CHAPITRE VIII

Même pour ses familiers, Mrs. Carawood était un véritable sphinx. Personne, par exemple, ne savait au juste pourquoi elle avait établi son quartier général dans la modeste boutique de Penton Street, alors qu’elle dirigeait des magasins bien plus élégants, dans des quartiers mieux cotés.

Mrs. Carawood semblait s’être donné pour mission de mettre le chic et la mode à la portée des jeunes filles de modeste condition. Grâce à elle, les serveuses, les demoiselles de magasins et les petites ouvrières pouvaient arborer de fidèles copies des chefs-d’œuvre de la haute couture que leurs sœurs plus fortunées portaient aux réunions mondaines. Cette œuvre hautement philanthropique était également une excellente affaire, et Mrs. Carawood avait même acquis, au cours de sa longue carrière, la conviction que la clientèle dans laquelle elle s’était spécialisée valait mieux, à tous les égards, que celle des femmes du monde, mauvaises payeuses et difficiles à contenter. Les jeunes filles dont elle parait la beauté la croyaient sur parole, ne demandaient pas à voir cent modèles avant d’en choisir un et surtout payaient rubis sur l’ongle.

Le succès des établissements de Mrs. Carawood était dû en partie à ses prix soigneusement calculés et battant tous les records du bon marché. Vendre trois livres une robe qui en valait quinze dans un magasin de Bond Street était une véritable gageure. Mrs. Carawood la tenait, grâce à d’âpres marchandages avec ses fournisseurs et à une comptabilité extrêmement précise qu’elle contrôlait elle-même.

Tout le monde reconnaissait à Mrs. Carawood des dons de femme d’affaires de premier ordre, mais personne ne pouvait se flatter d’avoir franchi le mur de sa vie privée. En avait-elle seulement une ?

Herman était peut-être le seul être au monde qui aurait pu fournir quelques indications sur ce qu’était l’existence de Mrs. Carawood en dehors de son activité professionnelle. Ainsi, il savait qu’elle « consommait » des romans d’aventures et d’amour à une cadence impressionnante et qu’elle se livrait volontiers à la rêverie. Il lui arrivait de passer une heure entière dans son fauteuil, dans un état qui n’était pas encore celui du sommeil et qui n’était plus tout à fait celui de la veille. On voyait alors ses lèvres remuer, mais comme aucun son n’accompagnait cette mimique, Herman lui-même ignorait le sens des interminables monologues qu’elle débitait au cours de ses rêveries. Mais il ne doutait pas que, même pendant ces transes, sa patronne demeurait une créature d’exception. Car il convient de dire qu’aux yeux d’Herman, Mrs. Carawood n’avait son égal ni parmi les vivants ni parmi les morts.

Depuis que Marie avait quitté le collège, il ne s’agissait pas d’ailleurs pour Mrs. Carawood de rêver. La question des modèles d’automne, pour ses magasins, passait elle-même au second plan. Faisant exception à la règle, elle avait abandonné toute initiative aux gérantes de ses succursales, pour mieux se consacrer à l’installation de sa pupille.

Celle-ci avait pris l’arrangement conclu avec John Morlay avec beaucoup de philosophie.

« Puisque cela te fait plaisir, Nounou, je veux bien. Mais croyez-vous donc que je sois en danger ? Que quelqu’un cherche à me nuire ?

– Non, répondit laconiquement la vieille dame.

– Vous ne me connaissez pas d’ennemis ? » poursuivit la jeune fille.

Mrs. Carawood devint écarlate.

« Quelle question, Marie ! Qui t’a donné des idées pareilles ?

– Personne, je plaisante. Pour ce qui est de Mr. Morlay, vraiment je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’il me tienne compagnie. C’est un garçon charmant… plus charmant même que Julian, qui manque décidément de sel. J’aurais mauvaise grâce à me plaindre d’être protégée par un jeune homme aussi plein de qualités diverses et dont les manières sont si… paternelles ! »

Elle se tut un instant, puis, sans transition, demanda :

« Nounou, comment était-il, mon père ?

