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Trop ému et trop distrait pour écouter la lecture de l’acte, Richard essayait de garder les yeux rivés sur son stylo, posé en travers d’une feuille devant lui. Mais la voix d’Isabelle le faisait tressaillir et, malgré lui, il relevait la tête pour effleurer la jeune femme du regard avant de revenir vite au stylo. Elle avait changé, coupé ses longs cheveux, pris de l’assurance et de la maturité. Quelques rides d’expression marquaient son front, ses pommettes, cependant elle portait magnifiquement ses trente-cinq ans.
— Monsieur Castan, des questions ?
Elle s’adressait à lui, ce qui l’obligea à sortir de son mutisme.
— Non, aucune, bredouilla-t-il.
Monsieur Castan. Comme c’était étrange de s’entendre appeler ainsi par Isabelle, la petite Isa qui avait été comme sa sœur, sa meilleure amie, avant de devenir son grand amour de jeunesse, puis son insupportable regret.
Cette fois, il eut le courage de la contempler et son cœur se serra.
— Vous voudrez bien parapher toutes les pages, dit-elle en lui souriant, dater et signer la dernière.
Pour la moitié d’un sourire comme celui-ci, il se serait volontiers damné, malheureusement, il l’était déjà. Tandis qu’elle faisait glisser l’acte de vente vers lui, il ôta le capuchon de son stylo. Jamais il n’aurait dû se trouver là, en face d’elle, depuis près de quinze ans il s’était débrouillé pour éviter ce genre de situation. En principe, la réunion avait été prévue chez son propre notaire, avec juste un clerc de l’étude Ferrière pour représenter le vendeur, et en aucun cas Isabelle en personne. Mais un inopportun dégât des eaux, survenu le matin même, avait contraint tout le monde à se déplacer, alors Richard avait dû suivre, à son corps défendant.
Non content de ne pas avoir écouté, il ne prit pas le temps de lire. Il était pressé d’en finir, de s’éloigner d’Isabelle et de cet endroit au plus vite. Il sortit son carnet de chèques de sa veste, soulagé de pouvoir au moins se donner une contenance. Bien qu’il ne s’agisse que d’un petit terrain non constructible, cet achat se révélait une bonne affaire puisque, pour la troisième fois, Richard réussissait à agrandir les alentours de son hôtel. Déjà, il avait imaginé ce qu’il allait faire de ces mille cinq cents mètres carrés supplémentaires qui achèveraient de constituer un écrin de verdure autour des bâtiments, et son jardinier en piaffait d’impatience.
— Tout est en ordre, annonça posément Isabelle.
Elle était très professionnelle, très à l’aise dans son rôle. La fille de Lambert Ferrière, devenue notaire à son tour, et qui avait su conserver presque toute la clientèle de son père. Une belle jeune femme consacrant sa vie au travail et n’ayant pas songé à se marier. De nouveau, Richard eut l’impression qu’un poids l’écrasait, l’empêchait de respirer. Seigneur ! Isabelle produisait encore cet effet sur lui après tant d’années ? Il la vit serrer la main de son confrère qui la remerciait pour l’accueil.
— Monsieur Castan, s’enquit-elle d’un ton innocent, puis-je vous garder quelques minutes ?
Richard acquiesça d’un petit signe de tête et resta debout, très raide, attendant qu’elle ait raccompagné les autres jusqu’à la porte de son bureau. Lorsqu’elle revint vers lui, il réussit à la regarder en face.
— Eh bien, souffla-t-il, ça faisait un bail…
Elle le dévisageait en silence, avec une expression énigmatique.
— Ce n’était pas prévu, ajouta-t-il en hâte, je n’y suis pour rien ! J’ai failli ne pas venir quand j’ai compris qu’il faudrait nous déplacer jusqu’ici. Mais tu n’étais pas forcée d’assister à la signature, tu aurais pu déléguer un de tes…
— Arrête deux secondes, veux-tu ? Je suis contente de te voir.
De ce côté-là, elle n’avait pas changé, elle allait toujours droit au but.
— On ne va pas laisser passer l’occasion, enchaîna-t-elle. Ce matin, quand ton notaire m’a appelée pour savoir si la réunion pouvait se tenir chez nous, je me suis dit que c’était mon jour de chance.
— Chance ? répéta-t-il, incrédule.
Elle eut un geste insouciant puis se laissa tomber dans un fauteuil et croisa les jambes. Son tailleur gris perle était d’une élégance irréprochable, ses escarpins aussi.
— Assieds-toi, Richard. S’il te plaît.
Il obtempéra parce qu’aucune phrase d’excuse ne lui venait à l’esprit pour s’enfuir.
— Le passé est oublié, dit-elle doucement. En ce qui me concerne, j’ai tourné la page sur toute l’histoire. Tu sais, il nous arrive de parler de toi avec Lionel, et… Oh, bon sang, il faut qu’on en sorte, aujourd’hui ou jamais !
Sa brusque véhémence le prit de court. Elle voulait obtenir quelque chose de lui, mais quoi ? C’était à lui de se faire pardonner, ce qu’il avait désespérément tenté quinze ans plus tôt. Il avait supplié Isabelle et Lionel, supplié leur mère, tout en sachant qu’à leurs yeux il était devenu maudit. Non, le passé ne pouvait pas être oublié, ainsi qu’Isa venait de le prétendre, aucune baguette magique n’effacerait cette nuit de juin où…
— Richard ? Tu ne réponds rien et tu me regardes à peine. Tu n’as pas envie qu’on fasse la paix ?
— Bien sûr que si. Sauf que c’est impossible.
— Pourquoi ?
— Ne serait-ce qu’à cause de ta mère.
— Les choses sont différentes à présent. Elle a fini par admettre que la vie continue. D’ailleurs, quand elle s’est installée dans son petit appartement, elle n’a pas remis des photos de papa dans tous les coins. Maintenant, elle joue beaucoup au golf, elle a des amies avec qui voyager. Disons que tu n’es plus sa bête noire, ou au moins qu’elle ne pense pas à toi à chaque instant.
