C’est avenue d’Antin, en effet, au centre de ce quartier de Champs-Élysées, destiné à une si haute et si rapide fortune, que Verdale, au lendemain de son merveilleux coup de bourse, avait transporté ses pénates.
Là, au milieu de vastes terrains acquis à bas prix, il avait bâti le palais de ses rêves, le plus magnifique de tous ceux dont le plan jaunissait dans ses cartons d’architecte incompris…
Il n’avait pas signé son œuvre, mais rien qu’à considérer la façade surchargée d’ornements et de sculptures, le passant se disait :
– Là, certainement, demeure un enrichi d’hier.
Neuf heures sonnaient, lorsque s’arrêta devant cette façade superbe, le fiacre qui amenait Me Roberjot, Raymond et le docteur Legris.
– Monsieur le baron est chez lui, répondit le concierge à Me Roberjot, mais je doute qu’il reçoive… Adressez-vous à un des valets de pied.
Il y en avait plusieurs, en livrée éclatante, dans le vestibule, et l’un d’eux déclara que monsieur le baron était occupé pour le moment, mais qu’il recevrait dans la soirée, et que si ces messieurs voulaient le suivre…
Ils le suivirent.
Il leur fit gravir un long escalier de marbre de trente-six couleurs, et, après leur avoir fait traverser plusieurs salons magnifiquement meublés, il les introduisit dans une petite pièce tendue de velours vert et éclairée par une seule lampe.
– Que ces messieurs s’assoient, leur dit-il. Dès que monsieur le baron sera libre, on viendra les prévenir…
Me Roberjot fronçait le sourcil. Tout ce cérémonial lui prenait aux nerfs.
– S’il se doutait du plat que je lui réserve, grommelait-il, ce cher baron ne nous ferait pas faire antichambre.
Un vif rayon de lumière glissait sous une des portières de velours.
Évidemment, la porte que dissimulait cette portière était ouverte, et quelqu’un venait d’entrer dans la pièce voisine.
– Cette pièce doit être le cabinet de ce cher baron, fit le docteur.
– En ce cas, dit Raymond, il ne va pas tarder à nous envoyer chercher.
Comme pour lui donner raison, un violent coup de sonnette retentit, des pas sonnèrent sur le parquet, et une voix impérieuse s’éleva, qui disait :
– Où est monsieur le chevalier ?
– Chez madame la baronne, monsieur le baron, répondit une voix humble.
– Allez le prier de venir me parler à l’instant.
Me Roberjot se pencha vers le docteur.
– C’est la voix de Verdale, fit-il, je la reconnais.
Un silence de trois ou quatre minutes suivit, puis une porte s’ouvrit et se referma, puis la voix que Me Roberjot affirmait être celle de son ancien copain s’éleva de nouveau ; elle disait :
– Vous savez pourquoi je vous ai fait venir, chevalier ?
– Je le soupçonne, mon père, répondit une voix jeune et bien timbrée.
– Je suis fort mécontent…
– Je ne suis pas fort satisfait non plus…
Me Roberjot riait, et de bon cœur, véritablement.
Maintenant il était bien certain que c’étaient le père et le fils qui se trouvaient dans la pièce voisine, et rien ne pouvait lui paraître plus plaisant que d’entendre M. Verdale appeler sérieusement son fils monsieur le chevalier.
Mais déjà M. Verdale poursuivait, d’un accent irrité :
– Ah !… vous n’êtes pas satisfait, monsieur !
– Pas le moins du monde, mon père.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ?
– Parce que, si je n’y prends garde, vous finirez par me marquer d’un ridicule ineffaçable…
– Je vous rends ridicule, moi !…
– Malheureusement.
– Et en quoi, s’il vous plaît, en quoi ?…
– En persistant à m’affubler, comme vous le faites, de ce titre de chevalier qui ne m’appartient pas…
– Monsieur…
– Que vous, mon père, vous vous fassiez appeler baron, je le déplore, mais je ne puis l’empêcher. Mais que vous m’imposiez un titre ridicule, non, je ne le souffrirai pas. Et toutes les fois que, sur des lettres d’invitation, vous m’intitulerez chevalier Verdale, je ferai ce que j’ai dit hier, j’adresserai partout des lettres de rectification où il sera dit que ce titre de chevalier est une erreur de l’imprimeur.
C’est de l’air le plus surpris que se regardaient Raymond, le docteur Legris et Me Roberjot.
– Monsieur mon fils est philosophe ! continuait M. Verdale, dont la colère, très évidemment, croissait.
– Je m’efforce de l’être, répondait tranquillement le jeune homme.
– Et démocrate aussi, sans doute ?
– À ma manière, oui.
Furieusement, l’ancien architecte frappait du pied.
– Monsieur est fier de notre origine, ricanait-il…
– Pourquoi pas ? Nos parents étaient d’honnêtes gens, cela suffit à mon ambition. Mais si j’avais vos idées, mon père, si je tenais tant à l’oublier, cette origine, je ne prendrais pas à tâche de la rappeler aux autres. Tant que vous avez été M. Verdale tout court, personne ne s’est inquiété de ce que faisaient ou ne faisaient pas vos parents. Du jour où vous avez mis un tortil de baron sur vos cartes de visite, on s’est informé de votre père. On est allé aux renseignements et on a découvert, quoi ? Que ma grand’mère, que votre mère vendait du poisson aux Halles…
– Monsieur !…
– Le nier est impossible. Je connais vingt personnes qui se fournissaient chez elle. Notre nom, d’ailleurs, est encore sur un écriteau. Allez à la halle, et vous y lirez : « Binjard, successeur de Verdale… »
– Personne ne l’eût su sans vous…
– Oh !…
– Vous l’avez crié sur les toits.
– Permettez… Je m’en suis vanté pour qu’on ne me le reprochât pas. Peut-être était-ce un calcul de ma part. Si dînant avec mes amis, je dis : « Passez-moi le poisson, ça me connaît, bonne maman en vendait », personne ne rit, je ne suis pas ridicule. Je serais grotesque, si quelqu’un me disait : « Chevalier, voyez donc le poisson, vous devez vous y connaître. »
Un terrible juron de M. Verdale interrompit son fils.
– Vous me manquez !… s’écria-t-il.
– En quoi ?
– C’est me manquer, que de me faire cette opposition. Vous avez, vos opinions, prétendez-vous, ayez-en le courage. Vous repoussez le titre qu’il me plaît de prendre, soit ! Repoussez aussi la fortune que je mets à votre disposition pour soutenir ce titre.
– Mon père…
– Choisissez-vous un état, gagnez votre vie, et alors vous aurez le droit d’avoir vos idées. Jusque-là…
– Eh ! vous savez bien que, s’il n’avait tenu qu’à moi, je l’aurais, cet état… Vous savez bien qu’en restant près de vous, j’ai cédé à vos sollicitations et aux prières de ma mère… Vous savez bien encore que c’est à peine si j’emploie la cinquième partie du revenu que votre générosité met à ma disposition…
– Dites, pendant que vous y êtes, que si je mourais, vous renonceriez à ma succession.
Il y eut un instant encore de silence, et c’est d’une voix dont l’altération était sensible que le jeune homme répondit :
– Je ne l’accepterais du moins que sous bénéfice d’inventaire.
Décidément la situation devenait très fausse, de Me Roberjot, de Raymond et du docteur Legris, dans ce petit salon où, très évidemment, on ignorait leur présence.
– Descendrons-nous jusqu’à surprendre les secrets de ces gens-là ! murmura Raymond.
– Nous en apprendrions sans doute de belles ! grommela le docteur.
Mais le parti de Raymond était pris. Saisissant une chaise assez lourde, il la renversa bruyamment, en disant :
– Comme cela, ils sauront qu’on les entend…
Presque à l’instant même, la portière de velours qui séparait le petit salon du cabinet se souleva vivement, et la tête intelligente et sympathique de M. Verdale fils apparut…
Il sembla stupéfait d’apercevoir là trois hommes et plus stupéfait encore de reconnaître l’ancien camarade de collège de son père.
– Maître Roberjot !… s’écria-t-il.
À ce nom, ce fut M. Verdale père qui se montra, et durant plus d’une minute, son regard effaré erra de son ancien ami à Raymond Delorge, puis au docteur Legris, en qui il reconnaissait le visiteur de Mme Lucy Bergam.
– Êtes-vous là depuis longtemps ? interrogea-t-il enfin.
– Depuis un quart d’heure environ, répondit le docteur, d’un ton de politesse affectée.
Un juron de charretier trahit la colère de l’ancien architecte.
– Voilà comme je suis servi ! s’écria-t-il. Quelle baraque que cette maison !…
Et en disant cela, il se jetait sur un cordon de sonnette et le tirait avec une telle violence qu’il lui restait dans la main.
Du coup, toutes les portes du salon s’ouvrirent, et à chacune d’elles trois ou quatre domestiques apparurent.
