Préoccupés, chacun de son côté, d’un intérêt immense, assis d’ailleurs sur les coussins moelleux d’un bon coupé bien clos, ni Raymond ni Mme Misri ne s’apercevaient du vol des heures.
Il n’en était pas de même du cocher qui, sur son siège, exposé à la fraîcheur pénétrante du soir, trouvait le temps long et la promenade fastidieuse.
Après avoir deux fois successivement descendu et remonté au pas l’avenue de l’Impératrice, l’impatience le gagna.
Revenu à l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, il arrêta court son cheval, et sans façon, ouvrant du dehors, comme tous les cochers savent le faire, la glace de devant de la voiture :
– Ah çà ! est-ce que nous ne rentrons pas ? demanda-t-il d’un ton à mériter un congé immédiat.
– Pas encore, répondit Mme Misri. Allez…
– Où ?
– Où vous voudrez… le long des boulevards extérieurs.
Et elle releva brusquement la glace, tandis que le cocher passait sa mauvaise humeur sur le pauvre cheval.
– Jusqu’à cette lettre anonyme, reprit Mme Misri, j’y allais avec Combelaine bon jeu bon argent. Comme une imbécile que je suis, je me promettais, puisqu’il partageait son nom avec moi, de partager loyalement ma monnaie avec lui. Reconnaissant sa gredinerie, je me promis qu’il ne la porterait pas en paradis. Je me jurai que, si je parvenais à me faire épouser, trois mois après je l’aurais planté là pour reverdir, et sans un sou en poche.
« Comme bien vous l’imaginez, cette idée de vengeance ne me donnait qu’un désir plus enragé de réussir.
« Pour commencer, voulant savoir où en étaient les choses, j’essayai de tirer les vers du nez de Maumussy et du papa Verdale. Peine perdue. L’un me répondit par des plaisanteries, l’autre par des fadeurs. Je compris qu’ils étaient du complot et qu’insister, ce serait avertir Combelaine, qui ne se doutait de rien, car j’étais avec lui aimable comme jamais.
« Je me retournai alors vers Coutanceau, que vous devez bien connaître, l’ancien banquier, qui est à tu et à toi avec Combelaine, mais qui le déteste, au fond. Coutanceau me promit des renseignements exacts.
« Alors moi, en attendant, j’écrivis tout au long la vie de Combelaine, je fis recopier et arranger mon écrit par un journaliste de mes amis, et j’envoyai le poulet à la duchesse de Maillefert, après avoir ajouté au bas : « Pour plus amples renseignements, s’adresser à Mme Flora Misri, telle rue, tel numéro. »
– Mon Dieu ! pensait Raymond, pourquoi n’ai-je pas su tout cela plus tôt !… Pourquoi n’ai-je pas rencontré cette femme le lendemain de mon arrivée à Paris !…
Mais elle ne lui laissait pas le loisir de la réflexion…
Il n’avait pas de trop de toute son attention pour la suivre, d’autant que le cocher, impatienté, avait mis son cheval au grand trot et que bien des paroles se perdaient dans le bruit des roues :
– Vous allez me dire, continuait-elle : Comment Léonard ne vous avait-il avertie de rien ? Voilà ce qui me confondit tout d’abord. Après avoir trahi son maître pour moi, me trahissait-il pour son maître ?
« Brave garçon ! Aux premiers mots que je lui dis, il tomba de son haut.
« Pour la première fois de sa vie, Combelaine avait eu un secret pour son valet de chambre.
« – Eh bien ! ma petite, me dit-il, ce mariage que mitonne le patron n’aura pas lieu. À nous deux, sachant ce que nous savons, nous ne serions que des imbéciles si nous ne l’empêchions pas. Travaillez de votre côté, je vais agir du mien…
« Alors, je lui dis ce que j’avais fait déjà, et quelle lettre j’avais écrite à la duchesse de Maillefert. Il m’approuva, disant que très probablement mon poulet suffirait pour tout rompre.
« Aussi, pendant les trois jours qui suivirent, je n’osai pas mettre le nez hors de chez moi. À chaque coup de sonnette, je tressaillais et je me disais : « C’est la duchesse ou un de ses amis… »
« Ce n’étaient jamais que des ennuyeux, des désœuvrés, des emprunteurs.
« Mes révélations avaient-elles donc manqué leur but et laissé à la duchesse de Maillefert sa confiance en Combelaine ? Ce n’est pas là ce que je redoutais. Ce que je craignais, c’était que ma lettre n’eût été interceptée.
