséminées dans le parc, celle-ci était indiscutablement la plus réussie.

Jeanne ouvrit la porte, laissant Richard entrer le premier.

— Je n’ai pas encore fini, mais ça va te donner une idée…

Elle avait travaillé d’arrache-pied ces derniers jours et pouvait s’enorgueillir du résultat. Richard siffla entre ses dents avant d’entreprendre le tour de la première pièce. Décorée de tons gris-bleu et jaune d’or, elle dégageait une atmosphère à la fois sereine et chaleureuse.

— Couche-toi sur le lit, tu auras l’impression d’être au milieu des arbres. Même Martin a trouvé ça « surprenant mais sympa », le plus grand compliment qu’il m’ait jamais fait. Maintenant, monte voir l’autre chambre, celle destinée aux enfants, et termine par la salle de bains où je m’en suis donné à cœur joie !

Tout était prévu pour que le client de passage se sente dépaysé mais chez lui. Durant des nuits entières, Jeanne avait réfléchi, dessiné, visité des centaines de sites internet pour trouver une inspiration nouvelle, différente, sans jamais négliger ses impératifs écologiques. Chaque tissu et chaque objet avait été trié sur le volet, chaque détail mûrement pensé.

— Les gens auront envie de rester ici à l’année, prophétisa Richard.

Penché au-dessus de la rambarde en bois du premier étage, il adressa un sourire de gamin à Jeanne.

— Je savais que tu avais du talent, mais tu t’es surpassée. Est-ce que je peux louer cette maison pour moi ?

— Hors de question.

La plaisanterie les mit un peu mal à l’aise, et Richard redescendit lentement l’escalier.

— Tu dois reprendre ton métier, Jeanne, dit-il en s’arrêtant devant elle.

— Oui, peut-être. Plancher là-dessus m’en a donné envie. Sur la salle du restaurant et sur le bar aussi. Mais là, j’ai eu du mal à intégrer les normes environnementales dans nos vieux murs ! Sincèrement, je me suis régalée avec tout ça et j’aimerais bien continuer, décorer d’autres hôtels, des bistrots ou des boutiques.

— Fais-le.

— Le Balbuzard me prend presque tout mon temps.

— Je peux m’en charger.

Elle le dévisagea sans répondre puis haussa les épaules.

— Tu vas monter une autre affaire, non ?

— Non, sans doute pas. Les crédits sont durs à obtenir aujourd’hui avec la crise bancaire… Et puis, je ne me sens pas motivé pour le faire. Parce que l’hôtel idéal, à mes yeux, c’est celui-ci. Tout ce que je possède est investi dans le Balbuzard, alors je préférerais travailler pour lui.

— Mais enfin, Richard…

— Attends, laisse-moi parler. Je sais que je ne suis pas forcément le bienvenu ici, et je le comprends très bien. Mais nous ne serions pas obligés de beaucoup nous voir, je peux venir bosser quand tu seras occupée ailleurs. Tu aurais ainsi l’avantage de récupérer une certaine liberté d’action pour ton métier, et moi j’en profiterais pour être avec Céline plus souvent. Je connais le fonctionnement par cœur, le personnel m’aime bien, tu ne trouveras pas de meilleur gérant que moi !

Comme elle se taisait, médusée, il poursuivit :

— Bon, tu as le droit de refuser, je ne t’en tiendrai pas rigueur. Aujourd’hui, c’est toi qui décides pour tout ce qui concerne le Balbuzard, nous nous étions entendus là-dessus et il n’y a rien de changé. Seulement, je crois que tu devrais y penser.

— Vraiment ? Et… Isabelle ? Elle apprécie l’idée ?

Elle s’en voulut d’avoir posé la question car elle s’était promis de ne pas manifester la moindre curiosité au sujet d’Isabelle Ferrière. Par Céline, qui était allée passer deux week-ends chez son père, elle savait qu’il n’y avait pas trace de la jeune femme dans l’appartement, et elle supposait que Richard ménageait leur fille en retardant les présentations.

— Isabelle…, répéta-t-il comme s’il répugnait à aborder le sujet. Écoute, c’est un peu compliqué à expliquer. Pour l’instant, je…

Empêtré dans ses hésitations, il eut un geste d’impuissance.

— Désolée, enchaîna-t-elle, je ne devrais pas t’interroger, après tout, ça te regarde.

Il fit quelques pas vers l’une des baies vitrées, enfouit ses mains dans les poches de son jean et parut s’absorber dans la contemplation des arbres dénudés.

— Il faut que je te dise quelque chose, Jeanne, puisque tu l’apprendras forcément. Isabelle et moi n’allons pas rester ensemble. C’était… Peu importe ce que c’était, mais c’est terminé.

Abasourdie, Jeanne crut avoir mal entendu. Terminée, la grande passion qui n’avait pas lâché Richard depuis sa jeunesse ? Terminée pourquoi et à cause de qui ? Le départ de Richard, le vide après lui, sa souffrance à elle, le chagrin de Céline, tout ça pour rien ? Colère et soulagement, espoir et amertume se confondaient dans la tête de Jeanne, la laissant incapable de formuler la moindre phrase. Elle avait stupidement rêvé de reconquérir Richard, de gagner contre Isabelle, mais jamais elle n’aurait pu supposer qu’ils allaient se lasser aussi vite l’un de l’autre !

— J’espère que tu ne comptes pas sur moi pour être ton lot de consolation, articula-t-elle enfin d’une voix rauque.

Elle avait la bouche sèche, le cœur à l’envers. Comme il était toujours de dos, elle ne pouvait pas voir l’expression de Richard qui venait d’appuyer son front contre la vitre.

— Je n’y songeais pas, dit-il tout bas.

Jeanne se mordit les lèvres au sang. Mieux valait se taire plutôt que supposer, mal interpréter, et compliquer davantage la situation. Peut-être, en effet, n’avait-il pas la moindre envie de la retrouver. Peut-être s’était-elle trompée en croyant deviner un quelconque désir chez lui. Être séparé d’Isabelle ne signifiait pas qu’il souhaitait revenir un jour. N’avait-il pas proposé de travailler au Balbuzard comme « gérant » ? S’en occuper quand elle ne serait pas là ? Rien, dans ce discours, ne parlait d’amour ou de regrets. Que s’était-elle donc imaginé ?

Quand Richard se retourna, il lui parut triste et fatigué. Tout l’enthousiasme manifesté en entrant dans la maison avait disparu.

— Que les choses soient claires entre nous, Jeanne. Je n’ai pas d’arrière-pensée en te proposant de continuer à m’occuper de notre hôtel. Je dis notre hôtel comme je dis notre fille. Je ne m’approprie rien, nous les avons faits ensemble. Ce qui n’empêche pas que tu sois libre. Tu l’as été à la seconde où je suis parti d’ici. Avant ça, d’ailleurs, à la seconde où je t’ai trahie. Si tu veux refaire ta vie, et même avec Ismaël, tu as tous les droits. Et mes erreurs ne regardent que moi.