– Qui de vous a reçu ces messieurs ? demanda M. Verdale d’un ton menaçant.
– Moi, monsieur le baron, répondit piteusement un des valets.
– Vous ne leur avez donc pas demandé leurs cartes ?
– C’est la première chose que j’ai faite.
– Alors, comment ne me les avez-vous pas apportées ?
– Monsieur le baron était occupé…
– Et c’était une raison, selon vous, pour introduire des visiteurs dans un des salons d’attente sans me prévenir !
– Cependant, monsieur le baron…
– Il suffit, interrompit M. Verdale, vous n’êtes plus à mon service. Faites-vous régler ce qui vous est dû, plus un mois, et ne soyez plus à l’hôtel demain à midi.
Il était cramoisi, il gesticulait, il criait à faire trembler les vitres, on l’eût cru furieux, hors de lui…
Point.
Me Roberjot, qui connaissait son ancien copain, discernait fort bien qu’il jouissait d’un parfait sang-froid, et que toute cette scène n’était qu’un calcul pour gagner du temps, pour se remettre, pour se préparer à l’assaut qu’il prévoyait.
Aussi, les domestiques sortis, changeant de ton subitement, et s’asseyant avec la désinvolture des grands seigneurs d’autrefois :
– Excusez-moi, messieurs, reprit M. Verdale, mais cette exécution était absolument nécessaire. C’est pitoyable, la façon dont on est servi maintenant.
Et soulevant la portière de velours :
– Mais faites-moi donc le plaisir de passer dans mon cabinet, ajouta-t-il.
Cette pièce, la plus vaste de l’hôtel, était le séjour favori de M. Verdale, et comme le sanctuaire de ses méditations.
Il y recevait, et par suite, tout y était calculé pour éblouir, depuis le tapis jusqu’aux peintures du plafond, et aux splendides rideaux des trois fenêtres.
Le plus gracieusement du monde, il avança des fauteuils à ses visiteurs, puis s’adressant à son fils :
– Je vous rends votre liberté pour ce soir, Lucien, dit-il.
Mais ce n’était pas le compte de Me Roberjot.
Il lui suffisait de ce qu’il avait surpris de la discussion pour être persuadé que le père et le fils ne s’étaient pas entendus, comme il l’avait un instant soupçonné.
Se dressant donc vivement :
– Je tiendrais beaucoup, mon cher… baron, dit-il, à ce que monsieur votre fils assistât à notre entretien…
Difficilement, M. Verdale maîtrisa un mouvement d’impatience.
– Restez donc, dit-il à son fils.
Et se retournant vers son ancien camarade :
– Et maintenant, mon cher, fit-il, à quoi dois-je le plaisir de votre visite ?…
Pendant le trajet de la rue Taitbout à l’avenue d’Antin, Me Roberjot avait eu le temps de préparer, non ce qu’il dirait, il n’en avait pas besoin, mais la façon dont il conduirait cette négociation.
– Voici les faits, commença-t-il d’un ton sec, et je vous ferai remarquer, mon cher… baron, que c’est en mon nom que je parle, tout autant, si ce n’est plus, qu’au nom de M. Raymond Delorge, mon ami.
L’ancien architecte s’inclina cérémonieusement.
– Donc, reprit Me Roberjot en soulignant chacun des mots qu’il prononçait, nous venons… amicalement, vous prier de vouloir bien faire remettre en liberté le duc de Maillefert, arrêté, – oh ! malgré vous, nous savons cela, vous l’avez dit ce tantôt devant M. le docteur Legris, que voici, mais enfin arrêté sur une dénonciation de M. le comte de Combelaine…
Encore bien qu’il dût s’attendre à quelque chose de semblable, M. Verdale était devenu fort pâle.
– Malheureusement, répondit-il, vous vous abusez sur mon influence… Maintenant que la justice est saisie, je ne puis plus rien. M. de Maillefert, innocent ou coupable…
– Vous savez mieux que personne qu’il n’est pas coupable !… interrompit froidement Me Roberjot.
Et du geste, imposant silence à l’ancien architecte :
– Attendez, fit-il, ce n’est pas tout. M. de Combelaine prétend épouser Mlle Simone de Maillefert, qui est aimée de M. Raymond Delorge et qui l’aime… Ce mariage serait la mort de cette malheureuse jeune fille ; nous venons… amicalement toujours, vous prier de l’empêcher.
Peut-être pour dissimuler son trouble, M. Verdale s’était levé.
– Mais c’est de la folie !… s’écria-t-il.
Assis l’un près de l’autre, Raymond et le docteur Legris osaient à peine respirer, tant ils étaient pénétrés de la gravité de chacune des paroles qui s’échangeaient entre ces deux anciens camarades.
C’est à peine s’ils songeaient à observer du coin de l’œil M. Lucien Verdale, lequel, pâle et les dents serrées, se tenait debout adossé à la cheminée.
– Nous comptons sur vous… baron, insista Me Roberjot après un moment de silence pénible.
Un spasme de colère, aussitôt maîtrisé, crispa les traits de l’ancien architecte, et d’une voix sourde :
– Et moi, prononça-t-il, je ne puis que vous répéter ce que je viens de vous dire.
– Quoi ?
– Que c’est de la démence que de venir demander à un homme de se mêler d’affaires sur lesquelles il ne peut rien, et dont il se soucie, en définitive, comme de l’an quarante.
– En vérité !… fit Me Roberjot, d’un ton de menaçante ironie.
Et M. Verdale s’obstinant à se taire :
– Croyez-moi, poursuivit-il, ne gaspillons pas notre temps en propos oiseux. Une intrigue existe, et vous en êtes le plus actif artisan. Ne niez pas. Qui donc est allé aux Rosiers évaluer les propriétés de Mlle de Maillefert ? Qui donc, au retour, a ouvert un crédit énorme à M. de Combelaine, à qui, la veille, il n’eût pas prêté dix louis ? Qui donc a poussé le pauvre Philippe sur la pente de l’abîme où il vient de rouler ? N’est-ce donc pas vous, monsieur Verdale ? Alors, démontrez-moi qu’il n’existe aucune relation entre le mariage de M. de Combelaine et l’arrestation de M. Philippe.
Trop nettes et trop précises étaient ces accusations, pour que M. Verdale essayât même de nier.
– Et quand cela serait !… fit-il.
– Cela est, et c’est pour cela que je vous dis : Ce que vous avez fait, il faut le défaire. Comment ? C’est à vous d’aviser. Il faut que, sous quarante-huit heures, M. de Maillefert soit en liberté, et que M. de Combelaine ait renoncé à la main, c’est-à-dire aux millions de Mlle Simone…
– Il faut, il faut…
– Oui, absolument…
L’ancien architecte avait pris sur son bureau un coupe-papier d’argent, et passant sur lui sa colère, il le tordait entre ses doigts crispés.
– Eh bien ! vous pouvez rayer cela de vos papiers, maître Roberjot, s’écria-t-il. Si vous êtes l’ami de M. Delorge, je suis, moi, l’ami de M. de Combelaine ; je l’ai soutenu, je continuerai à le soutenir envers et contre tous…
L’avocat s’était à demi soulevé sur son fauteuil.
– Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il, réfléchissez…
Ce ne fut pas l’architecte qui répondit.
Depuis un moment, son fils, M. Lucien Verdale, s’était rapproché.
Intervenant tout à coup :
– Et moi, monsieur, prononça-t-il d’une voix frémissante, je vous déclare que je ne souffrirai pas qu’on parle de la sorte à mon père, dans sa maison, devant moi !…
Si menaçante était son attitude, que Raymond et le docteur Legris se dressèrent d’un même mouvement.
Mais Me Roberjot était de ces hommes dont rien ne déconcerte l’imperturbable présence d’esprit, et qui d’un coup d’œil discernent tout le parti qu’on peut tirer de l’incident le plus imprévu.
Satisfait plutôt que mécontent de l’intervention de M. Verdale fils :
– Je n’en serais pas à menacer ainsi, monsieur, fit-il froidement, sans vous qui avez su me décider à me dessaisir d’une lettre qui faisait ma sécurité et celle de mes amis…
Troublé par ces seuls mots, le pauvre garçon baissa la tête.
– Avez-vous oublié, poursuivit l’impitoyable avocat, ce qui s’est passé chez moi le jour de votre visite ? Que m’avez-vous dit ? Que vous souhaitiez épouser une jeune fille que vous adoriez, et que votre père vous avait déclaré qu’il ne donnerait pas son consentement tant qu’il ne serait pas rentré en possession de certaine lettre que je m’obstinais à lui refuser. Et sur ce, vous veniez à moi, me juriez-vous, de votre propre mouvement…
– Et c’était vrai, monsieur…
– Alors moi, qu’ai-je fait ? Ému de votre chagrin et touché de vos prières, je vous dis : « Eh bien ! soit, monsieur, je vais vous rendre cette lettre… » Et, en effet, je vous la remis pour la porter à votre père, non tout ouverte, mais sous enveloppe cachetée…
– C’est vrai, murmurait le jeune homme, c’est vrai…
Qui eût connu Me Roberjot eût lu dans ses yeux la certitude du succès.
