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L’idée venait d’Isabelle. Trop maligne pour se montrer à Tours en compagnie de Richard, elle avait choisi le domaine de Beauvois, à Luynes, un manoir de charme apprécié des Américains amateurs de la « Loire Valley ». Le restaurant était, comme toujours en saison, rempli d’étrangers ravis de goûter à la cuisine française entre deux visites de châteaux.

— Au moins, ici, on ne devrait pas rencontrer des gens qu’on connaît ! avait-elle déclaré en s’installant à table.

Après des langoustines croustillantes, suivies d’un carré d’agneau aux morilles, ils étaient en train de savourer un dessert au chocolat blanc, étourdis d’avoir pu se regarder et se parler sans contrainte pendant près de deux heures.

— Tu es toujours gourmande, remarqua Richard qui ne la quittait pas des yeux.

Plus détendu qu’au début du repas, il semblait enfin profiter pleinement de leur tête-à-tête. Ils avaient commencé par se raconter leurs vies, ces quinze années de séparation et de silence qu’il leur fallait combler, et à présent, ils avaient l’impression fragile d’avoir retrouvé un peu de complicité.

— Je ne t’aurais jamais imaginée seule, Isa. Pas mariée, je l’avais entendu dire, mais au moins plongée dans une grande histoire d’amour. Ils doivent être nombreux à se presser devant ta porte, non ? Tu as tout, absolument tout ce qu’il faut pour plaire à un homme !

— Quoi de plus que les autres femmes ? Une situation de notable ?

— Assortie de très jolies jambes. D’un sourire radieux. Des plus beaux yeux dorés de la planète.

— N’exagère pas.

— Tu n’as pas vu les regards qui t’ont accompagnée pendant que tu traversais cette salle à manger, tout à l’heure ? Tu es une sorte d’idéal féminin.

Comme elle éclatait de rire il ajouta, plus bas :

— En tout cas, tu étais le mien.

— « Étais » ?

Avec une petite moue contrariée, elle se pencha en avant pour murmurer, d’une voix douce mais persuasive :

— Tu mets les choses à l’imparfait ? Écoute, nous sommes là tous les deux, face à face, seuls. Tu as trente-sept ans, moi trente-cinq, il y a urgence à rattraper le temps perdu. Et ce ne sera pas en se disant des politesses ou des fadaises qu’on y arrivera. Tu veux savoir de quoi j’ai envie ?

Il acquiesça d’un signe de tête, apparemment prêt à tout entendre.

— De toi, Richard. Tu vois, c’est simple.

— Ah… Tu trouves ça simple ? bredouilla-t-il.

Un peu pâle, soudain, il la dévisageait avec une avidité qui l’encouragea à poursuivre.

— Il y a de très belles chambres, ici. Meublées d’époque avec vue sur la forêt.

— Isabelle…

— Et il se trouve que j’en ai réservé une. Au cas où tu partagerais mon envie.

Elle jouait le tout pour le tout, sachant que dès qu’il serait rentré chez lui, il se culpabiliserait pour ce déjeuner. La loyauté de Richard constituait le principal obstacle au désir d’Isabelle, mais elle parviendrait à le contourner si elle se montrait assez rapide.

— Je ne peux pas, souffla-t-il d’une voix sans timbre.

— Bien sûr que si. Je vais te montrer, viens.

Lorsqu’elle se leva, son cœur battait très vite. Richard pouvait encore refuser, s’enfuir.

— Tu n’es pas curieux de voir comment ça se passe chez tes concurrents ? ironisa-t-elle.

— Le Balbuzard n’entre pas en concurrence avec cet hôtel.

— Ah, oui ! Rien d’écolo ici, juste une débauche de luxe et de dépenses. Ça te changera les idées.

Pour le rassurer, elle faisait semblant de s’amuser, de prendre les choses à la légère, néanmoins elle avait peur. Tandis qu’il réglait leur repas, elle récupéra à la réception la clef de la chambre qu’elle avait effectivement réservée. Tout comme elle s’était libérée de ses rendez-vous de l’après-midi.

— Isabelle, c’est hors de question, chuchota-t-il en la rejoignant.

Il lui saisit le bras et elle en profita pour l’entraîner fermement vers l’escalier. Ils devaient avoir l’air un peu ivres à ne pas marcher du même pas, elle le tirant et lui résistant.

— Si on franchit le seuil de cette foutue chambre, nous n’aurons que des ennuis, dit-il entre ses dents.

Il aurait pu se dégager s’il l’avait vraiment voulu, et ils le savaient tous les deux.

— L’ennui est la dernière chose qui puisse nous arriver, répliqua-t-elle en ouvrant une lourde porte.

