II
 

Dans ce Paris immense, où tant d’intérêts s’agitent, il n’est pas de jour qu’on ne rencontre quelque malheureux que sa passion affole, et qui s’en va le long des trottoirs, d’un pas de somnambule, monologuant à haute voix, égrenant au vent ses plus chers secrets, comme le vase fêlé qui laisse échapper l’eau qu’il contient.

Ainsi, en sortant de chez Me Roberjot, s’en allait Raymond le long de la rue Jacob et de la rue des Saints-Pères.

À l’encontre de la raison, l’instinct victorieux le traînait aux environs de la demeure de la duchesse de Maillefert.

– Dans quel but ? lui criait le bon sens.

– Qui sait !… répondait la voix des espérances obstinées, cette voix dont les plus rudes épreuves ne sauraient étouffer le murmure. Peut-être au moment où tu passeras, verras-tu le coin d’un rideau se soulever et le visage de Mlle Simone apparaître.

C’est rue de Grenelle-Saint-Germain, à deux pas de la rue de la Chaise, qu’est situé l’hôtel de Maillefert.

Le large perron déroule ses six marches sur une cour pavée, plus froide que le préau d’une prison cellulaire.

Autour de la cour sont les communs, les remises et les écuries.

Le pavillon du concierge est sur le devant, et ses dimensions exagérées disent qu’il date de ce bon temps où les plus grands seigneurs autorisaient leur suisse à « vendre vin » et à tenir, à l’enseigne de leur nom, une sorte de cabaret.

Ce qui fait la splendeur de l’hôtel de Maillefert, c’est son jardin qui joint les admirables jardins de l’hôtel de Sairmeuse, qui se prolonge jusqu’à la rue de Varennes, et dont les arbres séculaires dominent le toit des maisons voisines.

Les deux battants de la grande porte étaient ouverts quand arriva Raymond, et jamais certes, à voir le mouvement de cette magnifique demeure, on ne se fût douté que celle qui la possédait, la duchesse de Maillefert, ruinée, compromise, assiégée par ses créanciers, en était réduite aux pires expédients pour soutenir son luxe menteur et recourait aux plus abominables intrigues pour s’emparer de la fortune de sa fille.

Dans la cour, trois ou quatre voitures attelées de bêtes de prix attendaient les visiteurs, pendant que les valets, vêtus de longues pelisses fourrées, se vengeaient de leur longue faction en disant du mal de leurs maîtres.

– Voilà, songeait Raymond, le démenti formel des récits de Me Roberjot. Que me disait-il donc, que tout était fini, que tout ce qui tient à l’Empire était ahuri, consterné ?…

Un coupé tournant au grand trot de ses deux chevaux le coin de la rue de la Chaise interrompit brusquement ses réflexions. Il n’eut que le temps de se jeter de côté.

Mais si rapide qu’ait été le mouvement, il avait reconnu la duchesse de Maumussy et, l’instant d’après, il put la revoir, gravissant paresseusement les marches du perron de l’hôtel de Maillefert.

– Elle va voir Simone, elle, pensait-il.

Et ses poings se crispaient à cette idée désolante qu’à lui seul étaient fermées les portes de cet hôtel où tant de gens entraient le sourire aux lèvres, de cet hôtel où derrière cette façade stupide et inexorable était Mlle Simone.

Que faisait-elle, à cette heure ? À quelles impitoyables obsessions était-elle en butte ? Que voulait-on d’elle, et par quels moyens ?…

– Et ne m’avoir rien dit, murmurait-il, de l’intrigue qui me la ravit !… M’avoir refusé jusqu’à cette joie suprême de mourir avec elle, si je ne puis la sauver !…

Et il se creusait la tête à chercher un moyen d’interroger adroitement quelqu’un de ses valets, qu’il voyait circuler, quand tout à coup, derrière lui :

– Monsieur Raymond Delorge, je crois, dit une voix sardonique.

Il se retourna, et se trouva en face du jeune duc de Maillefert, de M. Philippe, qui, le lorgnon à l’œil, le cigare à la bouche, une badine à la main, d’un air d’impertinence superlative, le toisait…

Un flot de sang empourpra le visage de Raymond. Personne jamais ne s’était permis de le regarder ainsi, et il allait… Une lueur de raison l’arrêta : est-ce que le frère de Mlle Simone ne devait pas lui être sacré !… Se maîtrisant donc :

– Vous avez à me parler ? demanda-t-il.