– Sans doute, continuait-il, vous avez dû vous demander la raison de cette précaution que je prenais. Eh bien ! monsieur, je vais vous la dire. Je voulais, en vous enlevant la faculté de lire cette lettre, vous éviter l’horrible douleur de mépriser votre père…
Il s’arrêta un moment comme pour laisser à sa phrase le soin de produire tout son effet ; puis plus lentement :
– Par ce que j’ai fait, vous devez me juger et comprendre que je n’agis aujourd’hui que sous l’empire d’une inexorable nécessité. Il m’en coûte de vous affliger, mais j’ai des devoirs à remplir. J’ai à sauver l’honneur du duc de Maillefert et la vie de Mlle Simone et de Raymond Delorge. J’ai à défendre le bonheur de tous les gens que j’aime, je parlerai donc…
– Monsieur…
– Demandez à votre père ce que c’était que cette lettre, dans quelles circonstances il me l’avait écrite, et ce qu’elle contenait.
Peu à peu, l’ancien architecte, toujours si rouge d’ordinaire, était devenu livide. Ce n’était pas du sang, c’était de la bile et du fiel que la rage charriait à sa large face.
– Roberjot ! murmura-t-il avec un terrible effort…
– Faites ce que je demande, insista l’avocat.
Une affreuse indécision se lut sur le visage de M. Verdale ; puis, tout à coup :
– Eh bien ! non ! s’écria-t-il. Mieux vaut que mon fils sache que cette lettre contenait l’aveu d’une de ces légèretés que la jeunesse explique…
– D’une de ces légèretés qui ont conduit le pauvre Philippe de Maillefert en prison.
M. Verdale essaya de se révolter.
– Je n’admets pas la comparaison, dit-il.
– Et vous devez avoir raison, fit Me Roberjot d’un ton ironique. Je m’en rapporterais, au besoin, à la façon dont vous vous jugiez à l’époque. Peut-être avez-vous oublié les termes de votre lettre, moi je les ai encore présents à la mémoire.
« Ami Roberjot, m’écriviez-vous, si au reçu de cette lettre, tu la portes au procureur de la République, il s’empressera de décerner contre moi un mandat d’amener…
« Et je serai arrêté, jugé et condamné… Je me suis approprié, grâce à un faux, le titre que tu m’avais confié. »
Et c’était signé de votre nom, en toutes lettres : Verdale, avec votre paraphe…
Écrasé sous cette révélation terrible, le fils de l’ancien architecte, le pauvre Lucien s’était affaissé sur un fauteuil.
Mais M. Verdale n’avait pas de ces faiblesses.
– C’est vrai, dit-il d’une voix rauque, je vous ai, malgré vous, emprunté cent soixante mille francs pour huit jours… Mais vous étiez mon ami. Ne vous ai-je pas remboursé au jour dit ?
– Si.
– Ne vous ai-je pas, de plus, offert la moitié du bénéfice énorme que je venais de réaliser, grâce à Coutanceau ?
– Si.
– Eh bien ! alors, que voulez-vous de plus, que réclamez-vous, et de quel droit venez-vous m’insulter chez moi !
Blême et tremblant l’instant d’avant, M. Verdale avait si soudainement recouvré son arrogance habituelle, que Raymond et le docteur Legris en étaient comme pétrifiés.
La raison était pourtant bien simple, de ce brusque changement.
Ce que redoutait surtout et avant tout l’ancien architecte incompris, c’était que son fils ne vînt à connaître la source ignominieuse de sa fortune.
Lucien sachant tout, qu’avait-il à craindre !…
– À tout autre qu’à vous, maître Roberjot, poursuivait-il, je dirais : « Nous sommes quittes, allez de votre côté, j’irai du mien. » Mais, par le saint nom de Dieu ! nous ne sommes pas quittes, nous deux. Nous avons un compte à régler, mon ancien ami, un compte de dix-huit ans !…
Les couleurs revenaient à ses joues, il se redressait, il enflait la voix…
– Ayant foi en votre amitié, disait-il, sottement, niaisement, je m’étais livré à vous pieds et poings liés, par cette lettre absurde dont vous avez gardé un souvenir si précis. Comment m’avez-vous récompensé de ma confiance ? Pendant dix-huit ans vous avez tenu suspendue au-dessus de ma tête cette preuve fatale. J’avais cessé de m’appartenir, je n’avais plus de volonté. J’en étais arrivé à n’oser plus rien projeter, rien entreprendre. Une idée me venait-elle : avant de l’examiner, de l’évaluer, j’en était réduit à me dire : « Qu’en pensera Roberjot ? » N’étiez-vous pas mon maître ?… Ô rage !… dire que pendant dix-huit ans j’ai vécu avec cette idée atroce, obsédante, qu’il était de par le monde un homme qui était mon maître, un homme qui, d’un seul acte de sa volonté, pouvait renverser l’édifice de ma prospérité, me ruiner d’honneur et me ruiner d’argent, et m’enlever jusqu’à l’affection de mon fils…
M. Lucien Verdale avait relevé la tête :
– Mon père, murmura-t-il, mon père…
Il ne l’entendit seulement pas. S’exaltant de plus en plus, et donnant enfin un libre cours à ses colères si longtemps contenues :
– Et c’est à l’homme, continuait-il, auquel vous avez infligé cet abominable supplice, que vous, maître Roberjot, que l’on dit homme d’esprit, vous venez demander un service !… Vous avez donc perdu la tête ! Vous n’avez donc pas compris que c’est la revanche que vous venez enfin m’offrir !… Ah ! vous vous intéressez à M. Philippe de Maillefert, à Mlle Simone et à M. Raymond Delorge !… Cela suffit pour que je leur voue une haine implacable, pour que je me venge sur eux de vous ! Uniquement parce que vous exécrez Combelaine, je serai son ami fidèle et dévoué, je le soutiendrai de mon argent et de mon crédit… Maintenant, c’est irrévocable, le duc de Maillefert ira au bagne et sa sœur épousera le comte de Combelaine…
Son accent trahissait une si mortelle haine et en même temps une telle conviction, que le docteur Legris et Raymond frissonnaient.
Seul Me Roberjot restait calme.
– Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il froidement, prenez garde !…
L’ancien architecte était hors de lui.
– À quoi donc voulez-vous que je prenne garde !… s’écria-t-il. Le temps n’est plus où vos menaces me faisaient trembler. Cette lettre que, pendant dix-huit ans, vous m’avez tenue comme un poignard sur la gorge, elle n’existe plus, je l’ai brûlée…
Me Roberjot s’était levé, craignant peut-être que, dans un accès de rage folle, son ancien copain ne se jetât sur lui.
Accoudé au dossier de son fauteuil :
– Êtes-vous sûr, cher monsieur Verdale, fit-il, que cette lettre fût la seule preuve qui existât contre vous ?…
– Parbleu !
– Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, vous vous trompez.
M. Verdale frissonna, ses yeux vacillèrent. Mais, se remettant aussitôt :
– Fou que je suis, s’écria-t-il en ricanant, de ne pas voir que vous cherchez à m’effrayer.
Me Roberjot secoua la tête.
– Oui, vous êtes fou, dit-il, mais c’est de ne pas comprendre que jamais je ne serais venu vous dire : « J’exige, je veux ! » si je n’avais pas eu un moyen de vous contraindre. Non, je n’ai pas perdu la tête, je savais quels étaient vos sentiments à mon égard.
Et, sans laisser à son ancien copain le temps de se remettre :
– La lettre où vous me disiez avoir commis un faux est anéantie, ajouta-t-il, c’est vrai. Mais le faux ? Vous êtes-vous demandé ce qu’il est devenu ?…
– Le faux !… bégaya M. Verdale.
– Oui. Écoutez son histoire. En recevant l’aveu de votre indigne abus de confiance, mon premier mouvement fut de courir chez mon agent de change. Comment avait-il vendu le titre entier que je vous avais confié, alors que je lui donnais l’ordre d’en distraire seulement huit ou dix mille francs que je consentais à vous prêter ? C’était bien simple. Vous aviez fabriqué un autre ordre que l’on me représenta. Ah ! je vous l’avoue, en voyant votre talent de faussaire et avec quelle perfection vous aviez imité mon écriture, ma stupeur fut si grande et si manifeste, que mon agent de change, qui était mon ami, comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Il le comprit d’autant mieux, qu’il avait été très surpris de me voir vendre à un moment de baisse, et qu’il n’eût pas exécuté l’ordre, sans toutes les raisons que vous aviez accumulées. Comme de juste, il m’interrogea. J’aurais dû vous dénoncer, monsieur Verdale ; je ne le fis pas. Mais je priai mon ami de conserver précieusement votre faux parmi ses papiers, lui disant que j’en aurais peut-être besoin un jour…
– Eh bien ?…
– Je sors à l’instant de chez cet ami. Il a conservé soigneusement le dépôt que je lui avais confié, et il le tient à ma disposition.