— Tant mieux, dit-il plus froidement qu’il ne l’aurait souhaité.
Ce que Solène Ferrière devenait lui était indifférent, il s’en aperçut avec un sentiment de malaise. Quel âge avait-elle aujourd’hui ? Soixante-trois, soixante-cinq ans ? Il s’en souvenait à peine tant il avait accompli d’efforts pour la rayer de sa mémoire. À cause d’elle, il s’était culpabilisé jusqu’à l’écœurement, jusqu’au vertige, et elle ne lui avait fait grâce de rien.
— Tu es marié, je crois ? reprit Isabelle d’un ton désinvolte.
— Tu ne le crois pas, tu le sais. Tours est un village !
— Tu exagères. Mais bien sûr, on parle de toi, de ton hôtel qui récolte tous les éloges… Vois-tu, je ne t’imaginais pas écolo.
— Dans ta bouche, ça semble péjoratif.
— Eh bien, tu n’avais pas ce genre d’idées, si mes souvenirs sont bons ?
— J’ai évolué.
— Tu mens.
Devant les yeux pétillants de malice d’Isabelle, il se mit à rire, ce qui le surprit lui-même.
— D’accord, admit-il, j’ai saisi la balle au bond. L’écologie est dans l’air du temps, les gens y sont sensibles. Au début, je n’ai vu que l’aspect commercial et vendeur d’une conception nouvelle qui allait plaire. Ensuite, je me suis pris au jeu.
— Vraiment ?
— Oui.
— Il faudra que tu m’expliques.
— T’expliquer quoi et quand ? On va se revoir, Isabelle ?
La question, spontanée, lui avait échappé.
— Je serais partante, répondit-elle lentement. Pas toi ?
Il secoua la tête, consterné. Revoir Isa équivaudrait à se torturer, c’était l’évidence même. Leurs destins s’étaient séparés pour toujours, il avait presque réussi à l’accepter et il ne comptait pas recommencer ce chemin de croix.
— Alors, insista-t-elle, on va rester comme des étrangers ? C’est ce que tu veux ?
Elle tendit la main vers lui, sans achever son geste. Ses grands yeux couleur d’ambre reflétaient une authentique tristesse, qu’un petit sourire découragé ne fit qu’accentuer.
— Richard…, dit-elle tout bas.
Cette manière de prononcer son prénom avait quelque chose de particulier car elle séparait les deux syllabes, traînant sur la seconde avec une inflexion tendre. Il se sentit brusquement ramené loin en arrière, à une époque bénie.
« Bénie, peut-être, mais tout à fait morte aujourd’hui. »
— Nous n’avons plus rien à partager, Isabelle. De toutes mes forces, j’ai voulu croire le contraire, et tu as bien vu que ça ne menait nulle part.
— Maman a tout fait pour que nous ne trouvions aucune porte de sortie ! protesta-t-elle d’un ton amer.
— Il n’y en avait sans doute pas. Nous aurions empoisonné nos existences.
— Tu portes toujours ta culpabilité en bandoulière ? rétorqua-t-elle rageusement.
— Moi ? Oh, si seulement j’avais pu la déposer au bord de cette foutue route, je l’aurais fait, crois-moi !
À son tour, la colère le gagnait. Pourquoi rouvrir d’anciennes plaies qui allaient se remettre à saigner ? Il se leva, prit une profonde inspiration.
— Laisse-moi partir, maintenant.
Toujours assise, elle le scruta quelques instants, puis soudain, elle abandonna son fauteuil et marcha sur lui. Il n’eut pas le temps de reculer, déjà elle l’avait pris par les épaules, l’attirant à elle avec une force inattendue. Leurs lèvres se touchèrent tandis qu’elle refermait ses bras sur lui.
— Ne me repousse pas, souffla-t-elle. J’en ai envie et toi aussi.
Envie ? Bien davantage ! Il aurait voulu lui arracher ses vêtements, la coucher sur la moquette, l’embrasser, la goûter, la prendre, se fondre en elle. Son désir était intact, violent, mais nourri d’une telle angoisse qu’il réussit à s’écarter d’elle en murmurant :
— Je ne veux pas. Ça me rendrait fou, définitivement.
Dans ses rêves les plus secrets, les plus enfouis, il avait parfois fantasmé sur une rencontre fortuite, d’improbables retrouvailles. Isabelle l’avait hanté si longtemps ! Mais chaque réveil était plus dur, et il s’était juré de ne plus se mettre en danger, même si les hasards de la vie lui en offraient l’occasion.
Il ramassa l’acte de vente sans y penser, s’obstinant à ne pas regarder la jeune femme, puis il sortit comme un voleur.
Jeanne referma le livre de bord de l’hôtel, satisfaite de ce qu’elle venait de vérifier. Les réservations s’accumulaient, le taux de remplissage atteindrait le maximum cette année encore. Bien entendu, Richard était contre, prétendant que les clients appréciaient le calme, et que lorsque l’hôtel était plein jusqu’à la dernière chambre il y avait trop de monde dans trop peu d’espace. Avec le terrain qu’il était en train d’acheter en ce moment même, il allait trouver la place qui semblait lui manquer.
D’un coup d’œil circulaire, Jeanne s’assura que tout était en ordre dans le hall de la réception. Un somptueux bouquet de fleurs trônait sur la table à gibier, le sol de tomettes anciennes luisait d’un éclat chaud grâce à l’huile de lin, et dans le rayon de soleil qui traversait le grand vitrail, il n’y avait nulle poussière en suspension. Elle vérifia la température, réglée sur vingt degrés, le taux d’hygrométrie, qui était parfait, et les prévisions du gros baromètre de cuivre. Chaque matin, Jeanne inspectait ainsi le moindre détail avant de s’accorder un petit déjeuner. Tenir un hôtel de cette catégorie n’était pas une mince affaire mais, exactement comme Richard, elle adorait son travail.