– Ma foi, oui, répondit M. Philippe, et je suis ravi de vous rencontrer, parole d’honneur. Du reste, ce ne sera pas long. Vous avez autrefois recherché Mlle de Maillefert…

– Encouragé par Mme la duchesse, monsieur, et par vous-même…

– Oh ! je ne discute pas, j’ai simplement à vous… signifier d’avoir à renoncer à toute espérance…

– Est-ce de la part de Mlle Simone, monsieur ?

– Pas du tout. C’est de ma part et de celle de ma mère. Seulement ce que je vous dis là, ma sœur doit vous l’avoir écrit.

Raymond ne répondit pas.

– Ah ! vous le voyez, insista le jeune duc, elle vous l’a écrit. Cela étant, il serait de bon goût de cesser vos poursuites, hein, n’est-ce pas ?… À Maillefert, c’était sans inconvénient, tandis qu’ici, avec les projets d’alliance que nous avons…

– Des projets d’alliance !…

– Mon Dieu, oui, avec votre permission, fit M. Philippe.

Et saluant Raymond d’un air ironique :

– C’est pourquoi, ajouta-t-il, vous m’éviterez, je l’espère, le déplaisir de vous retrouver encore rôdant autour de mon hôtel.

Le premier mouvement d’indignation passé, c’est à peine si Raymond se sentait le courage d’en vouloir à M. Philippe ; et tout en le suivant de l’œil, pendant qu’il s’éloignait :

– Pauvre cerveau fêlé ! pensait-il, pauvre fou ! non, ce n’est pas toi que je dois frapper.

Il est certain que le dernier des Maillefert était de ceux dont l’absolue nullité n’offre même pas de prise à la haine. Vaniteux de cette vanité puérile des imbéciles, affamé de luxe, de plaisir, d’éclat, dévoré de convoitises malsaines, besogneux avec les apparences d’une fortune princière, M. Philippe devait fatalement être le complice et la dupe de quiconque ferait miroiter les millions à ses yeux éblouis.

Il y avait mille à parier qu’en agissant comme il venait de le faire, il n’avait pas obéi à ses propres inspirations.

Ici, à l’angle de la rue de Grenelle, aussi bien que dans les ruines du château de Maillefert, il n’était évidemment que l’outil sacrifié d’une intrigue dont les plus clairs bénéfices, en cas de succès, ne seraient pas pour lui.

De ses propos, cependant, de la leçon qu’il venait de débiter, une lueur se dégageait, indécise et vague assurément, mais enfin une lueur qui éclairait les ténèbres jusqu’alors si épaisses de l’avenir.

– Nous avons pour Simone des projets d’alliance, avait dit M. Philippe.

Était-ce donc le mot de l’énigme, le mot des événements qui se succédaient si rapides et si imprévus depuis trois jours ? Était-ce l’explication de l’inexplicable conduite de Mlle Simone ?

Mais quoi ! il ne pouvait y avoir de projets sérieux sans son consentement. Elle n’était pas de celles qu’on traîne à l’autel contre leur volonté, et à qui on arrache à force de caresses ou de menaces l’irrévocable oui. Ce n’était pas, elle l’avait prouvé, l’énergie qui lui manquait.

Elle consentirait donc, elle, après ses promesses, après ses serments… Était-ce possible ? était-ce même probable !…

D’un autre côté, pourtant, qui disait que la duchesse de Maillefert, conseillée par Combelaine, aidée par Mme de Maumussy, n’avait pas enfin trouvé une combinaison diabolique pour décider sa fille au plus odieux des sacrifices !

Une phrase de M. Philippe dans les ruines était, en ce sens, une indication.

– Nous avons avait-il dit en entraînant sa sœur, du linge sale à laver en famille.

Ne pouvait-on pas en conclure qu’il avait quelque aveu pénible et honteux à faire, qu’il avait à s’adresser encore au dévouement de Mlle Simone !