La pièce était vaste, accueillante, baignée d’une lumière douce grâce aux rideaux à moitié tirés. Il y avait du tissu sur les murs, une moquette framboise au sol, un grand lit à baldaquin surmonté d’un dais plissé. Sur le plateau de marbre d’un guéridon, une bouteille de champagne rafraîchissait dans un seau.

— Isa, je…

Il baissa la tête, enfouit ses mains dans ses poches comme s’il redoutait le moindre geste.

— Tu vas sûrement me trouver stupide, mais je ne veux pas tromper Jeanne.

— Tu ne trompes personne. J’étais là avant. C’est à moi que tu es infidèle depuis des années !

Avec un sourire triste, il lui fit comprendre qu’il refusait d’entrer dans son jeu.

— Très bien, soupira-t-elle. On peut rester là sans rien faire. Boire une coupe et pleurer. Se dire adieu encore une fois.

Elle se débarrassa de son petit spencer blanc qu’elle jeta sur un fauteuil Voltaire. L’emmanchure américaine de sa robe légère dévoilait ses épaules et son dos. Pivotant sur le talon d’un escarpin, elle se détourna et entreprit d’ouvrir la bouteille.

— Va-t’en si tu y tiens, Richard !

Le bouchon sauta en l’air, un peu de mousse se mit à couler le long du goulot.

— Tu t’y prends mal, attends.

Rien qu’à l’intonation de sa voix, elle sut qu’il était en train de céder. Il lui prit le champagne des mains, emplit à moitié les deux flûtes du plateau. Debout juste derrière elle, il la frôlait. Lorsqu’il caressa sa nuque du bout des doigts, elle fut parcourue d’un long frisson.

— Toi, chuchota-t-il, tu n’as rien à perdre. Moi, je ne vais plus en dormir la nuit.

Elle n’avait pas oublié sa douceur, sa patience, sa sensualité. Il l’entoura de ses bras, posa ses lèvres sur une épaule.

— Je n’ai jamais désiré aucune femme autant que toi, Isa…

Il se rendait enfin, acceptait ce qu’elle lui offrait.

— Mais je t’aime toujours et me voilà condamné à être de nouveau très malheureux.

Ses lèvres glissaient sur la peau d’Isabelle, de la pointe de l’épaule à l’omoplate. Elle ferma les yeux, se laissa aller contre lui.

 

 

— Ne me dis pas qu’il ne te fait pas craquer, je ne te croirais pas !

Éliane leva d’abord les yeux au ciel, puis elle esquissa un sourire amusé.

— Allez, je reconnais qu’il est assez… séduisant. D’un coup d’œil, la jeune femme s’assura que la porte de la cuisine était bien fermée.

— Si la patronne nous entendait, dit-elle à voix basse, elle en ferait une jaunisse.

Colette gloussa tout en rangeant les tasses et les soucoupes en bon ordre dans le placard.

— Il n’y a pas une seule fille, ici, qui n’ait pas été sous le charme du patron à un moment ou à un autre. Mais c’est normal, il demande les choses si gentiment ! Quand il a une réflexion à te faire, il reste courtois, il ne se met jamais en colère. Et puis… Je ne sais pas, moi, je le trouve sexy !

Éliane éclata de rire et se mit aussitôt une main devant la bouche.

— Sexy ? répéta-t-elle dans un hoquet.

— Tu n’as pas remarqué ses jolies petites fesses dans ses jeans ? Ses chemises à col ouvert, son sourire ravageur… Il a de belles mains, aussi, c’est rare pour un homme.

— Oui, j’avais vu ça, admit Éliane.

— Tiens donc ! Alors, tu le regardes, tu le détailles, tu es comme les autres, mademoiselle la réceptionniste.

Elles s’amusaient bien ensemble, profitant de la pause d’Éliane pour cancaner entre filles.

— Tiens, même Virginie, qui a un petit copain trop mignon, je la surprends parfois à jeter des regards au patron… Mais bon, elle rêve, parce que lui ne regarde personne.

— À cause de sa femme, tu crois ?

— Non, répondit Colette en fronçant les sourcils. Je n’ai jamais eu l’impression qu’il était fou de sa femme. Remarque, je peux me tromper. Elle, en revanche, elle a bien l’air d’une nana toujours amoureuse de son mec. Amoureuse et jalouse, méfie-toi d’elle.

