IV
 

Il était réel, ce bruit, qui, de même qu’une traînée de poudre, courait le long des boulevards et se répandait par tout Paris.

Dans l’après-midi de cette journée du lundi, 10 janvier 1870, deux journalistes, MM. Louis Noir et Ulrich de Fonvielle, s’étaient présentés chez le prince Pierre Bonaparte, qui habitait alors à Auteuil l’ancienne maison du philosophe Helvétius.

Ils venaient, envoyés par un de leurs amis, Paschal Grousset, demander raison au prince d’un article publié dans un journal de Bastia, l’Avenir.

Le prince attendant ce jour-là les témoins de Henri Rochefort, ces messieurs avaient été reçus…

Moins de dix minutes après, des coups de feu avaient retenti dans la maison.

Presque aussitôt, un homme en était sorti, blême, la tête nue, trébuchant, les deux mains fortement appuyées sur le cœur.

Arrivé sur le trottoir, il s’était affaissé. Il était mort.

Celui-là était Victor Noir.

L’instant d’après, un autre homme sortait, pâle, effaré, un revolver à la main, qui criait :

– N’entrez pas ! On assassine ici !

Cet autre était M. Ulrich de Fonvielle.

Tels étaient les faits qui circulaient de bouche en bouche.

Que s’était-il passé dans la maison ? Personne encore ne le savait exactement, et personne, il faut le dire, ne semblait tenir à le savoir. Visiblement les opinions étaient arrêtées.

À la détonation du revolver d’Auteuil, deux partis immédiatement s’étaient dressés, qui là, sur-le-champ, sans informations, avant toute enquête, se disputaient la possession exclusive de la vérité.

À entendre les uns, le prince Pierre Bonaparte, attaqué et provoqué chez lui, n’avait fait, en tuant Victor Noir, qu’user du droit sacré qu’a tout citoyen de se défendre et de se faire respecter dans sa maison.

Selon les autres, et c’était l’immense majorité, il n’y avait même pas eu de provocation, et Victor Noir était tombé victime du plus lâche des attentats.

Entre ces deux camps, quelques gens de bon sens essayaient d’élever la voix.

– Si nous attendions d’être éclairés, proposaient-ils, avant de nous prononcer ?…

Ils perdaient leur éloquence… Paris était pris de fièvre.

Les rues étaient pleines de monde, les cafés regorgeaient. À tous les coins de rue, des groupes se formaient d’où s’élevait une immense clameur de malédiction. Une agitation sourde remuait les faubourgs, plus menaçante à mesure qu’elle se propageait dans les quartiers excentriques.

Lorsque Raymond rentra, tout bouleversé, déjà Mme Delorge était informée de l’événement, et extraordinairement émue.

– Eh bien !… dit-elle à son fils, le doigt de Dieu n’est-il pas visible ? Au moment où l’Empire s’applique à faire oublier ses origines, n’y a-t-il pas quelque chose de fatidique dans la mort de ce malheureux jeune homme, dont le nom, inconnu hier, sera peut-être demain le cri de ralliement d’une révolution ?

Mais déjà le prince Pierre était arrêté, et l’instruction était commencée.

Paris le sut par les journaux du matin, qui tous publiaient une note du chef du cabinet du ministère de la justice, M. Adelon.

– À quoi bon ?… disait Raymond à Me Roberjot. Où est le juge d’instruction capable d’éclairer de la lumière de la vérité cette sinistre affaire ?

Puis hochant la tête d’un air sombre :

– Et maintenant, ajoutait-il, croyez-vous que ce soit vraiment le commencement de la fin ?… Et cependant, ce n’est rien encore, vous verrez, vous verrez…

Ce que Raymond vit, ce fut que la Marseillaise parut encadrée de noir, ayant à sa première colonne un article de Rochefort, cri de haine et de colère, qui devait retentir au fond des ateliers les plus reculés.

Il n’était pourtant pas besoin d’excitations. Les plus optimistes sentaient souffler au-dessus de Paris le vent brûlant des grands orages populaires.