Au début, ils avaient eu un peu de mal à se répartir les tâches, essayant d’occuper tous les postes à la fois pour économiser du personnel. D’ailleurs, Richard ne savait pas déléguer, il s’était totalement investi dans son projet et, à l’époque, il en avait perdu le sommeil. Mais au bout du compte, leur affaire s’était révélée rentable, puis carrément prospère.
Avec le recul, Jeanne devait bien admettre que Richard avait été un véritable visionnaire. Le petit château du Balbuzard – un bijou Renaissance acquis pour un prix intéressant en raison de son état de délabrement – était idéalement situé à quelques kilomètres de Tours, à la lisière de la forêt d’Amboise. De bien trop modestes dimensions pour être transformé en hôtel, il disposait néanmoins d’un environnement exceptionnel avec près de trois hectares d’un beau terrain bordé par un étang. Il tenait son nom de ces rapaces diurnes autrement appelés aigles pêcheurs car grands amateurs de poisson, et en conséquence, Richard avait tout fait pour protéger les deux ou trois balbuzards qui fréquentaient son étang. Mais les oiseaux étaient au dernier rang de leurs préoccupations lorsque Richard et Jeanne s’étaient lancés dans l’aventure hôtelière. S’ils disposaient de peu d’argent, en revanche les idées ne leur manquaient pas, et la plus géniale avait été de se tourner vers l’écologie. Le dossier sans faille monté par Richard avait séduit tout le monde, du conseil régional aux investisseurs particuliers. Bénéficiant à la fois de subventions, de primes, d’avantages fiscaux et de capitaux privés, le domaine du Balbuzard était né.
Sur le papier, le principe était simple, il s’agissait de construire à proximité du château des bâtiments qui soient de véritables modèles pour l’environnement. Les plans de l’architecte, remarquablement élaborés, comportaient plusieurs unités faites de verre et de bois, dont les structures devaient se fondre dans la nature avec harmonie. Ventilation naturelle, orientation idéale, collecte des eaux de pluie, panneaux solaires sur les toits, géothermie et poêles à sciure de bois : tout avait été pensé en fonction d’une totale maîtrise de l’énergie. Bien intégrées au milieu des arbres et de la végétation, ces petites maisons abritaient les chambres et les suites destinées aux clients. Ultramodernes mais pourtant très chaleureuses, elles plaisaient tellement quelles avaient fait la réputation du Balbuzard et sa réussite. Les gens qui y séjournaient raffolaient de l’opposition entre le petit château du XVIIe siècle, où se trouvaient la réception, le bar, ainsi qu’une salle de billard, et ces îlots futuristes faits de verre et de bois où tout semblait conçu pour préserver la planète sans pour autant sacrifier au confort. Deux époques cohabitaient ainsi avec succès, grâce au talent de l’architecte et à l’obstination de Richard.
Devant la prospérité du Balbuzard, Jeanne avait songé à lui adjoindre un restaurant, mais jusqu’ici elle n’avait pas pu concrétiser son idée, se heurtant au refus catégorique de Richard. D’après lui, les contraintes étaient trop lourdes, un bon chef trop difficile à recruter et, surtout, leurs emprunts n’étaient pas encore remboursés.
Jeanne quitta le hall pour gagner la cuisine. Elle l’avait aménagée elle-même tandis que Richard retapait une partie du premier étage. Durant toute une année, ils s’étaient échinés sur ces murs du matin au soir, car ils ne disposaient pas d’un seul euro pour la partie privée. De cette période de travail harassant, Jeanne gardait néanmoins un excellent souvenir. À l’extérieur, des équipes de professionnels maniaient de gros engins de chantier et n’utilisaient que des matériaux haut de gamme pour faire prendre forme aux maisons de verre, sous la stricte surveillance de l’architecte. Pendant ce temps-là, à l’intérieur, Jeanne et Richard n’avaient que leur enthousiasme, quelques pots de peinture et de vieux outils pour mener à bien leurs travaux personnels. Le soir, après le départ des ouvriers, ils allaient regarder ce qui serait un jour les chambres de l’hôtel. Richard imaginait des allées, des massifs, des rocailles reliant entre eux ces havres de paix. Il rêvait de palmiers, de plantes exotiques, d’une végétation luxuriante que le climat de la Touraine rendait possible. Jeanne songeait à la décoration, imaginait des tissus très colorés, des objets insolites. Ensuite, ils rentraient chez eux main dans la main, encore étonnés d’habiter ce tout petit château de conte de fées. Puis ils faisaient tendrement l’amour et s’endormaient, épuisés. Jeanne était heureuse, amoureuse, confiante en l’avenir. À quel moment avait-elle cessé d’y croire ?
Dans la cuisine, elle se servit un café, coupa des tranches de pain qu’elle mit à griller. Chaque matin, le rituel était le même. Malgré les allées et venues des deux femmes de chambre qui préparaient les petits déjeuners des clients, Jeanne lisait son journal en savourant une grande tasse d’arabica et en dévorant ses toasts. De temps à autre, elle levait les yeux pour s’assurer que tout était parfait sur les plateaux. Les fruits provenaient de l’agriculture biologique, les petits fromages frais d’un éleveur de chèvres voisin, le pain d’un artisan boulanger qui travaillait les farines brunes. Jeanne sélectionnait le moindre produit avec soin, des confitures aux morceaux de sucre, et sa vaisselle, artisanale, était issue du commerce équitable.
— Voilà, c’est fait ! lança Richard en entrant.
Il posa l’acte notarié sur la table puis se pencha pour embrasser Jeanne dans le cou.
— Le terrain est à nous, le domaine s’agrandit…
Sa voix n’était pourtant pas très joyeuse. Jeanne l’observa une seconde et lui trouva l’air fatigué.
— Veux-tu un café, mon chéri ?
— Ne bouge pas, je m’en occupe.
Quand il était d’humeur morose, mieux valait le laisser tranquille. Elle reprit la lecture de son journal, attendant qu’il vienne s’asseoir en face d’elle.
— Il y a eu un dégât des eaux chez Castex, alors nous n’avons pas signé chez lui mais à l’étude Ferrière.
