5
Après une nuit passée dans un petit hôtel de la périphérie de Tours où personne ne risquait de le reconnaître, Richard était allé sonner chez Ismaël. Celui-ci habitait un grand appartement à peine meublé, au-dessus du restaurant La Renaissance, et il accueillit spontanément son vieux camarade de l’école hôtelière. Richard n’avait pas voulu s’adresser à ceux de ses amis qui connaissaient Jeanne depuis leur mariage, afin d’éviter les bavardages, les commentaires ou, plus redoutable encore, les conseils. Ismaël, pour sa part, n’avait rencontré Jeanne qu’une fois, lorsqu’il s’était rendu au Balbuzard quelques jours plus tôt. Autour de la bouteille de champagne promise par Richard, ils avaient bavardé avec entrain tandis que le fils d’Ismaël explorait le parc en compagnie de Céline. Mais cette unique entrevue n’en faisait pas un familier de Jeanne, il restait d’abord le copain de Richard.
Sans poser de question, Ismaël lui offrit donc une chambre dans son appartement.
— Trop marrant, un patron d’hôtel qui ne sait pas où dormir ! railla-t-il seulement.
Il ne redevint sérieux que lorsque Richard lui expliqua les raisons de sa crise de couple.
— Isabelle Ferrière ? Mais tu es cinglé, vieux ! Ma parole, tu cherches à te remettre dans les ennuis. Voilà une femme qui t’a boudé pendant des lustres, histoire de bien te culpabiliser, puis au bout de quinze ans elle claque des doigts, et toi, tu files ventre à terre ?
— Eh bien oui, je suis accro ! Totalement dépendant. Le temps n’y a rien fait, je n’en reviens pas moi-même. Quand Isabelle me regarde, je fonds, je craque, je cède. Avec elle, j’ai l’impression de revenir au point de départ, d’avoir une seconde chance et toute la vie devant moi. Près d’elle, tout a un autre goût, une autre couleur. Je l’ai dans la peau, Ismaël.
— La belle excuse ! C’est ce que m’a sorti ma femme quand elle s’est barrée. Elle avait ce type dans la peau, d’après elle. Six mois après, elle l’a quitté aussi. Alors tu vois, si c’est pour faire ça…
— Elle n’est pas revenue vers toi ? s’étonna Richard.
— Non, elle a préféré rester en Australie, elle s’y plaît. Et elle ne voulait plus jamais entendre parler de restauration, de Rungis à quatre heures du matin, de fourneaux et de marmitons. Deux fois par an, je lui envoie notre fils en vacances. Elle a une petite maison et un bon job là-bas, mais elle est toujours seule. Tu parles d’un gâchis !
— Tu n’es pas retombé amoureux, depuis ?
— Eh bien, le problème est que… comment te dire ? D’abord, je travaille seize heures par jour, ensuite, je ne tiens pas à imposer une belle-mère à mon fils. En dernier, mais ça reste entre nous, peut-être bien, au fond, que moi aussi j’avais ma femme dans la peau…
Il éclata d’un rire tonitruant, content de sa blague qui devait pourtant contenir un fond de vérité.
— De toute façon, on a toujours tort de détruire sa famille sur un coup de tête. Réfléchis d’abord, mon vieux. Et tu peux le faire ici tant que tu veux.
Après avoir conduit Richard jusqu’à la chambre d’amis, il lui confia un double des clefs et partit travailler. Resté seul, Richard erra dans l’appartement vide, assailli de pensées désordonnées, contradictoires. En quittant le Balbuzard, la veille, il avait seulement voulu préserver Jeanne. Ne pas laisser s’envenimer leur querelle jusqu’à la rupture, ne pas avoir à lui avouer qu’il était hors d’état de faire l’amour avec elle. Oui, il l’avait trouvée belle dans ses sous-vêtements vaporeux, mais non, il ne la désirait pas. Sa seule envie, qui le prenait aux tripes, était d’être à nouveau dans les bras d’Isabelle.
En fin de matinée, fatigué de tourner en rond, il alla marcher le long des rues de Tours. Ses pas le conduisirent jusqu’à l’étude Ferrière, qu’il observa de loin pendant un long moment. Sans l’accident, il aurait pu être derrière ces murs, notaire lui-même et marié à Isabelle. La vie dont il avait rêvé dans sa jeunesse. Un autre destin, brisé sur une route à cause d’un chauffard, un paradis perdu qu’il ne retrouverait pas.
« Et pourquoi pas ? Des tas de gens recommencent leur existence à quarante ans, je peux encore décider de mon sort ! »
Mais il n’y croyait pas. Même en admettant qu’Isabelle le veuille, elle aussi, même en supposant que Jeanne puisse lui pardonner un jour, il ne parvenait pas à imaginer un avenir radicalement différent de celui qui avait été le sien jusqu’à ce jour. Il finit par s’arrêter près des halles, aux Mille et Un Verres, où il se contenta de grignoter une planche de charcuterie au comptoir. Après quelques gorgées de chinon bien frais, il sortit son portable de sa poche et le remit en service. Il l’avait coupé la veille, en se couchant dans cet hôtel anonyme où il avait si mal dormi. À ce moment-là, il n’était pas en état de parler à sa femme, encore moins à sa maîtresse.
« Isabelle est devenue ma maîtresse… C’est insensé ! »
Cependant, elle l’avait prévenu, ce rôle ne lui convenait pas, elle ne partagerait pas. Et comme pour lui administrer la preuve qu’il ne s’agissait pas d’une vaine menace, elle n’avait pas cherché à le joindre. Jeanne non plus, car il n’y avait aucun appel en absence. Il se sentit bêtement soulagé par ce double silence qui lui offrait un délai inattendu.
« Pour quoi faire ? »
Il n’en saurait pas davantage dans deux jours ou dans dix ! À la croisée des chemins, il fallait qu’il se décide, il ne pourrait pas rester indéfiniment dans l’expectative.