« Il est fin, Victor. Faisant la cour à une jeune fille d’une grande famille, il était impossible qu’il n’eût pas établi comme un filet autour de l’hôtel de Maillefert, pour que rien n’y parvînt sans sa permission. J’aurais mis la main au feu qu’il avait acheté le concierge, les valets et les femmes de chambre…
« J’étais en train de chercher le moyen de passer à travers les mailles de ce filet, lorsque le gros père Coutanceau m’arriva.
« – Je suis crevé, me dit-il ; voilà cinq jours que je cours comme un chat maigre, faisant de la police à votre intention…
« – Avez-vous découvert quelque chose au moins ? demandai-je.
« – Eh !… eh !… j’ai appris de drôles de choses…
« – Parlez, lui dis-je.
« Vous avez, sans doute, monsieur Delorge, entendu dire beaucoup de mal de M. Coutanceau. On prétend que c’est un ci, que c’est un l’autre, un usurier sans pitié, un monteur de banques véreuses, un filou qui a pris les millions qu’il possède, sou à sou, dans la poche du pauvre monde… C’est fort possible. Ce qui est sûr, c’est qu’il est encore le meilleur de la bande, point rancunier, n’ayant jamais fait de mal inutilement, et toujours prêt à rendre un service, quand il le peut sans qu’il lui en coûte rien.
« – Tout d’abord, commença-t-il, vous aviez été bien renseignée ; votre infidèle se marie…
« – C’est décidé ?
« – Autant que si le maire y avait passé.
« – Pardon !… Il manque encore quelque chose : mon consentement à moi, Flora Misri. Si j’allais ne pas l’accorder…
« – On s’en passerait, ma chère amie.
« – Croyez-vous ? Croyez-vous que si je fais savoir à Mme de Maillefert ce qu’est exactement le comte de Combelaine, elle l’acceptera pour gendre ?…
« – Parfaitement.
« – Parce qu’elle n’ajoutera pas foi à mes dénonciations, pensez-vous ? Mais j’ai des preuves à l’appui de mes dires, mon cher Coutanceau, des preuves irrécusables, matérielles, que j’amasse depuis plus de quinze ans et que je garde plus précieusement que mes titres de rentes. J’ai des papiers et des lettres à envoyer Combelaine au bagne ou à la place de la Roquette, à mon choix.
« Le père Coutanceau haussait les épaules.
« – Envoyez-l’y donc, me dit-il, car c’est le seul et unique moyen que je vous voie d’empêcher son mariage…
« – Oh !
« – C’est comme cela. Je n’ose pas dire que les Maillefert et votre Combelaine se valent, mais ils sont d’accord, ils s’entendent…
« – Vous êtes sûr de ce que vous dites, papa ?
« – Sûr ?… Vous comprenez, ma belle enfant, que je ne voudrais pas parier ma tête, mais je parierais bien cinq cent louis… Voulez-vous parier cinq cents louis ?… C’est de M. Philippe de Maillefert lui-même que me vient ma certitude. Vous me direz que je le connais à peine ; c’est vrai, je ne lui ai pas parlé quatre fois en ma vie. Mais je connais très bien une demoiselle des Délassements qui lui coûte les yeux de la tête, et à laquelle il ne cesse de promettre, depuis un mois, un huit-ressorts et des chevaux pour le lendemain du jour où sa sœur, Mlle de Maillefert, sera comtesse de Combelaine. Est-ce un fait, cela ? Ce qui n’est pas moins positif, c’est qu’à tous ses créanciers, il répond invariablement qu’il les payera quand sa sœur sera mariée. Que conclure de là ? Que l’illustre famille de Maillefert, au lieu de se ruiner pour doter sa fille, attend une fortune de son gendre.
« Ce me semblait un conte de l’autre monde, que me débitait là le papa Coutanceau, tellement que, persuadée qu’il se moquait de moi :
« – Combelaine enrichir quelqu’un ! m’écriai-je. Et c’est à moi que vous dites cela ! Combelaine !… Mais il lui faudrait dix mille francs pour sauver sa tête, qu’à moins de me voler, il ne saurait où les prendre…
« Là-dessus, le père Coutanceau se leva en sifflant, ce qui est un de ses tics, et allant s’adosser à la cheminée :
« – Eh bien ! ma fille, me dit-il, je suis certain, moi, que votre Combelaine a un compte ouvert chez Verdale. Pas plus tard qu’avant-hier, j’ai vu le caissier lui verser trente-cinq mille francs sur un simple reçu.