Toute la journée du 11 fut employée aux préparatifs.

Tout le jour, on vit des groupes se diriger en pèlerinage vers Neuilly, où on avait transporté le corps de Victor Noir.

L’enterrement devait avoir lieu le lendemain, 12.

On avait demandé qu’il se fît au Père-Lachaise. Légalement, il devait avoir lieu à Neuilly.

– C’est ce qu’on verra ! disait-on dans bien des groupes.

Le lendemain, il tombait une petite pluie serrée, pénétrante, glaciale.

« Il pleut, il n’y aura rien ! » avait dit autrefois Pétion.

Cette fois l’opinion était trop montée pour regarder au temps.

Bien avant le jour, l’armée était sur pied.

On avait fait venir la garnison de Versailles. Des troupes étaient massées au Champ-de-Mars et au palais de l’Industrie. Des sergents de ville étaient groupés des deux côtés de la porte Maillot.

Dès sept heures, de son côté, dans tous les quartiers de Paris, la foule s’était mise en mouvement et roulait vers Neuilly, cohue immense, où tous les âges et toutes les conditions se confondaient.

Des marchands de journaux circulaient à travers tout ce monde, ils vendaient la Marseillaise et l’Éclipse, qui représentaient Victor Noir mort, et ils criaient :

– À deux sous, le cadavre, à deux sous !…

Il était une heure alors. L’instant critique approchait.

Allait-on laisser le corbillard se rendre paisiblement au cimetière de Neuilly ?

Fallait-il prendre la bière sur les épaules et, le revolver à la main, marcher sur Paris ?…

Autour de la dépouille mortelle de Victor Noir, ses amis délibéraient.

Poussé par la foule jusqu’au premier rang, et même, à un moment, jusqu’à l’intérieur de la maison mortuaire, Raymond se trouvait à même de suivre toutes les péripéties de ce drame émouvant et terrible.

Un à un, il avait vu passer près de lui tous les chefs du mouvement, tous ceux qui avaient ou se croyaient une influence, tous ceux dont on attendait des ordres ou un signal.

C’est vers une heure et demie que Rochefort était arrivé.

Il était plus pâle que de coutume, et, sur son visage bouleversé, chacun pouvait lire les effroyables émotions qui l’agitaient.

Sitôt entré dans un petit atelier qui précédait la chambre mortuaire, il s’était laissé tomber lourdement sur une chaise, en disant :

– Donnez-moi un verre d’eau, je n’en puis plus.

Dans la pièce se trouvait un Anglais, froid, raide, impassible. Il tira de sa poche une sorte de gourde recouverte de paille tressée, et, la tendant à Rochefort :

– C’est du rhum, dit-il, buvez.

– Merci, je n’en prends jamais.

Froidement, l’Anglais remit sa bouteille dans sa poche, et haussant les épaules :

– Vous avez tort, dit-il, un coup de rhum fait grand bien quand on est le chef d’un mouvement comme celui-ci, et qu’on est ému comme vous l’êtes.

Et s’adressant à Raymond :

– N’est-ce pas votre avis, monsieur ? ajouta-t-il…

Raymond n’eut pas le loisir de répondre à ce singulier personnage ; des gens entraient effarés, qui se pressaient autour de Rochefort, répétant :

– Que faut-il faire ? Qu’avez-vous décidé ?…

Lui, le front moite d’une sueur d’angoisse, hésitait…

Il se disait que si une collision, par malheur, avait lieu, toute cette foule en un moment serait repoussée, éparpillée, sabrée, et qu’un mot de sa bouche pouvait être le signal d’une épouvantable effusion de sang…

Un homme qui entra, maigre, l’œil ardent, les cheveux hérissés, crut qu’il allait le décider.

– Marchons-nous sur Paris, oui ou non ? demanda-t-il brusquement.

– Qui vous donne le droit de m’interroger ? dit Rochefort.

– Le peuple dont vous êtes le représentant.

– Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous.

– Tant pis !