« Ai-je le choix ? Jeanne ne supportera pas que je revienne à la maison par sens du devoir. Pour Céline mais pas pour elle. Sans la toucher, sans la regarder, la tête ailleurs. D’autant plus qu’à présent elle sait où est ma tête, où est mon cœur. »
Quittant le quartier des halles, il descendit jusqu’au boulevard Béranger où se tenait le marché aux fleurs, comme tous les mercredis. Devant la profusion d’étals multicolores qui embaumaient, il songea à Martin et à ses plantations, au Balbuzard. Que deviendrait l’hôtel si Jeanne et lui divorçaient ?
« On en est déjà là ? Hier matin, j’avais une vie à peu près normale ! »
À peu près seulement. Depuis combien d’années se contentait-il de travailler, d’être un bon citoyen respectueux de l’environnement, un père attentif et un époux sérieux ? Sérieux… Voilà, son problème était là : il faisait toujours tout par raison et par obligation. Où étaient passés l’enthousiasme de sa jeunesse, la fantaisie, les fous rires et les illusions, la flamme de la passion ? Sa « crise de la quarantaine » n’était peut-être que l’appétit de vivre qui revenait en force.
Il remonta jusqu’à la place de la Victoire, s’engagea dans la rue piétonne du Grand-Marché. En principe, il aimait l’animation qui régnait là grâce aux nombreux bars, restaurants et boutiques. Bordée de maisons à colombages ou à pans de bois, cette rue du vieux Tours conduisait à la place Plum’. De nouveau, il n’était pas très loin de l’étude Ferrière, comme si ses pas le ramenaient inéluctablement vers Isabelle. S’adossant à un porche, il reprit son téléphone en main. Durant quelques minutes, il joua distraitement avec le clapet. De ce qu’il s’apprêtait à faire allait dépendre le cours de son existence. Une simple pression sur dix touches, et tout basculerait, dans un sens ou dans l’autre.
« Qu’est-ce que je veux vraiment ? »
Il pouvait poursuivre une route sans joie aux côtés de Jeanne, avec la conscience tranquille et de lancinants regrets. « Comme un cheval de labour avec ses œillères, qui finit par mourir à la tâche au bout d’un sillon. »
Ou alors, il pouvait reconquérir Isabelle, en espérant que l’exaltation de l’amour fasse taire ses remords. « Jusqu’à quand ? Peut-on être heureux en ayant trahi ? »
De l’autre côté de la rue, un couple d’amoureux était en train de s’embrasser passionnément, indifférent au reste du monde, la fille sur la pointe des pieds et le garçon la tête penchée. Richard baissa les yeux sur l’écran de son portable et sélectionna le numéro d’Isabelle.
Tout en sifflotant, Lionel observa la table d’un œil critique. Satisfait, il hocha la tête. Sur des sets de lin noir, il avait posé des assiettes de porcelaine blanche et des couverts aux manches de Bakélite noire ; au centre, une orchidée blanche dans un élégant vase noir. Pour une fois qu’il recevait sa sœur, et surtout dans des circonstances pareilles, il se donnait du mal. D’un regard circulaire, il s’assura que tout était en ordre dans la grande pièce à vivre, surmontée d’une verrière, dont il était si fier. Tous les gens qui entraient chez lui avaient la même réaction, d’abord la surprise devant ce décor très minimaliste, puis l’enthousiasme en découvrant la vue imprenable sur le canal Saint-Martin, quatre étages plus bas. Le premier choc passé, certains appréciaient l’endroit, d’autres pas. Un immense canapé de cuir noir, flanqué de deux petites tables d’ébène à chaque bout, était le seul élément de confort. Le reste du mobilier se composait d’une table de verre et de quatre chaises de métal martelé. Sur le mur du fond se trouvaient trois grandes affiches encadrées, dont l’une était en réalité un écran plat de télévision. Aucun tapis, aucun bibelot, aucune étagère. Le foutoir se trouvait dans sa chambre, à l’autre bout du loft, invisible pour les invités.
En découvrant ces lieux, qui avaient abrité autrefois des ateliers de couture, Lionel avait eu un coup de foudre. Rien, ici, ne pouvait lui rappeler la maison familiale de Tours, c’était exactement ce qu’il voulait. Grâce à sa mère, puis grâce à Isabelle, il avait pu acheter et aménager ce loft à son idée. Il leur en était reconnaissant mais, après tout, Isabelle avait l’étude, une situation enviable et des revenus conséquents. Quant à leur mère, elle se plaisait dans un affreux trois-pièces fonctionnel, d’une banalité à pleurer, sur lequel elle avait jeté son dévolu après la mort de leur père. « Tout le monde est content, c’est formidable ! » répétait Lionel qui fuyait les discussions d’argent. S’il en gagnait peu, parce qu’il travaillait en dilettante, en revanche, il s’amusait beaucoup.
— Et j’aimerais que ça dure, marmonna-t-il, que les bêtises d’Isabelle ne changent pas la donne…
Isabelle avec Richard ! Même pour Lionel, le fantaisiste de la famille, la situation avait quelque chose d’aberrant. Que ces deux-là se remettent ensemble après quinze ans de séparation était à peine croyable. À quoi pensait donc Isabelle ? À torpiller la vie de Richard définitivement ? Souffler sur les braises d’un amour de jeunesse dénotait un comportement tout à fait infantile, or Isa était une femme intelligente et responsable. Qu’espérait-elle d’un replâtrage aussi tardif ? Si Richard divorçait, abandonnant sa gamine, il allait sombrer dans une nouvelle crise de culpabilité. Trop loyal, trop droit, trop honnête, il devait déjà se sentir mal. L’insouciance de leurs vingt ans était révolue, encore une chimère après laquelle il était stupide de courir. Mais peut-être Richard courait-il seulement après sa revanche ? En perdant à la fois l’affection débordante de Lambert et l’amour fou d’Isabelle, il avait dû en baver. Et mettre du temps à remonter la pente ! Pourquoi irait-il la dévaler aujourd’hui ?