De toutes ses forces, l’ancien architecte se raidissait contre les appréhensions sinistres qui commençaient à l’assaillir.
– Vous appelez cela une preuve ! fit-il d’un ton farouche.
– Ce n’en serait peut-être pas une en cour d’assises, si vous n’étiez pas couvert par la prescription… C’en sera une dans un procès civil, où j’appellerai en témoignage M. Coutanceau, votre ancien… protecteur.
L’ancien architecte se taisait.
Il essayait, en dépit de son trouble, de mesurer la portée de ces menaces.
– Le témoignage de M. Coutanceau vous semble-t-il insuffisant ? ajouta Me Roberjot… Il en est un autre que j’invoquerais.
– Lequel ?
– Celui de votre fils.
Violemment, M. Verdale recula, comme s’il eût vu tout à coup se dresser un spectre.
– Et vous croyez, s’écria-t-il, que mon fils élèverait la voix pour accuser son père, pour déshonorer le nom qu’il porte !
– J’ai sa parole, prononça froidement Me Roberjot.
Et s’adressant à M. Lucien Verdale :
– Vous souvient-il, monsieur, de nos conventions, lorsque je consentis à vous remettre la lettre de votre père ?
– Oui, monsieur, balbutia le jeune homme, oui !…
– Je vous dis à peu près ceci : « Votre père me hait ; dès qu’il me saura désarmé, il voudra se venger. » Que me répondîtes-vous ? « Si jamais mon père vous attaquait, vous et vos amis, je serais avec vous contre lui, je vous en donne ma parole d’honneur !…
– J’ai dit cela, c’est vrai.
– Et si je vous sommais de tenir votre parole…
Le jeune homme hésita, puis d’une voix étouffée :
– Je la tiendrais, répondit-il.
M. Verdale, à cette foudroyante réponse, avait chancelé.
Éperdu, la face pourpre, l’œil injecté de sang, il arrachait, d’un geste convulsif, les boutonnières de son gilet et sa cravate ; il étouffait.
– Il tiendrait sa parole ! bégayait-il d’un accent d’horreur indicible, lui, Lucien, mon fils !…
Et comme l’infortuné jeune homme s’avançait vers lui, il le repoussa d’un geste terrible.
– Malheureux !… cria-t-il.
Cependant, grâce à un effort surhumain, il ne tarda pas à maîtriser ses épouvantables angoisses, et s’adressant à Me Roberjot :
– Vous l’emportez, dit-il, à quoi bon lutter ! Je suis à votre discrétion, je le reconnais, vous pouvez me perdre…
Non moins que Raymond et le docteur Legris, Me Roberjot était ému.
Mais ce n’est pas pour en laisser échapper les avantages qu’il avait amené cette situation :
– Vous me connaissez assez, monsieur, reprit-il doucement, pour savoir que je n’agirais qu’à la dernière extrémité. Je n’ai pas de haine contre vous, moi. Faites donc ce que nous vous demandons.
L’ancien architecte eut un geste de découragement.
– Eh ! le puis-je !… s’écria-t-il…
Et après un moment de réflexion :
– Tenez, poursuivit-il, supposons que le jour où vous avez reçu cette lettre maudite, où je me dénonçais moi-même, vous l’eussiez portée au procureur de la République. Que fût-il arrivé ? On m’eût arrêté, et une instruction eût été sur-le-champ commencée. Supposez, maintenant, que le lendemain, ma femme fût venue se jeter à vos pieds en vous conjurant de me sauver, qu’eussiez-vous répondu ?…
– Que, la justice étant saisie, je ne pouvais plus rien.
– Eh bien !… tel est mon cas.
– Mais M. Philippe de Maillefert est innocent, lui !…
– En réalité, oui, jusqu’à un certain point. En apparence, non.
– On lui a tendu quelque piège infâme.
– Je ne dis pas le contraire…
– Vous voyez donc bien…
– Je ne vois rien, sinon que des faux existent, qu’ils ont été fabriqués par M. de Maillefert, et que, par conséquent, M. de Maillefert est un faussaire…
– Oh !…
– Je vous parle comme parlerait le juge d’instruction, M. Barban d’Avranchel.
M. Verdale avait raison, Me Roberjot ne le sentait que trop, et il était aisé de le discerner à son air soucieux. Cependant, après un moment de méditation :
– En fabriquant des faux, reprit-il, M. Philippe savait-il ce qu’il faisait ?
– Oh ! parfaitement !
– Il savait qu’il risquait le bagne ?
– Pardon ! il croyait seulement avoir l’air de le risquer.
Concilier toutes ces réponses était si difficile, que Raymond et le docteur Legris se regardaient d’un air d’ébahissement profond.
Quant à Me Roberjot, comprenant bien qu’à questionner ainsi au hasard, il risquait de passer à côté de la vérité :
– Je ne suspecte pas votre sincérité, monsieur Verdale, fit-il ; cependant, tenez, jouons cartes sur table : laissons-là cet interrogatoire, et dites-nous ce que vous savez.
Durant près d’une minute, l’ancien copain de Me Roberjot demeura indécis. Ce qu’il souffrait de se voir ainsi acculé, il était aisé de le voir à la contraction de ses traits et aux gouttes de sueur qui perlaient le long de ses tempes.
– Il n’y a pas à hésiter, mon père, prononça M. Lucien.
M. Verdale tressaillit à ces mots, et un éclair de fureur brilla dans ses yeux.
– Me sauver de ce côté, murmura-t-il, n’est-ce pas me perdre de l’autre !…
Puis, tout à coup, se décidant :
– Eh bien !… soit, fit-il, du ton désespéré de l’homme qui s’abandonne, soit ! écoutez.
Et s’étant assis :
– Vous savez aussi bien que moi, commença-t-il, la situation de la duchesse de Maillefert et de son fils, en ces dernières années. Ruinés, criblés de dettes, ils n’avaient pour vivre que les générosités de Mlle Simone. Bien loin d’être reconnaissants, ils étaient mécontents ; les revenus ne leur suffisaient pas, c’est le capital qu’ils voulaient. Vingt fois ils avaient essayé de l’arracher à Mlle Simone, toujours ils avaient échoué. Ils avaient fini par en prendre presque leur parti, lorsque la duchesse de Maumussy vint leur suggérer une idée.
« – Supposons, leur dit-elle, que M. Philippe de Maillefert, gérant d’une société financière, ait détourné des sommes considérables et masqué ses détournements par des faux… Est-ce que Mlle Simone ne donnerait pas sa fortune tout entière pour combler le déficit, désintéresser les actionnaires et épargner à son frère la honte de la cour d’assises ?… Évidemment si. Eh bien ! il faut que M. Philippe ait l’air d’avoir fait ce qu’il est incapable de faire. Il faut qu’il soit gérant de quelque société, qu’il simule des détournements et des faux, et qu’il vienne conjurer sa sœur de le sauver… Elle donnera tout ce qu’on lui demandera, et le tour sera fait.
« Étant donné le caractère de Mlle Simone, ce plan présentait de telles chances de succès, que Mme de Maillefert et son fils n’hésitèrent pas à l’adopter.
« Mais ce n’étaient pas eux qui étaient capables de le mener à bien, il leur fallait des complices, et véritablement, pour une telle besogne, il n’était pas facile d’en trouver.
« Ce fut Mme de Maumussy qui les trouva.
« Ayant fourni l’idée, elle fournit encore l’homme le plus capable, selon elle, d’en tirer parti : le comte de Combelaine. Mandé par elle, Combelaine se rendit secrètement à Saumur, où eût lieu sa première entrevue avec Mme de Maillefert et son fils. Dès qu’on lui eut expliqué ce dont il s’agissait, il déclara qu’il se chargeait de tout, et qu’il répondait du succès, à la condition qu’on lui donnerait la main de Mlle Simone avec une dot qu’il fixa.
« Il faut rendre à Mme de Maillefert cette justice qu’elle hésita. La condition lui semblait terriblement dure, non pour sa fille, mais pour elle-même. Elle connaissait M. de Combelaine, et la perspective de présenter un tel gendre lui répugnait singulièrement.