Et enfonçant son chapeau sur sa tête, il sortit, écartant violemment la foule qui s’était entassée dans l’atelier.

L’instant d’après, Rochefort sortait aussi. Le frère de Victor Noir, Louis, l’était venu chercher, et le conjurait de tout tenter pour éviter à son frère des funérailles sanglantes.

La discussion fut violente, mais enfin, sur l’avis de Delescluze, il fut décidé que le corps serait porté au cimetière de Neuilly.

Placé à une fenêtre, Rochefort annonça à la foule cette résolution, déclarant qu’il considérait comme sacrée la volonté de la famille.

Autour de la maison on applaudit. Mais Raymond entendit près de lui un homme qui disait :

– De quoi se mêle donc la famille ! Le corps est à la démocratie, il faut le porter à Paris !…

On descendait la bière, à ce moment, pour la placer sur le char funèbre. Dès qu’elle parut, il y eut une poussée dans la foule ; des hommes se ruèrent pour s’en emparer, et on put croire un instant qu’une épouvantable lutte allait s’engager.

Debout près du corbillard, Raymond, de son mieux, prêtait main-forte aux gens qui s’efforçaient de retenir le cercueil, lorsqu’un homme en blouse, d’une carrure herculéenne, le saisit à la gorge et le renversa en arrière contre la roue.

Il allait sans doute rouler à terre, ce qui, en ce moment et en cet endroit pouvait être la mort, lorsqu’à ses côtés surgit cet Anglais qu’il avait vu, dans l’atelier, offrir du rhum à Rochefort.

D’un seul coup de poing en pleine poitrine, il rejeta comme une masse l’homme en blouse dans la mêlée, et tendant la main à Raymond, à demi étranglé :

– Dans une foule comme celle-ci, dit-il froidement, il ne faut jamais se laisser saisir.

– Monsieur, commença Raymond, vous venez probablement de me sauver la vie…

– J’en serais heureux, interrompit l’Anglais ; mais il n’en est rien, je vous assure, et ce léger service ne vaut pas un remerciement… Mais pardon de vous quitter, voilà le char qui s’éloigne, et je ne veux pas perdre un détail de la cérémonie.

Le char funèbre, en effet, venait de se mettre en marche, et lentement, péniblement, ballotté par les incessants remous de la foule, il cheminait le long de l’avenue, vers le petit cimetière de Neuilly.

Derrière, immédiatement, marchaient Rochefort et M. Ulrich de Fonvielle dont le paletot était littéralement en lambeaux.

Et instinctivement, des milliers et des milliers de gens, poussés, la tête nue et les pieds dans la boue, suivaient.

Le mouvement était d’une lenteur extrême, mais à ce point irrésistible, que Raymond avait été entraîné.

Faute d’avoir pu se dégager, il suivait, lui aussi.

Une poussée l’avait séparé de l’Anglais, mais il ne l’avait pas perdu de l’œil tout de suite, et pendant un bon moment, il l’avait vu circuler dans la cohue.

– Singulier personnage ! pensait Raymond intrigué. Que fait-il là ?

Un arrêt brusque de ce torrent humain, qui roulait à pleine avenue vers le cimetière, interrompit ses réflexions.

– Qu’est-ce que c’est ? demandait-on autour de lui. Qu’est-il arrivé ?…

Il arrivait que Rochefort, succombant sous tant d’émotions, venait de chanceler et de tomber inanimé entre les bras des amis qui l’entouraient, et qu’on le transportait dans une boutique voisine, la boutique d’un épicier.

– Il est mort, disaient quelques-uns.

Il n’était qu’évanoui, et ne tarda pas à reprendre ses sens.

Mais cet incident enlevait définitivement toute idée de porter le cercueil au Père-Lachaise en traversant Paris.

Aussi bien, la lassitude et le découragement commençaient à s’emparer de toute cette foule, sur pied depuis le matin, dans la boue et sous la pluie, et où beaucoup de gens se trouvaient, qui n’avaient rien pris de la journée.