Le nom la fit frémir. Elle releva vivement la tête pour dévisager Richard.
— Tu as vu Isabelle ?
Posée sur ce ton-là, sa question ressemblait à un cri de détresse et elle se mordit les lèvres.
— Oui, elle était là, se borna à répondre Richard.
Elle comprit qu’il n’en dirait pas davantage, pourtant elle ne put s’empêcher d’insister, avec trop de véhémence :
— Ça t’a fait quelque chose ?
Son mari lui adressa un regard étrange, comme s’il ne la voyait pas vraiment.
— Comment veux-tu que ça me laisse indifférent…, murmura-t-il.
Maintenant, elle devait s’arrêter, changer de sujet, celui-là était beaucoup trop dangereux. Dans le cœur de Richard, il existait une faille profonde qui s’appelait Isabelle Ferrière, personne n’y pouvait rien, et Jeanne moins qu’une autre car elle avait déjà tout essayé. Oh, bien sûr, il n’en parlait plus, il n’en parlait même jamais ! Honnête, il lui avait tout raconté peu de temps après leur première rencontre, la laissant libre de le juger, ou même de le rejeter. À ce moment-là, Jeanne s’était sentie assez forte pour lui faire oublier le drame de sa jeunesse, assez forte pour le consoler de ce vieux chagrin d’amour qu’il traînait avec lui comme un boulet. Et elle avait échoué, ça la frappait soudain de manière évidente, blessante. Non, Richard ne s’en remettrait pas, peut-être seulement parce qu’il ne voulait pas s’en remettre. Était-ce un moyen de ne pas vieillir ? Tant qu’il s’accrochait à ses souvenirs, tant qu’il ne tournait pas cette page de sa vie, il pouvait encore s’identifier au jeune homme qu’il avait été, promis à un brillant avenir et chouchouté au sein de la famille Ferrière… jusqu’à ce qu’il la détruise.
— Martin est dehors, il m’attend, dit-il en reposant sa tasse vide. Tu n’as pas besoin de moi ?
— Je me débrouillerai. Va rêver sur tes terres !
Elle savait qu’il ne résistait pas à la gentillesse. S’adresser à lui avec tendresse le faisait immanquablement fondre, à croire qu’il était toujours en manque d’affection.
— Martin n’a rien d’un rêveur, il doit avoir une liasse de croquis à la main !
Leur jardinier était un bourreau de travail, doublé d’un artiste. Au début, il avait un peu bougonné devant l’interdiction d’utiliser des produits toxiques, insecticides ou désherbants, mais il avait fini par concocter des recettes naturelles à peu près aussi efficaces. Son grand plaisir consistait à jouer avec les couleurs et les formes, créant des perspectives originales et laissant à la végétation une apparence de liberté qu’en réalité il contrôlait étroitement.
Comme prévu, Richard le trouva planté devant la clôture. Une main en visière, il observait le terrain voisin avec l’air de vouloir le défricher sur l’heure.
— Y a du boulot ! lança-t-il joyeusement.
Se tournant vers Richard, il lui adressa un sourire radieux.
— Jardin japonais, jardin anglais ? Ah, on pourrait tout imaginer ! Mais on va rester sages, hein ? Un petit circuit de promenade pour les clients, tout en nuances. Je pense à des bambous pour le décor, du jasmin étoilé et du myrte pour les parfums, des fuchsias rustiques en massifs, des oiseaux de paradis, peut-être un saule crevette…
— Pas de rosiers ? ironisa Richard.
— Si ! Des rosiers buissons à grandes fleurs comme le Gaby Morlay qui est ambre et abricot. Et puis des grimpants, bien sûr. Tiens, un Alcazar à côté d’un Papa Meilland, l’effet sera saisissant !
Gagné par son enthousiasme, Richard désigna le grillage :
— Il faut commencer par enlever ça. Vous pouvez y aller, c’est à nous, maintenant.
Il disait souvent « nous » lorsqu’il discutait de l’hôtel avec les gens qui y travaillaient. Jeanne trouvait que c’était habile de sa part, mais en réalité, il s’agissait d’une expression spontanée. Le Balbuzard nécessitait un travail d’équipe, dont Richard se sentait tout au plus le capitaine.
Abandonnant Martin, qui s’était déjà saisi de longues pinces pour couper les fils de fer, Richard s’éloigna. Une odeur de printemps flottait dans l’air léger et des rayons de soleil jouaient à travers les feuillages. Si on ne s’éloignait pas de l’allée principale, les petites maisons de verre et de bois étaient quasiment invisibles. Pour chacune, il fallait emprunter un chemin différent, et les clients s’amusaient à se perdre. Richard salua de loin un couple qui se dirigeait vers la suite numéro 3, escorté d’une femme de chambre, puis il prit la direction du potager, certain d’y être tranquille puisque Martin était occupé ailleurs.
Assis sur le muret de pierres blanches, il s’octroya une cigarette. Il avait considérablement réduit sa consommation, mais fumer l’aidait encore dans les moments difficiles. Or, cette matinée avait été dure à vivre.
— Isa…, soupira-t-il.
