CHAPITRE XX
La suggestion faite en manière de plaisanterie par l’avocat donna à réfléchir à Julian Lester. Malgré lui, le souvenir d’un certain cambrioleur dont il avait fait la connaissance, une nuit, dans son propre appartement, s’imposait à son esprit.
D’abord, il essaya de ne plus y penser, mais l’idée faisait du chemin en lui, insidieusement. En tout cas, il ne devait pas entreprendre ce travail lui-même. Julian n’aimait pas avoir affaire aux chiens de garde, or Herman avait tout de cet animal. Non, décidément, pour une fois, il valait mieux avoir recours à un « collaborateur ». D’autres le faisaient régulièrement, et quant à lui, il pouvait payer ce genre de service assez libéralement pour ne pas avoir à craindre la trahison. Plus il y pensait, plus il voyait d’avantages à ce plan.
Il griffonna quelques mots sur une feuille de papier et alla lui-même la remettre à un commissionnaire, en lui recommandant de remettre la missive en mains propres du destinataire. Puis, il attendit.
Il trouva dans les journaux de quoi se distraire.
Des cambrioleurs avaient rendu visite, trois jours auparavant, à la West Canadian Bank et avaient emporté près d’un quart de million en argent liquide. Les feuilles du matin en fournissaient enfin un récit détaillé. Julian poussa un sifflement admiratif et se plongea dans la lecture de l’article.
À neuf heures, la sonnette retentit. Julian plia son journal et alla ouvrir. Mr. Smith se tenait devant lui.
« Entre, dit Julian. Et assieds-toi. »
L’homme, sa casquette à la main, le suivit et s’assit au bord d’une chaise.
« Eh bien, comment ça va-t-il ?
– Mal, répondit l’homme. Je meurs de faim. Pas moyen de trouver un boulot honnête. Dès que je trouve à m’embaucher, un de ces policiers en civil vient raconter à mon patron que je suis un ancien forçat, et je me retrouve dans la rue.
– Je pourrais peut-être vous donner de l’ouvrage, dit Julian d’un ton négligent.
– Oh ! fit l’autre. Je sais trop vieux et trop mal en point pour débuter dans un nouveau métier. Quand on a passé ses meilleures années en prison, on est vidé.
– Oh ! ce que je compte vous faire faire ne demande pas beaucoup de persévérance, reprit Julian. Il y aurait cent livres pour vous, pour une heure d’occupation environ. »
Une lueur d’intérêt passa dans les yeux de Smith.
« Je tiens à vous dire, fit Julian, que cette offre, je ne vous la fais pas en mon propre nom, mais en celui d’un ami, qui est victime d’une tentative de chantage. »
L’homme acquiesça de la tête.
« Tout le monde peut avoir des ennemis. Et je serais content de pouvoir vous tirer d’embarras…
– Je vous répète qu’il ne s’agit pas de moi, mais d’un ami. Il m’a dit qu’une certaine Mrs. Carawood détenait des lettres susceptibles de lui faire le plus grand tort, surtout en ce moment, car il a l’intention de se marier.
– Où vit-elle, cette dame ?
– À Penton Street, au 47. Voulez-vous noter l’adresse ? »
Il tendit à l’homme une feuille de papier et un stylo. Smith traça les deux mots avec beaucoup de peine.
« C’est dans Pimlico, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– Oui, c’est un magasin de confection. Les papiers en question se trouvent dans une cassette sous le lit de la femme, dans l’appartement au-dessus de la boutique.
– Cela me paraît enfantin, dit Smith, avec condescendance. Y a-t-il un chien dans la maison ? Ce n’est pas que cela m’effraie… Et des hommes, y en a-t-il ?
– Un jeune homme. Quant à elle-même… eh bien, on pourrait s’arranger un soir pour qu’elle soit sortie… jeudi prochain, par exemple. Le jeune homme ne vous donnera pas beaucoup de mal, d’ailleurs il se couche très tôt. La chambre de Mrs. Carawood est au premier et, autant que je sache, à gauche. La cassette a deux serrures…
– Des serrures ? Aucune importance, dit Smith en l’interrompant. Évidemment, s’il s’agissait d’un coffre-fort, cela demanderait du temps. Mais une cassette ? Laissez-moi rire ! Et quels sont les papiers que je dois vous apporter ?