Le délicat carillon de la porte sortit Lionel de sa rêverie. Avec l’impression d’accueillir deux fugitifs, il tomba dans les bras de sa sœur, puis dans ceux de Richard.
— Alors, les amoureux, en cavale ?
— Pas en cavale, corrigea Isabelle. En voyage.
— Où passez-vous vos vacances ?
L’expression « lune de miel » aurait été malvenue, et Lionel l’avait retenue de justesse.
— On part à l’aventure ! répondit sa sœur d’un ton de défi. Rien n’est programmé, on passe d’abord un ou deux jours à Paris, ensuite on filera vers le Sud. On s’arrêtera peut-être en Bourgogne, et puis direction la Provence…
Elle resplendissait. Comme toujours quand elle obtenait ce qu’elle voulait.
— Si maman m’appelle, suis-je censé savoir où tu es et ce que tu fais ? s’inquiéta-t-il.
— Je ne lui ai pas donné de détails, j’ai seulement annoncé que je prenais une semaine de congé.
Bien sûr. Elle avait préféré éviter l’affrontement, les cris, la litanie des reproches. Lionel se tourna vers Richard et croisa son regard. Il semblait moins heureux qu’Isabelle, mais c’était normal, il avait bien davantage à perdre dans l’aventure.
— Je vous ai préparé des steaks tartares à ma façon ! Très relevés, avec beaucoup de câpres, d’oignons, et une touche de piment. Désolé pour les frites, elles sont surgelées. Ça ira, Richard ?
La question ne concernait pas le menu, Richard dut le comprendre car il adressa un clin d’œil à Lionel en lui souriant, soudain plus détendu.
— Il est sympa, ton appartement, soupira Isabelle.
— Rien ne t’oblige à habiter dans ton musée de la bourgeoisie locale ! Tu vois comme c’est clair, ici ?
Il se demanda si sa sœur envisageait pour de bon de vivre avec Richard. Après cette escapade, il leur faudrait rentrer à Tours et faire face. Divorce, déménagement, ils allaient connaître des mois difficiles tandis que les mauvaises langues iraient bon train.
— Clair, d’accord, grâce à ta verrière, mais tout de même trop dépouillé à mon goût.
Quels pouvaient bien être les goûts d’Isabelle en matière de décoration ? Le mobilier de l’étude n’était pas plus fantaisiste que celui de la maison, et à peine plus moderne ! Lionel eut une pensée pour la femme de Richard, qui savait si bien parler de son métier de décoratrice d’intérieur. Qu’allait-elle devenir et comment prenait-elle la fuite de son mari ? Seul avec Richard, il lui aurait posé la question, mais ce sujet était délicat à aborder devant Isa.
— Asseyez-vous, je vous sers à boire.
— Tu es gentil de nous recevoir, dit sa sœur en lui tendant son verre. Nous risquons d’être des parias un peu partout désormais…
— Vous ne serez pas les premiers à qui ça arrive. Et puis, le monde a changé, même à Tours, je suppose ?
— Pas vraiment ! répliqua-t-elle avec un petit rire très gai.
Elle s’amusait, elle était à l’aise, aussi épanouie que déterminée.
— Concrètement, demanda-t-il pour la ramener sur terre, que comptez-vous faire ?
Agacée par ce qu’elle devait prendre pour une attaque, elle le toisa.
— Avant tout, vérifier qu’on s’aime aussi fort qu’on le croit. Et si c’est le cas, je ne vois pas ce qui pourrait se mettre en travers de notre route.
Elle saisit la main de Richard qu’elle serra dans la sienne d’un air de défi.
— On ne me l’enlèvera plus, martela-t-elle. Tu comprends ça ? Quand j’avais dix-huit ans, on a décidé à ma place, mais c’est fini !
Sa sincérité ne faisait aucun doute, pourtant Lionel ne fut pas convaincu. À un moment donné, Isa avait un peu oublié Richard, qu’elle le veuille ou non. Juste après la mort de leur père, il avait bien fallu une rupture, mais par la suite ? Avec son caractère décidé, elle aurait pu chercher à le revoir un ou deux ans plus tard. Or elle n’avait jamais rien tenté dans ce sens, elle s’était contentée de profiter de sa vie d’étudiante à Paris. Elle avait eu des liaisons, des coups de cœur, avait passé des nuits entières à danser, d’autres à réviser, menant une existence trop remplie pour conserver une place à son premier amour. Lionel se rappelait très bien cette question, posée par Isa d’une voix songeuse mais pas désespérée : « Je me demande ce que Richard a pu devenir. » Au fil du temps, elle l’évoquait parfois avec nostalgie, ou bien avec curiosité, mais elle ne parlait pas de se lancer à sa poursuite.
— Toi qui y vas souvent, as-tu des endroits à nous recommander en Provence ?
Isabelle faisait référence aux nombreuses escapades que Lionel s’offrait à longueur d’année.
— Si vous poussez jusqu’à Arles, descendez au Jules César, c’est une halte inoubliable dans un ancien couvent. Sinon, il y a le Vallon de Valrugues, à Saint-Rémy, et bien évidemment l’Oustau de Baumanière, aux Baux. Vous avez l’embarras du choix, mais tout ça n’est pas donné, je vous préviens !
Du coin de l’œil, il observa Richard qui semblait n’écouter que distraitement ce programme. À quoi pensait-il donc ? À Jeanne ? À son propre hôtel ? Commençait-il à regretter d’avoir tout plaqué sur un coup de tête ?