Il regarda la cendre se former autour du bout incandescent, expira une fumée bleue qui le fit tousser. Adolescents, Isabelle, Lionel et lui se cachaient pour griller des Camel dérobées dans le paquet de Lambert Ferrière. Ils étaient insouciants, très gâtés, très heureux. Mais le bonheur, Richard le savait bien, n’était jamais installé pour longtemps. Depuis toujours, son existence semblait partagée en tranches distinctes et quasiment égales : les séries de bonnes années alternant avec les mauvaises. Fils unique, il avait été un enfant désiré puis aimé. Ses parents, Gilles et Muriel, formaient un couple brillant, mondain, original et plein de charme. Archéologues, ils étaient fous l’un de l’autre, voyageaient beaucoup, gagnaient de l’argent qu’ils dépensaient aussitôt, et possédaient le don de transformer la vie en une fête permanente. Dans un instant de sagesse, Gilles avait choisi son plus vieil ami, Lambert Ferrière, pour être le parrain de son fils chéri, car Lambert, au contraire de Gilles, était un homme posé, avec une profession sédentaire et une famille paisible. Il accueillait volontiers son filleul pour de longs séjours, ainsi Richard avait-il eu pour amis d’enfance Isabelle et son frère Lionel, les trois gamins s’entendant à merveille. Lorsque les Castan disparaissaient en Égypte pour des fouilles, Richard passait des étés entiers à Tours sans s’y ennuyer, et sans manquer d’affection. Dans son rôle de parrain, qu’il prenait très au sérieux, Lambert s’occupait de Richard comme de ses propres enfants. Son épouse, Solène, était plus réservée à l’égard du petit garçon, mais elle s’arrangeait pour ne pas le montrer. Un peu étroite d’esprit, elle n’appréciait guère les Castan, heurtée par leur mode de vie désordonné et dispendieux. « Quelle idée de vouloir un enfant et de ne pas s’en occuper ensuite ! En ce qui me concerne, je ne pourrais jamais confier les miens à n’importe qui. » Lorsqu’elle faisait ce genre de réflexion, toujours d’un ton pincé, Lambert répliquait que, par chance, ils n’étaient pas n’importe qui. Lui s’arrangeait pour donner à Richard, le temps de ses séjours chez eux, une échelle de valeurs dont ses parents omettaient de lui parler. Mais il ne jugeait pas pour autant son vieil ami Gilles envers qui il éprouvait une admiration émerveillée. Gilles possédait la fantaisie qui manquait à Lambert, la faculté de se moquer de tout et de prendre des risques en riant, l’art de semer des paillettes sur son existence.
Hélas, le revers de la médaille fut tragique. En 1985, le petit avion de tourisme que Gilles et Muriel avaient loué pour survoler le Nil s’écrasa. Erreur de pilotage, défaillance mécanique ? On retrouva leurs deux corps dans la carlingue, et les débris d’un magnum de champagne fracassé. Gilles avait-il bu aux commandes de l’appareil ? Il était tout à fait capable d’avoir voulu faire la fête en plein ciel avec Muriel, sans imaginer qu’il risquait leurs vies.
Effondré, Lambert fut contraint d’apprendre lui-même la nouvelle à Richard, qui venait d’avoir treize ans. Et sans même se poser la question, sans la poser à sa femme non plus, Lambert prit immédiatement la responsabilité de garder Richard avec eux. À son titre de parrain s’ajouta celui de tuteur légal, et il demanda solennellement à Isabelle et à Lionel de considérer Richard comme leur frère.
Solène n’avait pas pu refuser de recueillir le jeune orphelin, elle fit donc bonne figure mais n’accepta jamais tout à fait cette pièce rapportée dans sa famille. Elle considérait qu’avec Lionel, puis Isabelle, elle avait eu le « choix du roi », un garçon et une fille qui suffisaient à son bonheur maternel. Ce cinquième élément, qui d’occasionnel devenait permanent, troublait l’ordre de son existence bien organisée.
Gilles et Muriel ne laissaient que peu de choses derrière eux. Leur appartement parisien était en location, et hormis un modeste compte épargne rarement alimenté, ils ne possédaient rien. Lambert vendit les meubles et les quelques objets de valeur qu’il trouva, y compris deux statuettes égyptiennes dont il ne parvint pas à prouver la provenance légale. Au fond d’un petit coffre-fort, dissimulé dans un placard, il découvrit aussi des bijoux anciens qui vinrent gonfler un peu le maigre héritage de Richard. En tant que tuteur, Lambert ne pouvait pas disposer de la somme, qui fut bloquée, mais en tant que notaire averti, il s’arrangea néanmoins pour la faire prospérer.
Dès l’enterrement, Lambert s’était tenu aux côtés de Richard, une main protectrice sur son épaule, et durant les années qui suivirent, il accorda beaucoup d’attention et de tendresse à l’adolescent. Au fil du temps, ils devinrent même si proches que l’aigreur de Solène s’en trouva amplifiée. « Tu t’occupes davantage de lui que de tes propres enfants ! » reprochait-elle à Lambert qui haussait les épaules. Il était un bon père, il le savait, et il ne faisait aucune différence entre les trois adolescents. Lionel avait un an de moins que Richard, et les deux garçons s’entendaient comme larrons en foire ; quant à Isabelle, la cadette, elle était tour à tour bousculée au milieu des jeux, consolée, moquée ou admirée, mais jamais exclue. Lorsqu’elle devint une jeune fille, Lionel et Richard cessèrent de lui tirer les nattes pour se faire ses chevaliers servants. Ils furent bien inspirés car, une fois débarrassée de son acné et de son appareil dentaire, Isabelle se révéla ravissante. Ses grands yeux dorés, dessinés en amande, s’étiraient vers ses tempes, sa bouche était pulpeuse, sa peau mate, son nez fin et droit. Elancée, gracieuse, elle aimait rire aux éclats et semblait n’avoir peur de rien. Très vite, elle fut la coqueluche des garçons, de tous les garçons, y compris Richard. En quelques mois, le regard que le jeune homme portait sur la petite Isa se transforma. Leurs rapports se modifièrent insidieusement, jusqu’à ce qu’ils comprennent ce qui était en train de leur arriver.
Toujours écorché vif depuis le décès de ses parents, Richard avait deviné l’hostilité latente de Solène, et il se doutait bien que s’il montrait son attirance pour Isabelle, le scandale éclaterait. Même s’il n’y avait rien de mal à être amoureux d’une jeune fille qui n’était pas sa sœur. En conséquence, Isa et lui restaient très prudents, veillant à ne pas changer d’attitude en public, mais dès qu’ils se retrouvaient seuls ils se blottissaient dans les bras l’un de l’autre et se murmuraient des mots d’amour qu’ils prononçaient pour la première fois. Sans aucune expérience, ils se contentaient de flirter, avec autant de maladresse que d’avidité. Ces baisers volés étaient des instants magiques, cependant une vague culpabilité planait sur eux. Isabelle n’aimait pas mentir, et Richard avait l’impression détestable de trahir Lambert. À plusieurs reprises, il faillit aller lui parler, ne renonçant qu’au dernier moment parce que Isa le suppliait de se taire. Elle voulait attendre sa majorité pour échapper aux foudres maternelles qui ne manqueraient pas d’éclater. Car si elle aimait sa mère, Isabelle la connaissait suffisamment bien pour se méfier de ses réactions de colère.