Or le passé était là pour révéler de quel excès d’abnégation la malheureuse jeune fille était capable, dès qu’on s’adressait à la grande idée qu’elle avait du devoir.

C’était si plausible, cela, que Raymond, en y réfléchissant, tressaillit d’espérance.

Et cependant, à toutes ces conjectures, il y avait une objection terrible.

Comment la duchesse de Maillefert et M. Philippe, vivant uniquement de la fortune personnelle et des revenus de Mlle Simone, pouvaient-ils songer à la marier ? Ils ne le voulaient pas, autrefois, absolument pas, à aucun prix. Leurs idées avaient donc bien changé, du jour au lendemain. Pourquoi ? Quel calcul abject, quelle infamie nouvelle cachait ce brusque revirement ?…

– Ah ! n’importe ! se disait Raymond, je sauverai Mlle Simone en dépit d’elle-même, je la sauverai, je le veux… Mais il me faut arriver jusqu’à elle, la voir, lui parler…

Puis après un moment :

– Peut-être est-il un moyen, ajouta-t-il.

La nuit venait, les boutiques se fermaient… Il remonta la rue de Grenelle jusqu’à la hauteur de l’hôtel de Maillefert.

En face, plusieurs maisons s’élevaient, de celles qu’on appelle des maisons de produit, et à la porte de l’une d’elles pendait un écriteau annonçant aux passants de « jolis appartements fraîchement décorés à louer présentement ».

– Voilà mon affaire, se dit Raymond.

Et traversant la rue, il entra bravement.

– Hein ! de quoi !… vous voulez visiter des appartements à cette heure-ci !… lui répondit la concierge, à laquelle il s’était poliment adressé. Jamais de la vie !… Demain, je ne dis pas, il fera jour…

Mais Raymond avait en poche de ces arguments qui dissipent la mauvaise humeur des concierges comme un rayon de soleil le brouillard.

Celle-ci, à la vue d’une belle pièce de dix francs toute neuve, se leva, souriante, et, allumant une bougie, elle conduisit l’aspirant locataire à un petit appartement du troisième étage qu’elle lui déclara valoir mille francs.

C’était hors de prix, car l’appartement « fraîchement décoré » était d’une malpropreté rare. Les plafonds enfumés s’écaillaient de tous côtés. Le papier graisseux gardait les traces de tous les locataires qui s’y étaient succédé depuis la première révolution.

Oui, mais il suffit à Raymond d’ouvrir une des fenêtres pour s’assurer que de ce troisième étage il planerait en quelque sorte au-dessus de l’hôtel de Maillefert, et que personne n’y entrerait ni n’en sortirait, qu’il n’aperçût et ne reconnût.

– Décidément l’appartement me convient et je l’arrête, déclara-t-il en tirant de son gousset le denier à Dieu, une belle pièce de vingt francs…

Alors, commencèrent les questions de la portière.

Qui était monsieur ? Quel était son nom ? Était-il marié ? Avait-il des enfants ? Où pouvait-on aller aux renseignements afin de s’assurer qu’il possédait assez de meubles pour garantir le paiement du loyer ?

Toutes ces questions, heureusement, qui se suivaient comme les grains d’un chapelet, avaient laissé à Raymond le temps de préparer ses réponses.

Comprenant bien que le nom de Delorge ne devait pas être prononcé dans les environs de l’hôtel de Maillefert, il s’empara du nom de jeune fille de sa mère et déclara qu’il s’appelait Paul de Lespéran.

Il répondit encore qu’il était employé dans un ministère et garçon ; que jusqu’ici il avait habité chez un de ses parents et que par conséquent il ne possédait pas de meubles, mais qu’il allait en acheter qu’on apporterait le lendemain.

Pour plus de sûreté, d’ailleurs, il offrait de payer et il paya, en effet, un terme d’avance…

Restait à se procurer les meubles annoncés.

Sans perdre une minute, Raymond se fit conduire chez un marchand de la rue Jacob, lequel, moyennant une gratification de cent francs qu’il demanda pour ses ouvriers, et qu’il mit généreusement dans sa poche, jura ses grands dieux que le soir même, avant minuit, il aurait mis en place un modeste mobilier de salon et de chambre à coucher qu’il ne s’était fait payer que le double de sa valeur.