Éliane hocha la tête, songeuse. Oui, elle devait bien l’admettre, il lui était déjà arrivé de fantasmer sur Richard Castan. Quand elle s’ennuyait à la réception ou au bar et qu’elle le voyait passer, elle cherchait toujours à échanger quelques mots avec lui. Une remarque sur le temps, une plaisanterie à propos d’un client excentrique, n’importe quoi pour le retenir. Mais elle devinait qu’il n’était pas le genre d’homme à draguer son personnel, peut-être même pas le genre à tromper son épouse. Il restait dans son rôle d’employeur sérieux, agréable, pour qui tout le monde aimait bien travailler. D’ailleurs, les filles préféraient s’adresser à lui plutôt qu’à Jeanne pour une demande de congé ou un changement d’horaire, sachant qu’il était plus conciliant.

— Elle ne m’est pas sympathique, soupira Éliane.

— La patronne ? Rassure-toi, elles ne le sont presque jamais !

Colette esquissa une moue évoquant l’expression de Jeanne lorsqu’elle était contrariée.

— « Vous avez vu l’heure ? » articula-t-elle dans une imitation très réussie. « Et cette poussière, là, elle ne vous tire pas l’œil ? Bon sang, signalez-le quand il y a de la moisissure sur un joint de sanitaire ! »

Elles se remirent à rire et n’entendirent pas la porte s’ouvrir.

— Éliane, dit froidement Jeanne, vous reprenez la réception ? Je dois m’occuper de ma fille, je serai chez moi s’il y a quoi que ce soit. En principe, nous avons deux couples qui arrivent en fin d’après-midi, ils ne devraient plus tarder. La trois et la cinq sont bien prêtes, Colette ?

— Oui, madame.

Jeanne hocha la tête puis se détourna. Impossible d’empêcher les employées de s’amuser entre elles, toutefois elle avait eu l’impression en entrant que ces deux-là riaient à ses dépens. Pourtant, elle essayait d’entretenir de bons rapports avec tout le personnel, mais à l’évidence elle n’y parvenait pas aussi bien que Richard. Parce que les filles préféraient avoir affaire à un homme ? Non, même avec Martin, Richard obtenait ce qu’il voulait, et dès qu’un fournisseur posait problème, c’était encore Richard qui réglait la question sans heurt.

Jeanne remonta dans son appartement et trouva Céline affalée devant la télévision.

— C’est l’heure de prendre ta douche, mon bébé. Et après, on fera un gâteau pour le dîner !

Richard avait disparu depuis le milieu de la matinée, évasif quant à ses projets de la journée. Depuis qu’il avait revu Isabelle Ferrière, il semblait distrait, distant, exactement comme Jeanne l’avait prévu. Elle essaya de le joindre sur son portable mais n’obtint pas de réponse. Plutôt que laisser un message, elle raccrocha, agacée. Où pouvait-il bien être ?

Sur la table du séjour, son carton à dessin était resté ouvert. Un peu plus tôt, elle avait montré à Céline une série d’esquisses réalisées en vue de la nouvelle petite maison de bois et de verre. Si Richard voulait vraiment en faire construire une, Jeanne débordait d’idées pour la décoration. Augmenter la capacité d’accueil de l’hôtel lui plaisait, mais était-il concevable qu’ils ne prennent pas cette décision ensemble ? Jusqu’ici, ils avaient toujours tout élaboré en se concertant à chaque étape.

« Je ne suis pas assez vigilante. Il n’y a rien de plus fragile qu’un couple, or Richard arrivera bientôt à la quarantaine, l’âge de tous les dangers… Est-ce qu’il s’ennuie avec moi ? On ne fait jamais rien de très original, on ne part pas en vacances, on n’a pas d’autre projet que vérifier les comptes à la fin du mois ! »

Elle entendit sa fille l’appeler depuis la salle de bains et se dépêcha de la rejoindre. Riant aux éclats sous le jet tiède, Céline demanda si elle pouvait s’attarder encore trois minutes. La fillette connaissait par cœur les recommandations de ses parents afin de ne pas gâcher l’eau, mais elle adorait s’ébrouer sous la douche en chantant à tue-tête.

— D’accord, chérie, mais pas longtemps.

Jeanne n’avait aucune envie de se lancer dans un couplet sur le respect de l’environnement, le sens de l’économie ou la rareté de l’eau. L’or bleu, comme la désignait Richard qui savait leur fille charmée par cette expression.

« C’est une enfant, elle a besoin de s’amuser. On ne peut pas toujours lui parler de l’avenir de la planète, on finira par l’angoisser et la culpabiliser. »

Les convictions de Jeanne en matière d’écologie étaient solides, mais le combat se révélait parfois ingrat au quotidien. Trier tous les déchets jusqu’au dernier, écrire sur un vilain papier recyclé, se passer de baignoire, vivre en superposant les gros pulls à longueur d’hiver, bref, se refuser de nombreux petits plaisirs pour le bien de l’humanité.