« N’osant, toutefois, refuser carrément, elle objecta des engagements antérieurs, pris par sa fille et par elle. À l’entendre, Mlle Simone, aimant quelqu’un, ne donnerait jamais son consentement, et son caractère était trop absolu pour qu’on pût espérer l’influencer ou la contraindre. M. de Combelaine déclara qu’il se chargeait, le moment venu, d’obtenir le consentement de Mlle Simone. Et le traité fut signé, grâce surtout à la duchesse de Maumussy, laquelle m’a toujours paru avoir voué une haine implacable à Mlle de Maillefert…
M. Verdale allait-il enfin éclairer les profondeurs de cette ténébreuse intrigue ?…
C’est la pâleur au front, que le docteur Legris, Raymond et Me Roberjot écoutaient, oubliant jusqu’à la présence de Lucien Verdale, lequel avait repris sa place devant la cheminée, et semblait l’accusé dont on prononce le réquisitoire.
– Vous devez le supposer, poursuivait l’architecte, Combelaine ne pouvait agir seul. S’il s’était tant avancé, c’est qu’il se savait, dans la banque et dans les affaires, des amis, des relations. Il vint me trouver. Je l’affirme sur l’honneur, la vérité ne me fut pas tout d’abord révélée. Si je l’avais seulement soupçonnée, je n’en serais pas où j’en suis à cette heure. Mais Combelaine me dit simplement qu’il s’agissait de tirer de peine des amis à lui, une grande dame et son fils, un charmant garçon, et aussi de favoriser son mariage avec une jeune fille dont il était très épris… Ce qu’il me proposait n’était sans doute pas très correct, avouait-il, mais il ajoutait que tout ne serait qu’une innocente comédie… Bref, je finis par lui promettre mon concours.
Depuis un instant, Raymond s’était redressé sur sa chaise.
– Vous oubliez votre visite à Maillefert, monsieur, interrompit-il…
Mais un coup de coude de Me Roberjot lui coupa la parole.
N’était-il pas naturel que M. Verdale cherchât à se disculper et à rejeter sur des complices tout l’odieux de l’intrigue !… Et qu’importait qu’il fût plus ou moins coupable !
– Je suis allé à Maillefert, répondit-il, mais uniquement pour m’assurer que M. de Combelaine ne me trompait pas, et que c’était bien une affaire sérieuse qu’il me proposait. Plusieurs fois déjà, il m’avait joué, il me devait beaucoup d’argent, je me défiais de lui. Enfin, je puis bien le dire, jusqu’à un certain point, j’étais à sa discrétion. Il m’avait autrefois engagé dans des spéculations qui avaient nécessité des négociations délicates, j’avais eu l’imprudence de lui écrire, il avait conservé toute notre correspondance, et parfois m’en a menacé.
Il plaidait les circonstances atténuantes, il s’égarait…
– Revenons à Philippe de Maillefert, cher monsieur Verdale, dit doucement Me Roberjot…
L’ancien architecte eut un geste de fureur, mais se maîtrisant :
– La fortune constatée, l’exécution du plan n’était pas difficile. J’étais, comme je le suis encore maintenant, le directeur-gérant d’une société financière, la Caisse rurale. Combelaine était et est encore un des administrateurs de cette société. Je fis nommer M. Philippe de Maillefert membre du conseil de surveillance d’abord, puis sous-directeur. Cette situation lui donnant la disposition des titres, le reste allait tout seul. Encouragé par Combelaine, car il hésita au dernier moment, M. Philippe enleva des titres pour trois millions cinq cent mille francs environ, et masqua le détournement par des faux aussi maladroits et aussi authentiques que possible. Était-il pour cela un voleur et un faussaire ? Non, pas dans le sens habituel de ces mots. Sa conviction était qu’il jouait simplement une comédie destinée à tromper sa sœur, et il était bien persuadé qu’il ne courait pas le moindre risque. Il ne disposa, d’ailleurs, d’aucun des titres qu’il avait enlevés. Il les laissa entre les mains de Combelaine. Et quand l’un des deux avait besoin d’argent, je lui ne avançais.
« Ces dispositions prises, M. Philippe partit pour Maillefert, jouer la grande scène d’où dépendait le succès et dont je ne me dissimulais pas l’odieux. Mais déjà j’étais trop engagé pour reculer.
« Ayant pris sa sœur à part, M. Philippe lui raconta que pressé par le besoin, tourmenté par des dettes de jeu, conseillé par de faux amis, égaré par la passion, il avait joué à la Bourse et perdu des sommes considérables qui ne lui appartenaient pas. Il ajoutait que tout allait être découvert, et que, préférant la mort au déshonneur, il allait se brûler la cervelle si on ne venait pas à son secours.
« Mlle Simone connaissait son frère… Elle ne douta pas une seconde de ce qu’il lui disait. Se décidant sur-le-champ, elle lui déclara qu’elle arrangerait tout si c’était possible encore, dût sa fortune entière y passer. Et M. Philippe nous revint ravi, en nous disant : « L’affaire est dans le sac, ma sœur sera ici demain. »
À l’attitude seule de M. Verdale, au regard qu’il jetait à la dérobée sur son fils, il était aisé de voir que ce qu’il avait dit n’était rien, près de ce qu’il restait encore à révéler…
Si Combelaine eût été un homme comme les autres, reprit-il, tout allait comme sur des roulettes. Mlle Simone vendait pour quatre millions de propriétés, on remplaçait les titres, et le tour était joué… Mais Combelaine n’était pas d’un caractère à renoncer à la fortune qui, après ce sacrifice, allait rester encore à Mlle de Maillefert. Aussi, quand elle l’envoya chercher, déclara-t-il que l’affaire de M. Philippe n’était pas si simple que cela à arranger. Il consentait bien, disait-il, à user de son influence, mais à une condition, c’est que s’il réussissait, Mlle Simone lui accorderait sa main.
« J’étais présent à cette scène, et rien ne peut rendre l’horreur de la pauvre jeune fille à cette déclaration. C’est pourtant du ton le plus doux qu’elle répondit qu’elle ne s’appartenait plus, qu’elle avait disposé de sa vie…
« Combelaine n’en insista pas moins, et si brutalement et si maladroitement, que Mlle de Maillefert, blessée et indignée, finit par lui dire, d’un ton de mépris écrasant :
« – Je vous entends, monsieur ; les millions qui me restent vous font envie… Eh bien ! soit ! sauvez l’honneur de notre maison, et je vous les abandonne. Quant à devenir votre femme, jamais !…
« Par cette seule phrase, elle venait de se faire un ennemi mortel d’un homme qui jamais n’a rien oublié ni pardonné. Avant, il est certain que s’il tenait prodigieusement à la dot, il se souciait infiniment peu de la femme. Après, la femme plus que l’argent peut-être devint l’objet de ses ardentes convoitises.
« – Je la veux, me disait-il, cette orgueilleuse, et je l’aurai, ou pardieu, monsieur son frère ira au bagne.
« J’essayais de le calmer, mais je perdais mes peines. Et comme, deux ou trois jours plus tard, je le menaçais de l’abandonner et de prendre parti pour Mlle Simone.
« – Il est un peu tard pour reculer, mon cher, me dit-il en ricanant. Désormais je vous tiens tout autant que M. Philippe. Quant aux titres détournés, vous devez bien penser que je ne les ai pas laissés moisir dans mon tiroir. Il faut la croix et la bannière pour vous arracher dix mille francs, j’avais des créanciers… Vous êtes trop intelligent pour qu’il soit besoin de vous expliquer le reste.
M. Verdale disait-il vrai ?
Ce qui est sûr, c’est que le frémissement de sa voix semblait trahir les rancunes de l’homme pris pour dupe.
– Les sarcasmes, poursuivit-il, encore plus que les menaces de Combelaine, m’ouvrirent les yeux. Je compris que j’étais joué par un de ces traîtres qui déshonorent le crime même, et qui pour se faire une part plus large n’hésitent pas à livrer leurs complices. Je discernai que son dessein était de s’emparer de la fortune entière de Mlle Simone, que jamais il ne rendrait les titres qui lui avaient été confiés et que tôt ou tard le pauvre Philippe payerait de son honneur et de sa liberté sa coupable imprudence…
M. Lucien Verdale était atterré.
Considérant son père avec une douloureuse stupeur :
– Mais c’est monstrueux ! prononça-t-il.
– Oui, monstrueux, répéta l’ancien architecte, mais Combelaine me tenait. N’avait-il pas ma correspondance ? Et telle était alors la situation de la Caisse rurale qu’un éclat scandaleux me menait tout droit à la banqueroute…
– Quelle honte ! murmura Lucien.
– Oh ! je ne prétends pas me disculper, poursuivait M. Verdale. J’explique seulement comment je fus réduit à assister les bras croisés à l’horrible drame dont l’hôtel de Maillefert a été le théâtre. Si triste que soit le caractère de la duchesse et de son fils, ils ne purent voir, sans être troublés, la douleur de Mlle Simone. Comprenant bien que ce mariage serait la mort de cette pauvre fille qu’ils avaient si indignement abusée, ils essayèrent d’en détourner M. de Combelaine, et voyant qu’ils perdaient leurs peines, ils finirent par lui déclarer qu’ils retiraient leur consentement.