Il vint vers elle, posa une main sur son épaule, puis pencha la tête pour déposer un baiser léger dans sa nuque, juste à la racine des cheveux. Une folle envie de le retenir embrasa Jeanne, pourtant elle ne fit rien et le laissa s’en aller.

 

 

Lionel avait passé une très mauvaise soirée. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, Isabelle avait pleuré, tempêté, bu au point de se rendre malade. Elle n’acceptait pas la rupture infligée par Richard et, telle une petite fille blessée, s’était réfugiée dans les bras de son grand frère pour sangloter sur son amour perdu.

En se réveillant, il avait trouvé la maison vide. D’autant plus vide que la plupart des meubles avaient déjà été embarqués pour la salle des ventes. Isabelle était partie pour l’étude, laissant un mot dans la cuisine, bien en vue près de la cafetière. Elle remerciait Lionel d’être venu, se réaffirmait inconsolable, mais avait des rendez-vous toute la matinée puisqu’elle travaillait, elle.

Bien entendu, il savait ce qu’elle attendait de lui, même si elle ne l’avait pas formulé explicitement. Il pouvait s’en dispenser, toutefois ce rôle d’aîné et de médiateur ne lui déplaisait pas. À l’heure du déjeuner, il se rendit donc chez Richard, rue des Tanneurs. Tandis qu’il enchaînait sa moto à un réverbère, il jeta un coup d’œil sur l’immeuble qui n’avait rien de l’horreur décrite par Isabelle, et de toute façon, ce quartier de la fac de lettres lui était plutôt sympathique.

Après avoir examiné les noms sur les boîtes aux lettres du hall, il grimpa jusqu’à l’étage de Richard et sonna à sa porte.

— Salut, vieux ! lança-t-il d’un ton jovial. J’espère que je ne te dérange pas ?

Un peu effaré, Richard le considéra durant quelques instants avant de s’effacer pour le laisser entrer.

— Alors, voilà ton antre ? Eh bien, ce n’est pas si mal…

Plantés l’un devant l’autre dans le séjour, ils esquissèrent ensemble le même sourire contraint.

— Je t’offre un café ? proposa Richard. Je n’ai pas grand-chose d’autre. Pour le moment, mon installation est assez précaire.

— Va pour le café, accepta Lionel en le suivant jusqu’à la cuisine. Et quant à la raison de ma visite, inutile de tourner autour du pot, je suis là pour te parler d’Isa qui est dans un état épouvantable.

Se dispensant de répondre à ce préambule, Richard servit deux tasses et ils prirent place sur les tabourets, de part et d’autre du guéridon bistrot.

— Que s’est-il passé, vieux ? Vous êtes tombés sur la tête ou quoi ? Après le tsunami provoqué par vos retrouvailles, vous vous engueulez et vous vous séparez ? Je t’avoue que je ne comprends pas.

— C’est effectivement « tout ça… pour ça ! », comme le film de Lelouch. Bref, une erreur, une connerie.

— Isabelle ne voit pas les choses de cette manière-là. Le ciel lui est tombé sur la tête quand tu as décidé d’en rester là.

Richard prit le temps de boire son café, puis il regarda Lionel bien en face.

— Ta sœur est une femme merveilleuse, nous le savons tous les deux depuis toujours. Belle, intelligente, brillante et très séduisante. Mais en voulant redonner vie à une vieille histoire, elle s’est trompée. Moi aussi. Je n’étais pas obligé de la suivre dans cette folie, pourtant je l’ai fait les yeux fermés, trop heureux qu’elle me revienne enfin. On a essayé de rallumer la flamme en soufflant sur les braises, malheureusement, ce n’étaient que des cendres, rien d’autre.

— Pas pour elle. Elle voulait vraiment passer le reste de sa vie avec toi, elle était prête à tout. Tu l’as laissée vendre la maison, tu lui as fait croire que…

— Ah non ! protesta violemment Richard. On ne peut pas tenir tête à Isabelle, elle brise, elle tranche, elle agit seule et sans attendre, comme ça lui chante. Le monde doit tourner à son idée, les gens, les choses et les événements. Je ne lui ai rien demandé, rien promis. Elle parlait d’avenir toute seule et je t’assure que ça me donnait le vertige. Alors, oui, je suis fautif parce que j’ai plongé dans cette aventure à pieds joints sans crier au fou ! Et tu n’imagines pas à quel point je m’en suis mordu les doigts, dès les premiers jours…

Il se leva et se mit à marcher de long en large devant l’évier.

— Aujourd’hui, Isa n’est pas la même que lorsqu’elle avait dix-huit ans, toi non plus, moi non plus. Nous avons tous changé, évolué, mais son caractère est devenu très intransigeant. Trop pour moi.

— Il faut du temps pour se réhabituer l’un à l’autre, plaida Lionel.

— Je ne le souhaite pas.

Un silence plana entre eux, puis Richard laissa échapper un long soupir.

— On se connaît depuis l’enfance et je t’aime beaucoup, Lionel. Tu as été le moins dur avec moi après l’accident, je t’en ai toujours été reconnaissant. Longtemps, j’ai traîné une culpabilité insupportable, je me haïssais. Ton père avait remplacé le mien, j’avais une affection sans bornes pour lui, et être à l’origine de sa mort m’a empêché de dormir pendant des années. Peut-être qu’en revoyant Isabelle, qu’en retombant dans ses bras, j’ai cherché de manière inconsciente à effacer quelque chose, à me racheter ? J’aurais dû résister, je n’en ai pas eu le courage. À toi, je n’ai pas besoin d’expliquer que le désir rend idiot.

Malgré lui, Lionel esquissa un sourire compréhensif. À combien de femmes avait-il menti, un peu ou beaucoup, et combien de folies avait-il faites pour d’autres ?

— Il y a quelques semaines, ta mère m’a jeté à la figure que Lambert savait, pour Isa et moi.

— Ah bon ? J’ai toujours cru le contraire.

— Moi aussi… Il savait, et pourtant ce soir-là, nous avons partagé un dîner formidable.

Les yeux dans le vague, Richard semblait soudain parti très loin de là. La famille Ferrière lui avait fait payer cher ce maudit accident, et toute sa vie en avait été bouleversée. Puis une deuxième fois, quinze ans plus tard, Isabelle avait ressurgi sur son chemin, provoquant de nouveaux drames.

— Au fond, nous ne te valons rien, laissa échapper Lionel.

Il le constatait spontanément, avec lucidité. Mais n’était-il pas là pour plaider la cause de sa sœur ? Hélas, celle-ci se révélait perdue, c’était manifeste, et il ne voyait pas ce qu’il aurait pu dire de plus pour changer le cours des choses.

— Bien, j’avais promis de te parler, je l’ai fait. Merci pour le café.

Richard le raccompagna jusqu’à la porte qu’il lui tint ouverte.

— Je ne sais pas si on se reverra, vieux…

Il y avait peu de chances qu’ils se rencontrent dans l’avenir, et aucune qu’ils restent en contact. D’un même mouvement, ils se prirent par les épaules pour une drôle d’accolade qui ressemblait à un adieu.