« Jamais aussi énergiquement qu’en ce moment, Raymond n’avait fait appel à toutes les facultés de son intelligence.
« Il s’agissait de profiter de cette chance inespérée de salut qui semblait s’offrir à lui. Il s’agissait, parmi tous les fils de cette intrigue embrouillée, de choisir le bon, celui qui pouvait conduire à la vérité.
« Aussi perdait-il toute conscience du temps et de l’heure, et de la singularité de sa situation…
« Dieu sait pourtant si les allures et les mouvements du coupé étaient étranges.
« Mme Misri non plus ne remarquait rien.
« – De tout autre que du père Coutanceau, poursuivait-elle, je me serais défiée. Mais lui !… Je savais qu’il exécrait Combelaine, Maumussy et Verdale, la princesse d’Eljonsen, enfin toute la séquelle. Dame ! vous savez, au moment du coup d’État, Coutanceau ne s’est pas fait tirer l’oreille pour avancer de l’argent. Tout ce qu’il possédait, il l’a prêté. À ce point qu’on l’avait surnommé « l’usurier du 2 Décembre. » Eh bien ! ce surnom était injuste. En fait d’intérêts, il n’avait stipulé ni cinquante, ni vingt, ni même dix du cent. Il n’avait rien demandé qu’une grande situation, en cas de succès, une de ces situations qui donnent les honneurs. On la lui avait promise. On lui avait juré qu’il serait député, gouverneur de la Banque, ministre, que sais-je !… Le moment de tenir venu, Coutanceau fut déclaré ridiculement prétentieux. On trouva qu’il était bien vieux, que son éducation était insuffisante, qu’il manquait de prestige, on eut l’air de découvrir qu’il avait eu des malheurs à la correctionnelle… Je me rappelle de quel ton il criait aux autres : « Vous dites que je suis véreux, eh bien ! et vous, donc !… » Si bien qu’il n’eut pas la place, ce dont il enrage encore tellement que je lui ai entendu dire vingt fois que, pour démolir l’Empire, il donnerait le triple de ce qu’il a prêté pour aider à le fonder.
« Par là, monsieur Delorge, vous pouvez comprendre que j’étais bien sûre que du moment où il s’agissait de nuire à Combelaine, je pouvais compter absolument sur Coutanceau.
« Ayant donc réfléchi un moment :
« – Voyons, gros père, lui dis-je, assez de rébus comme ça, vous devez bien voir que je suis sur le gril.
« – Connu ! ma petite, me répondit-il. Quand j’aurai mis le bout de votre joli doigt dans le pot au rose, vite vous irez le montrer à ce cher Victor, lequel viendra faire du tapage chez moi et me mettra aux trousses ce drôle de Verdale, qui ne m’a jamais pardonné la bêtise que j’ai faite de l’enrichir.
« – Moi, vous dénoncer à Combelaine ? à un misérable, qui me vole et me bafoue, que je méprise, que je hais ?…
« Il éclata de rire, le vieux malin, et me regardant :
« – En ce cas, fit-il, je regrette bien de ne rien savoir de positif.
« Furieuse, je crois que j’allais le battre, quand se reprenant :
« – Seulement, ajouta-t-il, à force de fureter, de regarder, d’écouter, de questionner l’un et l’autre, j’ai fini par apprendre une petite histoire. Attention.
« Il y avait une fois, il y a trois ou quatre mois, en Anjou, une jeune demoiselle bien naïve, bien honnête, bien sage, qui vivait toute seule, au fond d’un grand vieux château. Elle s’appelait Simone.
« Riche, cette demoiselle l’était autant que le défunt marquis de Carabas. Toute la contrée lui appartenait. Ses propriétés étaient évaluées huit ou dix millions, et elle les surveillait et les faisait valoir elle-même, ni plus ni moins qu’un bon vieux propriétaire.
« Ce n’était pas l’affaire de sa maman ni de monsieur son frère, lesquels, ayant depuis longtemps avalé leur saint-frusquin, grillaient de croquer celui de la pauvre demoiselle.
« Ils avaient bien essayé de tous les moyens pour la déposséder, mais elle avait tenu bon, et ils enrageaient, tirant le diable par la queue, quand une idée leur vint.
« C’était de marier Mlle Simone – de gré ou de force – à un homme qui s’engagerait à partager avec eux le gâteau, c’est-à-dire la dot.