« À certains moments, ça me fatigue ! »

Richard éprouvait-il la même lassitude ? La même révolte devant l’attitude inconsciente de ceux qui ne voulaient pas faire le moindre effort ? Jeanne s’aperçut qu’elle ne savait plus ce que pensait son mari. Ils s’étaient lentement éloignés l’un de l’autre avec les années et, depuis l’irruption d’Isabelle, la distance augmentait à toute allure.

« Bon sang, où est-il ? »

Elle attrapa un drap de bain et fit signe à Céline de couper l’eau. Tout en frictionnant la fillette, elle décida qu’elle allait préparer une soirée plus romantique que de coutume. Elle mettrait des bougies dans les chandeliers, un fond musical, de l’argenterie sur la table. Sans oublier de se maquiller un peu, de se parfumer, d’enfiler une jolie robe. Richard se demanderait sans doute la raison d’une telle mise en scène, et ce serait le moment de lui dire qu’elle l’aimait comme au premier jour de leur rencontre. Réjouie par cette perspective, elle sourit à sa fille.

— Mets-toi vite en pyjama, on a un gâteau à faire !

 

 

Richard devait la lâcher, il en était parfaitement et douloureusement conscient. En revanche, il n’avait aucune idée de l’heure. Comme tous les amants, ils avaient fermé les rideaux, ne laissant que la lumière tamisée d’une des lampes de chevet. Dans cette pénombre dorée, ils s’étaient d’abord regardés, vite reconnus, réappris pas à pas. À présent, Richard tenait Isabelle contre lui. Sous sa paume, l’épaule de la jeune femme était douce, tiède, terriblement familière. Il déplaça sa main, la posa sur un sein. Où allait-il trouver la force de s’éloigner d’elle ? Tout l’après-midi, il l’avait caressée avec amour sans parvenir à se rassasier, affamé de sa peau et de son parfum. Il avait guetté ses réactions, écouté son souffle, attendu son plaisir. Isabelle était la même que quinze ans plus tôt, la même et une autre, mais surtout la même. Celle qu’il ne parviendrait jamais à oublier, quoi qu’il fasse.

— Tu n’étais qu’une chimère, murmura-t-il, un souvenir, un rêve, et je m’en accommodais. Pas très bien, d’accord, mais enfin, je n’y pensais pas à chaque instant. Seulement, maintenant…

Réussissant enfin à enlever ses mains, il s’écarta.

— Ne pars pas, protesta-t-elle.

— Ah, non ? Et que crois-tu qu’on va faire ? Rester là tout l’été ?

— Ça m’irait bien !

— Moi aussi, hélas…

Debout à côté du lit, il remit sa montre, constata qu’il était sept heures.

— Dans la vraie vie, soupira-t-il, je ne suis qu’un pauvre type qui vient de tromper sa femme.

— Qu’est-ce que tu vas lui dire ?

— Je ne sais pas. Rien.

Rien ? Ce serait difficile, Jeanne allait poser des questions, il faudrait bien trouver des réponses.

— Dis-moi, Richard, ça signifie quoi, la vraie vie ?

— Celle où on est obligé de se contraindre tout le temps. Je n’ai pas envie de rentrer chez moi, je n’ai pas envie de mentir, mais j’y suis forcé.

Toujours allongée, Isabelle l’observait. Il se pencha vers elle, la prit par la nuque pour glisser un oreiller supplémentaire sous sa tête.

— Je t’aime, Isa.

Un constat qui l’exaltait et l’accablait à parts égales. Jamais il n’aurait dû céder, entrer dans cette chambre. Avec un soupir, il ramassa ses vêtements avant de gagner la salle de bains. En quelques heures, il était devenu le traître, le méchant, un rôle qu’il détestait d’emblée. Néanmoins, il ne regrettait rien, pas une seule minute du moment qu’il venait de vivre. Avoir tant rêvé d’Isabelle l’avait mis hors d’état de refuser, s’en vouloir maintenant serait aussi injuste qu’inutile.

Il ouvrit en grand les robinets de la douche, laissa le jet déferler sur ses cheveux, son visage. Pas question de faire souffrir sa femme, encore moins de détruire sa famille, c’était sa seule certitude. Les yeux fermés, il se savonnait avec des gestes nerveux lorsqu’il sentit la présence d’Isabelle derrière lui. Elle lui prit le savon des mains et se mit à lui masser délicatement les épaules, le dos, les hanches.