C’est donc plus vite qu’on se dirigea vers le cimetière de Neuilly, où quelques orateurs, amis ou se disant amis du pauvre Victor Noir, prononcèrent quelques paroles d’adieu et des serments de vengeance.

Le retour commençait.

Revenu à lui, Rochefort était monté dans un fiacre, et venait de donner au cocher l’ordre de reprendre le chemin de Paris.

Alors, ceux qui s’étaient déclarés pour la bataille, ceux qui voulaient la lutte immédiate, reprirent quelque espoir.

Et de fait, le spectacle était assez effrayant et assez étrange pour que l’on pût tout craindre.

La nuit tombait. Le brouillard léger qui succédait à la pluie donnait aux objets des formes indécises. Les nuages, au couchant, se coloraient de rougeurs hivernales, qui semblaient des reflets d’incendie…

Et cependant deux cent mille hommes, au moins, de tout âge, de toute condition, en colonne serrée, interminable, remontaient lentement vers l’arc de l’Étoile, chantant à pleine voix des chants révolutionnaires et poussant des clameurs formidables comme les rugissements d’une fournaise.

Qu’allait-il advenir quand cette masse énorme se heurterait aux sergents de ville massés autour de l’Arc de Triomphe ?

Rien… Les sergents de ville se retirèrent un peu à l’écart, et, impassibles, regardèrent s’écouler le noir torrent…

– Où va-t-on ? demandaient des gens aux côtés de Raymond ; où allons-nous ?…

La colonne descendait les Champs-Élysées, et les chants redoublaient… lorsque tout à coup, au rond-point, la tête s’arrêta.

Là étaient rangés les escadrons de cavalerie…

Bientôt, dominant les chants et les chansons, un roulement de tambours se fit entendre…

C’était une première sommation.

Vivement Rochefort se jette à bas de son fiacre, et suivi de deux amis, s’avance vers un commissaire de police qui, ceint de son écharpe, barre l’avenue.

– Je veux passer ! lui dit-il.

– Vous ne passerez pas. On va charger, répondit le commissaire.

– Mais je suis M. Henri Rochefort, député au Corps législatif.

– C’est vous, alors, qu’on sabrera le premier.

Et sur cette réponse s’élève le roulement de tambours de la seconde sommation, et un escadron s’avance, au pas, le sabre nu…

Mais Rochefort, cette fois, ne devait pas avoir de décision à prendre…

Le vent des paniques, qui balaie les armées comme la poussière des chemins, avait soufflé…

En un clin d’œil, cette foule formidable qui le suivait, et qui semblait devoir tout submerger sur son passage, cette foule dont les imprécations montaient jusqu’aux nues, s’était éparpillée, dispersée, évanouie, fondue…

Et lorsque Raymond traversa Paris pour rentrer chez sa mère, il n’y trouva plus trace de cette terrible agitation.

– Eh bien ? lui demanda, dès qu’il parut, le digne M. Ducoudray, qu’un gros rhume, à son grand désespoir, avait empêché de se rendre à Neuilly.

– Paris est calme ! répondit-il d’une voix sombre, ce n’était qu’une fausse alerte, tout est fini.

Telle n’était pas l’opinion de Me Roberjot qui, le soir même, vint rendre visite à Mme Delorge, et qui racontait cette séance orageuse de la Chambre, où le nouveau ministère s’était écrié :

« Nous avons été la justice et la modération ; nous serons la force, s’il le faut ! »

Et là-dessus, il ajoutait qu’une demande en autorisation de poursuites contre Rochefort venait d’être déposée entre les mains du président du Corps législatif, et que certainement elle serait accordée.

– Et nous verrons, disait-il en se frottant les mains, nous verrons bien !…

Raymond écoutait, les sourcils froncés.

Ce n’était pas la seule curiosité qui l’avait conduit aux obsèques de Victor Noir. Il était de ceux qui avaient une arme dans leur poche, et qui étaient prêts à engager la lutte, pour peu qu’elle présentât une chance de succès.

Une révolution eût encore pu le sauver, pensait-il.