« À sa place, je serais angoissé, et pourtant j’ai une nature moins scrupuleuse que la sienne. »
L’affection ancienne qu’il éprouvait pour Richard, moitié camaraderie, moitié fraternité, se réveillait. À un moment donné, dans la famille Ferrière, Richard avait tenu le rôle d’aîné, ce qui arrangeait bien Lionel. Il avait accepté ce grand frère tombé du ciel avec une sorte de soulagement, comprenant que les ambitions de leur père et l’avenir de l’étude ne reposeraient plus entièrement sur ses épaules. Richard travaillait bien en classe et Lionel, loin d’en être jaloux, se sentait ainsi dispensé de bons résultats. Et puis, dès le début, Lionel avait bien vu que Richard ne cherchait pas à accaparer l’attention ou l’amour de Lambert, qu’il recevait comme un surprenant cadeau. De la même manière, il ne tenait pas à ce qu’on s’apitoie sur son sort d’orphelin, il n’y faisait jamais allusion. Enfin, et surtout, puisque Richard était le plus âgé, Lionel n’assumait plus la fastidieuse responsabilité de sa petite sœur. Lors des sorties des trois adolescents, c’était Richard qui devait rendre des comptes à Lambert ou à Solène. D’une certaine façon, Lionel s’était retrouvé cadet, et content de l’être. Aujourd’hui, en regardant l’homme qu’était devenu Richard, Lionel s’attendrissait. Une envie très incongrue de le mettre en garde contre Isabelle lui donna envie de rire. Toujours les garçons contre la fille, comme lorsqu’ils étaient gamins !
— Si tu as quelque chose à me dire, vas-y, suggéra Richard.
Sous le regard insistant de Lionel, il devait commencer à s’inquiéter.
— Désolé, j’étais perdu dans nos vieux souvenirs d’enfance. Allez, trinquons à vous deux et à votre voyage.
Après tout, Richard avait presque été son frère, il pouvait bien devenir son beau-frère. Quinze ans plus tôt, Lionel ne s’était pas opposé à cette idée, il n’allait pas le faire maintenant.
Solène ne décolérait pas. Sa fille la croyait-elle assez stupide pour n’avoir pas compris ? À l’étude, où elle était allée afin de savoir ce qui se tramait, l’un des notaires associés avait fini par vendre la mèche : Isabelle vivait une grande histoire d’amour avec un ami d’enfance. Voilà l’explication fournie, limpide et simpliste ! Un « ami » d’enfance ? Pouvait-on qualifier d’ami celui qui avait tué Lambert ? Pour ne pas jeter le trouble parmi ses anciens confrères, Solène s’était contrainte à faire bonne figure, demandant des nouvelles de chacun, clercs, secrétaires, formaliste ou caissière, et même de certains vieux clients. Mais une fois hors de l’étude, elle avait laissé libre cours à sa rage. Après avoir annulé sa partie de bridge, elle avait décidé d’employer les grands moyens. La seule personne qui ne pourrait que lui donner raison et entrer dans son camp était l’épouse de Richard, autant la rencontrer sans perdre de temps. Elle trouva l’adresse dans le guide Michelin et fila sur la route au volant de sa petite Peugeot.
À son arrivée au Balbuzard, la première chose qui la frappa fut la luxuriance du parc, puis le charme exquis du tout petit château, ou du moins ce qu’il en restait. Ainsi, Richard avait parcouru du chemin malgré tout et, d’après ce qu’elle voyait, il tirait plutôt bien son épingle du jeu. L’école hôtelière n’avait pas fait de lui qu’un gâte-sauce ou un veilleur de nuit, il devait avoir une bonne étoile !
Lorsqu’elle entra dans le hall de la réception, elle continua de regarder autour d’elle avec intérêt, cherchant en vain des défauts dans la décoration ou la tenue de l’hôtel.
— Bonjour madame ! lui lança une charmante jeune fille, bien trop jeune pour être la femme de Richard. Bienvenue au Balbuzard, que puis-je pour vous ?
— J’aurais voulu rencontrer Mme Castan, répondit Solène du bout des lèvres.
En prononçant ce nom, elle constata qu’elle le détestait toujours autant. Quarante ans plus tôt, Lambert en avait déjà plein la bouche quand il parlait de Gilles et Muriel. Les Castan ceci, les Castan cela, et leurs fouilles, leurs trésors archéologiques, leurs réceptions, leur merveilleuse fantaisie. Solène ne les appréciait guère et ne comprenait pas l’admiration de Lambert pour ce fêtard de Gilles. Et dire qu’ensuite il avait fallu intégrer Richard à leur propre famille ! Ce jour-là, Lambert avait signé son arrêt de mort sans le savoir.
— Je vais la prévenir, susurra la jeune fille de sa voix d’hôtesse de l’air. Si vous voulez bien vous rendre au bar pour l’attendre…
Par curiosité, Solène jeta un coup d’œil en passant à la salle de billard, puis elle alla s’asseoir à une table isolée du bar. Décidément, l’endroit était remarquable, chaleureux et calme, accueillant, impeccable. Difficile de croire que Richard ait pu agencer ça tout seul. Elle s’absorba dans la contemplation du parc qui paraissait, lui aussi, être aux mains d’un professionnel.
« Isabelle devrait engager un paysagiste pour redessiner le jardin de la maison. À force de laisser la végétation à l’abandon, c’est un peu triste… »
Quand elle retournait chez elle, Solène évitait de faire des réflexions, mais elle estimait que sa fille aurait pu mieux s’occuper de son cadre de vie. Elle avait l’impression qu’Isabelle ne faisait que dormir là, qu’elle était en transit.
— Bonjour, je suis Jeanne Castan.
Au premier regard, Solène comprit qu’elle avait affaire à une femme intelligente et réservée, ce qui n’allait pas forcément faciliter leur conversation. Sans se lever, elle lui tendit la main.
— Enchantée. Solène Ferrière, la mère d’Isabelle.
Un éclair de rage traversa le regard très bleu de Jeanne, néanmoins elle esquissa un petit sourire de politesse.
— Ah… Votre visite me surprend un peu.