– Ton père, Marie… ? fit Mrs. Carawood un peu troublée… Eh bien… Quelle question bizarre !

– Pourquoi bizarre ? Est-il donc si étonnant que l’on s’intéresse à son propre père ? As-tu une photographie de lui ? »

Assise sur le bras d’un fauteuil, Marie laissait errer son regard sur la rue ensoleillée.

« Je pense souvent à lui… Il ne savait pas parler anglais, n’est-ce pas ? C’est bien à Rome qu’il est né ? Quelquefois j’essaie d’imaginer la maison de mes ancêtres. Quelque demeure vétuste et délabrée, pleine d’antiques armures…

– En tout cas, elle ne ressemblait certainement en rien à votre petite villa d’Ascot », observa Mrs. Carawood pour faire dévier la conversation.

Marie ignorait que sa tutrice avait la réputation d’une personne extraordinairement réticente, sans quoi elle aurait sans doute été frappée par la manière dont elle éludait ses questions concernant son passé. Mrs. Carawood ne lui parlait jamais non plus de ses affaires ni de sa situation financière. D’ailleurs Marie ne manquait pas d’argent et possédait même un compte en banque personnel, régulièrement alimenté par Mrs. Carawood.

Les rapports entre la tutrice et la pupille étaient très affectueux. Dans l’intimité, Mrs. Carawood appelait la jeune fille par son nom, mais en présence de tiers elle faisait sonner son titre de comtesse. Elle avait toujours fait preuve d’une indulgence sans bornes pour les caprices de Marie et ne l’avait grondée qu’une seule fois.

Cet épisode se déroula quelques jours après le retour de Marie de Cheltenham. Toutes deux avaient passé leur après-midi à courir les magasins et étaient rentrées fort tard à Penton Street, harassées. Herman reçut de sa patronne la permission de sortir et il en profita pour aller au cinéma. Après le dîner, Mrs. Carawood monta dans la chambre de Marie pour inspecter sa garde-robe, tandis que la jeune fille s’installait dans le bureau attenant à la boutique pour écrire à ses amies de collège. Elle était là depuis quelques minutes quand la sonnerie de la porte de l’arrière-boutique retentit. Mrs. Carawood l’avait bien prévenue qu’en pareil cas elle n’aurait qu’à l’appeler, mais sur le coup, Marie n’y pensa pas. Elle alla à la porte et l’ouvrit. Un homme se tenait sur le seuil, une lettre à la main.

« C’est vous, Mrs. Carawood ? demanda-t-il à voix basse, d’un ton mystérieux. Il a laissé ça ce soir et il demande la réponse pour demain matin. Je repasserai à huit heures.

– Je ne suis pas Mrs. Carawood, répondit Marie, mais je vais faire la commission. »

L’homme parut désagréablement surpris.

« C’est bien, dit-il. Mais n’oubliez pas de lui remettre cela et de lui répéter exactement ce que je viens de vous dire. »

Marie referma la porte derrière l’étrange visiteur et jeta un coup d’œil sur l’enveloppe. L’adresse portait le nom de Mrs. Hood et était tracée d’une main inexperte. Dans un coin, elle lut le mot. « urjent » avec un j !

Mrs. Hood ? L’homme avait dû se tromper d’adresse. Marie courut à la porte, la rouvrit, mais le messager avait déjà disparu. Peut-être cette enveloppe en contenait-elle une autre avec l’adresse exacte ? Marie était en train de décacheter la missive quand Mrs. Carawood survint.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle d’un ton que sa pupille ne lui connaissait pas.

Et sans attendre la réponse, elle arracha la lettre de la main de la jeune fille qui en resta tout abasourdie. Elle vit l’adresse et devint rouge de colère.

« Marie, je vous défends d’ouvrir les lettres qui ne vous sont pas adressées. Ne recommencez plus, plus jamais ! »

Et elle monta en hâte les escaliers, emportant la lettre adressée à Mrs. Hood.