Richard avait eu son bac à dix-sept ans et, tout naturellement, s’était inscrit en licence de droit pour faire plaisir à Lambert qui rêvait de voir les trois jeunes gens devenir notaires à leur tour. « Vous travaillerez d’abord avec moi, ensuite je prendrai ma retraite en vous laissant toutes mes parts. L’étude Ferrière et associés deviendra Ferrière, Castan et associés. Ça sonne bien, n’est-ce pas ? » Était-ce pour honorer la mémoire de son vieil ami Gilles que Lambert s’enthousiasmait ainsi ? En tout cas, Richard ne voulait pas le décevoir. D’autant moins que Lionel avait dû redoubler sa terminale, trop occupé à courir les filles pour songer à ses études. Isabelle, en revanche, obtenait d’excellents résultats. Elle se retrouva dans la même classe que son frère, l’aida de son mieux lors des révisions de fin d’année, et ils obtinrent leur bac ensemble, Lionel d’extrême justesse, et Isabelle avec mention. Cet été-là, ils partirent tous les trois faire du camping loin des parents. Ils avaient pris une tente double pour les deux garçons et une individuelle, en principe destinée à Isa. Bien entendu, ce qui devait arriver arriva par une chaude nuit de juillet, avec l’accord tacite de Lionel qui avait deviné depuis longtemps les sentiments de sa sœur et de Richard. Pour sa part, il n’y voyait aucun obstacle, mais il leur prédisait tous les ennuis du monde si jamais Solène découvrait le pot aux roses.
L’automne et l’hiver furent difficiles pour les jeunes gens qui continuaient à se cacher. Ils étaient littéralement fous amoureux mais ne pouvaient le montrer qu’à l’université, où Isabelle s’était inscrite à son tour en droit. Lorsqu’ils rentraient à la maison, ils reprenaient à contrecœur leurs rôles d’amis d’enfance, de plus en plus mal à l’aise. À Pâques, ils s’échappèrent une semaine pour aller skier dans les Alpes, avec Lionel en guise de chaperon, mais en réalité ils ne quittèrent quasiment pas leur chambre d’hôtel, et Lionel fut le seul à descendre les pistes. Au retour, Richard décida que, quelles que puissent être les conséquences, il devait tout avouer à Lambert. S’il lui demandait la main de sa fille, il aurait le droit de le regarder en face, ce qu’il ne parvenait plus à faire. Mais Isabelle, très angoissée par la perspective de l’orage familial, obtint qu’il patiente jusqu’au mois de juin, après les examens et après l’anniversaire de ses dix-huit ans.
Richard eut sa licence tandis qu’Isabelle bouclait sa première année avec brio. Lionel fut recalé et annonça qu’il abandonnait le droit. Déçu par son fils, Lambert ne ménagea pas ses félicitations à sa fille ainsi qu’à Richard. La route conduisant au diplôme de notaire était encore longue pour les jeunes gens, mais Lambert se réjouissait de constater que son rêve commençait à prendre forme. Solène se taisait en l’entendant parler d’un avenir où Richard tenait tant de place et Lionel si peu. Elle choisit de manifester son aigreur en suggérant à Richard de se trouver une chambre d’étudiant ou un studio, bref, un endroit où il serait indépendant, ce qui était « normal à son âge », plus normal en tout cas que rester dans les « jupes des Ferrière ». Si elle l’avait pu, elle se serait débarrassée de Richard pour de bon. Notaire elle-même, elle ne travaillait à l’étude qu’à mi-temps, ne s’y étant jamais beaucoup investie, mais elle refusait d’imaginer que Richard puisse occuper un jour le bureau de Lambert. Cette perspective la révulsait, or, l’abandon de Lionel la rendait désormais probable. Exaspérée, elle insista pour que le jeune homme quitte au moins leur maison.
Afin de satisfaire son épouse, et aussi parce que Richard avait vingt ans, Lambert approuva l’idée. Un après-midi de juin, il proposa d’accompagner le jeune homme, qui devait s’inscrire en maîtrise, et de chercher avec lui un logement agréable à proximité de l’université François-Rabelais. Ensemble, ils visitèrent une demi-douzaine de studios, firent des projets pour les années suivantes, puis Lambert invita Richard à dîner. Il tenait à fêter sa licence et il lui offrit de se rendre à l’auberge de Port-Vallières, à quelques kilomètres de Tours. Dans cet ancien bistrot de pêcheurs devenu un excellent restaurant, ils mangèrent une friture de la Loire et des pieds de cochon. Durant tout le repas, Lambert se montra si disert et si gai que Richard décida d’attendre la route du retour pour lui parler enfin de son amour pour Isabelle. Lorsqu’ils quittèrent l’auberge, il faisait encore jour et la soirée était chaude. Devant sa voiture, Lambert demanda à Richard de prendre le volant, arguant qu’il avait trop bu de ce vin pétillant de Touraine qui avait arrosé leur menu. Un peu hésitant, Richard prit les clefs avec réticence. Lui aussi avait vidé au moins deux verres, peut-être trois, et il n’avait son permis que depuis quelques mois.
L’accident arriva dix minutes plus tard, à l’entrée de Tours. Richard venait à peine de commencer le discours qu’il avait préparé dans sa tête, et que Lambert écoutait avec attention, sourcils froncés mais sans l’interrompre. Face à eux, un automobiliste doublait laborieusement un camion. Appel de phares, coup de klaxon, la route était étroite et Richard eut un instant de panique. Il se déporta, mordit sur le bas-côté, sentit la voiture lui échapper. Le reste alla si vite qu’il ne parvint jamais à en reconstituer le déroulement exact. Après plusieurs tonneaux, il se retrouva sur le toit, les côtes sciées par sa ceinture de sécurité, la tête bourdonnante, mais indemne. À côté de lui, Lambert avait été tué sur le coup.
