CHAPITRE XII

John Morlay retourna ce soir-là à Londres avec la sensation d’agacement qu’éprouvent ceux qui se sont dérangés de loin pour examiner un tableau et qui n’ont pu que l’entrevoir.

Les jours suivants, il eut fort à faire. Ses visites à Ascot l’avaient obligé à remettre à plus tard ses tâches courantes et son travail s’était accumulé. Lundi matin, il se trouvait à son bureau occupé à étudier un dossier quand le valet lui annonça Mrs. Carawood. John la salua comme une vieille amie, lui choisit le fauteuil le plus confortable, tout prêt à entendre le récit des derniers potins des courses d’Ascot.

La vieille dame, elle, ne paraissait pas parfaitement à son aise. Ses mains usées, qu’elle avait posées sur le bureau, s’agitaient sans cesse. Enfin, elle se releva, alla à la fenêtre et contempla un instant la foule des passants d’un air indécis.

John l’avait déjà vue en proie à l’hésitation et comprit que l’affaire qui l’amenait était de nature délicate.

« Je voudrais vous parler de Marie… commença-t-elle enfin. Son avenir m’inspire des soucis.

– À cause du cambriolage ? » demanda John.

Elle secoua énergiquement la tête.

« Oh ! un accident comme celui-là peut arriver à tout le monde. Monsieur Morlay, vous êtes un homme très occupé, n’est-ce pas ?

– Plutôt, répondit John en désignant le courrier qui s’amoncelait sur son bureau.

– Vous… comment dirais-je ?… vous ne pourriez pas consacrer tout votre temps à Marie ? »

Il dut faire un réel effort pour ne pas se déclarer prêt à abandonner toutes ses affaires afin de ne plus quitter la jeune fille d’une semelle.

« Voyez-vous, reprit Mrs. Carawood, en général je n’ai pas confiance dans les hommes, mais je fais exception pour vous. J’ai l’impression que Marie vous est très sympathique. »

Elle scruta son visage comme pour y lire la réponse.

« Oui, avoua John. Mlle Fioli m’est extrêmement sympathique. »

Mrs. Carawood hésita longtemps avant de poser une deuxième question :

« Vous… vous êtes amoureux d’elle ? Ou du moins vous croyez l’aimer ? »

John regarda son interlocutrice droit dans les yeux.

« J’aime Marie. Et je suis assez grand pour voir clair dans mes sentiments. »

Mrs. Carawood respira profondément.

« Elle aussi vous aime… Ou du moins vous lui êtes plus que sympathique… Quant à moi, je n’y verrais pas d’inconvénient, au contraire… Mais il y a tant de choses à prendre en considération. Me croiriez-vous si je vous disais que je n’ai pas dormi cette nuit, tant je suis préoccupée à son sujet. Que diriez-vous, par exemple, si Marie n’avait pas de dot ?

– Mais rien du tout. Cela n’a aucune importance.

– Et son titre ? Y tenez-vous beaucoup ? »

Il y avait comme un défi dans l’intonation de sa voix.

« Chère Mrs. Carawood, dit John, vous n’ignorez pas que Londres est depuis quelque temps plein de ci-devant duchesses et princesses et je vous dirai franchement que je suis plutôt blasé sur cette question. Je suis très content pour Marie qu’elle puisse s’entendre appeler « Comtesse », mais cela ne m’en impose aucunement. »

Mrs. Carawood poussa un soupir de soulagement.

« Je vous crois », dit-elle.

Pourtant, il était évident que l’indifférence de John à l’égard des titres de noblesse l’avait un peu vexée.

« Vous êtes un gentleman, vous allez dans le monde et vos conceptions sont certainement différentes des miennes, dit-elle. Moi, je ne suis pas très moderne, ni pour les titres ni pour autre chose. Ainsi, Marie ignore naturellement tout de ma démarche. Néanmoins, si elle… acceptait, eh bien… je n’y verrais pas d’inconvénient… »

Il se rendait compte qu’il lui en coûtait de faire le premier pas et il se dit qu’un mobile très sérieux devait l’y avoir poussée. Y avait-il un rapport entre cette démarche et le cambriolage ? Quelques jours auparavant, Mrs. Carawood lui avait affirmé que Marie était trop jeune pour se marier et voilà qu’elle lui choisissait maintenant elle-même un époux.

Malgré son assurance habituelle, John se sentit troublé, et sa voix trembla légèrement, quand il dit :

« Si Marie acceptait de m’épouser, je serais vraiment heureux. Pour la question d’argent, il ne faut pas vous en inquiéter. J’en ai assez.

– Je le sais, Monsieur Morlay, dit Mrs. Carawood précipitamment. J’ai pris des renseignements sur vous. Je connais l’histoire de votre famille, et je pourrais même vous dire exactement à combien se monte votre fortune personnelle. Il y a, à Londres, des agences qui se chargent volontiers de telles enquêtes, ce n’est pas moi qui vous l’apprends. Et dès que j’ai pris la décision que Marie devrait se marier… très prochainement…

– Très prochainement ? répéta John.