« – Soit ! fit-il froidement. On verra alors un duc de Maillefert en cour d’assises. Cependant, comme je suis bon prince, je vous accorde quarante-huit heures de réflexion…
« J’étais là. Et, je vous le jure, si j’avais connu un moyen de secourir ces malheureux, je n’aurais pas hésité à l’employer. Mais je vous le répète, j’étais aussi menacé qu’eux et c’est avec la rage de l’impuissance que j’assistai à la scène qui suivit le départ de Combelaine.
« M. Philippe était comme fou de douleur et de colère. Il n’est pas corrompu tout à fait, ce pauvre garçon, il est plus écervelé encore que méchant et, la situation où il voyait sa sœur réveillant en lui tous les instincts de l’honneur, il délirait.
« Il jurait que ce mariage ignominieux ne se ferait pas, déclarant que, puisque c’était lui qui avait commis la faute, c’était à lui d’en subir le châtiment. Il savait bien, disait-il, que rien ne ferait revenir Combelaine sur sa résolution, mais il s’en moquait, décidé qu’il était à se brûler la cervelle.
« Je vivrais des siècles que jamais je n’oublierais l’accent de Mlle Simone répondant à son frère :
« – Si votre mort devait sauver notre honneur, c’est de ma main que je chargerais vos pistolets, Philippe. Mais vous n’emporteriez pas dans la tombe le secret de notre honte. On saurait quand même qu’un duc de Maillefert a été voleur et faussaire… et c’est ce qu’à tout prix, oui, à tout prix, il faut éviter. Vivez, je saurai faire mon devoir…
« Quant à la duchesse de Maillefert, ce qui surtout la transportait de rage, c’était la conviction de l’inutilité de sa honteuse supercherie. Sans voir aussi bien que moi dans le jeu de Combelaine, elle comprenait fort bien qu’une fois en possession de la fortune de Mlle Simone, devenue sa femme, il la garderait pour lui seul. Elle se trouvait donc prise à son propre piège. Pour avoir voulu s’emparer des millions de sa fille, de ces millions dont le revenu lui avait toujours été généreusement abandonné, elle s’était ruinée irrémédiablement.
« Peut-être est-ce là ce qui la décida à tout révéler, à Mlle Simone, à lui avouer que Philippe n’était coupable qu’en apparence, que le vol et les faux n’étaient, dans le principe, qu’une ruse indigne…
« La pauvre jeune fille fut révoltée de cette révélation, et je l’entendis s’écrier que d’avoir feint un tel crime, c’était pis, à ses yeux, que de l’avoir commis…
« Cependant, avant de prendre un parti, elle adopta une idée que je lui avais sournoisement suggérée, et qui était d’essayer d’intéresser à sa situation le duc et la duchesse de Maumussy. Je savais que Combelaine avait payé de magnifiques promesses l’indispensable complicité de Maumussy et de sa femme, et que depuis sa certitude du succès il ne cherchait plus que le moyen de ne pas les tenir. De là, des rancunes dont il y avait peut-être, pensais-je, à tirer parti.
« Je me trompais. Sentant mes répugnances à le servir, et que je pouvais lui manquer d’un moment à l’autre, Combelaine s’était secrètement rapproché de son ancien complice, et lui avait même attribué un assez bon nombre des titres volés à la Caisse rurale. D’un autre côté, le temps n’avait fait qu’envenimer la haine de la duchesse de Maumussy.
« La démarche de Mlle Simone ne servit qu’à lui démontrer l’inanité d’une plus longue résistance. Et le lendemain, Combelaine, triomphant, me montrait un billet qu’il venait de recevoir de Mlle de Maillefert.
« – Je vous attends, lui écrivait-elle. À une certaine condition que je vous dirai, je consens.
« Cette condition était qu’avant la célébration du mariage le déficit de la Caisse rurale serait comblé et qu’on aurait fait disparaître tout ce qui pouvait accuser M. Philippe. Sans discussion, Combelaine promit tout ce qu’on voulait, ayant l’intention, il ne me le cachait pas, et aussi le moyen, affirmait-il, d’éluder ses engagements.
« Je ne pouvais donc, à part moi, qu’approuver M. Philippe, lequel n’avait plus qu’une idée fixe, qui était de contraindre Combelaine à se battre avec lui.
« Malheureusement il n’avait, le pauvre garçon, ni l’adresse ni la patience nécessaires. Et un soir :
« – Je vous vois venir, mon cher, lui dit Combelaine, c’est pourquoi je vous préviens de ceci. Ne vous mettez jamais dans le cas d’avoir un duel avec moi, parce que, sur le terrain, c’est le procureur impérial que vous trouveriez. Je dois épouser votre sœur, donc nous devons être très bien ensemble. C’est entendu, n’est-ce pas ?… nous sommes amis !…
C’était comme un bandeau qui tombait des yeux de Raymond.
Il s’expliquait, à cette heure, les étrangetés de la conduite de Mlle Simone, ses larmes, ses indignations, l’obstination de son silence, ses palpitations d’espoir suivies de mortels découragements.
Ayant repris haleine, cependant, M. Verdale poursuivait :
Je vous rapporte les faits tels que je les ai constatés, brutalement, mais vous devez penser que Combelaine ne s’était avancé qu’avec beaucoup de ménagements et en enveloppant d’une savante hypocrisie ses projets définitifs.
« Par exemple, il subvenait aux dépenses de Mme de Maillefert et de son fils, dépenses qui continuaient à être excessives, en dépit d’une situation qui eût dû leur inspirer de désolantes réflexions.
« De là vient qu’entre ces gens qui se méprisaient et se haïssaient si cruellement, les relations étaient, en apparence, excellentes. À les voir, on les eût crus intimes, tant chacun voilait ses rancunes et ses espérances d’une politesse affectueuse. Et on les voyait souvent ensemble, au Bois, aux courses, aux premières représentations, partout où court ce monde qui s’ennuie si fort et qu’on appelle le monde qui s’amuse.
« Seule Mlle Simone maintenait rigoureusement les conditions du traité qu’elle avait consenti, lesquelles stipulaient que, jusqu’au jour du mariage, elle serait libre de ne pas recevoir M. de Combelaine. Elle restait renfermée chez elle, et c’est seulement par l’indiscrétion des femmes de chambre que nous savions que sa santé donnait des inquiétudes.
« Eh bien ! cette fermeté exaspérait Combelaine, à ce point que je me demandais si véritablement il n’aimait pas Mlle Simone d’une passion furieuse, lui qui n’a jamais aimé personne. En songeant qu’elle se mourait de la seule idée de devenir sa femme, il délirait de colère. Tantôt il se servait, en parlant d’elle, des expressions les plus odieuses ; tantôt il disait que, pour être à la place de Raymond Delorge, il donnerait des millions. Enfin, d’autre fois : – N’importe ! s’écriait-il, je l’aurai quand même, cette orgueilleuse ; elle vivra bien jusqu’au jour de notre mariage !…
« Mais ce jour restait à fixer, et je m’en étonnais, quand, observant Combelaine, il me parut que, pour un homme qui touchait au triomphe, il était bien sombre et bien préoccupé.
« J’étais malheureusement trop intéressé à son succès, pour ne m’émouvoir pas de ses inquiétudes. Mais lorsque je lui demandais ce qu’il avait, il me répondait invariablement : « Rien ! » Et quand je cherchais à savoir pourquoi il ne pressait pas son mariage, il haussait les épaules et disait : « Parce que… »
« Une lettre que je reçus de Flora Misri me donna le mot de l’énigme.
« Cette fille, qui pendant vingt ans a été l’âme damnée de Combelaine, et que Coutanceau et moi nous nous sommes amusés à enrichir, ne voulait pas que son amant épousât Mlle de Maillefert. Il lui avait juré qu’elle serait sa femme, et elle prétendait l’obliger à tenir sa promesse.
« Elle m’écrivait donc pour m’intéresser à sa cause, me disant que, dépositaire de tous les papiers de Combelaine, elle les livrerait à la publicité s’il la trahissait, ajoutant que, parmi ces papiers, se trouvaient plusieurs lettres de moi particulièrement compromettantes.
« Je ne le savais, pardieu ! que trop, puisque ces misérables lettres étaient la seule cause de mon obéissance.
« Épouvanté, je courus chez Combelaine, et j’y trouvai le duc de Maumussy et la princesse d’Eljonsen, compromis comme moi, et comme moi menacés par Flora Misri de voir leur correspondance publiée dans les journaux.
« Le calme et l’assurance de Combelaine finirent par nous calmer et nous rassurer.
« Il nous affirma que le danger était nul. Flora lui appartenait si complètement, qu’il était sûr, quoi qu’il advînt, que jamais elle n’exécuterait ses menaces. Pourtant, cette certitude ne l’avait pas empêché de prendre ses précautions. Nuit et jour, Flora était épiée par une demi-douzaine des plus habiles agents de la police secrète, lesquels avaient ordre, à la moindre apparence de péril, de s’emparer, fût-ce de force, des papiers.