— Qu’est-ce qui va nous arriver ? chuchota-t-elle au bout d’un moment.

Elle faisait glisser la mousse onctueuse sur ses cuisses, son ventre.

— Arrête, Isa.

— C’est l’heure qui t’inquiète ? Tu n’en as plus, ta montre est trempée. Pourquoi l’as-tu remise ? Pour partir plus vite ?

Ses caresses devenaient plus précises, totalement irrésistibles. Il lui fit face, la plaqua contre lui, l’embrassa jusqu’à ce que l’eau qui ruisselait sur eux les fasse suffoquer.

— Isabelle, gémit-il en reprenant sa respiration.

Alors qu’il la soulevait, les deux mains autour de sa taille, elle lui échappa, sortit de la douche.

— Tu veux rentrer chez toi, hein ? Je te fais perdre du temps, d’ici peu ce sera un véritable roman-feuilleton qu’il te faudra inventer !

Elle le narguait, couverte de gouttelettes brillantes, sculpturale. Puis elle s’enroula dans une serviette, en tendit une autre à Richard.

— Je ne sais pas ce qu’il y a au fond de ta tête, ajouta-t-elle d’une voix sourde, un peu agressive. Mais ne me dis pas que tu as passé une journée formidable et qu’on recommencera à l’occasion. Je ne serai pas ta maîtresse, tu comprends ?

— Non, avoua-t-il.

— Dommage !

Laissant tomber la serviette, elle se dirigea vers la chambre et commença à se rhabiller. Richard se sécha dans la salle de bains, enfila ses vêtements en hâte puis la rejoignit.

— Quelque chose te met en colère, Isa ?

— Oui, tout ! T’avoir traîné ici, d’abord. M’apercevoir qu’on s’aime toujours comme des fous, comme des gosses, qu’on a perdu quinze ans. Une paille ! Et savoir, parce que je te connais par cœur, que tu ne feras pas marche arrière. Non, tu vas rester marié et tu voudras me voir en cachette, c’est pathétique… Mais toi aussi, tu me connais, tu imagines bien que je ne vais pas me planquer, encore moins partager ! Aujourd’hui, on n’a fait que remuer le couteau dans la plaie. C’était mon idée, je la regrette, voilà, je n’ai rien à ajouter.

Il se demanda ce qu’elle avait espéré exactement en retenant une chambre. Se passer un caprice ou bien croire que la Terre allait s’arrêter de tourner ? Que voulait-elle donc qu’il fasse ou qu’il dise, à cette seconde précise ? Oui, ils étaient comme des gosses, des gosses perdus et fautifs.

— Pars le premier si tu préfères, si tu as peur de rencontrer quelqu’un qui…

Au lieu de répondre, il se contenta de la prendre par le bras, la serrant un peu trop fort. Ils restèrent silencieux dans l’escalier, mais lorsqu’il voulut gagner la réception, elle l’en empêcha.

— J’ai réglé d’avance, précisa-t-elle. J’ai pensé que ce serait mieux pour toi de ne pas laisser de trace ici.

Elle avait donc tout prévu jusqu’au moindre détail. Organisée, déterminée, égale à elle-même. Toujours muet, il ne la lâcha que lorsqu’ils furent arrivés devant leurs voitures.

— J’aurais préféré que tu me laisses payer, dit-il enfin. Je me sens mal à l’aise pour des tas de raisons, celle-ci en plus.

L’idée de la quitter là le rendait malade. À l’amertume et à l’angoisse s’ajoutait une pénible impression de vide.

— Tu cherches comment tu vas prendre congé ? Je n’aimerais pas être à ta place, Richard.

Son cynisme la trahissait car elle s’était toujours protégée de cette manière-là. Petite Isa qui, enfant, disait parfois des horreurs pour éviter de pleurer. Il réalisa soudain qu’elle était aussi malheureuse que lui, aussi amoureuse que lui, et il lui ouvrit les bras. Quand elle fut réfugiée contre lui, il lui caressa les cheveux, le lobe d’une oreille.

— Tu m’as assez torturé pour aujourd’hui, souffla-t-il.

La tête dans son cou, elle répondit par un long soupir résigné. Puis, très lentement, elle se détacha de lui, se détourna sans le regarder. Immobile, il attendit qu’elle soit montée dans sa voiture, qu’elle ait démarré et se soit éloignée sur le chemin. La voir disparaître fut pire que ce qu’il avait redouté. La perdait-il encore une fois ? Jamais il ne pourrait le supporter ! Luttant contre l’envie de se lancer à sa poursuite, il s’installa au volant et s’obligea à attendre un peu. Au point où il en était, quelques minutes supplémentaires ne changeraient plus rien. Qu’allait-il raconter à Jeanne ?