– Emportez tous les documents que vous y trouverez. Vous les mettrez dans un sac que vous laisserez devant ma porte. Puis vous pourrez partir. Vous aurez cinquante livres d’avance et cinquante livres quand votre travail sera fini. L’argent sera déposé sous le tapis-brosse, dans l’escalier. Voici la clef pour la porte de l’immeuble. Je vous préviens que je serai à la fenêtre à vous attendre et que, si vous venez sans le sac, il n’y aura rien pour vous sous le tapis. »
Smith le scruta du regard.
« Tout cela n’est pas sans risque pour vous… » observa-t-il.
Julian n’aimait pas penser au risque qu’il courait. Cependant, il s’était déjà ménagé un alibi. Au pire des cas, sa parole vaudrait bien celle d’un ancien forçat. Et il nierait. Le jeu en valait la chandelle. Car même s’il ne devait pas retirer un profit direct de sa démarche, au moins il ferait figure de justicier aux yeux de Marie. Et d’ailleurs, il n’avait pas encore abandonné tout espoir…
« Que ne ferait-on pas pour un ami ! dit-il gravement. Mais je compte sur votre discrétion. Si vous ne savez pas tenir votre langue, dites-le-moi tout de suite. »
Smith protesta avec véhémence de sa discrétion.
À ce moment, le sort intervint en faisant prendre à la conversation un tour qui devait avoir une profonde influence sur la future carrière de Julian Lester. Cela commença d’une manière tout à fait banale.
« Ah ! si j’avais de la santé ! soupira Smith en acceptant le rafraîchissement que son hôte lui offrait.
– Eh bien ! que feriez-vous alors ? demanda Julian.
– Je serais plein aux as à la fin de la semaine, dit Smith avec le plus grand sérieux.
– Et comment cela ? demanda Julian, intéressé.
– Oh ! ce ne serait pas difficile, dit Smith évasivement. Mais voilà, il y a mon cœur. L’autre jour, j’ai failli claquer. Un grand spécialiste est venu me voir. C’est comme je vous le dis. Un des plus fameux docteurs de Londres dans le quartier des misérables.
– Mais l’argent ? Comment auriez-vous cet argent ? »
Ce que Smith dit alors à Julian était du plus haut intérêt pour ce dernier. Il s’était trouvé, récemment, à Hanover Square, où il avait aperçu une dame. Il l’avait prise pour une personne qu’il connaissait bien, mais il avait appris que c’était une duchesse.
« C’est un détective qui me l’a affirmé… un détective privé, qui a son agence dans la maison où je l’ai vue. »
Julian se redressa brusquement sur sa chaise.
« Un certain Morlay ?
– C’est ça, Morlay. J’ai vu son nom sur la plaque : Morlay Frères, je crois.
– Eh bien ? » demanda Julian, impatient.
Après le départ du détective, Smith était resté encore un moment sur la place et il avait vu une voiture stopper devant la maison. Deux hommes en étaient descendus, portant un lourd sac de cuir. Ils avaient pris l’ascenseur. Smith avait reconnu l’un d’eux : c’était Harry le Valet, son voisin de cellule à Dartmoor, un Américain, et l’un des plus célèbres perceurs de coffres-forts du monde.
« J’ai compris tout de suite qu’il était sur une « affaire », dit Smith. C’est comme cela qu’il opère d’habitude, lui et sa bande. Ils louent un bureau quelques semaines d’avance et y restent pendant un mois, une fois le coup fait. Puis, un jour, ils prennent la poudre d’escampette. Heureux encore que Harry le Valet ne m’ait pas vu, sans quoi ma peau ne vaudrait pas cher à l’heure qu’il est. »
Julian haletait. Visiblement, Smith n’avait pas lu les journaux et ignorait le cambriolage de la Canadian Bank.
« En prison encore, Harry m’avait dit que le truc le plus pratique consistait à louer un bureau avec un coffre-fort. Si l’occasion s’en présente, on reprend une affaire déjà montée, histoire d’avoir une raison sociale connue. C’est ce qu’ils ont dû faire. Dans un mois, quand tout le monde aura oublié l’affaire, ils s’éclipseront. Ce n’est pas bête, n’est-ce pas ? La police les cherche partout, et ils sont là, dans leur bureau, comme d’honorables commerçants. Ah ! si j’avais vingt ans de moins et un cœur solide, l’affaire serait dans le sac. »
Julian sentit ses tempes battre violemment. Après le départ de Smith, il oublia totalement la mission qu’il lui avait confiée. Une affaire d’une autre envergure sollicitait toute son attention.