Que le régime impérial s’effondrât, M. de Combelaine et M. de Maumussy étaient écrasés du coup, Mme de Maillefert et M. Philippe étaient atterrés, et Mlle Simone lui était peut-être rendue.

Il est vrai que son illusion n’avait pas été de longue durée.

Et loyalement, il s’était engagé du côté de ceux qui voulaient éviter la lutte et conduire le cercueil au cimetière de Neuilly.

Certes, il ne s’en repentait pas, mais en ce moment, à la fin de cette journée d’émotions poignantes, et lorsqu’il voyait évanoui son suprême espoir, il n’essayait plus de réagir contre l’affreux découragement qui l’envahissait.

Mlle de Maillefert n’était-elle pas, à tout jamais, perdue pour lui ?…

Il la connaissait assez pour être sûr qu’il n’y avait plus à essayer désormais de la faire revenir sur ses déterminations. Il savait qu’elle irait jusqu’au bout de son sacrifice, héroïquement, sans daigner même chercher à s’en épargner une douleur.

– Je ne veux pas être sauvée, avait-elle dit. Du reste, il est trop tard. Ce qu’on tenterait à cette heure n’aboutirait qu’à rendre mon sacrifice inutile…

Quel sacrifice ?

Sous une catastrophe connue, mesurée par lui, il se fût peut-être incliné. Mais plier ainsi sous un malheur mystérieux lui semblait le comble de la misère et de la honte.

C’en était fait. Il adorait Mlle de Maillefert, elle l’aimait, et ils étaient pour toujours séparés. La reverrait-il seulement jamais !…

Il n’avait pas trente ans, et il voyait sa vie finie, le présent sans espoir, l’avenir sans promesses.

Assurément, sans le souvenir de sa mère, c’est d’une main ferme qu’il eût mis fin à une existence devenue intolérable.

Mais avait-il le droit de disposer ainsi de lui-même ?…

N’eût-ce pas été une lâcheté horrible que d’abandonner cette noble femme, qui n’avait vécu que pour lui et par lui ?

Une nuit, déjà, on lui avait apporté le corps de son mari assassiné. Faudrait-il qu’on lui rapportât de même le cadavre de son fils suicidé !…

– Je dois vivre, pensait Raymond, je le dois !…

N’avait-il pas, d’ailleurs, bien des raisons encore de tenir à la vie ?…

Est-ce que le meurtre du général Delorge avait été vengé ?

Et les meurtriers de son père n’étaient-ils pas les mêmes misérables qu’il soupçonnait d’avoir ourdi la ténébreuse intrigue où périssait Mlle de Maillefert ?

L’Empire avait fait et faisait toujours leur audace et leur impunité. Eh bien ! Raymond irait grossir les rangs des ennemis de l’Empire, non plus des ennemis platoniques et discrets qui le combattaient avec les seules forces de la justice et de la pensée, mais des ennemis frénétiques, toujours en guerre ouverte, toujours en armes, toujours prêts à se ruer par n’importe quelle brèche…

Le moment était d’ailleurs propice à de telles résolutions.

Ainsi que l’avait prévu Me Roberjot, l’ébranlement causé par la mort de Victor Noir et par les scènes de ses funérailles, bien loin de s’atténuer, s’accentuait…

C’est que le cabinet du 2 janvier n’avait pas lu cet événement dans l’avenir, le jour où il acceptait la direction des affaires…

La force des choses le lançait sur une pente fatale et il la suivait, sans se rendre compte assurément de ce qu’il y avait au bout.

Ainsi, la Chambre ayant autorisé des poursuites contre Rochefort, en raison de son article de la Marseillaise, il fut poursuivi et condamné à six mois de prison et à 3.000 fr. d’amende. C’était le 22 janvier.

Cependant, on ne pensait pas, dans le public, que ce jugement dût être exécuté, du moins immédiatement.

Erreur !…

Le 7 février, Raymond se rendait aux nouvelles, au palais Bourbon, lorsque sur le quai il rencontra Me Roberjot, lequel, tout chaud encore de la discussion, vint à lui.