En quittant les abords de l’hôtel, il jeta un coup d’œil à la superbe piscine, en contrebas, autour de laquelle une demi-douzaine de clients paressaient. À une époque, il s’était posé la question pour le Balbuzard, mais il n’avait pas donné suite, persuadé que les gens qui séjournaient chez lui ne recherchaient pas les plaisirs d’une piscine ou d’un court de tennis.

« Je devrais reconsidérer le projet. Les étés sont souvent magnifiques, ici, et pouvoir se rafraîchir en fin de journée après un périple à travers les châteaux de la Loire serait peut-être un avantage. »

Il s’étonna de songer à des choses pareilles. Son problème immédiat était d’inventer un mensonge plausible. Non seulement l’inventer, mais parvenir à le débiter d’un ton convaincant.

« Bon sang, j’ai horreur de ça ! Je ne veux pas, je n’y arriverai pas. Et Jeanne ne mérite pas d’être prise pour une idiote. »

Mais il n’existait pas d’alternative. Avouer la vérité était impossible, impensable. J’ai fait l’amour toute la journée. Je t’ai oubliée dans les bras d’Isabelle. Je l’ai mangée, bue, adorée. Je l’ai aimée, je l’aime et je l’aimerai toujours. Oser dire ces phrases, voilà qui serait honnête. Cruel mais vrai. Totalement hors de question !

« Que vais-je faire, mon Dieu ? »

La montre du tableau de bord indiquait huit heures et demie. Il était parti de chez lui à onze heures du matin, sans donner de précisions, justement pour ne pas avoir à mentir. Avait-il cru qu’il trouverait une explication plausible, entre-temps ? Non, il s’était contenté de différer le problème, trop heureux de courir à son rendez-vous galant avec l’enthousiasme imbécile d’un collégien.

« Mais ce n’était qu’un déjeuner ! Je me réjouissais de voir Isa et de passer un moment avec elle, je n’imaginais pas qu’on se retrouverait au lit. » Vraiment ? Connaissant Isabelle, il aurait pu s’en douter. D’ailleurs, elle n’avait pas choisi l’endroit au hasard, et y avoir réservé une chambre n’était pas très surprenant de sa part. Maintenant, Richard devait se dépêcher de traverser Tours, de franchir la Loire, puis de gagner la forêt d’Amboise. Il était à une trentaine de kilomètres de chez lui, assez loin pour ne pas se faire remarquer.

« Je n’ai prêté aucune attention au personnel, j’étais trop occupé à regarder Isa. Avec un peu de malchance, quelqu’un m’aura identifié. De toute façon, je suis dans les ennuis jusqu’au cou. »

À la hauteur de la Pagode de Chanteloup, il s’arrêta au bord de la route pour consulter son portable. Cinq appels en absence de Jeanne étaient signalés, mais elle n’avait laissé aucun message. Descendant de voiture, il s’accorda une cigarette pour réfléchir. À l’orée de la forêt, la lumière du soleil couchant devenait mordorée, envoûtante. Bien des années auparavant, quand Lambert emmenait les enfants pique-niquer ici, il parlait des chasses à courre de François Ier, des conjurés d’Amboise pendus au grand balcon du château, de Léonard de Vinci installé au Clos Lucé, de la visite de Charles Quint. Mélangeant des leçons d’histoire et de botanique, il leur apprenait à différencier les arbres, les plantes. Et toujours, il chantait les louanges de la Touraine, mettait sa région en valeur, se félicitait d’y habiter.

— Lambert, pardon, murmura Richard.

À toute la culpabilité éprouvée pour cette mort qu’il avait provoquée allait s’en ajouter une autre désormais, moins lourde mais plus insidieuse. Car en redevenant l’amant d’Isabelle, Richard ne pouvait que semer le malheur.

Il écrasa le mégot dans le cendrier de la voiture et se remit en route. Au moins, Céline serait couchée quand il arriverait chez lui, Jeanne pourrait dire tout ce qu’elle avait sur le cœur.

Le parking du Balbuzard était presque plein, l’hôtel devait être complet.

« Curieux que je n’en sache rien… Il n’y a pas si longtemps, j’étais concerné par le moindre détail de ce qui se passe ici. Ça aussi, Jeanne l’aura forcément remarqué. »

Résigné à la scène qui l’attendait, il pénétra dans le hall de la réception en essayant de se composer un visage serein. Éliane le salua d’un grand sourire avant de lui annoncer que tous les clients prévus étaient bien arrivés. Deux couples étaient en train de jouer au billard, d’autres s’attardaient au bar.