 

 

— Céline ne croit plus au père Noël, papa !

— Dommage, bougonna Lucien. Mais si elle n’écrit plus sa lettre, comment savoir ce qu’elle désire ?

— Tu peux le lui demander.

Jeanne tapota l’épaule de son père d’un geste affectueux, puis jeta un coup d’œil vers la cuisine où Émilie s’affairait.

— C’est bon de vous avoir à la maison, maman et toi.

Ses parents venaient généralement passer une semaine au Balbuzard au moment des fêtes. Comme l’hôtel était fermé durant cette période, ils avaient logé jusqu’ici dans l’une des petites maisons du parc, se comportant en invités de leur fille et leur gendre. Cette année, la différence se faisait sentir puisqu’ils étaient là pour un mois, soulageant au mieux Jeanne de ses corvées. Leur présence distrayait aussi Céline et permettait de continuer à mener une vie de famille. Qu’en serait-il au moment de leur départ, début janvier ?

Émilie fit coulisser la porte vitrée et lança :

— La blanquette sera prête dans un petit quart d’heure !

Ravie, elle retourna aux fourneaux. Choyer ensemble son mari, sa fille et sa petite-fille semblait lui procurer une immense satisfaction. Vêtue d’un tablier trop grand pour elle, offert par Ismaël, elle allait et venait sans cesser de sourire.

— Évidemment, ce sera moins bon qu’à La Renaissance, ajouta-t-elle en agitant une cuillère en bois.

Devant elle, au-dessus de la cuisinière, les carreaux de faïence noircis avaient été remplacés par des azulejos d’un bleu magnifique et il ne subsistait plus aucune trace du début d’incendie provoqué par les enfants.

— Je trouve qu’on voit beaucoup Richard, lâcha Lucien à mi-voix.

Pour se donner une contenance, il jouait avec sa blague à tabac, mais il n’allumerait sa pipe qu’après le déjeuner, en faisant sa promenade digestive. Sans doute était-il embarrassé d’aborder ce sujet avec Jeanne, et la diplomatie n’avait jamais été son fort.

— Il s’occupe de plein de choses, répondit-elle. On a vécu un tel rush ces derniers temps ! Le chantier dehors, le chantier dedans, l’ouverture du restaurant… et les fêtes à prévoir alors que d’habitude nous sommes fermés. J’avais besoin de lui ici, papa. Et puis, c’est aussi son affaire, malgré tout.

— Mais ça ne te fait pas un effet… bizarre ?

— Non. Il se montre très gentil, très efficace.

Peu convaincu, Lucien haussa les épaules.

— Et sa poule, elle trouve ça normal qu’il passe ses journées ici ?

— Sa « poule » ? répéta-t-elle dans un éclat de rire. Tu devrais actualiser ton vocabulaire, papa ! En fait, je crois qu’ils ne sont plus ensemble.

Lucien ouvrit de grands yeux incrédules avant d’ironiser :

— Il en a déjà trouvé une autre ? Ma parole, il a disjoncté.

— Il vit tout seul dans son appartement.

— Ça, ma fille, c’est ce qu’il te raconte.

— Céline aussi quand elle va chez lui.

— Alors il t’a quittée pour une passade ? Une amourette ? Voilà un type capable de tout détruire pour aller tirer son coup ?

— Tu es très intransigeant. Monolithique, même.

— Et toi trop permissive, tu finiras en femme battue.

— Toutes les bêtises que tu peux dire ! cria Émilie depuis la cuisine.

Elle vint les rejoindre et se planta devant eux, les mains sur les hanches.

— Un homme a le droit de commettre une erreur et de la regretter, dit-elle en regardant son mari.

— Heureux de l’apprendre. Je n’ai donc pas encore utilisé mon joker. Mais si je te fais une vacherie, et à condition de prendre l’air contrit, tu passeras l’éponge ?

Émilie eut un sourire indulgent.

— Il n’est pas question de toi. Figurez-vous que j’ai discuté avec Richard, pas plus tard que ce matin.

— Tu lui parles ? s’emporta Lucien.

— Et alors ? Comment faire, devant la petite ? Elle n’aurait pas compris que je tourne le dos à son père. Il arrivait juste au moment où nous allions monter en voiture et elle s’est jetée dans ses bras. Ensuite, elle s’est aperçue qu’elle avait oublié un de ses livres de classe, et pendant qu’elle retournait le chercher, on est restés face à face, Richard et moi. Il était plus embarrassé que moi. Mais il ne pouvait pas me planter là, n’est-ce pas ?

Jeanne réprima son envie de rire. Elle imaginait très bien la gêne de Richard, comme celle de sa mère.

— Vous vous êtes raconté quoi ? voulut savoir Lucien.

— Moi, rien. C’est lui qui a dit ce qu’il avait sur le cœur. Et ça m’a touchée.

— Le contraire m’aurait étonné ! Tu pleures sur les lapins en mangeant de la terrine. Sensiblerie, tout ça.

Émilie croisa le regard de Jeanne et lui adressa un clin d’œil.

— N’écoute pas ton père. Je crois que Richard était sincère, il pense avoir fait, je cite, « la plus belle connerie » de sa vie.

— Trop facile ! explosa Lucien.

— Pas si facile à avouer à sa belle-mère, non.

— Tu n’es plus sa belle-mère. Du moins, quand Jeanne aura enfin pris un avocat. Où en es-tu de ce côté-là ?

— Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper, répondit Jeanne un peu sèchement.

— Si tu as besoin d’argent pour verser une provision, tu sais que…

— Tout va bien, papa, trancha-t-elle.

Lucien la scruta un moment sans rien dire, puis il s’adressa à sa femme :

— Ne laisse pas brûler ta blanquette, elle est tellement bonne !

Il renonçait à affronter sa fille, ayant sans doute compris que Jeanne n’avait pas l’intention de mettre en route son divorce. Cent fois déjà, elle s’était posé la question, et la réponse était de moins en moins claire. Elle ne voulait pas renoncer à Richard, surtout maintenant, mais elle n’était pas encore prête à pardonner. Pas tant qu’elle ne comprendrait pas ce qui s’était passé exactement avec Isabelle. Certaines nuits, elle se réveillait en larmes, se mordant les joues pour que Céline ne l’entende pas pleurer. La blessure était toujours ouverte, et pour l’instant le mélange acide d’espoir et de doutes l’empêchait de cicatriser.

— Allons manger, décida Émilie.

Elle enveloppa Jeanne d’un regard tendre, complice, à la fois le regard d’une mère et celui d’une femme.

 

 

À la même heure mais à l’étage au-dessous, dans le hall de la réception, Richard venait de passer le dernier coup de téléphone de sa longue liste. Le marchand de bois promettait de livrer dix stères le lendemain, afin d’alimenter tous les poêles des petites maisons. Le pépiniériste s’était engagé à trouver les arbustes réclamés à cor et à cri par Martin. Une nouvelle entreprise de cosmétiques bio, installée à Tours, expédiait gracieusement le jour même une grande quantité d’échantillons à disposer dans les salles de bains pour faire connaître la marque. Enfin, le producteur de chèvres frais acceptait une commande spéciale destinée aux petits déjeuners de l’hôtel durant la période des fêtes. Richard avait également contacté la blanchisserie, son caviste habituel pour renouveler les alcools du bar, puis le comptable pour une longue discussion.