« Enfin, il nous donna sa parole d’honneur de ne se pas marier avant d’avoir toutes nos lettres dans son tiroir.
« Je m’étais donc retiré à peu près tranquille, quand une circonstance inattendue vint réveiller mes alarmes. La duchesse de Maillefert, jusqu’alors souple comme un gant entre les mains de Combelaine, un beau matin se raidit et résista. C’était chez elle. Combelaine parlant d’arrêter définitivement l’époque de son mariage : « – Oh ! rien ne presse, répondit-elle, un autre jour, plus tard, nous avons le temps… »
« Elle disait cela d’un ton si singulier, que sitôt seul avec Combelaine je lui en parlai. Il me rit au nez d’abord. Puis, comme j’insistais, il finit par m’avouer, d’un air soucieux, que c’était à croire que le diable s’en mêlait, tant il lui surgissait de tous côtés d’obstacles imprévus. Il n’était pas fort éloigné de croire à des ennemis secrets, acharnés. Il en arrivait à soupçonner jusqu’à son valet de chambre, Léonard, en qui jadis il avait toute confiance.
« Et quel ennemi avait-il, assez hardi pour s’attaquer à lui, sinon Raymond Delorge, l’homme dont il avait tué le père, et auquel il enlevait une femme adorée ?
« – Mais qu’il ne me fasse pas repentir de l’avoir ménagé jusqu’ici, ajoutait-il, sinon je le brise comme un verre. Je le tiens, il fait partie d’une société secrète, il peut être ce soir en prison, et dans un mois à Cayenne.
« Malgré tout, il était mal à l’aise, car il me dit qu’il fallait en finir, qu’il allait revoir Flora, lui reprendre nos lettres et se marier.
« Le lendemain matin, je le vis arriver ici, pâle comme la mort, et d’une voix étranglée :
« – Nous sommes flambés ! me dit-il. On a volé les papiers !…
Après avoir commencé par perdre la tête et jeter feu et flammes, M. Verdale, petit à petit, semblait se résigner à sa situation et ne chercher plus qu’à en tirer le meilleur parti possible.
Maître de soi désormais, ayant recouvré cette éloquence fluide dont il submergeait les actionnaires de la Caisse rurale, il s’occupait bien moins d’observer son fils que de guetter du coin de l’œil le résultat de sa plaidoirie sur le visage de Me Roberjot, de Raymond et du docteur Legris.
« Est-il besoin, continua-t-il, de vous dire mon effroi, en apprenant que toute notre correspondance était aux mains d’un ennemi ? Il n’était plus, selon moi, qu’une planche de salut : la fuite.
« Pardieu ! dix ans plus tôt, en 1865 seulement, je n’aurais pas ainsi jeté le manche après la cognée. L’Empire avait alors la poigne assez solide pour protéger ses serviteurs, pour faire reconnaître leur innocence ou jeter sur leurs peccadilles le voile indulgent de l’oubli.
« Mais en 1870, sous le ministère Ollivier, alors que c’était à qui couvrirait de boue les ouvriers de la première heure, à un moment où chacun, d’un air béat, célébrait les charmes et les avantages de l’honnêteté, diable ! il n’y avait pas à s’y fier.
« Nos lettres en disaient long sur le chapitre des concessions mises à l’encan et des pots-de-vin distribués à gros intérêts, et il était clair que les nouveaux venus au pouvoir saisiraient avec empressement une occasion de battre la caisse de leur popularité, déjà fort compromise, sur le dos de leurs prédécesseurs.
« Mon avis était donc de mettre la clef sous la porte et de filer attendre les événements de l’autre côté de la frontière… Combelaine malheureusement est un de ces entêtés qui se butent à une idée et qui, à regarder leur but, s’aveuglent aussi sûrement qu’à fixer le soleil.
« Il me déclara que, la tête sur le billot, il ne cèderait pas, que nous étions trop avancés pour reculer, et que l’audace seule pouvait nous tirer de ce mauvais pas.
« De l’audace !… Il lui en fallait terriblement, rien que pour parler ainsi. L’avant-veille, son valet de chambre, Léonard, l’avait quitté, pour entrer au service d’un Anglais, à ce qu’il avait prétendu, et tout prouvait que ce brusque départ cachait une trahison.
« N’importe !… Il soutenait que notre partie pouvait être gagnée encore, un hasard heureux lui ayant appris par qui et comment les papiers avaient été enlevés.
« L’auteur de ce hardi coup de main était, me dit-il, M. Raymond Delorge.
« – Et c’est heureux, ajouta-t-il, puisque je le tiens, et que ce soir même il sera hors d’état de nous nuire…
– Et en effet, interrompit rudement Me Roberjot, le soir même, des assassins se précipitaient sur Raymond, et le frappaient à coups de couteau…
M. Verdale ignorait-il cette circonstance ? On l’eût juré, à la façon dont il leva les bras au ciel.
Eh bien ! s’écria-t-il, Combelaine est encore plus fort que je ne le pensais, car il ne m’a rien laissé soupçonner de ce crime si lâche, oh ! rien absolument… Le surlendemain seulement, il m’entraîna chez Mme de Maillefert, à laquelle il signifia qu’il voulait être marié dans le plus bref délai.
« – On ne se marie pas en carême, d’ordinaire, lui répondit-elle ; cependant vous êtes le maître, qu’il soit fait selon votre volonté…
« Depuis, je n’ai guère revu Combelaine, tout occupé d’acheter la corbeille de noces, qu’il veut splendide ; mais, à chaque fois, il m’a répété que nos affaires allaient au mieux, que M. Delorge n’avait pas fait usage de nos lettres et qu’il était si exactement surveillé qu’on était sûr de les lui reprendre.
« J’ai donc été surpris comme par un coup de foudre lorsque, hier soir, j’ai su par mon fils que Philippe de Maillefert était arrêté.
Calme en apparence, M. Verdale devait, au fond, être fort troublé, car il était bien trop perspicace pour ne pas comprendre que le moment difficile de l’explication, loin d’être passé, n’était pas venu encore.
– Ainsi, commença Me Roberjot, vous n’êtes pour rien dans l’arrestation de M. de Maillefert ?
L’ancien architecte eut un beau geste de protestation indignée.
– En douteriez-vous donc ! s’écria-t-il.
– Eh ! eh ! fit le docteur Legris.
– C’est alors que je me suis mal expliqué, messieurs, oui, bien mal !… Quoi ! vous ne voyez pas qu’en toute cette déplorable aventure, après avoir été joué, je suis indignement sacrifié !…
– Cependant…
– Oui, sacrifié, car en perdant Philippe de Maillefert Combelaine risque de me perdre. Depuis que je sais cette arrestation, je suis comme fou. Elle peut avoir pour moi des suites désastreuses. Philippe est le sous-directeur de la Caisse rurale, mais j’en suis le directeur, et c’est sur moi que retombe la responsabilité de sa nomination. Je vais être appelé en garantie par les actionnaires, tracassé par le juge d’instruction ; la justice va vouloir fourrer le nez dans nos affaires…
Tout cela était fort plausible.
– Et cependant, reprit Me Roberjot, comment se fait-il que M. de Maillefert, lors de son arrestation, vous ait envoyé dire, aussi bien qu’à M. de Combelaine, qu’il consent à tout ?…
– C’est qu’il me suppose complice de Combelaine.
– À quoi consent-il comme cela ?
– Je l’ignore.
– Oh !
– Je vous en donne ma parole d’honneur.
Puis, après un moment de silence employé à peser dans son esprit les conséquences de ce qu’il allait répondre :
– Ce qui est sûr, ajouta M. Verdale, c’est qu’il y a quatre jours le mariage tenait plus que jamais. Il tenait si bien que j’ai compté à la duchesse trente mille francs pour le trousseau de Mlle Simone. D’un autre côté, par exemple, Combelaine était si mécontent des façons de M. Philippe à son égard, que dans la soirée du même jour il me dit : « Cet idiot le prend avec moi sur un ton qui ne me convient pas du tout ; je découvrirais qu’il médite quelque coup de Jarnac que je n’en serais pas étonné. » Et comme je lui représentais que, pour mâter M. Philippe, il n’y avait qu’à lui refuser de l’argent : « Eh ! me répondit-il, voilà le diable. Il en a, dans ce moment, et je veux être pendu si je soupçonne où il le prend !… »
Le docteur Legris, Raymond et Me Roberjot échangèrent un rapide coup d’œil.
À chacun d’eux, le même nom venait aux lèvres : Laurent Cornevin.
– J’admets toutes vos explications, cher monsieur Verdale, reprit, non sans une nuance d’ironie, Me Roberjot. Seulement, comment les Maillefert peuvent-ils être si cruellement gênés que vous dites, puisque Mlle Simone s’est résignée à vendre ses propriétés ?
