CHAPITRE XVII
Depuis trois jours, sa « protégée » n’avait pas eu recours aux services de John Morlay. Normalement, le détective aurait dû s’en estimer content, puisque ce petit répit lui permettait de s’occuper de ses affaires courantes trop négligées depuis quelque temps. Car les escrocs n’avaient pas eu la délicatesse de suspendre leur activité pour soulager John Morlay, accaparé par les nombreuses obligations que lui imposait sa nouvelle fonction.
Et pourtant le jeune homme se sentait irrité et en proie à une angoisse inexplicable. La veille au soir, il s’était trouvé, sans savoir comment, à Penton Street devant la boutique de Mrs. Carawood, et John Morlay, qui n’était pas sot, avait vu dans cette démarche machinale un symptôme inquiétant. Qu’auraient dit ses honorables prédécesseurs au fauteuil directorial de la Maison Morlay Frères, l’oncle Percival et l’oncle Jackson, s’ils l’avaient vu rôder, comme un collégien amoureux, sous la fenêtre d’une « cliente » !
Ce matin-là, seul dans son bureau, John Morlay se livrait à une sorte d’examen de conscience lorsqu’on lui annonça un visiteur.
« C’est un moine, ajouta le valet.
– Un moine ? fit John stupéfait. Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir ? Je n’ai pourtant pas de relations dans les monastères. »
L’instant d’après, il eut cependant l’impression que le visage de l’homme à barbe blanche, vêtu d’une robe de bure ceinte d’une cordelière et chaussé de sandales ne lui était pas tout à fait inconnu.
« Frère Benito, je crois ? » dit-il lorsque son souvenir se fut précisé, et il désigna un siège à son visiteur.
Le Frère Benito était un personnage assez populaire à Londres à cause de son activité philanthropique. Plus d’une fois, John avait eu l’occasion d’apercevoir son portrait dans divers journaux.
« C’est, en effet, mon nom, répondit le moine laconiquement. Merci, je ne m’assiérai pas. D’ailleurs, je ne vous retiendrai pas longtemps. C’est Sir John Calder qui m’a conseillé de m’adresser à vous… Connaissez-vous la Comtesse Marie Fioli ? »
John lui lança un regard surpris.
« Oui, je la connais.
– Et Mrs. Carawood, sa tutrice ? La connaissez-vous également ? »
John acquiesça de la tête, se demandant où le moine voulait en venir. Frère Benito ménagea une brève pause.
« L’affaire qui m’amène ici est d’une nature assez délicate. Je n’ai pas besoin de vous dire que tout en faisant partie de ce monde, je vis un peu en marge du siècle et que les choses qui revêtent aux yeux de mes prochains une importance énorme, me paraissent, à moi, bien futiles. Néanmoins, mon état ne me délie pas de certaines obligations envers la société. Aussi ne puis-je rester complètement indifférent à ce que… »
Il sembla chercher les mots qui ne venaient pas.
« Est-ce le sort de la Comtesse Marie Fioli qui vous cause des inquiétudes ? demanda John Morlay.
– En un certain sens », répondit Frère Benito, après une courte réflexion.
Puis il dit quelque chose qui fit bondir John Morlay sur ses pieds, les yeux agrandis par l’étonnement.
« Ce n’est pas possible ! s’écria-t-il.
– Et pourtant c’est vrai, dit le moine tranquillement.
– Puisque vous l’affirmez, je ne puis douter de votre parole », dit John, encore mal remis de son émotion.
Oubliant sa décision de rester debout, le moine accepta un siège et entretint le détective pendant une demi-heure environ de l’affaire qui le préoccupait. À un moment, la sonnerie du téléphone retentit, mais John Morlay ne consentit pas à se laisser déranger, et donna l’ordre à sa secrétaire de ne lui passer aucune communication pendant toute la durée de sa conversation avec son visiteur.
« Je remets l’affaire entre vos mains, dit Frère Benito en guise de conclusion. Je suis soulagé de vous avoir confié les raisons de mes inquiétudes. Je sais que vous saurez défendre les intérêts de cette enfant. Je ne me pardonnerais pas si Marie devait souffrir d’un état de choses dont elle n’est pas responsable. »
Pendant tout le reste de la journée, John Morlay se débattit dans les difficultés du problème qui venait de lui être soumis.
Une semaine plus tôt, il en aurait ri, mais maintenant les choses lui apparaissaient sous un jour bien différent. Il ne savait pas encore quel parti prendre, mais il était d’accord avec le moine : il fallait à tout prix épargner à Marie des souffrances et des déceptions douloureuses.
Il méditait profondément sur le secret de Frère Benito, quand le téléphone tinta.
« Bonjour, ange gardien ! dit une voix fraîche à l’autre bout du fil. Je viens solliciter votre compagnie pour aller prendre une tasse de thé. »
C’est tout juste s’il prit le temps de répondre, tant il avait hâte de se rendre à l’appel de sa protégée.