– Mais il ne m’aura pas tenu parole, assurément, se disait Raymond, lorsqu’il sortit de chez sa mère, le lendemain matin, pour se rendre rue de Grenelle.

C’était le 30 décembre, vers les huit heures…

Encore bien qu’il ne plût pas, le temps était détestable, il faisait froid, et à chaque pas on glissait sur le pavé boueux.

Pourtant, devant toutes les boutiques de marchands de journaux, des gens stationnaient qui discutaient avec une certaine animation.

Machinalement, Raymond s’arrêta près d’un de ces groupes.

On s’y entretenait de Tropmann, dont le sinistre procès se déroulait devant la cour d’assises de la Seine, mais on s’y préoccupait bien plus de la situation politique.

Il y avait alors quarante-huit heures que l’empereur avait chargé M. Émile Ollivier de constituer un ministère « d’ordre et de liberté », et comme on était sans nouvelles précises de cette mission, dame ! on s’inquiétait.

Les bruits les plus saugrenus – de ces bruits comme il n’en éclôt qu’à Paris, aux environs de la Bourse – circulaient. Selon les uns, M. Émile Ollivier avait échoué, toutes ses avances avaient été repoussées, et il venait de donner sa démission. Selon les autres, il avait fait accepter à l’empereur un cabinet composé de ses anciens amis de la gauche. D’autres encore, qui se prétendaient les mieux informés, affirmaient que M. Rouher allait revenir aux affaires avec un ministère à poigne.

Il était manifeste qu’il régnait dans tous les esprits une certaine inquiétude.

Depuis les dernières élections, l’incertitude de l’avenir avait paralysé toutes les grandes affaires, ralenti le mouvement de la haute industrie et intimidé les capitaux, poltrons de leur nature et toujours prêts à rentrer sous terre à la moindre alerte.

Mais cette incertitude n’entravait en rien le petit commerce, le commerce des étrennes surtout.

Jamais premier de l’an ne s’était mieux annoncé.

Si matin qu’il fût encore, Paris était bien éveillé. Les carreaux des boutiques étincelaient. Tous les étalages étaient terminés, étalages merveilleux où, parmi les « articles » du plus haut prix, s’accumulaient les milles produits de l’industrie parisienne, véritables objets d’art qui tirent toute leur valeur de l’habileté de l’ouvrier.

Constatant de ses yeux cette prospérité de surface, comment Raymond eût-il pu ajouter foi aux sombres prophéties de Me Roberjot ?

– Toujours les mêmes illusions, pensait-il, tout en suivant la rue de Richelieu ; toujours les gens prendront leurs désirs pour la réalité, et fou je serais de compter sur la dégringolade de l’Empire pour écraser mes ennemis…

Mais il eut un tressaillement de plaisir, quand, arrivant rue de Grenelle, il constata que son marchand de meubles lui avait tenu parole. Son appartement était prêt et c’est avec un soupir de satisfaction qu’il s’y enferma, sûr d’être à l’abri des importuns.

Il savait, pour s’en être assuré la veille, que c’était de la fenêtre de la chambre à coucher qu’il avait sur l’hôtel de Maillefert la vue la plus complète. Il y courut, et après avoir fermé les persiennes, il en arracha bravement une lame, se ménageant ainsi un jour d’où il pouvait voir à l’aise, sans être aperçu du dehors.

Attirant alors une vieille chaise dépaillée, abandonnée par le précédent locataire, il s’assit, et tirant de sa poche une jumelle dont il avait eu le soin de se munir, il regarda.

Plus paresseux que Paris, l’hôtel de Maillefert s’éveillait seulement.

Dans la cour, sous la direction de monsieur le cocher de service, les gens des écuries et des remises allaient et venaient, étrillant les chevaux, lavant les voitures et cirant les harnais…

Au premier étage, toutes les fenêtres étaient ouvertes, et presque à chacune d’elles des valets apparaissaient en veste rouge du matin, avec d’immenses tabliers à pièce, qui secouaient des tapis, battaient des coussins, ou époussetaient ces mille bibelots coûteux qui constituaient le luxe du second Empire et qui, par leur fragilité et leur éclat, en étaient comme l’emblème.