— J’imagine, oui. J’entreprends une démarche insolite en venant vous voir, mais je crois que nous avons un intérêt commun.
Jeanne croisa les bras dans une attitude défensive, apparemment décidée à ne pas s’asseoir.
— Si vous souhaitez récupérer votre mari, c’est aussi mon vœu le plus cher. Ma fille n’a rien à faire avec lui, je désapprouve cette fugue ridicule.
En abattant ses cartes d’entrée de jeu, elle espérait éviter une fin de non-recevoir.
— Je suis certaine qu’ils ont agi sur un coup de tête, ajouta-t-elle.
— Peut-être, concéda Jeanne. Mais nous n’y pouvons rien, ni vous ni moi.
— Ne soyez pas défaitiste. Tout le monde est accessible au raisonnement, eux comme les autres, et si chacune de notre côté nous trouvons les bons arguments, ils finiront par écouter. Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de notre famille, c’est assez…
— Je la connais, trancha Jeanne. J’en ai beaucoup entendu parler, beaucoup trop à mon avis. Vous n’avez pas très bien traité Richard à l’époque, semble-t-il. Qui peut se prétendre à l’abri d’un accident ? Il n’avait que vingt ans, et une profonde affection pour votre mari.
— Encore heureux ! Lambert l’a traité comme son propre fils, et même mieux. Lionel aurait pu en prendre ombrage, mais c’est un gentil garçon.
Jeanne continuait à la dévisager avec méfiance et Solène comprit qu’elle devait se montrer plus adroite. À l’évidence, critiquer Richard ne lui apporterait pas l’adhésion de cette femme. Sans doute était-elle toujours très amoureuse de son mari malgré son infidélité, il fallait la ménager.
— Ne voulez-vous pas vous asseoir quelques instants ? demanda-t-elle d’une voix plaintive. Je ne suis pas votre ennemie, au contraire. Ce que fait Isabelle est malhonnête. Sa conduite m’étonne, je ne l’ai pas élevée dans cet esprit-là. En réalité, je crois qu’elle est restée accrochée à l’idée de son amour de jeunesse contrarié, mais elle va vite déchanter. Ils reviendront la tête basse, vous verrez !
Reculant d’un pas, Jeanne haussa les épaules.
— Je ne peux pas m’attarder plus longtemps, déclara-t-elle d’une voix dure.
Elle était plus coriace que prévu, plus difficile à cerner. À regret, Solène se leva.
— Tenons-nous au courant, si vous voulez bien. La première qui aura des nouvelles…
— Non, je suis désolée, répliqua Jeanne.
Avec un petit signe de tête, elle prit congé sans autre formule de politesse, traversant le bar à grands pas. La visite de Solène Ferrière la faisait bouillir de colère, la rabaissait, l’humiliait.
« Si je ne tenais pas un hôtel, jamais cette mégère n’aurait osé sonner chez moi ! »
Mais sa fille lui avait donné l’exemple en débarquant au Balbuzard sans prévenir quelques semaines plus tôt au prétexte d’une invitation à dîner, d’une « amicale » réconciliation. Jeanne avait été stupide de céder, elle regrettait amèrement sa naïveté.
« Isabelle aurait trouvé autre chose, elle serait parvenue à ses fins de toute façon. »
À la réception, Éliane voulut l’informer des dernières réservations et d’un désistement.
— Pas maintenant ! jeta Jeanne sans s’arrêter.
C’était la journée des surprises car Ismaël était lui aussi arrivé à l’improviste une heure auparavant. Au moins, en voilà un qui n’avait pas cherché à enjoliver la raison de sa présence, avouant tout bêtement qu’il s’inquiétait pour elle et pour Richard. Sa franchise avait plu à Jeanne, assez pour lui proposer un café dans son appartement, loin des oreilles trop curieuses du personnel.
Elle le rejoignit en haut où elle le trouva occupé à passer en revue les moindres détails de la cuisine.
— Vous avez un fourneau de qualité et des ustensiles corrects, lui dit-il en souriant. Vous aimez préparer de bons petits plats ?
— De temps en temps… Richard ne vous a pas dit que mon rêve aurait été d’ouvrir un restaurant au Balbuzard ?
— C’est une bonne idée. Vous avez le cadre idéal !
— Oui, mais il s’y oppose. Trop de risques, trop de frais fixes.
— Franchement, il n’a pas tort.
— Eh bien, je pense que ça n’a plus grande importance, maintenant. Je ne sais pas ce que nous allons devenir, lui, moi, et l’hôtel.
Elle se mordit les lèvres, stupéfaite d’avoir pu prononcer une phrase aussi intime devant quelqu’un qu’elle connaissait si peu.
— Excusez-moi, bredouilla-t-elle. Je ne veux pas vous impliquer dans notre histoire.
— Pourquoi pas ? Je suis un ami de Dick.
— Dick ?
— On l’appelait comme ça à l’école hôtelière pour le faire enrager.
— Il ne me l’a jamais raconté.
— Je crois qu’il n’a pas trop aimé cette période. Du moins, pas au début. Il était encore complètement obnubilé par l’accident de voiture, il en cauchemardait toutes les nuits. Moi, j’ai réussi à le mettre en confiance et à le faire parler, après il s’est senti mieux. La mère d’Isabelle Ferrière a été moche avec lui, elle…
— C’est drôle, figurez-vous qu’elle sort d’ici. On m’a fait descendre pour elle.
— Quel culot ! Qu’est-ce qu’elle voulait ?
— M’embobiner. Me faire croire qu’en alliant nos forces, on ferait revenir les amants en fuite. En réalité, elle est horrifiée que sa chère fille soit retombée sous le charme de Richard. Elle le déteste toujours autant, elle n’a rien pardonné.
— Méchante bonne femme. Égoïste et hypocrite.
— Comme sa punaise de fille !
De nouveau, Jeanne regretta ses paroles.
— Ne m’en veuillez pas, murmura-t-elle, mais j’ai du mal à ne pas être agressive.