Les yeux de l’ancien architecte vacillèrent.
– C’est que, répondit-il avec un visible embarras, c’est que…
– Mlle Simone garderait-elle l’argent ?
– Je ne dis pas cela…
– Alors que devient-il ? Car elle vend, nous sommes bien renseignés ; nous avons un ami en Anjou, le baron de Boursonne, et c’est par lui que nous savons que l’acquéreur des biens de Maillefert, c’est vous, cher monsieur Verdale…
M. Verdale tressauta.
– Ah !… permettez, interrompit-il, j’ai acheté des terres, c’est vrai, mais ce n’est pas en mon nom, c’est au nom de la Caisse rurale, que je veux faire bénéficier d’une bonne et sûre opération…
– C’est généreux de votre part… mais que les achats soient faits à votre nom ou à celui de la Caisse rurale, vous payez, j’imagine. Que deviennent les fonds ?…
Pour n’être pas fort apparent, le trouble de M. Verdale n’en était pas moins réel.
– Rien n’a été payé encore, balbutiait-il ; comme toujours j’ai eu la main forcée. Combelaine voulait garder sur M. Philippe un pouvoir qu’il eût perdu, si le déficit eût été comblé…
De la tête, et de l’air le plus débonnaire, Me Roberjot semblait approuver.
Mais en lui-même :
– Ceci, pensait-il, doit cacher quelque nouvelle infamie.
Telle fut peut-être la pensée de M. Lucien Verdale, car se dressant tout à coup :
– M. de Combelaine est un misérable, prononça-t-il, mais vous, mon père, il faut que demain vous ayez versé à la Caisse rurale ce qu’y a pris M. de Maillefert.
– Trois millions cinq cent mille francs !
– Eh !… qu’importe la somme !
De nouveau M. Verdale était devenu livide.
– Deviens-tu fou !… s’écria-t-il. Cela n’arrangerait rien. Ce sont les titres volés qu’il faudrait… D’ailleurs, où veux-tu que je prenne trois millions cinq cent mille francs ?…
– Vous êtes riche, mon père, et dût votre fortune y passer, il faut que le déficit soit comblé ; il le faut, entendez-vous. Sinon, moi, votre fils, je me lèverais pour témoigner contre vous, pour vous accuser. Je puis être le fils d’un malhonnête homme, je ne serai pas son complice…
– C’est qu’il le ferait comme il le dit, balbutia l’ancien architecte éperdu, oui, il le ferait, je le connais…
Puis soudain, prenant son parti :
– Ah !… tu es comme les autres, Lucien, s’écria-t-il, avec une violence inouïe, tu me crois riche à millions ! Pauvre fou ! Est-ce que jamais un millionnaire eût joué la partie désespérée que je joue, et qui se terminera peut-être en cour d’assises !… Millionnaire ! oui, je l’ai été un instant, aujourd’hui je n’ai plus rien. Ah ! tu me regardes, tu me demandes comment cela se fait ! Est-ce que je le sais moi-même ! Ce qui est venu par la flûte s’en est allé par le tambour. Mes liquidations, qui étaient superbes, sont devenues désastreuses, je me suis entêté, et tout a été dit. Et c’est notre histoire à tous, qu’on appelle les hommes de l’Empire. Vois ceux que nous connaissons, et dont la prospérité a été éblouissante. Combelaine vole à main armée, Maumussy a dix millions de dettes, la princesse d’Eljonsen demande à on ne sait quels ténébreux trafics de quoi garder les apparences de son luxe passé. Si je suis encore debout, c’est qu’on ignore ma situation. Ouvre la fenêtre et proclame-la, et demain je n’ai plus qu’à faire mes malles et à filer rejoindre en Belgique les millionnaires d’un jour que la spéculation a trahis. Nous croulons, et ce n’est pas l’Empire qui nous tirera de là !… L’Empire !… il a donné tout ce qu’il pouvait donner, et maintenant que les caisses sont vides, il ne sait plus où prendre l’argent pour remplir ces mains insatiables incessamment tendues vers lui… L’Empire !… il est comme nous, il périt par l’argent, il dégringole, et il n’y a plus à l’ignorer que les ministres, le préfet de police et l’empereur !…
Les traits contractés de M. Lucien Verdale trahissaient l’effort excessif de sa pensée… Malheureux ! Tant qu’il avait cru son père immensément riche, il avait espéré qu’un grand sacrifice d’argent changeait tout… Tandis que, maintenant :
– Il faut quand même que M. de Maillefert soit sauvé, mon père, prononça-t-il.
L’ancien architecte eut un geste furibond.
– À quoi donc a servi tout ce que je viens de dire, s’écria-t-il, que tu me répètes cela ? Est-ce de moi, compromis autant que lui, que dépend le sort de M. de Maillefert !…
– De qui donc dépend-il ?…
– Eh ! de celui qui a su s’emparer des papiers de Combelaine, parbleu ! de M. Raymond Delorge.
Cette exclamation donnait le secret de la faible résistance de M. Verdale. Très évidemment, il croyait Raymond possesseur de ces papiers si importants.
– Ainsi, selon vous, insista Me Roberjot, M. Delorge est désormais maître absolu de la situation ?
– Maître absolu.
– Comment cela ?
M. Verdale haussa les épaules.
– Ne le savez-vous pas aussi bien que moi ? fit-il…
Assurément oui, si Raymond eût eu les papiers, mais il ne les avait pas, malheureusement, et laisser soupçonner la main de Laurent Cornevin eût été une faute impardonnable. De là, pour Me Roberjot, une position assez délicate.
– N’importe, cher monsieur Verdale, dit-il, auriez-vous quelque répugnance à nous donner vos idées ?
– Moi !… Aucune ; je n’ai plus rien à craindre de Combelaine désormais, et il est de mon intérêt que ce soit vous qui l’emportiez…
– Eh bien, alors ?
– Alors, quoi !… Ces papiers ne mettent-ils pas à votre discrétion tous les gens qui ont été complices des intrigues et des tripotages de Combelaine : Maumussy, la princesse d’Eljonsen, le docteur Buiron et tant d’autres !… Menacez-les de publier leur correspondance, et ils remueront ciel et terre. La justice, je le sais, ne lâche pas aisément sa proie, et M. Barban d’Avranchel est le plus têtu des hommes… Mais il est avec le ciel des accommodements… Jamais le gouvernement ne laissera compromettre tant de gens qui ont été siens ; jamais, il ne le peut pas. Ce serait précipiter sa chute…
Me Roberjot semblait assez de cet avis.
– Certainement, dit-il, l’affaire serait aisée à étouffer si le déficit était comblé.
M. Verdale hésita un moment, puis tout à coup :
– Il peut l’être, fit-il.
– Comment cela ?
– Combelaine doit avoir une bonne partie encore des titres volés…
– Oh ! il ne faut pas compter là-dessus.
– Eh bien ! moi, directeur de la Caisse rurale, et à ce titre acquéreur d’une partie des propriétés de Mlle Simone, je puis faire avancer l’époque du paiement.
Me Roberjot regardait son ancien copain comme s’il eût espéré lire jusqu’au fond de son âme.
– Feriez-vous vraiment cela ? demanda-t-il.
Et vous, fit l’ancien architecte, me donneriez-vous votre parole de me rendre, sans vous en servir, les lettres de moi qui sont parmi les papiers de Combelaine ?…
Malheureusement, Me Roberjot ne pouvait prendre cet engagement, et il cherchait comment esquiver une réponse décisive, lorsque M. Lucien Verdale intervenant :
– Soyez tranquilles, messieurs, prononça-t-il d’un ton ferme, mon père fera sans conditions tout ce que l’honneur lui commandera de faire.
Raymond, le docteur Legris ni Me Roberjot n’avaient plus rien à faire chez l’ancien architecte. Ils se retirèrent, reconduits par M. Lucien Verdale, lequel, sur l’escalier encore, leur affirmait qu’il saurait faire vouloir son père.
Lui, cependant, d’un air indéfinissable, écoutait le bruit des pas qui se perdait dans les corridors de son vaste hôtel.
Lorsqu’il n’entendit plus rien, sonnant son valet de chambre, un homme qui le servait depuis quinze ans, et qui, pensait-il, lui était tout dévoué :
– As-tu, demanda-t-il, terminé tous les apprêts dont je t’avais chargé ?…
– Je n’ai rien oublié, répondit le valet de chambre, de ce que m’avait commandé monsieur le baron, j’ai rempli quinze grandes caisses que j’ai déposées dans un magasin loué sous un nom supposé…
M. Verdale sourit.
– Eh bien ! dit-il, demain tu mettras ces caisses au chemin de fer, et tu iras toi-même m’attendre à Bruxelles. Il n’est que temps de filer.