Des heures et des jours qui suivirent, Richard conserva un souvenir flou, cauchemardesque. Les gendarmes interrogèrent le chauffeur du camion qui s’était arrêté plus loin, malheureusement son témoignage était assez confus. Quant à l’automobiliste responsable de l’accident, il avait disparu. Richard eut droit à une prise de sang à l’hôpital, qui révéla un taux d’alcoolémie faible mais positif. Solène, accourue aux urgences, piqua une crise de folie furieuse. En état de choc, les mots qu’elle jeta au visage de Richard trahissaient une haine implacable, qui n’aurait sans doute jamais de fin.
À trois heures du matin, Richard échoua dans un petit hôtel. Anéanti, hagard, il n’avait pas osé rentrer, et il ne trouva pas le courage de téléphoner à Isabelle ou même à Lionel. Jusqu’à l’aube, il se répéta qu’il avait tué leur père. Tué un homme qu’il aimait et qu’il admirait, un homme qui était presque devenu son père à lui aussi. Il l’avait tué parce que au lieu de se concentrer sur la route il pensait à ce qu’il allait enfin avouer mais qu’il n’avait pas eu le temps de dire. Tué par sa maladresse de conducteur inexpérimenté, par ses réflexes sans doute ralentis à cause du vin. Et cet accident mortel en rappelait odieusement un autre, celui du petit avion de tourisme dont Gilles Castan avait perdu le contrôle, occupé à boire du champagne en plein ciel. Sept ans plus tard, Richard provoquait à son tour un drame. L’alcool était-il une fatalité qui allait le poursuivre ? Au bord du désespoir, il essayait de se souvenir : avait-il vraiment abusé ? Il se revoyait vider un verre, deux… mais pas trois, il en avait la quasi-certitude. Pourtant, Lambert était mort par sa faute, voilà tout, et il n’aurait pas assez de sa vie entière pour expier.
Durant deux jours, il se terra dans cette chambre miteuse, pleurant toutes les larmes de son corps et préparant les mots qui imploreraient le pardon, puis il dut se résigner à affronter la famille Ferrière. Lorsqu’il se présenta sur le seuil de cette maison où il avait été heureux tant d’années, Solène l’accueillit comme s’il était un démon. Elle refusa de l’écouter, le traîna plus bas que terre et hurla qu’elle ne voulait pas le voir à l’enterrement. En fait, elle ne voulait plus le voir du tout, sous aucun prétexte, jamais. Richard dut s’enfuir, la tête basse, mais Lionel le rattrapa dans la rue. Ils échangèrent quelques phrases hésitantes, laborieuses, sans trop savoir comment se comporter l’un et l’autre. Finalement, Lionel promit de rassembler ses affaires et de les lui envoyer dès qu’il aurait une adresse. Sur ce trottoir, et à cet instant précis, Richard sut que le gouffre qui venait de s’ouvrir dans son existence serait quasiment impossible à combler.
La suite fut difficile. Puisant dans l’argent de son petit héritage, touché à sa majorité, Richard loua un studio. Durant tout l’été, il attendit un signe d’Isabelle qui ne vint pas. Il essaya de lui écrire mais la lettre lui fut réexpédiée dans son enveloppe intacte par Solène. Fin août, Lionel lui envoya enfin un petit mot expliquant qu’Isa était partie à l’étranger pour quelques mois, et que lui-même se trouvait en Espagne. Leur mère les avait éloignés de Tours afin qu’ils oublient leur deuil…, et Richard.
Dans ces conditions, à quoi bon poursuivre des études de droit ? Il ne serait pas notaire, n’entrerait pas à l’étude Ferrière, qui ne deviendrait jamais Ferrière, Castan et associés. Toutefois, il ne voulait pas quitter la Touraine, se doutant bien que s’il s’en allait, il ne reviendrait jamais. Et s’éloigner définitivement d’Isabelle était au-dessus de ses forces. Tant qu’il restait là, il avait une chance de la croiser, de lui parler, peut-être d’obtenir son pardon. Il se mit à envisager toutes les options professionnelles possibles. Quel métier l’attirait, que voulait-il entreprendre ? Quel était le moyen le plus rapide pour gagner sa vie ? En combien de temps épuiserait-il son modeste capital ? Comme il n’avait aucune réponse à ces questions, il choisit presque au hasard l’hôtellerie. Un centre de formation existait à proximité de Tours, dans la petite ville de Veigné, il alla s’y inscrire en choisissant pour son BTS une option mercatique et gestion hôtelière.
Il se retrouva avec des gens très différents de ceux qu’il avait connus à l’université. Les centres d’intérêt, le milieu social et les ambitions n’étaient pas les mêmes que chez les jeunes se destinant à devenir avocats ou notaires, et Richard eut l’impression d’être soudain plongé dans un monde plus concret, plus vrai. Personne ne connaissait son histoire, personne ne lui parlait des Ferrière et, contrairement à ce qu’il avait pu redouter, il se plut beaucoup dans ce nouvel environnement. Non seulement il se fit des amis, mais surtout il se prit au jeu. Ses stages de fin de formation le conduisirent d’abord à Lyon, puis à Paris où il resta six mois dans un grand hôtel. Paris lui rappelait son enfance, ses parents, mais il s’aperçut qu’il n’avait aucune envie d’y vivre. Il restait très attaché à la Touraine et, sans se l’avouer, il voulait continuer à respirer le même air qu’Isabelle. Lorsqu’il choisit d’y retourner, avec l’idée de monter un jour sa propre affaire, il le fit sous prétexte qu’il connaissait bien la région, et qu’elle était idéale d’un point de vue touristique. Le circuit des châteaux de la Loire attirait à longueur d’année une énorme clientèle, aussi bien française qu’étrangère, et la capacité d’accueil était encore loin d’être suffisante. D’abord, il travailla durant deux ans comme gérant d’un établissement situé à Blois, passa ensuite aux commandes d’un petit hôtel de luxe perdu dans la campagne. C’est là qu’il rencontra Jeanne, qui faisait ses premières armes de décoratrice d’intérieur. Sollicitée pour la rénovation des chambres, elle passa quelques jours à arpenter l’hôtel, à prendre des notes, mais surtout à regarder Richard, complètement sous le charme. Ils devinrent amants parce qu’il en avait assez d’être seul, assez de ruminer le passé, et aussi parce qu’elle était jolie, pleine de vitalité, prête à tout pour lui plaire.