– Tout ce luxe est-il payé, seulement ! se disait Raymond, songeant au désordre de la duchesse et de M. Philippe, et à ces dettes dont ils ne cessaient de tourmenter Mlle Simone…

Mais les fers d’un cheval sonnant sur le pavé interrompirent brusquement ses réflexions et ramenèrent ses regards du premier étage à la cour de l’hôtel de Maillefert.

Un cavalier y entrait monté sur une bête de prix qu’il maniait avec une rare aisance.

Il sauta lestement à terre, jeta la bride aux mains des valets et entra dans l’hôtel, pendant que le suisse frappait deux coups sur un énorme timbre.

Ce cavalier était le comte de Combelaine.

Que voulait-il si matin, le misérable ? quel motif pressant l’attirait ? quelle infamie nouvelle tramait-il ?

Et Raymond regardait avidement les fenêtres du second étage de l’hôtel, toutes hermétiquement closes, espérant que les persiennes de l’une d’elles allaient s’ouvrir et lui fournir quelque indication.

Son attente ne fut pas déçue.

Moins d’une minute après l’entrée de M. de Combelaine, les deux dernières croisées à gauche de l’hôtel furent ouvertes par un domestique que Raymond reconnut pour l’avoir vu maintes fois aux Rosiers, et qui n’était pas un moindre personnage que le propre valet de chambre du jeune duc de Maillefert.

Et dans le court espace de temps où les fenêtres demeurèrent ouvertes, Raymond distingua nettement, dans la vaste chambre qu’elles éclairaient, M. Philippe, d’abord, en veste du matin de velours noir, debout devant une glace ; puis M. de Combelaine étendu sur un immense fauteuil.

Mais Raymond n’eut guère de temps à donner à ses réflexions.

Un grand bruit de roues attirait son attention. C’était un coupé marron, attelé d’un cheval de cinq cents louis, qui entrait dans la cour de l’hôtel de Maillefert, et qui, après le plus savant demi-cercle, venait s’arrêter devant le perron.

De même que l’instant d’avant, le suisse avait frappé deux coups.

Et cette visite devait être attendue, car le timbre vibrait encore, qu’une des fenêtres de l’appartement de M. Philippe s’ouvrait, et que M. de Combelaine y apparaissait, se penchant très en avant pour voir qui arrivait.

Justement, un des valets de pied venait d’ouvrir respectueusement la portière du coupé.

Et un gros homme en descendait, qu’il était impossible de ne pas reconnaître quand on l’avait vu une fois, M. Verdale, c’est-à-dire M. le baron de Verdale.

Il adressa quelques mots à son cocher, et, de même que M. de Combelaine, entra dans l’hôtel.

– Eh quoi ! pensait Raymond, M. Verdale aussi !… Allons, M. de Maumussy ne va pas tarder à paraître…

Il se trompait…

Celui qu’il aperçut, dix minutes plus tard, ce fut M. Philippe de Maillefert sortant de l’hôtel.

Contre son ordinaire, le jeune duc était vêtu de noir, des pieds à la tête, et autant qu’en pouvait juger Raymond, de son observatoire, extraordinairement pâle.

Derrière lui, venaient M. de Combelaine et M. Verdale, graves, mais d’une gravité que Raymond jugea plus que suspecte, car il lui sembla les voir échanger un regard d’intelligence, et dissimuler à grand peine une grimace d’ironique satisfaction.

Ils parlaient, du reste, alternativement, et, à les voir ainsi de loin, debout sur le perron, l’un à droite, l’autre à gauche du jeune duc, on les eût pris pour deux chirurgiens réconfortant un malade et l’exhortant à se résigner à quelque terrible, mais indispensable opération.

– Qu’espèrent-ils de lui ? Qu’en veulent-ils obtenir ? pensait Raymond, qui eût donné tout ce qu’il possédait pour entendre aussi bien qu’il voyait.

Non moins que lui, les vingt domestiques témoins de cette scène paraissaient intrigués et intéressés. Ils se tenaient respectueusement à l’écart, et semblaient absorbés par leur besogne ; mais les oreilles étaient tendues et les yeux aux aguets.

