CHAPITRE XV
« Bonjour, Herman, dit M. Martin.
– Bonjour, répondit le jeune homme avec humeur. Qu’est-ce que vous venez chercher ici ? Est-ce pour acheter une robe ? Dans ce cas, il faudra repasser, la vendeuse est sortie.
– Mais, mon cher ami…, commença le détective.
– Je ne suis pas votre cher ami », riposta Herman en l’interrompant.
Il jeta un regard autour de lui. Fenner s’était déjà éclipsé.
« Et ce n’est pas la peine de chercher à me vendre un coffre-fort, car je vous préviens que je n’ai pas d’argent à garder. Et ne me demandez pas non plus si Mrs. Carawood compte acheter un coffre-fort, parce que je vous ai déjà dit qu’elle n’en a pas la moindre intention. »
Martin eut un large sourire.
« Certaines personnes ont le tort de se figurer que le coffre-fort est un luxe. Rien de plus dangereux pour une dame que de garder son argent dans une simple cassette, sous son lit.
– Je ne vous ai rien dit de tel, cria Herman, rouge de colère.
– Calmez-vous donc, fit Martin d’un ton doux, je viens vous faire une proposition honnête que vous avez tout intérêt à accepter. Mrs. Carawood pourra payer le coffre-fort à tempérament et toutes les facilités de paiement lui seront accordées. »
Herman alla à la porte et l’ouvrit toute grande.
« Adieu, Monsieur, je vous conseille de ne plus mettre le pied ici. J’en ai assez de vous voir espionner la maison. Vous m’avez tout l’air d’un cambrioleur qui prépare son coup. Et si vous ne sortez pas tout de suite, j’appelle la police.
– Je désirerais parler à Mrs. Carawood », dit Martin, imperturbable.
Herman désigna la rue d’un geste majestueux.
« Vous n’avez qu’à attendre dehors. »
Depuis deux jours, l’agent de Julian Lester rôdait autour de la boutique de Penton Street, précisément à l’heure où Mrs. Carawood et sa vendeuse en étaient absentes. Grâce à des questions astucieuses, il avait tiré de Herman quelques précisions intéressantes concernant les affaires de Mrs. Carawood ; il avait ainsi appris qu’elle avait un compte en banque (ce qui lui avait permis d’en découvrir l’actif), mais surtout que la vieille dame avait l’habitude de garder ses objets de valeur et son argent dans une grosse cassette placée sous son lit et dont elle portait la clef sur elle.
Depuis deux jours, Herman connaissait les affres du remords. Il n’était pas loin de s’accuser de trahison pour avoir livré, par sottise, ce secret de sa maîtresse. C’est son dépit, transformé en rage, qui, ce matin-là, lui avait dicté son attitude envers Martin.
Une heure plus tard, Martin faisait son rapport à Julian Lester.
« Elle a vingt mille livres à son compte en banque, et ses opérations se montent à plusieurs billets de mille par semaine. Ses actions sont également déposées à sa banque, mais d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, elle n’y conserve aucun document.
– Où les garde-t-elle alors ? demanda Julian.
– Dans sa cassette, sous son lit, répondit le détective. Le jeune homme n’est pas aussi maniable que je l’espérais, mais j’ai réussi néanmoins à lui tirer les vers du nez. Je me suis fait passer pour un démarcheur en coffres-forts, ce qui m’a fourni une excellente entrée en matière. C’est une cassette noire, aux serrures de cuivre, paraît-il… je n’ai pas réussi à me la faire montrer, mais Herman me l’a décrite en détail. Les clefs sont pendues à la chaîne que Mrs. Carawood porte à son cou. La porte de la chambre à coucher est toujours fermée, sauf quand la demoiselle est à Londres.
– Il vous l’a dit ? » demanda Julian avec intérêt.
Le détective hésita.
« Il ne me l’a pas dit comme cela, mais je l’ai su par recoupements. À vrai dire, monsieur Lester, j’ai l’impression de travailler un peu dans le vide. Vous ne m’avez pas dit exactement ce que vous vouliez savoir au sujet de cette personne. Vous me faciliteriez beaucoup la tâche en me disant de quoi il en retourne, au juste. Car enfin, vous ne pouvez considérer comme une charge contre quelqu’un le fait de garder des documents dans une cassette, sous son lit.
– Je pense bien que non », dit Julian.
Il réfléchit un instant, puis reprit :
« Vous avez raison, Martin, il faut que je vous explique le but de votre enquête. J’ai toutes raisons de croire que Mrs. Carawood dissimule certains faits concernant la Comtesse Marie Fioli. J’ai l’impression que la Comtesse possède une coquette fortune, mais qu’elle l’ignore elle-même. Or, sa situation matérielle m’intéresse vivement… »
Cela suffit pour éclairer la lanterne de Martin.
« Je vois, Monsieur, dit-il laconiquement.
– Et comme je dois prendre une décision dans le plus bref délai, ajouta Lester, il faut que l’enquête aboutisse sous peu.