Une immense lassitude venait de s’emparer d’elle. Depuis le départ de Richard, elle avait tenu le coup devant Céline, devant le personnel de l’hôtel, mais elle n’allait bientôt plus y arriver, toutes les larmes refoulées ne tarderaient pas à l’étouffer.
— J’ai aussi beaucoup de mal à accepter, ou même à comprendre ce qui arrive. Je savais bien que tout n’était pas parfait entre Richard et moi, qu’on avait trop laissé le quotidien nous user et nous endormir, mais jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse partir comme ça, du jour au lendemain. C’est… c’est insupportable, voilà.
Sa voix s’était mise à chevroter et sa vue se brouillait. L’instant d’après, elle sentit le bras d’Ismaël autour de ses épaules.
— Venez vous reposer un peu, dit-il en l’entraînant vers le séjour.
Il la fit asseoir sur le canapé, repartit à la cuisine d’où il revint avec deux petits verres et une bouteille de cognac.
— L’alcool des coups durs et des coups de blues ! Buvez cul sec, ça ira mieux.
Elle avala trois gorgées à la suite avant d’arriver à grimacer un sourire ironique.
— Pourquoi êtes-vous tellement prévenant ? Richard vous a demandé de veiller sur moi ?
— Bien sûr que non. Il n’est pas du genre à se décharger sur les autres, vous le savez bien.
Il s’installa en face d’elle, posant la bouteille entre eux sur la table basse.
— Je suis passé par là, je sais ce qu’on ressent. Ma femme est partie un beau matin en me laissant notre fils et un petit mot laconique qui n’expliquait rien.
— Ça s’est passé quand ?
— Il y aura trois ans après-demain. Sale anniversaire. Tout ça pour dire que je peux comprendre.
Jeanne laissa échapper un long soupir, puis elle se pencha en avant et remit une rasade de cognac dans chaque verre.
— Ma fille ne va plus tarder. Elle est allée visiter Chenonceau pour la troisième fois avec mes parents.
— Mon fils adore aussi ! Le labyrinthe, le musée de Cires, la grande galerie sur le Cher… et les cuisines. Je suis tout content de l’emmener découvrir les châteaux de la Loire un par un, il a le bon âge pour apprécier l’histoire de France. Et moi, je les revois avec plaisir.
— Vous êtes né dans la région ?
— Du côté de Blois. J’aime la Touraine, et en vivant à Paris je me suis rendu compte que je ne pouvais pas m’en passer. La douceur du climat n’est pas une légende, l’air est d’une légèreté incroyable, le bleu du ciel est plus profond. Quant aux produits qu’on trouve ici, pour un cuisinier, ça n’a pas de prix. On dit que c’est le verger de la France, mais pas uniquement ! Il y a les vignes, la pêche, la chasse…
Baissant les yeux sur sa montre, il sursauta et se leva d’un bond.
— Il faut vraiment que je file, j’ai un monde fou ce soir au restaurant. Venez donc déjeuner un de ces jours avec vos parents et votre fille, je vous ferai un menu spécial !
— Malheureusement, ils partent tous les trois demain matin. Céline passe toujours une partie des vacances chez eux, c’était convenu depuis longtemps.
— Ne restez pas toute seule, c’est mauvais pour le moral.
Elle lui sourit sans avoir à se forcer, émue par sa gentillesse.
— Si je veux reconquérir Richard, je préfère que Céline ne soit pas dans les parages. Pour l’instant, je ne lui ai rien dit, elle croit son père en voyage, à la recherche d’un architecte. Nous avions le projet de bâtir une…
Incapable de poursuivre, elle secoua la tête pour chasser les larmes qui revenaient.
— Ça va aller, Jeanne ?
— Oui, partez vite, ne faites pas attendre vos clients.
Elle le suivit des yeux tandis qu’il quittait la pièce, et l’entendit descendre l’escalier de son pas lourd. Il avait l’air d’un gros nounours affectueux, ce qui attirait immanquablement les confidences. En principe, Jeanne n’aimait guère se livrer, surtout à un quasi-inconnu, mais la sollicitude d’Ismaël était irrésistible. Dommage d’avoir fait connaissance dans des circonstances pareilles. En temps normal, elle aurait beaucoup apprécié cette rencontre avec un vieil ami de Richard.
« Oh, Richard… Où es-tu ? »
Mettant ses poings sur ses yeux, elle s’obligea à respirer lentement. L’idée de devenir la femme trompée et abandonnée qui pleure du matin au soir la révoltait. Ses parents et sa fille allaient arriver, elle ne devait pas leur donner l’image d’une loque ! Elle se fit la promesse solennelle d’en finir pour de bon avec les crises de larmes. Aucun sanglot, si déchirant soit-il, ne lui ramènerait Richard, il y avait sûrement autre chose à tenter.
« À condition qu’il m’aime ! Ne serait-ce qu’un peu… S’il m’a épousée par dépit, je n’ai rien à espérer, il ne reviendra pas. »
Elle ne se faisait pas d’illusions, les sentiments que lui portait Richard étaient fragiles, et le temps les avait émoussés. Mais peut-être le fantôme d’Isabelle, toujours entre eux depuis le début, avait-il tout faussé ? Peut-être que Richard, en réalisant son vieux rêve, allait enfin le détruire ? De toute façon, elle refusait de considérer le combat perdu d’avance, elle se sentait de taille à affronter sa rivale. Et tant qu’elle serait occupée à se battre, elle n’aurait plus ni le loisir ni l’envie de pleurer.
Sous le soleil accablant, les cigales stridulaient sans répit et leur chant montait vers les fenêtres ouvertes de la chambre, accompagné de l’entêtant parfum des pins. Sur le lit défait aux draps froissés, Isabelle et Richard s’étaient un peu éloignés l’un de l’autre pour avoir moins chaud, mais ils se tenaient encore par une main, doigts emmêlés, comme s’ils ne pouvaient pas tout à fait se lâcher.