– S’agirait-il d’un duel ? se disait Raymond. Non, il n’hésiterait pas, car ce mérite, du moins, lui reste, de tenir aussi peu à la vie qu’à l’argent…

Du reste, M. Philippe n’hésitait plus.

À une dernière observation de M. de Combelaine, il se redressa, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête, geste qui dans tous les pays du monde signifie :

– Le sort en est jeté ! Advienne que pourra !

Sur un signe, un valet avait ouvert la portière du coupé. M. Verdale et le jeune duc de Maillefert y prirent place. M. de Combelaine sauta lestement en selle.

Et cheval et voiture sortirent au grand trot de l’hôtel.

Mais c’est inutilement que Raymond épia leur retour…

Une à une les fenêtres du second étage s’ouvrirent, l’hôtel reprit sa physionomie de la veille ; de même que la veille les équipages, dans la cour, se succédèrent sans interruption ; M. Philippe ne reparut pas ; la duchesse de Maillefert et Mlle Simone demeurèrent invisibles…

De guerre lasse, après de longues heures d’observation, et comme déjà la nuit tombait, Raymond songeait à rentrer chez sa mère, lorsque tout à coup, dans la cour de l’hôtel, et se disposant à sortir, il aperçut une femme dont la tournure, plus d’une fois, l’avait fait sourire. Oh ! il n’y avait pas à s’y tromper…

– Miss Lydia Dodge !… s’écria-t-il. Ah ! si je pouvais lui parler !…

Et il s’élança dehors…

C’était bien miss Lydia, en effet. Seule d’ailleurs, elle pouvait avoir cette grande taille, ces vêtements d’une coupe exotique et cette démarche d’une raideur étrange.

Elle venait de tourner le coin de la rue de la Chaise, lorsqu’elle s’entendit appeler doucement par son nom :

– Miss Lydia ! miss Lydia !…

Elle s’arrêta court, se retourna vivement tout d’une pièce, et apercevant Raymond :

– Vous ! s’écria-t-elle, d’un air d’immense stupeur.

– Oui, moi, dit-il. Pensiez-vous donc que j’étais resté aux Rosiers !

Et comme elle ne répondait pas :

– Où est Mlle Simone ? interrogea-t-il brusquement.

– Ici, à l’hôtel, fit la gouvernante. Mais permettez-moi de vous quitter. Il n’est pas convenable…

Elle saluait, elle allait s’éloigner… Raymond la retint par la manche de son manteau.

– Chère miss Dodge, disait-il d’une voix suppliante, je vous en conjure, ne m’abandonnez pas ainsi…

Mais il avait expérimenté l’ombrageuse susceptibilité de la gouvernante anglaise, et c’est presque timidement qu’il ajouta :

– Ce serait me sauver la vie que de m’apprendre ce qui s’est passé…

Miss Dodge réfléchissait, et la contraction de sa longue figure, et l’expression de ses gros yeux trahissaient un rude combat intérieur.

Parler !… c’était manquer aux principes de toute sa vie.

D’un autre côté, elle avait pour Raymond une sincère affection. Toujours il avait eu pour elle des attentions délicates auxquelles on ne l’avait guère accoutumée. Puis il parlait anglais. C’est en anglais qu’il la suppliait en ce moment.

– Hélas ! murmura-t-elle, avec un gros soupir, que voulez-vous que je vous dise ?

– Pourquoi Mlle Simone a-t-elle si brusquement quitté Maillefert ?

– Je ne le sais pas.

– Elle ne vous l’a pas dit ? vous ne l’avez pas deviné ?

– Non.

– Venir à Paris devait lui coûter.

– Oh ! horriblement.

C’est debout, devant la grande porte d’un vieil hôtel de la rue de la Chaise, que causaient miss Dodge et Raymond. L’endroit leur était propice. Il faisait assez sombre déjà pour qu’on ne les remarquât pas, et d’ailleurs les passants sont rares dans ces parages, où l’herbe pousse entre les pavés.

– Cependant, chère miss, insista doucement Raymond, il a dû y avoir une explication entre M. Philippe et sa sœur, après qu’ils m’ont eu laissé seul dans les ruines…

– Il y en a eu une, en effet, répondit miss Dodge, seulement…

Mais la digne gouvernante venait de prendre une grande résolution.