– C’est voté !… lui dit-il. Une décision de la Chambre autorise l’arrestation.

– C’est terriblement grave ! murmura Raymond.

C’était une opération hardie, en effet, que d’arrêter un homme dont la popularité était alors sans bornes. Bien des révolutions, qui ont réussi, ont eu pour point de départ de moindres hardiesses.

Mais le ministère était engagé : l’ordre fut donné.

Le soir même, vers les neuf heures, au moment où Rochefort se présentait rue de Flandres, à la salle de la Marseillaise, il fut entouré par des agents et conduit à une voiture qui partit dès qu’il y eut pris place.

Il avait montré beaucoup de calme, et même, pendant qu’on l’entraînait, il avait recommandé à ses amis de ne pas faire d’appel au peuple.

Recommandation inutile.

C’était Flourens qui présidait cette réunion de la salle de la Marseillaise. Apprenant l’enlèvement de Rochefort, il se dressa sur son banc, adjurant les assistants de prendre les armes.

Après quoi, menaçant d’un revolver le commissaire de police qui assistait à la réunion :

– Vous, lui dit-il, je vous arrête… Pas un ordre à vos agents, pas un geste, ou vous êtes mort !…

Pour la seconde fois depuis un mois, Raymond put croire que l’explosion allait avoir lieu.

Une clameur formidable avait répondu à l’appel de Flourens et salué l’acte désespéré par lequel il pensait engager définitivement l’action.

Dans cette salle de la Marseillaise, sinistre d’aspect, boueuse, délabrée, deux ou trois cents hommes protestaient, avec d’épouvantables blasphèmes, que cela ne se passerait pas ainsi, et qu’on allait apprendre à les connaître.

Au dehors, la foule s’amassait et s’épaississait. Beaucoup de réverbères avaient été éteints aux environs. Des groupes, où les femmes étaient aussi nombreuses que les hommes, se massaient dans les coins sombres.

Toujours prêt à tenir pour réalités les chimères de son imagination, Flourens crut voir Paris entier debout et marchant à sa suite.

Il sortit donc de la salle de la Marseillaise, et, tenant toujours sous son revolver le commissaire de police, il s’engagea dans le faubourg.

Une soixantaine de très jeunes gens le suivaient. Ils n’avaient pas d’armes, mais ils chantaient à pleine gorge pour se donner du cœur.

Devenu le centre d’un groupe, et dupe, lui aussi, de ses colères, Raymond avait pris la parole, et carrément et à tous risques il proposait de marcher sur Sainte-Pélagie et de délivrer Rochefort, lorsqu’une voix, odieusement enrouée, l’interrompit.

– Ah çà ! qu’est-ce qu’il nous propose, celui-là ?

Vivement Raymond essaya de s’expliquer.

– Il veut nous entraîner hors du faubourg, reprit la voix, pour nous livrer à la police. Mais on la connaît…

Raymond protestait, et certes, bien inutilement. N’avait-il pas contre lui sa tournure élégante, ses vêtements, ses façons, sa voix ?

– Qui es-tu ? lui demanda brutalement un grand drôle d’une vingtaine d’années, placé près de lui…

– C’est un mouchard, cria un autre.

Il faisait si sombre que Raymond cherchait en vain dans le groupe ses interrupteurs. Tout neuf à ces scènes de tumulte, il prétendait se faire écouter.

Tout à coup :

– Enlevons le mouchard !… hurla la voix.

Et on le saisissait au collet, en même temps, et il sentait se nouer autour de ses jambes, cherchant à lui faire perdre plante, des bras furieux, les bras de quelqu’un de ces odieux gamins au teint verdâtre qui semblent jaillir des pavés partout où se produit une scène de désordre.

– Au canal, le mouchard !… répétait-on.

Il comprit le danger. D’un brusque mouvement, il fit lâcher prise à celui qui le tenait au col, d’un coup de pied il envoya le gamin rouler dans le ruisseau, et s’arc-boutant solidement sur les jarrets, le poing en avant :

– Gare à qui me touche !… dit-il.