L’année suivante, lorsque Jeanne commença à parler mariage, il comprit qu’il allait devoir mettre un terme à son rêve secret de reconquérir Isabelle. Combien de fois s’était-il promis que, lorsqu’il aurait réussi, il chercherait à la revoir ? Combien d’histoires avait-il échafaudées tout au fond de lui ? Et quand accepterait-il enfin de renoncer à cette illusion ? Isabelle était peut-être mariée, mère de famille ! Il avait cessé de lui envoyer des lettres qui n’obtenaient pas la moindre réponse, et il ignorait tout de la femme qu’elle était devenue.
Après bien des hésitations, il épousa Jeanne, qui voulait des enfants. En réunissant leurs économies, ils avaient la possibilité de se lancer dans l’aventure, aussi commencèrent-ils à chercher un endroit où ils pourraient s’installer à leur compte. Séduits l’un comme l’autre par le Balbuzard, ils s’endettèrent pour l’acheter, montèrent le dossier de leur projet et y consacrèrent toute leur énergie. Pendant un long moment, Jeanne ne s’aperçut pas que le ciment de leur couple était davantage une passion commune pour le domaine qu’une passion amoureuse. Ils poursuivaient le même but et luttaient côte à côte pour y parvenir, sans avoir le loisir de s’interroger sur leurs sentiments. Le jour où elle se mit à y penser, elle commença à perdre ses illusions. D’autant plus que la grande famille qu’elle avait rêvé de fonder se limitait à un seul enfant, une adorable petite fille née peu de temps après le mariage, mais à qui elle n’avait jamais pu donner de frère ou de sœur. Trop de travail, trop de stress ? Malgré tous ses efforts, Jeanne n’était pas retombée enceinte, et Céline risquait fort de rester fille unique.
Le Balbuzard étant proche de Tours, Richard ne pouvait éviter d’y aller fréquemment, et parfois il entendait citer le nom d’Isabelle Ferrière. Maître Ferrière. Cette appellation, trop familière, le faisait frémir en lui rappelant chaque fois sa jeunesse, Lambert, l’accident. Et par-dessus tout ces nuits passées à tenir le corps d’Isabelle entre ses bras. Chaque fois qu’il y pensait, il avait encore le souffle coupé et le cœur battant la chamade, mais il savait très bien qu’Isabelle n’était plus pour lui qu’une chimère.
Jusqu’ici, il avait réussi à rester loin d’elle, ils ne s’étaient même pas croisés sur un trottoir. Reléguée tant bien que mal au fond de sa mémoire, Isabelle demeurait un souvenir. Brûlant et intense, peut-être, mais appartenant au passé. Et voilà qu’à cause d’une maudite fuite d’eau tout semblait remis en question ! La revoir était ce qui pouvait arriver de pire à Richard, or le pire venait de se produire.
— Isa, Isabelle…, répéta-t-il à plusieurs reprises, toujours assis sur le muret en pierres du potager.
À ses pieds, il vit trois mégots qu’il ramassa. Était-il resté là si longtemps ? Prêtant l’oreille, il entendit au loin les coups de massue que Martin assenait sur les piquets de la clôture. Il aurait dû se sentir réjoui à l’idée de ce terrain qui agrandissait le Balbuzard, mais il n’éprouvait qu’une insupportable nostalgie. Et aussi une pointe d’angoisse, comme un affreux pressentiment. Saurait-il résister à tout ce que cette rencontre avec Isabelle remuait en lui ? De quelle manière allait-il s’y prendre pour dissimuler à Jeanne son immense désarroi ? Et comment juguler cette sorte d’excitation trouble qui ne le lâchait pas depuis l’instant où Isabelle était apparue dans son tailleur gris ?
Quittant enfin le muret, il brossa son pantalon d’un revers de main rageur, puis haussa les épaules. Il avait trouvé le courage de ne pas s’abandonner à l’étreinte provoquée par la jeune femme, ce matin, et même trouvé celui de s’enfuir. Eh bien, il n’avait qu’à continuer ! Remettre Isa au fond de sa mémoire, la considérer comme un premier amour perdu, un amour impossible. Reprendre sa vie où il l’avait laissée, quelques heures plus tôt, en entrant chez son notaire.
Une cavalcade sur les graviers l’avertit de l’arrivée de sa fille. L’heure du déjeuner était passée, et Jeanne devait se demander où il était.
— Papa, papa, on mange !
Céline traversa le potager au pas de course, sautant par-dessus les carrés de légumes. Elle se jeta dans les jambes de Richard et leva son adorable frimousse vers lui.
— Tu viens, dis, dis ?
Elle répétait tout deux fois, comme la plupart des enfants de son âge. Avec ses nattes, son appareil dentaire, elle lui rappela Isa au même âge. Allait-il se remettre à tout comparer, tout rapporter à Isabelle ? Il se pencha vers sa fille, la souleva et la jucha sur ses épaules.
— Tu deviens lourde, ma puce !
Elle grandissait trop vite. Vaguement inquiet, il se demanda s’il lui accordait assez de temps et d’attention. Toujours préoccupé par la bonne marche du Balbuzard, il pensait rarement à se libérer le mercredi et il se promit d’y remédier.
— Après déjeuner, je t’emmène te promener, annonça-t-il.
La fillette poussa aussitôt des cris de joie, s’accrochant des deux mains aux cheveux de son père qui s’était mis à galoper pour la faire rire.