– Je vais vous dire tout ce que je sais, monsieur Delorge, reprit-elle, et vous allez voir que ce n’est pas grand’chose. En quittant les ruines, monsieur le duc et sa sœur se donnaient le bras. Moi, je marchais derrière eux, la tête basse, me sentant en faute. Jusqu’au château, ils n’ont pas échangé une parole. Une fois arrivés, ils sont allés s’enfermer au premier, dans le petit salon de mademoiselle. Ils y sont restés près de deux heures. Que se disaient-ils ? De la chambre où j’étais restée, j’entendais les éclats de la voix de M. Philippe, tantôt suppliante, tantôt ironique et menaçante. Mais pour distinguer les paroles, il eût fallu coller son oreille à la serrure. Pour la première fois de ma carrière de gouvernante, la tentation m’en vint.

– Et vous avez entendu ?

– Rien. Je résistai à la tentation. Bientôt la porte s’ouvrit et M. Philippe reparut. Il était très pâle. S’arrêtant sur le seuil, il dit à sa sœur : « Je puis compter sur vous, n’est-ce pas ? » Elle répondit : « Il me faut vingt-quatre heures de réflexion ; » Lui alors reprit : « Soit. Vous me signifierez votre décision par le télégraphe. Je repars. N’oubliez pas que l’honneur de notre maison est entre vos mains. »

Ce récit confirmait tous les soupçons de Raymond, mais il ne lui apprenait rien de nouveau, rien qui éclairât la situation.

– Et ensuite ? interrogea-t-il.

– M. Philippe parti, j’entrai dans le petit salon, et je m’agenouillai devant mademoiselle, lui prenant les mains que j’embrassais, et lui demandant quel grand malheur la frappait… Mon Dieu ! jamais je n’oublierai son regard en ce moment. Je tremblai qu’elle n’eût perdu la raison. Alors je lui demandai si elle souhaitait qu’on vous fît prévenir, monsieur. En entendant votre nom, elle se dressa, et ses lèvres remuèrent comme pour donner un ordre. Mais, presque aussitôt, se laissant retomber sur la causeuse : « Non ! murmura-t-elle, non ! ce n’est plus possible, il n’y faut plus penser ! » Puis elle me dit de la laisser, qu’elle avait besoin d’être seule… et je sortis.

À cette obstination à demeurer seule en face de son malheur, comme pour en épuiser plus complètement toutes les amertumes, Raymond reconnaissait bien Mlle de Maillefert.

– C’est donc à ce moment-là que j’arrivai ? interrogea-t-il…

– Oh ! non, monsieur, vous ne vîntes que plus tard, et lorsque déjà mademoiselle avait sonné pour avoir de la lumière. En entendant appeler dans les escaliers, et reconnaissant votre voix, j’eus un moment d’espoir et je bénis Dieu de vous envoyer. Mais hélas ! vous ne deviez pas réussir mieux que moi. Votre présence, loin de calmer mademoiselle, ne fit que redoubler son agitation, et après votre départ je vis bien que votre douleur s’était ajoutée à la sienne. Plusieurs fois, elle répéta : « Oh ! le malheureux ! le malheureux !… » Pas plus qu’avant d’ailleurs, elle ne consentit à me garder près d’elle. Je m’installai dans la pièce voisine, et jusqu’à une heure bien avancée de la nuit, je l’entendis marcher et gémir doucement. Vous dire quelle impression cela me faisait est impossible. Il me semblait qu’elle veillait la veillée de sa propre mort. Vers quatre heures et demie, cependant, elle m’appela : « Lydia ! » Vite j’accourus, et en la voyant je restai interdite et toute saisie. Elle ne pleurait plus ; ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire ; son visage resplendissait de la résignation sublime qui soutient les martyrs. Je compris que sa résolution était prise.

« – Lydia, me dit-elle, tu vas tout préparer à l’instant pour notre départ.

« – Quoi ! m’écriai-je, nous quittons Maillefert, mademoiselle ?

« – Ce matin même par le train de huit heures. Tu vois que tu n’as pas une minute à perdre. Éveille tout le monde pour qu’on t’aide.

« À six heures, cependant, les préparatifs étaient terminés.