— Le ciel, ici, a une autre couleur que chez nous, murmura Isabelle.
Elle roula sur le ventre puis secoua la tête pour décoller de son front et de sa nuque ses cheveux trempés de sueur.
— Veux-tu descendre à la piscine ? proposa Richard.
De sa main libre, il suivit la courbe du dos d’Isabelle, le creux de ses reins.
— Plus tard…
Depuis trois jours, ils vivaient sans horaires, passant l’essentiel de leur temps à faire l’amour et à parler, jamais rassasiés.
— Non, maintenant, protesta-t-il. J’ai envie d’un plongeon dans l’eau fraîche, et je meurs de faim !
Il l’embrassa délicatement entre les omoplates avant de se lever. L’hostellerie du Vallon de Valrugues leur coûtait une fortune, comme Lionel le leur avait prédit, mais ils avaient décidé de ne rien se refuser durant cette semaine d’escapade. Leur chambre, vaste et élégante, possédait une terrasse où ils prenaient le petit déjeuner en regardant les oliviers et la chaîne des Alpilles au loin. Ils déjeunaient tardivement au bord de la piscine, dînaient de Saint-Jacques poêlées dans la salle à manger aux colonnes romaines : l’addition serait forcément exorbitante.
Dans la salle de bains carrelée de bleu, Richard prit une douche tiède. Comme chaque fois qu’il se retrouvait hors de la présence d’Isabelle, il se mit à penser à Jeanne et à Céline, incapable de les chasser de son esprit. Aujourd’hui, sa fille devait être partie avec les parents de Jeanne qui habitaient dans la région bordelaise, à quelques pas de Libourne. Chaque année, ils étaient ravis d’emmener la fillette en vacances avec eux, sachant très bien s’en occuper et la distraire. Jeanne était donc seule au Balbuzard, seule aux commandes de l’hôtel, seule le soir dans son lit. Ou plutôt dans leur lit. Dans leur appartement, leur foyer. Comment supportait-elle cette situation insensée ? Elle avait précisé, glaciale, lors d’une unique et laborieuse conversation téléphonique, qu’elle préférait communiquer avec Richard par de brefs messages écrits, qu’elle refusait de bavarder en direct avec lui. De toute façon, il n’y avait pas grand-chose à faire ou à dire qui puisse atténuer la brutalité d’une rupture totalement imprévisible jusque-là. Richard était parti sur un coup de tête, un vrai coup de folie qui le stupéfiait lui-même. Quand Isabelle l’avait exigé, il s’était entendu céder. Devant le « ça ou rien » il avait choisi, terrifié à l’idée qu’Isa puisse à nouveau lui échapper. Il la voulait, il en devenait fou, l’ultimatum l’avait fait plier.
Face au miroir, il eut envie d’éviter son propre regard. Lorsque cette idyllique parenthèse provençale s’achèverait, il faudrait bien accepter tout le reste. Divorcer, négocier pour obtenir une garde alternée de Céline, déménager. Vendre le Balbuzard ?
« Non, pas ça… Pas ça en plus ! »
Mais Jeanne risquait de se montrer impitoyable, et elle serait dans son bon droit.
— Tu te contemples, mon chéri ? ironisa Isabelle.
Appuyée au chambranle, elle était nue, irrésistible avec les marques plus claires de son maillot de bain tranchant sur sa peau bronzée.
— Moi, je te trouve très beau. Très séduisant ! Tu l’étais déjà tout jeune homme, mais la maturité te va encore mieux. Qu’est-ce que tu as fait pour te muscler autant ? Salle de sport ?
— Chantier. J’ai charrié des pierres, de la terre, j’ai débité des arbres morts, j’ai monté des clôtures avec Martin, je…
— Martin ?
— Le jardinier du Balbuzard. Dans un hôtel, on n’a jamais fini. Et notre petit bout de château a été dur à restaurer.
Il la vit réagir et sut qu’il n’aurait pas dû dire « notre » en parlant de Jeanne et lui. La jalousie faisait partie du caractère d’Isabelle, déjà à dix-huit ans elle ne supportait pas que d’autres filles sourient à Richard. Or il attirait les sourires et les clins d’œil, autant aujourd’hui que quinze ans plus tôt. La veille, au bord de la piscine, une femme lui avait demandé l’heure d’une voix langoureuse, et Isabelle avait répondu à sa place.
— Tu vas le regretter, ton petit bout de château ?
Elle avait abordé la question à plusieurs reprises, déterminée à mettre les choses au point avec lui.
— J’y ai consacré beaucoup d’énergie, beaucoup d’argent, et aussi beaucoup d’amour.
Comme il s’y attendait, elle haussa les épaules, balayant d’un geste agacé tout ce que Richard avait pu construire avec une autre femme qu’elle.
— Tu remonteras une affaire, un truc différent. Entreprendre ne te fait pas peur, n’est-ce pas ?
Sans répondre, il enfila son caleçon de bain, un jean et un polo. Nager l’empêcherait de s’obséder en vain sur toutes les questions qu’il se posait.
— Richard ?
Isabelle s’approcha, le prit par le cou, se plaqua contre lui.
— Je t’aime à la folie, chuchota-t-elle en lui offrant ses lèvres.
Le désir s’empara de lui immédiatement. Il posa une main sur sa nuque, l’autre au creux de ses reins. Sa peau était d’une douceur affolante, sa bouche fondait sous le baiser impérieux de Richard. Il adorait chaque centimètre carré de son corps, chacun de ses gestes ou de ses soupirs. Mais il n’aimait pas forcément toutes les pensées qui se dissimulaient au fond de sa jolie tête. Jusqu’où allait-elle l’entraîner ?
— Ça te fait peur d’être ici avec moi ?
Elle le connaissait assez bien pour deviner son état d’esprit, néanmoins il refusa de se livrer.