Il y eut dans le groupe dix secondes d’hésitation. Mais il est de ces mots qui sont tout une condamnation sans appel ; les esprits étaient montés, la victoire n’était que trop facile, et on allait sans nul doute lui faire un mauvais parti, lorsqu’un robuste gaillard en blouse se jeta devant lui en criant :

– Bas les mains ! Je connais le citoyen.

– C’est un mouchard ! hurla la foule.

– Hein ! de quoi ! interrompit l’homme en blasphémant. Où donc est-il, le malin qui ose dire qu’un ami à moi est de la police ?…

Personne ne répondant, l’homme, brusquement, dégagea Raymond et dès qu’ils furent à quelques pas du groupe :

– Filez, lui dit-il, votre place n’est pas ici.

– Cependant…

– Gardez votre courage pour une meilleure occasion.

– Quoi ! lorsque la lutte est déjà commencée…

L’homme haussa les épaules, et d’un ton de mépris indescriptible :

– La lutte !… fit-il. Vous croyez donc à une lutte, vous !

Il s’éloignait. Raymond le retint :

– Au moins, dites-moi à qui je dois d’avoir pu me tirer d’affaire.

L’homme parut trouver l’insistance toute naturelle.

– Je m’appelle Tellier, répondit-il, je suis ouvrier à l’Entrepôt.

– Moi, je m’appelle Raymond Delorge, et je voudrais…

– Payer la goutte ? Je comprends ça. Seulement, comme vous pouvez voir, tous les marchands de vin ont fermé. Ce sera pour la prochaine rencontre…

Et il s’esquiva, laissant Raymond fort irrésolu.

L’émotion, dans le faubourg, lui semblait bien trop grande pour devoir se calmer si promptement. À tout moment des groupes d’hommes passaient, qui paraissaient se rendre à quelque rendez-vous. Les cochers de fiacre, fouettant leurs chevaux à tour de bras, s’envolaient dans toutes les directions, comme s’ils eussent tremblé qu’on ne s’emparât de leur voiture pour commencer une barricade.

– Avant de rentrer, pensa-t-il, je puis toujours voir.

Et il marcha au bruit.

C’était la petite troupe de Flourens qui poursuivait sa route en chantant la Marseillaise, et il ne tarda pas à la rejoindre.

Flourens marchait toujours en tête, – et cependant, à mesure qu’il avançait, force lui était bien de reconnaître qu’il s’était abusé d’illusions étranges.

Partout, sur son passage, les fenêtres s’ouvraient bruyamment, et des têtes se montraient, curieuses et effarouchées. Des gens sortaient des maisons dont les imprécations répondaient à sa voix.

Mais c’était tout. Et sa petite troupe, loin de grossir, allait diminuant de tous les bavards qui s’attardaient sous les portes à donner des renseignements.

À Belleville, il espérait trouver une armée. À peine y réunit-il une centaine d’hommes mal équipés.

– Ah ! si on avait des armes ! disait-on autour de lui.

C’est alors que l’idée lui vint, d’une naïveté folle, qu’au théâtre de Belleville, dans le magasin des accessoires, il trouverait des fusils.

Seulement, lorsqu’il arriva dans les coulisses, réclamant les armes des figurants, il était seul. De tous ses soldats, il ne lui restait qu’un enfant de dix-sept ans.

Désespéré, il regagna la rue, son pardessus sur le bras, un revolver d’une main, une épée de l’autre, et on le vit parcourir le faubourg, cherchant des combattants et des remueurs de pavés…

Il trouva des sergents de ville qui venaient de disperser les derniers groupes, et auxquels il eut de la peine à échapper.

Et lorsque, vers minuit, Raymond regagna la rue Blanche, il put dire à M. Ducoudray :

– Tout est terminé.

Le bonhomme n’en revenait pas.

– De mon temps, disait-il, en 1830, on ne venait pas à bout de nous si facilement !…