– Oh ! ce n’est pas à une semaine près, dit Mrs. Carawood. Mais enfin, du moment qu’on décide quelque chose… À propos, connaissez-vous l’inspecteur Pickles ? C’est un détective, un vrai. Vous savez ce que j’entends par là, ajouta-t-elle en s’apercevant qu’on pouvait voir une allusion désobligeante à John dans ce qu’elle venait de dire. – Enfin, c’est un membre de Scotland Yard.

– Je le connais très bien, en effet, dit John.

– Eh bien, j’ai appris qu’il était venu plusieurs fois dans mon magasin interroger mes employés. Savez-vous ce qu’il peut bien me vouloir ?

– Ne vous inquiétez pas de cela, Mrs. Carawood. Les policiers sont toujours terriblement curieux. C’est une déformation professionnelle. Je crois qu’il voulait simplement connaître le but de vos voyages à Anvers… »

À ce moment, il entendit un petit cri et leva son regard sur Mrs. Carawood. Elle se tenait devant la fenêtre, le visage blême et haletante. John crut un instant qu’elle allait s’évanouir. D’un bond il se trouva auprès d’elle.

« Quoi ? Qu’avez-vous dit ? fit la vieille dame en s’efforçant de se ressaisir. Pourquoi j’allais à Anvers ? Pour acheter des robes, voyons. C’est facile à prouver. Je tiens ma correspondance à leur disposition.

– Vous ne vous sentez pas bien ? demanda John.

– Oh ! ce n’est rien. Je suis sujette à ces sortes de malaises. »

Elle se laissa tomber dans un fauteuil, encore toute tremblante. John passa dans le petit cabinet attenant à son bureau, remplit d’eau un verre et le lui apporta. Elle but avidement et lui sourit avec gratitude.

« Oh ! excusez-moi ! Ce n’est vraiment rien. Puis-je rester encore quelques minutes ici… le temps de me remettre tout à fait ? Y a-t-il une autre sortie du bureau… une porte de derrière ?

– Oui, fit John, vivement surpris.

– Je voudrais encore vous demander quelque chose. Voulez-vous envoyer un de vos employés chercher un taxi ? Je vais rentrer, et je préfère ne pas passer par la porte principale. Si je me trouvais mal, cela ferait tout de suite un attroupement… et j’ai horreur de ça. Je préfère que personne ne me voie sortir.

– Je vais appeler un docteur, proposa John.

– Non, non, surtout pas de docteur, protesta Mrs. Carawood. Un taxi, c’est tout ce qu’il me faut. »

John envoya, une de ses dactylos chercher une voiture et la chargea d’accompagner sa visiteuse. Lorsqu’il revint du bureau voisin, il vit Mrs. Carawood debout devant la fenêtre ouverte, cherchant du regard quelque chose sur la place. Son teint mat avait repris ses couleurs habituelles et son regard s’était éclairci.

« Je suis navrée de vous causer tout ce tracas, dit-elle. Vous savez, les femmes qui s’approchent de la cinquantaine sont rarement à l’abri de ces malaises passagers. Quand viendrez-vous voir Marie ?

– Demain peut-être ? proposa-t-il.

– Demain elle vient à Londres, répondit Mrs. Carawood. Vous pourriez sortir pour prendre le thé ensemble. Elle ne m’a jamais fait de confidences en ce qui vous concerne, mais je suis certaine qu’elle a pour vous beaucoup d’affection. Bien qu’elle soit encore très jeune, elle comprend bien la vie, elle est même très intelligente. N’allez pas imaginer que je veuille faire l’article, comme on dit, la Comtesse n’en a vraiment pas besoin. Évidemment, ajouta-t-elle après une brève réflexion, quand vous serez mariés, elle portera votre nom. D’un côté, cela m’ennuie, mais de l’autre, cela vaut peut-être mieux ainsi.

– Cela vous ennuie à cause du titre, n’est-ce pas ? demanda John en souriant. Eh bien, je peux vous rassurer. Marie ne tardera sans doute pas à devenir Lady Morlay. »

Il expliqua qu’il avait un vieil oncle célibataire qui lui léguerait à sa mort son titre de baronnet. L’enquête effectuée à l’instigation de Mrs. Carawood ne lui avait pas révélé ce détail, qui, visiblement, la combla d’aise. Elle ne s’en cacha pas et assaillit John d’une foule de questions concernant son prochain anoblissement.

Leur conversation fut interrompue par l’arrivée de la dactylo qui annonça que le taxi attendait. Mrs. Carawood prit congé de John et celui-ci se posta devant la fenêtre pour la voir partir. Puis il retourna à son bureau, mais son esprit n’était plus au travail et il ne fut plus capable, ce jour-là, de penser qu’à son futur bonheur.