« Aussitôt, mademoiselle fit appeler le vieux jardinier, qui était son homme de confiance, et lui dit d’atteler le char-à-bancs pour nous conduire à la gare. Le brave homme, alors, demanda à mademoiselle ses instructions pour le temps de son absence. Elle lui répondit qu’elle n’avait rien de particulier à lui demander ; qu’elle allait cesser, probablement, de s’occuper de ses propriétés, et que sans doute elle ne reviendrait plus à Maillefert.

« Tous les gens du château étaient dans le corridor qui entendaient cela. Elle les fit entrer, et à chacun d’eux elle donna quelque chose, de l’argent d’abord, puis un souvenir. On eût dit une mourante distribuant à ceux qui l’ont servie tout ce qui lui a appartenu et dont elle n’a plus que faire.

« Tout le monde fondait en larmes. Tout le monde perdait la tête… Mademoiselle seule gardait son sang-froid.

« Et sept heures sonnant :

« – Il est temps de partir, dit-elle.

« Les domestiques aussitôt se mirent à descendre nos malles, mais elle retint près de nous le vieux jardinier. Et dès que nous ne fûmes plus que tous les trois, tirant une lettre de sa poche :

« – Voici, lui dit-elle, une lettre pour M. Raymond Delorge, que vous connaissez bien. Je vous la confie. Vous la ferez parvenir, mais seulement après midi, vous m’entendez, pas avant…

« Le jardinier promit d’obéir. Nous descendîmes prendre place dans le char-à-bancs, et, une heure après, nous étions en chemin de fer, et l’express de Paris nous emportait.

À chaque phrase de ce récit, éclatait l’indomptable énergie de Mlle Simone. Le devoir lui ordonnait, croyait-elle, de faire une œuvre, elle la faisait, dût son cœur en être brisé. Seul au monde, peut-être, Raymond pouvait comprendre tout ce qu’elle avait souffert…

– Et en arrivant à Paris, demanda-t-il, c’est à l’hôtel de Maillefert que s’est fait conduire Mlle Simone ?

– Oui, monsieur, tout droit, répondit la digne gouvernante et je puis dire que son apparition a été saluée par des transports de joie. Une reine n’eût pas été tant fêtée.

– Et depuis, quelle est son existence ?

– Depuis son arrivée, mademoiselle a passé toutes ses après-midi avec des hommes d’affaires, des notaires, des avoués…

– Et le reste du temps ?

– Mademoiselle le passe avec madame la duchesse ou avec des amies de madame la duchesse, Mme la baronne Trigault, Mme la duchesse de Maumussy…

– Elle ne sort pas ?

– Je l’ai accompagnée hier matin jusqu’à Sainte-Clotilde, entendre la messe…

Ce détail, Raymond le nota soigneusement.

– Sans doute, fit-il, Mlle Simone n’est pas libre.

Miss Dodge leva les bras au ciel.

– Pas libre !… s’écria-t-elle. Mademoiselle est maîtresse de ses actions ici aussi bien qu’à Maillefert. Qui donc se permettrait d’aller contre ses volontés ?

– Et… elle ne vous a jamais parlé de moi ?

La digne gouvernante tressaillit.

– Jamais ! répondit-elle. Mais moi, une fois, j’ai osé lui en parler… Ah ! monsieur, pour la première fois de sa vie, mademoiselle m’a traitée durement. « Si tu prononçais encore ce nom, m’a-t-elle dit, je serais forcée de me séparer de toi ! »

C’est par un geste désespéré que Raymond accueillit cette réponse.

– Elle vous a dit cela !… balbutia-t-il. Et moi, miss, si vous saviez ce que je voulais vous demander… Je voulais vous prier à genoux, à mains jointes, de dire à Mlle Simone que je vous ai rencontrée, que je suis désespéré, que je donnerais ma vie pour la voir, pour lui parler, ne fût-ce que cinq minutes…

Brusquement, miss Dodge l’arrêta. Elle était émue, la digne fille, sincèrement, et toute bouleversée de cette grande passion, comme elle n’en avait pas, hélas, inspiré.

Ce soir même, dit-elle, à tous risques, je ferai ce que vous me demandez. Adieu !