— Mme Castan est là-haut, ajouta-t-elle. Si vous voulez monter, allez-y, je fermerai quand tout le monde sera parti se coucher.

— N’oubliez pas de compter vos heures supplémentaires, répondit-il en lui rendant son sourire. Bonne nuit, Éliane, à demain.

Il s’engagea dans l’escalier de pierre qu’il grimpa quatre à quatre. Sa hâte était ridicule après un tel retard, mais à présent il avait envie d’en finir au plus vite. Entrant d’un pas résolu dans le séjour, il se heurta à Jeanne qui l’enlaça aussitôt.

— Je m’inquiétais ! s’écria-t-elle. Tu aurais dû m’appeler… mais tu es là, c’est le principal. Je te préviens, le dîner risque d’être un peu desséché. Allez, viens t’asseoir et raconte.

Désemparé, il se laissa entraîner vers la table, remarqua les bougies à moitié consumées dans les chandeliers, la porcelaine fine, l’argenterie, quelques cristaux scintillants qui parsemaient la nappe de dentelle.

— Raconte, répéta-t-elle dès qu’il fut assis.

Sa voix était un peu dure, et son sourire forcé. Néanmoins, elle s’était jetée sur lui pour l’embrasser. Que devinait-elle exactement, qu’avait-elle peur d’entendre ?

— Jeanne, je ne t’ai pas téléphoné parce que je savais que tu ne serais pas d’accord. En fait, j’ai déjeuné avec Isabelle.

Un bref silence les sépara puis elle murmura :

— Je vois.

Elle parut chercher ses mots, ou bien sa respiration, mais finalement elle s’éloigna vers la cuisine d’où elle revint avec une marmite fumante.

— Agneau aux asperges, annonça-t-elle. Bien sûr, tu ne dois pas avoir faim. C’était un très long déjeuner, non ?

Toujours debout, elle le dévisagea avec curiosité, attendant sa réponse.

— J’avais envie de voir Isabelle. Nous avions… beaucoup de choses à nous dire.

Son piteux mensonge provoqua une étrange réaction chez Jeanne.

— Tout ça parce que j’ai refusé de la recevoir ici ? Écoute-moi, Richard, je n’apprécie pas cette femme, j’en conviens. Tu l’as trop aimée dans ta jeunesse pour qu’elle me soit sympathique. En plus, je la trouve désagréable avec moi. Mais je ne tiens pas à ce que tu la rencontres dans mon dos. Alors, si ça t’est nécessaire, invite-la chez nous, je m’en arrangerai.

— Non, protesta-t-il, atterré. Non, je ne te demande pas de…

— Ce sera mieux pour tout le monde, je t’assure. Plus clair, plus honnête. À propos, as-tu couché avec elle, en souvenir du bon vieux temps ?

Comme prévu, il était maintenant le dos au mur, sans autre choix que mentir ou avouer et, de toute façon, se sentir misérable.

— Je plaisantais, enchaîna-t-elle. Tu fais une telle tête d’enterrement ! Tout ça n’est pas grave, on y survivra. Je te sers ?

Son visage semblait de marbre. Elle parvenait à se maîtriser, dans un effort désespéré qui devait beaucoup lui coûter. Mais si elle décidait d’éviter l’affrontement, si elle préférait le silence à une confession dont elle ne saurait que faire, avait-il encore la possibilité de parler ?

— Et puis nous ne sommes pas censés nous surveiller l’un et l’autre comme des amants jaloux ou des amoureux transis. Nous sommes un vieux couple ! Un couple solide, n’est-ce pas ? La prochaine fois, envoie-moi un texto, je ne m’inquiéterai pas.

— Jeanne, je suis désolé.

— Vraiment ? Eh bien, bon appétit, mon chéri.

De son assiette trop remplie montait une odeur délicieuse. Il s’aperçut qu’il mourait de faim, et aussi qu’il avait besoin de boire quelque chose. Dans le seau, les glaçons avaient fondu autour de la bouteille de sancerre qui flottait. Il emplit les verres, puis leva le sien en direction de sa femme avant de le vider d’un trait.

— As-tu pris une décision au sujet de cette nouvelle maison ? Parce qu’il faudrait vite appeler l’architecte. Depuis notre dernier chantier, il y a encore eu des progrès pour les matériaux, mais il faudra conserver une certaine unité visuelle. J’ai préparé quelques croquis de déco, je te les montrerai. J’ai aussi appelé la banque, ils seraient d’accord pour un prêt à un taux intéressant. En ce qui me concerne, je suis partante, donc, la balle est dans ton camp.