De temps à autre, un bruit de perceuse lui parvenait des cuisines, ou bien, du dehors, celui de la tronçonneuse de Martin qui élaguait un bouleau. Il y avait quelque chose d’un peu étrange à accomplir des tâches dont il avait l’habitude, tout en n’étant plus vraiment chez lui.

Il quitta la réception et gagna la salle de billard. Jeanne avait eu raison de la préserver car c’était l’un des attraits de l’hôtel. Désormais, il y aurait aussi le restaurant, auquel Ismaël ne voulait pas donner d’autre nom que le Balbuzard. Jeanne était en train d’y achever sa décoration et avait condamné la porte afin que personne ne découvre le lieu tant qu’il ne serait pas tout à fait prêt.

Arrêté entre les deux tables, Richard vérifia l’état des tapis verts qui avaient été bâchés durant les travaux. Quelques mois plus tôt, durant ses nuits d’insomnie, il était souvent venu errer ici. Obsédé par Isabelle, il n’avait pas mesuré l’énormité de l’erreur qu’il allait commettre et qu’il payait cher aujourd’hui.

Il passa devant les queues de billard bien alignées dans leur râtelier, au-dessus d’une provision de craies bleues. À quel moment avait-il cessé d’aimer Isabelle ? Quand elle lui avait annoncé qu’elle ne prenait plus la pilule ? Elle voulait – exigeait – la maison, le mariage, les enfants, et il s’était senti incapable de les lui donner. Recommencer sa vie avec Isabelle n’aurait pas dû l’effrayer, mais il avait soudain réalisé qu’il poursuivait un songe creux auquel il ne parvenait pas à donner une consistance. Et qu’il tenait beaucoup plus qu’il ne le croyait à tout ce qu’il avait laissé derrière lui. Sa fille, bien sûr, son hôtel, aussi, et… Jeanne. Jeanne qui revenait sans cesse dans ses pensées. Le travail partagé avec Jeanne, la complicité, l’accomplissement du beau rêve devenu réalité qu’était le Balbuzard. La tendresse du quotidien, le partage des jours, une certaine sérénité qu’il avait prise pour de l’ennui. Aveuglé par son désir pour Isabelle, il avait cru ne plus désirer sa femme, or c’était faux. Le bleu intense des yeux de Jeanne, son corps rond et souple…

— Tu manges un sandwich avec moi ? proposa Ismaël.

Il était entré dans la salle de billard sans que Richard l’entende.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu n’es pas à La Renaissance ?

— Je l’ai confiée à mon nouveau chef. Il doit faire ses preuves et n’y réussira jamais si je regarde tout le temps par-dessus son épaule. Allez, viens, j’ai faim !

Ils gagnèrent la cuisine flambant neuve où seules quelques finitions restaient à faire.

— L’ouvrier reviendra tout à l’heure pour poser les rampes d’éclairage, annonça Ismaël. Des trucs basse tension très économes en énergie. Tu connais Jeanne, avec elle j’ai dû dire adieu à mes rangées de spots ! Bon, en attendant, je vais te faire goûter mon foie gras aux figues sur un bout de pain.

— Je me disais bien qu’un sandwich, venant de toi…

— En ce moment, j’essaie des recettes en vue des fêtes. J’innove, je teste, ça m’aide à m’habituer à ces nouveaux fourneaux.

— Aura-t-on le droit de préparer les petits déjeuners ici, ou est-ce ton laboratoire personnel ?

— Je verrai ça avec tes employés. Une fille comme Colette ne me pose pas de problème, elle est sérieuse, on devrait s’entendre. Car dans une cuisine il faut de la rigueur, de l’hygiène, de l’organisation… et le respect de la hiérarchie.

De part et d’autre d’un haut comptoir en aluminium brossé, ils échangèrent un regard, puis Ismaël alla chercher une terrine dans l’un des deux réfrigérateurs tout en lançant d’un ton désinvolte :

— Jeanne m’a dit que tu allais continuer à travailler ici ?

— Oui. Ça te pose un problème ?

— Pas du tout. Mais je croyais que tu voulais démarrer un truc ailleurs.

— Je l’ai cru aussi. Enfin, pas vraiment.

— Le bon côté des choses est que Jeanne pourra chercher des contrats de décoratrice à l’extérieur si tu tiens la boutique. Elle a un sacré don, elle doit s’en servir. Quand tu verras la salle du restau, tu vas tomber à la renverse. Et le bar est dément !

— J’ai hâte de les découvrir, marmonna Richard, agacé d’avoir été tenu à l’écart.

Il regarda Ismaël découper des parts de foie gras avec dextérité, les disposer artistiquement sur deux assiettes.

— Dis-moi… Tu as parlé du bon côté des choses, c’est quoi, le mauvais ?

— Que tu sois là, tout simplement, lui asséna Ismaël. Tiens, on va manger ce foie avec du pain de campagne, je trouve le pain de mie trop sucré.

À l’évidence, il ne souhaitait pas donner de plus amples explications. Richard renonça à l’interroger plus avant, peut-être par crainte de ce qu’il pourrait entendre au sujet de sa présence au Balbuzard. Il goûta une bouchée, la savoura.

— Un vrai sandwich de roi !

— Tu aimes ? Il faudra que je mette un peu plus de poivre la prochaine fois.

Durant quelques minutes, ils mangèrent en silence, puis Ismaël leur versa deux verres de la bouteille de montlouis qu’il avait posée à côté de la terrine.

— Il est produit sur le versant sud, pourtant il a des accents de vouvray, fit-il remarquer. J’en goûte beaucoup en ce moment parce qu’il faut que je m’occupe de la carte des vins sans tarder. Au début, je taperai dans la cave de La Renaissance, et si ça marche bien, j’en constituerai une ici. C’est un gros investissement !

Par la porte restée ouverte, ils perçurent des éclats de voix et un rire dans le hall.

— Tes futurs ex-beaux-parents… Vous vous arrangez toujours pour vous éviter ?

— Avec Lucien, oui. Émilie est moins braquée.

— C’est un brave homme, mais il a des œillères. Et il ne doit pas très bien comprendre ce que tu trafiques. Un coup tu plaques tout pour Isabelle, un coup tu largues Isabelle.

— Je sais. Il ne me le pardonnera jamais. Mais ce n’est pas lui que j’ai épousé, c’est Jeanne !

Son intonation rageuse arracha un sourire indéchiffrable à Ismaël.

— Je vois, dit-il de façon laconique.

— Tu ne vois rien du tout. Je suis dans une situation intenable vis-à-vis de mes beaux-parents, même si je l’ai bien cherché. Lucien me prend pour un salaud et me traite en intrus. Émilie me parle, mais en se cachant. De son côté Jeanne est adorable, arrangeante, presque amicale. Inutile de te dire que ce n’est pas ce que je préfère.