« Pour ce, ils cherchaient un gaillard aimable et peu scrupuleux, lorsque Mme la duchesse de Maumussy leur offrit le comte de Combelaine…
« Ils étaient faits pour se comprendre.
« Sur un mot de madame la duchesse, votre Victor partit pour l’Anjou en compagnie de Maumussy et du baron Verdale.
« Il vit les Maillefert, on s’expliqua et en trois jours tout fut entendu, convenu, conclu. On échangea les paroles comme il convient entre gentilshommes. On prit aussi des sûretés et on se procura de l’argent, grâce à l’honorable M. Verdale, lequel, pour rentrer dans les fonds que lui doit Combelaine, s’est constitué le banquier de l’association. Restait à obtenir le consentement de la jeune fille. Ce n’était pas aisé. Elle avait un amoureux, et elle y tenait encore plus qu’à ses propriétés. Ce fut la duchesse de Maumussy qui imagina un expédient. J’ignore comment elle s’y prit, ce qu’elle dit ou fit ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’à la fin de l’année, Mlle Simone quitta son vieux château et vint s’installer rue de Grenelle chez sa mère. Si bien qu’aujourd’hui tout est arrangé, elle a donné son consentement…
Cent questions, d’une importance décisive, se pressaient sur les lèvres de Raymond. Mme Misri ne souffrit pas qu’il en formulât une seule.
– Ah ! attendez que j’aie fini, interrompit-elle d’une voix rauque, attendez !…
C’est qu’à remuer tous ces souvenirs irritants, ses nerfs s’exaspéraient. La colère chassait à flots le sang à sa gorge.
– Le père Coutanceau, reprit-elle, avait vidé son sac du premier coup. Une heure durant, je le tournai et retournai comme un gant, je ne lui arrachai pas un détail de plus.
« Je lui fis jurer de veiller au grain et d’accourir dès qu’il apprendrait quelque chose de neuf, et je le congédiai.
« J’avais hâte d’être seule, pour ne me plus contraindre, pour rager à l’aise, pour trépigner, crier et casser tout ce que j’avais sous la main.
« C’est que, voyez-vous, si j’ai mon amour-propre tout comme une autre, je me connais, moi, et je ne me monte pas le coup. Moi, Flora Misri, née Cochard, ancienne figurante des Délass, âgée de trente-cinq ans, sans compter les mois de nourrice, pouvais-je lutter avec une jeune fille de vingt ans, sage, jolie, et noble comme une reine !…
« Si elle eût été dans la misère, seulement !… Mais elle était riche, si riche, que moi, avec mes deux millions, je me faisais l’effet d’une pauvresse. Donc, c’était clair comme le soleil en plein midi, j’étais une fois de plus trahie, filoutée, lâchée…
« – Oui, pensai-je, à moins d’un de ces coups qui relèvent une partie…
« Je reconnaissais que tout espoir était perdu, et perdu sans retour, du côté des Maillefert, et que je n’avais plus à compter que sur moi seule. Je sentais aussi que le temps pressait, et que, si je m’amusais aux bagatelles de la porte, je trouverais la pièce jouée, un beau matin.
« Montée comme je l’étais, je me décidai sur-le-champ à jouer mon va-tout et à attaquer directement Combelaine…
« Le soir même, il arriva chez moi, sur les dix heures, fumant son cigare, comme d’ordinaire, souriant et insolent comme toujours. J’avais préparé dans ma tête ce que je lui dirais, mais sa vue me fit oublier mes belles phrases ; la colère m’emporta, et sans le laisser seulement me souhaiter le bonsoir, lui sautant à la gorge :
« – Lâche, m’écriai-je, misérable, brigand ! Ose donc me dire encore que tu ne te maries pas !…
« Si vous croyez qu’il fut décontenancé, qu’il essaya de nier, c’est que vous ne le connaissez guère. Il se dégagea, et froidement :
« – Justement, me dit-il, je venais t’annoncer mon mariage…
« Il me poussait à bout, j’éclatai.
« – Eh bien ! m’écriai-je, ce mariage n’aura pas lieu !
« – Parce que ?…
« – Parce que moi, Flora, je ne le veux pas !…
« La voix de Mme Misri atteignit un tel diapason, que le cocher certainement l’entendait, et que par moment Raymond le voyait se pencher vers les glaces de devant, partagé qu’il était entre l’attention à donner à son cheval et la curiosité de savoir ce qui se passait dans le coupé.