— Écoute, Jeanne…

— Le seul à être contrarié sera Martin. Si un engin à chenilles écrase ses plantations, il nous arrachera les yeux !

— Jeanne…

— Non ! s’exclama-t-elle en tapant du poing sur la table. Je te parle de l’avenir du Balbuzard, ne cherche pas à te défiler.

L’avenir de l’hôtel, mais surtout le leur.

— Je ne suis pas sûr de vouloir me lancer là-dedans, réussit-il à articuler.

Ils se comprenaient à demi-mot, mais ce jeu dérisoire crucifiait Richard. Il regarda Jeanne bien en face, prêt à lâcher la vérité malgré tout.

— Tu ne manges pas, chéri ? demanda-t-elle d’une voix sourde, différente.

Éberlué, il la vit défaire un bouton de son chemisier. Elle portait un soutien-gorge de satin rouge très échancré, dont il n’avait pas le souvenir.

— Malgré ton retard, ça reste une soirée romantique, j’ai planté le décor…

Elle se leva, fit glisser la fermeture Éclair de sa jupe qui tomba au sol en dévoilant un string assorti.

— Une boutique de lingerie vient d’ouvrir à Tours, j’en ai profité… Comment me trouves-tu ?

Quand elle vint vers lui, il remarqua enfin qu’elle portait des sandales à hauts talons. Elle avait de belles jambes et ne les montrait pas assez souvent.

— Jeanne, bredouilla-t-il en se levant précipitamment, je dois te faire un aveu.

— Je n’en veux pas ! hurla-t-elle dans un brusque accès de rage. Je sais tout ce que tu t’apprêtes à me dire, mais je n’en veux pas ! Tu m’entends ? Parce que ces mots, si tu les prononces, m’obligeront à te jeter hors d’ici. Je ne veux pas d’une scène de rupture, je ne veux pas que notre vie s’écroule ce soir, je ne veux…

Elle s’interrompit, les yeux pleins de larmes, et dut avaler sa salive avant de conclure, d’une voix devenue sourde :

— Et je ne veux pas que tu me repousses, je ne le supporterai pas.

Trop désespéré pour réagir, Richard restait les bras ballants.

— Pourquoi vous criez si fort ? demanda Céline depuis le seuil du séjour.

Le visage bouffi de sommeil, la fillette regarda alternativement son père et sa mère.

— À cause de ça ? Wouah, c’est beau…

Elle pointait le doigt vers les sous-vêtements rouges de Jeanne, qui se dépêcha de remettre son chemisier.

— Tu as raison, c’est très joli, j’aime beaucoup, déclara Richard. On criait ? Désolé, ma puce. Allez, viens te recoucher.

Il la rejoignit, la souleva dans ses bras.

— Je te porte jusqu’à ton lit et tu te rendors tout de suite, d’accord ?

Tournant la tête, il vit que Jeanne, toujours debout, s’appuyait d’une main à la table comme si elle cherchait son équilibre. Le cœur serré pour elle, il s’éloigna en s’efforçant de sourire à sa fille. Il se sentait dans la peau d’un sale type et il détestait ça.

Après avoir recouché Céline, il l’embrassa, la borda, s’attarda quelques instants dans sa chambre. La scène qui venait d’avoir lieu lui laissait un goût affreusement amer. Jeanne ne se faisait aucune illusion, à partir du moment où il avait prononcé le prénom d’Isabelle, elle avait dû comprendre. Un déjeuner ! C’était risible et pitoyable, sa femme ne pouvait pas avaler une couleuvre pareille. Il aurait été mieux inspiré en se taisant, ou alors en avouant tout sans se laisser interrompre.

Lorsqu’il revint dans le séjour, Jeanne était en train de débarrasser la table. Elle portait le même chemisier mais avait enfilé un jean et des mocassins.

— Céline s’est rendormie ? demanda-t-elle d’un ton froid.

— Oui. Elle n’y pensera plus demain matin. Est-ce que l’hôtel est complet ?

Agacée par l’incongruité de la question, elle leva les yeux au ciel.

— Encore heureux !

— J’y vais, dit-il en ramassant ses clefs de voiture restées sur la table.

— Où ça ?

— Je trouverai une chambre quelque part.

— Chez Isabelle ?

— Bien sûr que non… Il faut qu’on se laisse le temps de souffler, Jeanne. Si ça peut te rassurer, je dors dans la voiture ou dans la cabane à outils de Martin.

Elle le toisa, le regard dur, avant de lâcher :

— Pauvre con…

Sans plus s’occuper de lui, elle souffla les bougies et emporta les chandeliers à la cuisine.