– Je comprends parfaitement, dit le détective. La chose est sans doute d’autant plus urgente que vous n’êtes peut-être pas le seul à porter de l’intérêt à la situation financière de cette jeune personne. »
La réflexion manquait de délicatesse, mais Julian ne se froissait pas pour si peu. En se mettant en rapport avec une agence de police privée, il avait sacrifié son amour-propre sur l’autel de ses intérêts majeurs.
Il prit congé de Martin et se rendit dans le quartier de Pimlico. Les dernières paroles du détective lui avaient mis la puce à l’oreille. Martin avait-il appris que John Morlay faisait la cour à Marie ou n’était-ce là qu’une hypothèse gratuite ? Il savait son ami assez aguerri contre les coquetteries des femmes et ne se laissant pas facilement impressionner par un joli minois. Quant à la fortune de Marie, elle ne constituait pas non plus un attrait décisif aux yeux du détective. Riche lui-même, il n’était certes pas un coureur de dot.
Ce fut Herman qui reçut Julian Lester dans la boutique.
« Mrs. Carawood est-elle allée à Ascot pour ramener la Comtesse ? lui demanda Julian.
– Non, répondit le jeune homme. C’est M. Morlay qui ramène Mademoiselle. C’est bien la moindre des choses. Il ne la quitte plus… »
« Ils ont dû se fiancer », pensa Julian qui vit dans les paroles de Herman une allusion à une nouvelle situation créée entre la Comtesse et le détective. Julian conçut immédiatement une farouche rancune contre son ami. C’est lui-même qui la lui avait présentée et il ne lui avait pas caché qu’il comptait l’épouser…
« Pourquoi dites-vous que c’est bien la moindre des choses ? demanda-t-il cependant.
– Parce que M. Morlay est chargé de veiller sur Mademoiselle la Comtesse, voyons », répondit Herman.
Julian poussa un soupir de soulagement.
« Vous connaissez la Comtesse ? demanda-t-il.
– Si je la connais ? En voilà une question ! Mrs. Carawood l’a amenée une fois au magasin quand elle n’était encore qu’une petite fillette et moi un garçon de courses. C’était à l’époque où Mrs. Carawood n’avait pas encore tous ces magasins. »
Julian était impatient de connaître les projets de Mrs. Carawood concernant sa pupille. Herman s’empressa de satisfaire sa curiosité.
« Mademoiselle la Comtesse aura bientôt un appartement à elle en ville, et une femme de chambre. Mais pour le moment elle vient habiter ici.
– Elle peut se permettre d’avoir un appartement luxueux, dit Julian. Quand on possède sa fortune, c’est peu de chose.
– Je n’en sais rien, dit Herman en fronçant les sourcils. Mais il faut croire qu’elle est riche, en effet. Toutes les comtesses sont riches. »
Sur ces entrefaites Mrs. Carawood survint. Elle était en beauté, ce jour-là, avec un manteau vert qui la rajeunissait et faisait ressortir l’éclat mat de son teint bronzé.
« Bonjour, dit-elle, se tournant vers Julian. Vous venez sans doute pour savoir ce qui se passe à propos de la bague de Marie. Eh bien, rassurez-vous, elle lui a été rendue.
– Je le sais, répondit Julian. Je suis venu dans l’espoir de rencontrer Marie. J’aimerais à lui parler. »
Elle lui lança un regard soupçonneux où Julian crut voir une lueur de haine.
« J’aimerais vous parler, à vous aussi, Mrs. Carawood. Au fait, quels sont vos projets concernant votre pupille ? Maintenant qu’elle a quitté la pension, que comptez-vous faire d’elle ? »
À nouveau la vieille dame lança à son visiteur ce regard étrange où l’on pouvait tout lire sauf de la sympathie.
« Ce que je compte faire d’elle ? La Comtesse Fioli est absolument libre de décider elle-même de son avenir. Ce n’est plus une enfant et elle sait parfaitement ce qu’elle veut. D’ailleurs, les jeunes filles n’acceptent pas volontiers les conseils de leurs vieilles nourrices.
– Mais à supposer qu’elle vous le demande, ce conseil, que lui diriez-vous ? »
Elle le scruta un instant, puis dit avec calme :
« Je lui conseillerais d’épouser un homme qui l’aimerait pour elle-même, et pas pour son argent. »
Elle lui tendait la perche, en lui fournissant l’occasion d’aborder le sujet qui lui tenait tant au cœur.
« Mais comment pourrait-on l’aimer pour son argent, Mrs. Carawood ? Personne ne sait seulement si elle en a.
– Moi, je le sais, dit Mrs. Carawood, laconique.
– Je ne pense pas que sa dot soit assez importante pour allécher un vrai chasseur de dot, risqua Julian.
– Qu’elle le soit ou non, Marie épousera un homme digne d’elle. Je crois vous l’avoir fait comprendre l’autre jour, à Ascot. Et un homme digne d’elle ne cherchera pas à connaître le montant de sa dot. »
Julian avala la couleuvre sans broncher, mais il se promit de prendre sa revanche dans le plus bref délai.