— Quoi ? Son amitié ?

Richard secoua la tête, bien en peine d’expliquer ce qui le gênait dans l’attitude de Jeanne.

— Que peux-tu espérer de mieux en ce moment ? insista Ismaël.

— Tu m’avais dit…

— Je sais ce que j’ai dit. Qu’elle t’aime encore, c’est probable. Mais elle ne passera pas l’éponge comme ça, ne rêve pas ! Tu n’as qu’à prendre ton mal en patience et réfléchir. N’ajoute pas une connerie à une autre, et la prochaine fois que tu tenteras quelque chose, tu auras intérêt à être vraiment sûr de toi.

Une pointe d’agressivité dans la voix d’Ismaël signifia à Richard que son ami devenait très susceptible dès qu’il était question de Jeanne.

— Redonne-moi un peu de ton foie gras, demanda-t-il en tendant son assiette.

— Goinfre… Tiens, j’entends des pas bottés, voilà la plus belle !

Jeanne les rejoignit et se pencha au-dessus de la terrine qu’elle examina.

— Si seulement j’avais encore faim, je me jetterais là-dessus, mais je dois d’abord digérer la formidable blanquette de maman. Je vous dérange en plein pique-nique ?

— La patronne ne dérange jamais, affirma Ismaël.

Richard jeta un coup d’œil aux bottes de Jeanne, à son pantalon de velours côtelé, son pull irlandais. Une harmonie de beige et de brun qui lui allait bien.

— La météo prévoit de la neige pour ce soir, annonça-t-elle.

Cédant à l’insistance du regard de Richard, elle se tourna enfin vers lui.

— Tu as pu avoir le bois ?

— Il sera livré demain.

— Parfait. S’il doit y avoir une vague de froid, on aura besoin de chauffer davantage.

— Je vais vous laisser, décida Richard.

Il se sentait vaguement mal à l’aise, en surnombre, et il n’avait aucune raison de s’attarder. Jeanne le suivit hors de la cuisine, comme si elle raccompagnait un invité. En passant devant l’accès au bar, toujours fermé, il demanda à quel moment il aurait le droit de visiter.

— Quand tout sera en place, pas avant. J’espère te faire une très bonne surprise.

— À moi ?

— À tout le monde, mais toi, tu étais contre l’idée de ce restaurant, souviens-toi.

— J’aurais du mal à l’oublier, tu me le rappelles tout le temps ! Tu sais bien que je nous trouvais trop endettés.

— Nous le sommes encore un peu plus, et tu as signé sans discuter.

— Je ne pensais pas non plus qu’on trouverait un chef de la qualité d’Ismaël, et surtout prêt à s’engager à fond dans le projet. Mais ne t’inquiète pas, tu vas me convaincre sans mal, il paraît que ta déco est fantastique. Je ne peux vraiment pas avoir un aperçu ?

— Non.

— Et t’inviter à dîner un de ces soirs, ce serait envisageable ? Tant que tes parents sont là, tu n’as pas de problème pour faire garder Céline.

— Pourquoi pas ? Dans ta cabane de chasseurs de la dernière fois ?

— Je trouverai une nouvelle adresse. Un endroit que tu ne connais pas. Jeudi ?

— D’accord.

— D’ici là, si tu as besoin de quelque chose, appelle-moi.

— Tu ne reviens pas demain ?

— En principe, j’ai bouclé la liste de tout ce qu’il y avait à faire.

— Merci de ton aide.

L’un devant l’autre, ils hésitèrent un peu sur la façon de se dire au revoir, et finalement Richard embrassa Jeanne sur la joue.

— Tu prends Céline mercredi ? demanda-t-elle en s’écartant.

— Oui, j’irai la chercher à l’école à midi, ensuite je l’emmènerai au MacDo, puis au cinéma. Je le lui ai promis !

Depuis que ses beaux-parents étaient là, Richard n’utilisait guère ses week-ends de garde afin de ne pas les priver de leur petite-fille. Lorsqu’ils retourneraient à Libourne, après les fêtes, Céline allait beaucoup leur manquer, et, quels que soient les sentiments de frustration de Richard à leur égard, ils demeuraient des grands-parents formidables. Il sortit et fut surpris par le grésil qui s’était mis à tomber. Derrière lui, la porte se referma doucement tandis qu’il se dirigeait vers sa voiture. Que comptait-il dire à Jeanne, jeudi, en tête à tête ? Il était beaucoup trop tôt pour tenter quoi que ce soit. Trop tôt aussi pour se faire pardonner, Ismaël avait raison. La seule chose possible était de retrouver un peu de complicité, de plaisir à être ensemble. Il devait traiter Jeanne comme une blessée, une convalescente. Lui-même avait besoin de se remettre de sa folle aventure avec Isabelle. « Tu auras intérêt à être sûr de toi », avait dit Ismaël. Le serait-il suffisamment, un jour, pour essayer de reconquérir sa femme ? Il ne pouvait tout de même pas se contenter de lui présenter de plates excuses, puis lui offrir un bouquet de fleurs et reprendre sa place dans le lit conjugal !

Un pénible souvenir lui revint alors qu’il démarrait. Jeanne dans un soutien-gorge de satin rouge, avec string assorti. Pathétique et pourtant merveilleuse Jeanne qui refusait d’entendre ses aveux. Ce soir-là, pendant qu’il la trompait sans scrupule, elle avait préparé une soirée spéciale, avec bougies dans les chandeliers et cristaux sur la nappe. Elle avait surtout dévalisé cette boutique de lingerie, à Tours, en pensant lui plaire et en espérant détourner son attention d’Isabelle.

« Mon Dieu, comment ai-je pu lui faire ça ? Le désir ne rend pas seulement idiot, ça rend aussi cruel, menteur et lâche. »

La lumière de ses phares se refléta sur une surface vitrée, quelque part entre les arbres. La nouvelle petite maison enfin achevée. Celle pour laquelle il avait acheté ce bout de terrain, quelques mois plus tôt. Une acquisition qui, de manière imprévue, lui avait fait franchir la porte de l’étude Ferrière.

« De toute façon, je ne peux pas revenir en arrière, maintenant je dois assumer. »

Le plus dur était accompli, il avait réussi à quitter Isabelle, à ne pas s’enferrer davantage. Sur son pare-brise, le grésil tombait avec un petit bruit sec, insistant, et il mit ses essuie-glaces en route. Une fois à Tours, il s’arrêterait chez le marchand de légumes et chez le boucher. Il était temps de remplir son frigo, d’organiser un peu sa vie solitaire dans son appartement. Le retour au Balbuzard, si par chance il avait lieu un jour, ne se ferait pas dans l’immédiat.

 

 

Enfermée dans son bureau, bien à l’abri de sa porte capitonnée, Isabelle avait écrit à Richard plusieurs lettres qui, toutes, s’étaient retrouvées dans la corbeille à papier. Dans chacune elle avait mélangé les injures aux déclarations d’amour, les mots de désespoir aux menaces. En vain, elle s’était acharnée sur les feuilles durant plus d’une heure, et maintenant, elle s’apercevait qu’elle n’avait rien à dire. Si Richard ne voulait plus d’elle, le supplier ou le traîner dans la boue ne servait à rien.