— Tu veux faire l’amour ? lui souffla-t-il à l’oreille.
En guise de réponse, elle s’attaqua aux boutons de son jean.
Jeanne confia à sa mère le doudou de Céline, un lapin tricoté dont la petite fille avait besoin pour s’endormir quand elle n’était pas chez elle.
— Soyez prudents sur la route ! lança-t-elle à son père. Et téléphonez-moi en arrivant.
Sourcils froncés et lèvres pincées, sa mère hésitait encore à monter en voiture.
— Est-ce que tu es sûre que ça ira, ma Jeanne ?
— Oui, maman, ne t’inquiète pas.
— Si tu n’as pas le moral, tu m’appelles.
— Promis.
— Et si tu as besoin de moi, si tu veux que je revienne te tenir compagnie, tu n’as qu’un mot à dire.
— Maman !
— Je sais, je t’agace. Mais tu verras, quand Céline sera adulte, tu t’angoisseras toujours autant pour elle. Et tu sais ce qu’on dit : petits enfants, petits soucis, grands enfants, grands soucis !
Attendrie, Jeanne prit sa mère dans ses bras.
— Ne t’en fais pas, dit-elle tout bas. Je ne vais pas me jeter par la fenêtre parce que Richard est parti.
— J’espère bien ! Aucun homme ne vaut ça, crois-moi.
— Quand vous aurez fini vos bavardages, intervint son père en baissant sa vitre, on pourra partir.
Le sourire qu’il adressa à Jeanne était empreint d’une infinie tendresse.
— Monte, enjoignit-il à son épouse, ta petite-fille s’impatiente.
À l’arrière de la voiture, Céline faisait de grands signes d’adieu.
— Prends soin de toi, Jeanne, dit-il encore avant de démarrer doucement.
Elle les regarda s’éloigner en agitant la main, le cœur serré. Ils avaient retardé leur départ de deux jours pour rester avec elle et la soutenir, mais maintenant, elle voulait vraiment être seule. Lorsqu’elle leur avait annoncé la fugue de Richard, ils étaient tombés des nues, consternés. Jusqu’ici, ils avaient eu beaucoup de sympathie pour leur gendre, et ils ne comprenaient pas ce qui était arrivé.
À pas lents, Jeanne quitta le parking. En ce qui la concernait, elle comprenait trop bien.
— Madame Castan ! l’interpella Martin qui venait de surgir entre deux arbres. Il faut absolument que je sache ce que vous avez décidé.
— Pour ?
— Pour cette construction ! Si des tractopelles doivent se promener par ici, j’aimerais bien être prévenu. Vous construisez ou pas ?
Drapé dans sa dignité, Martin parlait d’un ton rogue qui exaspéra Jeanne.
— La décision appartient à la banque, répliqua-t-elle, on n’obtient pas un prêt en cinq minutes, figurez-vous.
— Et en attendant, je fais quoi ?
Les bras croisés, il la toisait. À la place de Jeanne, Richard aurait négocié, temporisé, mais elle ne s’en sentait pas la patience.
— Faites votre travail sur le reste du terrain, et gardez les plantations dans la serre en attendant.
Elle lui tourna le dos mais il protesta :
— Il y a autre chose ! Les réservoirs d’eau de pluie sont quasiment vides, le temps est trop sec.
— Eh bien, pour une fois, servez-vous de l’eau courante, concéda-t-elle.
Comme tout le reste du personnel, Martin devait se demander où était passé Richard. Jusqu’ici, personne n’avait fait de réflexion, toutefois ça n’allait plus tarder. À ce moment-là, que dirait-elle ?
« J’ai toutes les procurations nécessaires, je peux décider toute seule. Contacter l’architecte, monter le dossier du prêt, faire la nouvelle petite maison. Le Balbuzard, je le garde, quoi que Richard fasse ! Je le garde et je continue à le faire prospérer. Si on doit partager un jour, on verra, je me défendrai. Mais on n’en est pas là… »
L’avenir de l’hôtel la préoccupait, pourtant elle n’arrivait pas à s’y intéresser vraiment. Malgré elle, dix fois par jour, elle consultait son portable, espérant un message de Richard. Le genre de déclaration improbable qui n’arrivait que dans les films à l’eau de rose : « Je regrette, je reviens, je t’aime. » Bien sûr, le téléphone restait muet, aucun texto, rien dans la boîte vocale. Elle se demanda s’il oserait appeler ses parents pour avoir des nouvelles de Céline. Dans ce cas, son père le traiterait immanquablement de « beau saligaud ». L’idée la fit sourire, et ce sourire inattendu lui prouva qu’elle n’allait pas trop mal. Fidèle à sa promesse, elle ne pleurait plus, à la place elle occupait toutes ses heures d’insomnie à faire des croquis, et son carton à dessin débordait. Si vraiment il fallait vendre un jour le Balbuzard, elle voulait être prête à reprendre son ancien métier.
— Non, maugréa-t-elle, je ne vendrai pas. Pas question ! Au pire, on le mettra en gérance, on…
Elle s’interrompit, consciente de parler à voix haute. À cette heure-ci, les femmes de chambre allaient et venaient d’une petite maison à l’autre, elle devait se surveiller.
« Manquerait plus qu’un vent de panique souffle sur le personnel au beau milieu de la saison ! »
Se redressant de toute sa taille, elle se mit à marcher d’un pas vif, l’air affairé.
« Je vais appeler la banque maintenant, je veux un rendez-vous aujourd’hui. Martin a raison, il faut que les choses avancent. Et si Richard n’est pas d’accord, tant pis pour lui. »
Ne devait-elle pas apprendre dès à présent à se passer de Richard ? De son avis, de son consentement, de son aide comme de sa présence. Et de sa chaleur, la nuit. Elle vérifia d’un coup d’œil qu’elle était bien seule sur le sentier menant au château, et elle martela entre ses dents :
— Va au diable, Richard !