Mais comment était-ce possible ? Comment cet amour flamboyant avait-il pu s’éteindre d’un coup, aussi brutalement qu’une coupure de courant ? À cause de cette foutue Jeanne, petite bonne femme insignifiante et effacée ? Isabelle avait joué la partie de son mieux, pourtant elle en sortait perdante et n’arrivait pas à le croire. Richard avait osé dire : « Nous n’irons pas plus loin ensemble », une phrase qui lui avait coupé le souffle avant de la crucifier. Si seulement elle était tombée enceinte assez tôt, avant qu’il ne commence à réfléchir, à reculer ! Avec un bébé en route, il aurait cédé à l’attrait de cette nouvelle paternité, et son sens du devoir serait allé vers Isabelle au lieu de Jeanne.

Malheureusement, elle n’attendait pas d’enfant, la nature n’avait pas voulu la combler, elle était seulement humiliée, malheureuse et remplie d’amertume. Après les larmes, son premier réflexe avait été de se venger. De rendre à Richard la monnaie de sa pièce, de lui donner la leçon qu’il méritait. Hélas, elle n’en trouvait pas le moyen. Son désamour le mettait hors de portée, le rendait invulnérable. Deux fois, elle était allée rôder au pied de son immeuble, jouant avec la clef de l’appartement et hésitant à monter pour tout saccager. Mais il n’y avait rien à détruire, hormis deux fauteuils moches et trois tabourets de plastique.

Les jours passant, la rage folle qui la secouait avait cédé la place à une douleur lancinante. Richard lui manquait de façon aiguë, il était là comme une obsession au milieu de ses rendez-vous, de ses repas, de son sommeil. S’en déferait-elle jamais ? Après tout, elle l’avait oublié pendant près de quinze ans, peut-être pourrait-elle y arriver de nouveau ?

Sauf qu’à présent il y avait urgence. À trente-cinq ans, Isabelle devait se marier, fonder une famille. Sinon, elle resterait vieille fille, une perspective soudain inenvisageable alors qu’elle avait sereinement vécu son célibat jusque-là. Et puis, elle en était certaine, Richard aurait un sacré coup au cœur en apprenant son mariage. Car quoi qu’il puisse croire, il allait rester toute sa vie attaché à elle. Il penserait à elle souvent, en particulier la nuit. Le choix imbécile qu’il avait fait était guidé par la raison et ne le libérerait pas. N’avait-il pas suffi, au bout de tant d’années de silence et d’absence, qu’elle prenne une chambre d’hôtel pour qu’il se retrouve au lit avec elle ? Dans cinq ans, dans dix ans, elle n’aurait toujours qu’à lever le petit doigt. Ce jour-là, elle tiendrait sa vengeance, un plat qui se mange froid, comme l’affirme la sagesse populaire. En attendant, il vivrait sans le savoir avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Elle baissa les yeux sur le énième brouillon de lettre qu’elle venait d’écrire. Non, décidément, elle y renonçait. Elle froissa la feuille, qui alla rejoindre les autres dans la corbeille. Sourcils froncés, elle considéra le tas de papier et se pencha pour tout récupérer. Hors de question qu’une femme de ménage tombe là-dessus. Maître Isabelle Ferrière n’avait pas de faiblesse, pas de talon d’Achille, elle ne rédigeait pas des missives sentimentales et larmoyantes pendant ses heures de travail à l’étude. Ces sottises allaient passer dans la machine à déchiqueter les documents, voilà leur vraie place. Quant à la clef de l’appartement, cet endroit minable dont elle ne voulait plus se souvenir, elle la conservait pour l’instant. À tout hasard.

 

 

Ismaël eut un sourire attendri. Quand il dormait, Nicolas redevenait un tout petit garçon. Sinon, il prenait le chemin de l’adolescence en grandissant à vue d’œil, écoutait une musique infernale et s’habillait déjà comme un clown.

Penché au-dessus de son fils, il l’embrassa doucement sur le front avant d’éteindre la lumière. Pas drôle pour le gamin de dîner seul presque tous les soirs, mais Ismaël était coincé aux fourneaux de La Renaissance. Bientôt, ce serait encore pire avec l’ouverture du restaurant au Balbuzard. Jeanne avait suggéré que Nicolas dîne de temps en temps avec Céline, quitte à prendre une baby-sitter pour les surveiller là-haut, et vu la manière dont les deux enfants s’entendaient, ça réglerait une partie du problème.

Adorable Jeanne qui pensait à tout ! Elle avait aussi proposé de s’occuper de l’accueil des clients, au moins au début, le temps de lancer l’affaire. Par la suite, et surtout si elle devait s’absenter en reprenant son métier de décoratrice, elle promettait de former quelqu’un, par exemple Éliane, qui avait un excellent contact avec les gens. Tout prendrait sa place peu à peu, et le restaurant allait connaître le succès, Ismaël en était fermement convaincu. Il ressentait le même enthousiasme que lorsqu’il avait monté son premier bistrot à Paris, ou lorsqu’il était rentré à Tours pour y ouvrir La Renaissance. Sa passion de la cuisine et son goût d’entreprendre le faisaient aller de l’avant, comme toujours. Et puis, il y avait Jeanne…

Bon, d’accord, elle n’était pas pour lui, il l’avait vite compris, mais il se plaisait en sa compagnie et savait qu’il pouvait compter sur elle, en affaires ou en amitié. Il aurait préféré pouvoir tenter sa chance, cependant il ne voulait pas lui faire rater la sienne. Car il arrivait à Jeanne ce que lui-même avait tant espéré quelques années plus tôt : que l’autre revienne. Par malheur, sa femme ne s’était pas repentie et n’était jamais rentrée d’Australie. Il en avait énormément souffert, en silence pour épargner Nicolas, mais il aurait donné n’importe quoi pour la voir ouvrir la porte et l’entendre dire qu’elle regrettait d’être partie. Ce qui était en train de se produire pour Jeanne : le retour de l’autre, piteux et tout cabossé. Alors, de deux choses l’une, soit Jeanne finirait par pardonner, et dans ce cas Ismaël n’avait rien à faire au milieu d’un couple en pleine réconciliation, soit elle n’y parviendrait pas, et là seulement Ismaël pourrait la considérer autrement que comme une amie. D’ici là, il se contenterait de son rôle un peu frustrant d’observateur.

Il gagna sa chambre où régnait le fouillis habituel. Peu de meubles et beaucoup de désordre, exactement comme chez Richard. Voilà le résultat d’une vie de vieux garçon, à croire que seules les femmes pouvaient faire régner l’ordre. Il se déshabilla, prit une douche brûlante pour se détendre et se débarrasser de toutes les odeurs de cuisine. Bientôt minuit. Il allait enfin pouvoir s’allonger sous la couette, lire quelques pages du roman policier qui traînait par terre à côté du lit, là où il était tombé la veille au soir quand Ismaël avait sombré dans le sommeil. Jamais il n’avait de problème pour s’endormir, il lui suffisait de penser à Jeanne et les rêves venaient tout seuls.

 

 

Les illuminations de Noël éclairaient joyeusement les rues de Tours, et des haut-parleurs diffusaient des chœurs d’enfants. Sans même s’en rendre compte, Richard avait pris un itinéraire qui l’obligeait à passer devant la maison des Ferrière. En la voyant, il ralentit et s’arrêta un peu plus loin. Il resta là un moment, songeur, l’œil rivé à son rétroviseur latéral. Aucune fenêtre n’était allumée, peut-être Isabelle avait-elle déjà déménagé ? Un changement de cadre l’aiderait sans doute à s’apaiser, oublier, à moins qu’elle n’en veuille férocement à Richard pour tous ces bouleversements. La rancune faisait partie de son caractère.

Il descendit de voiture, laissant le moteur tourner, et alluma une cigarette. Ce serait la dernière de la soirée puisqu’il dînait avec Jeanne. Après avoir aspiré une longue bouffée, il se tourna vers la façade qu’il observa avec nostalgie. Sa jeunesse entre ces murs lui semblait désormais un très vieux souvenir.

 

 

Tout en haut de l’échelle, Lambert s’énerve car il n’arrive pas à fixer l’étoile au sommet du sapin. Isabelle rit en faisant remarquer que c’est chaque année la même histoire. Elle porte un appareil dentaire composé de bagues et de plaquettes qui lui font un sourire d’acier. Ce Noël est le premier après le décès des parents de Richard, et Lambert se montre particulièrement attentif au petit garçon.

— Vous rangerez tout ce désordre ! tonne Solène qui désigne d’un doigt accusateur les cartons ouverts, les guirlandes lumineuses qui traînent par terre en attendant d’être démêlées.

Lambert hoche la tête, descend de l’échelle. Il adresse un clin d’œil à Richard, lui ébouriffe les cheveux d’un geste affectueux et lui demande d’aller chercher un bout de fil de fer pour l’étoile. Lionel s’est accroché deux grosses boules dorées aux oreilles et il galope comme un cheval sauvage autour du salon.

Richard s’aperçoit que c’est plus gai d’être ici pour Noël qu’à Paris. À peine l’a-t-il pensé qu’un affreux sentiment de culpabilité lui tord l’estomac. Ses parents sont morts, il devrait pleurer.

— Est-ce que ça va, bonhomme ?

Le regard de Lambert est plein de douceur, de compassion. Richard avale sa salive et s’élance vers le couloir pour essayer de trouver le fil de fer demandé. Il veut bien faire, il veut être aimé par les Ferrière qui sont à présent sa seule famille.

 

 

Richard expédia son mégot dans le caniveau où il s’éteignit en grésillant. Les images du passé lui revenaient moins souvent, moins spontanément. Peut-être le temps était-il venu de se rendre enfin sur la tombe de Lambert, une visite qu’il n’avait jamais osé faire. Mais où qu’il soit, s’il restait dans l’univers quelque chose de son esprit, Lambert lui avait pardonné depuis longtemps, depuis toujours.

Remontant dans sa voiture, il s’éloigna de la maison, puis quitta Tours en direction d’Amboise. Il se sentait d’humeur légère, en paix avec lui-même, prêt à affronter tout ce que Jeanne pourrait lui dire.

 

 

Céline semblait trouver le jeu très excitant. Elle tourna autour de sa mère puis secoua la tête.

— Non, non, l’autre était mieux. La bleue, mets la bleue !

Un peu partout, des vêtements jonchaient le lit, la chaise et le tapis. Pas très sûre d’elle, Jeanne avait déjà essayé dix tenues différentes, et finalement elle décida d’écouter sa fille.

— D’accord, la bleue…

Elle remit la robe bleu nuit, s’observa dans le miroir avec une petite moue. Sa silhouette s’était affinée et la robe tombait mieux que lorsqu’elle l’avait achetée, quelques mois plus tôt. Elle enfila un fin gilet par-dessus, ce qui fit pousser des cris à la fillette.

— Ah, ben non, on la voit plus !

— Mais il fait froid, protesta Jeanne. Je l’enlèverai si le restaurant est bien chauffé.

Que son père invite sa mère à dîner réjouissait manifestement beaucoup Céline, et Jeanne espéra qu’elle ne se faisait pas trop d’illusions. Comme tous les enfants dans ce genre de situation, elle devait rêver de voir ses parents réunis, ce qui n’était pas près d’arriver.

— C’est moi qui te parfume, c’est moi !

Céline prit le vaporisateur et se mit sur la pointe des pieds.

— Pas trop, chérie… Voilà, parfait.

— Maman, tu es belle, belle !

— Ne répète pas tout deux fois. Mais merci du compliment, mon ange.

Jeanne se pencha vers la fillette pour l’enlacer tendrement.

— Tu seras sage avec ton grand-père et ta grand-mère ?

— Promis !

— Alors je vais passer une bonne soirée, et vous aussi.

En vitesse, elle ramassa tous les vêtements et sortit pour les raccrocher dans la penderie du couloir. Lorsqu’elle gagna le séjour, elle dut affronter le regard maussade de Lucien. Il ne ferait aucun commentaire, par égard pour sa petite-fille, mais à l’évidence il désapprouvait cette sortie. Ignorant son hostilité, Jeanne lui adressa un grand sourire avant d’aller embrasser sa mère dans la cuisine.

— Profite bien du dîner, lui chuchota Émilie à l’oreille. Vous avez besoin de parler, Richard et toi. Prends tout ton temps, on ne t’attendra pas pour se coucher !

Jeanne retraversa le séjour, fit un clin d’œil à Céline qui sortait la boîte de dominos pour en infliger une partie à Lucien, puis elle ramassa son sac et son manteau. En descendant l’escalier de pierre, elle ressentit un pincement au cœur. Avait-elle eu raison d’accepter l’invitation ? Un déjeuner impromptu, passe encore, mais ce soir, elle se retrouvait dans l’état d’esprit d’une jeune fille à son premier rendez-vous. Quelle idiote !

 

 

— Ris de veau braisé, jus verveine-citron aux girolles, annonça le maître d’hôtel, et dos de sandre rôti sur peau au pain d’épice.

Dans le décor raffiné et intime de La Roche Le Roy où ils se trouvaient attablés face à face, la cuisine était succulente.

— Ismaël va devoir faire des prodiges s’il veut rivaliser, déclara Richard après avoir goûté une bouchée.

— Nous sommes à au moins vingt-cinq kilomètres du Balbuzard, répliqua Jeanne. Et puis, je ne crois pas qu’il vise le même créneau. Ici c’est un peu… un peu beaucoup, non ?

Richard se mit à rire, séduit par la réaction de Jeanne. Contrairement à Isabelle, elle n’avait pas besoin de luxe et d’apparat pour apprécier un repas. Mais il avait choisi cette adresse, au sud de Tours, parce qu’il était presque certain que Jeanne ne la connaissait pas, et aussi parce qu’ils avaient pu venir par les petites routes en traversant des forêts. Même s’il acceptait par avance que la soirée ne soit pas forcément romantique, il voulait que tout soit parfait autour d’eux. Or cette gentilhommière tourangelle du XVIIIe l’était, avec ses nappes de dentelle, son service impeccable et son chef réputé.

— Avant que tu me poses la question, enchaîna Richard, je n’ai rien à te demander en particulier.

— Et en général ?

— Nous pourrions faire un tour d’horizon.

— À toi l’honneur.

Il hésita un peu, ne sachant par où commencer ni ce que Jeanne accepterait d’entendre.

— Comme je te l’ai déjà dit, cette histoire avec Isabelle est terminée. Aujourd’hui je reprends mon souffle et je mesure le désastre que tout ça a entraîné.

— Oui, un désastre, approuva Jeanne d’une voix tranchante.

— Si tu ne souhaites pas que nous en parlions…

— Au contraire. Vas-y.

— Je m’en veux énormément d’avoir été aveuglé, de m’être trompé sur moi, sur elle, et sur toi.

— Sur elle ? Tu ne comptes pas cracher dans la soupe, j’espère ?

Tendue, Jeanne avait cessé de manger et le scrutait sans pitié.

— Pas du tout, je n’ai aucune intention de critiquer Isabelle. Mais l’image que j’avais d’elle était celle d’un amour de jeunesse brutalement contrarié, et j’ai poursuivi une chimère. Je l’avais toujours en tête, je suppose que tu le sais, et je n’arrivais pas à m’en débarrasser. C’était comme une épine qui infectait tout avec les années. Ce que j’ai fait…

— Il fallait sans doute que tu le fasses, sois sans regrets. Et en quoi t’es-tu trompé sur moi ?

— Je croyais t’aimer moins, ne pas t’aimer assez. J’avais tort.

Elle enregistra la déclaration d’un battement de cils.

— Quant à moi, enchaîna-t-il aussitôt, je n’ai rien d’un aventurier, je me suis senti très mal à l’aise dès le début. J’aurais voulu revenir, demander pardon, mais…

— Trop tard, oui.

Ils se remirent à manger sans se regarder, jusqu’à ce que Richard relève la tête et murmure :

— Est-ce que tu tiens encore un peu à moi ?

Jeanne eut un étrange sourire résigné, puis elle posa ses couverts.

— Et toi, Richard, est-ce que tu me désires au moins un peu ? Elle, tu l’avais dans la peau, tu l’as avoué à Ismaël, et je ne voudrais pas que ce soit à elle que tu penses si un jour nous… nous refaisons connaissance, toi et moi.

— Drôle d’expression.

— Tu en vois une autre ? Quand tu es parti, j’ai compris à quel point je ne te connaissais pas. Je ne savais pas qui tu étais. Je te croyais tellement loyal !

— Jeanne…, soupira-t-il. Écoute, tu as le droit d’être désagréable, mais pas injuste.

Elle parut se radoucir, néanmoins elle insista :

— Tu n’as pas répondu à ma question.

— À propos du désir ? Bien sûr que oui. Ce soir, tu as tout fait pour avec cette robe ravissante, ton maquillage très discret, le parfum qui flottait tout à l’heure dans la voiture, mais même dans un jean troué et un pull informe, au milieu du chantier, je t’ai trouvée très désirable.

Un serveur s’approcha pour emplir leurs verres puis débarrassa leurs assiettes. Peu après, on leur apporta le soufflé chaud à l’orange et le macaron tout framboise qu’ils avaient commandés.

— Je n’ai plus très faim, regretta Jeanne, mais pas question de laisser ça !

— Mange de bon cœur, tu as beaucoup maigri.

— Tu n’aimes pas ?

— Si, dit-il en détaillant ses épaules, son décolleté.

Lorsqu’il remonta jusqu’à son visage, il découvrit qu’elle était en train de rougir. Il y eut un petit silence ambigu, puis elle reprit la parole avec l’air décidé de quelqu’un qui se jette à l’eau.

— Pourquoi m’as-tu invitée à dîner ? Tu sais bien que la soirée ne se prolongera pas.

— Ce n’était pas le but.

— Alors pourquoi ?

— Je reprends ton expression de tout à l’heure, j’ai envie que nous refassions connaissance. Pour ça, il faut bien que nous soyons un peu en tête à tête, loin de l’effervescence du Balbuzard.

Elle baissa les yeux, considéra la nappe de dentelle durant quelques instants.

— Je vais être franche avec toi. Je t’aime encore mais je n’ai plus confiance en toi. Il y a quelque chose de cassé, et j’ignore si c’est réparable. En te le disant, je ne cherche pas une revanche ni rien, je fais juste un constat. Tu m’as obligée à prendre mes distances, et finalement, je ne me sens pas trop mal.

Bouleversé, il eut peur qu’elle ne soit sur le point de condamner tout espoir d’avenir entre eux.

— Eh bien moi, je me sens mal, dit-il sans hésiter. Je me sens enfermé à l’extérieur de ta vie, qui est mon ancienne vie et que j’aimais. Je vais me battre pour que tu m’entrouvres la porte, Jeanne.

Il n’obtint aucune réponse, mais il n’y avait pas d’hostilité dans le regard bleu azur de la jeune femme. Il s’accrocha à l’idée qu’elle l’aimait encore, qu’il ne l’avait pas forcément perdue pour toujours.

En quittant La Roche Le Roy, ils furent surpris par le froid de la nuit claire, étoilée, et ils coururent jusqu’à la voiture. Pour ramener Jeanne, Richard reprit les petites routes de la forêt qu’ils aimaient autant l’un que l’autre. Un peu de givre s’accrochait aux arbres dénudés, comme si la nature s’amusait à créer ses propres décorations de Noël. Pour la première fois depuis des mois, Richard estima qu’il était en accord avec lui-même, et que du chaos qu’il avait provoqué naissait une sorte de paix.

Lorsqu’il s’arrêta devant le perron du Balbuzard, où tout était éteint, il ne chercha pas à embrasser Jeanne. Tourné vers elle, il lui laissa le choix de conclure leur soirée.

— À l’occasion, dit-elle en regardant droit devant elle à travers le pare-brise, je reviendrais bien dans ta cabane de chasseurs. Les frites sont formidables, et je préfère ce genre d’ambiance.

— Sois sûre qu’on trouvera l’occasion.

— En tout cas, merci pour ce repas de fête. Tu passes, demain ?

— J’ai rendez-vous avec le plombier pour la pompe à chaleur.

— D’accord.

Elle descendit de la voiture, maintint la portière ouverte quelques instants.

— Dors bien, Richard, dit-elle seulement.

Il la vit grimper les marches du perron, mettre la clef dans la serrure, agiter la main avant de disparaître. Cette jolie femme était-elle encore sa femme ? La réponse, qui ne lui appartenait pas, allait demander du temps. Il démarra en douceur, afin de ne pas faire crisser le gravier. De part et d’autre du chemin, le parc endormi du Balbuzard lui parut si familier qu’il en eut les larmes aux yeux.