« – Depuis vingt ans, poursuivit-elle, que notre existence est commune, nous n’en étions pas, Victor et moi, à notre première dispute. Et vous ne savez pas, monsieur Delorge, ce que peut être une dispute entre un homme tel que lui et une femme comme moi.
« Mais jamais la situation n’avait été tendue comme ce soir-là.
« – Ah ! tu ne veux pas que j’épouse Mlle Simone, fit-il.
« – Non.
« – Et pourquoi, s’il te plaît ?
« – Parce que, répondis-je, tu es à moi. Parce que j’ai payé de ma jeunesse le droit d’être ta femme. Parce que j’ai ta parole et que je t’ai donné des arrhes ; que notre mariage est annoncé partout ; que je suis lasse d’être dupe et que je ne veux pas être ridicule ; enfin, parce que je ne supporterais pas de te voir à une autre…
« Monsieur ricanait.
« – Serais-tu donc jalouse ? fit-il.
« – Pourquoi pas !…
« Là-dessus, son visage changea brusquement, et de dur et menaçant qu’il était, il devint doux et bon comme à nos meilleurs moments.
« – Eh bien ! là, vrai, tu as tort d’être jalouse. Voyons, franchement, puis-je te préférer, à toi, qui es le sourire de ma vie, à toi si gaie, si facile, si dévouée, cette vierge larmoyante qui a nom Simone de Maillefert !… Est-ce qu’elle me comprendrait ? est-ce que nous parlons seulement la même langue ! Le mariage est un sacrifice à mes projets d’avenir, à mon ambition, à notre bonheur… Nous vieillissons, ma pauvre Flora, il nous faut une fin digne de nous. Je rencontre des millions qui ne demandent qu’à entrer dans ma poche : faut-il que je les repousse ! Tu ne le voudrais pas. Tu es trop forte pour avoir des scrupules de sentiment. Ah ! si on pouvait avoir l’argent sans la femme ! Mais ce n’est pas l’usage. Pour palper la dot, il faut épouser. Avalons donc cette pilule amère. Flora Misri, jalouse ! c’est de la folie. Tu ne la connais pas cette pauvre Simone de Maillefert. Combien crois-tu qu’elle ait encore à vivre ? Avant la fin de l’année je serai libre, et j’aurai gagné, à aliéner six mois de ma liberté, une fortune énorme, de grandes alliances, un regain de considération que mes fredaines rendent nécessaire, et le titre de duc. Alors je reviendrai, et ce ne sera plus le titre de comtesse, mais celui de duchesse que je mettrai dans ta corbeille. Alors, en unissant nos deux fortunes, nous aurons une des maisons les plus considérables de Paris et tout le monde à nos pieds… Oui, tu as raison, je suis à toi, mais quand il y va d’un si grand intérêt, tu peux bien me prêter pour quelques semaines à une pauvre fille qui se passe une fantaisie de malade…
« Voilà, monsieur Delorge, ce que me dit Victor, non comme je vous le rapporte, mais longuement, doucement, avec toutes sortes de caresses dans la voix et de tendresse dans les yeux.
« – À tout cela, dis-je, quatre mots de réponse suffisent : Je-ne-veux-pas !…
« Il parut surpris.
« – Voyons, voyons, fit-il d’un ton dédaigneux, je ne suis pourtant pas, que je sache, votre propriété, ma belle !…
« – Si ! m’écriai-je.
« Et hors de moi, je me mis à lui reprocher, avec des torrents d’injures et d’insultes, sa vie tout entière, tout ce que je savais de ses hontes, toutes les infamies dont j’avais été la complice volontaire ou forcée…
« Et quand j’eus fini :
« – Alors, ricana-t-il, c’est ta note que tu me présentes ?
« – Oui, et je prétends être payée.
« Il haussa les épaules, et sentant grandir son irritation :
« – Tiens, me dit-il, brisons… Ce n’est pas un caprice absurde qui me fera revenir sur ma détermination.
« Mais moi j’avais décidé que j’irais jusqu’au bout.
« – Prends garde, Victor, dis-je.
« Il tressaillit.
« – Que veux-tu dire ? fit-il.
« – Rien, sinon que je ne me laisserai pas bafouer sans essayer une revanche. Tu oublies quelque chose…
« – Quoi ?
« Je me rapprochai de la cheminée pour être à portée de mon cordon de sonnette, et le regardant bien dans le blanc des yeux, je dis :
« – Et les papiers !…
« Son visage positivement se décomposa, et c’est cependant d’un ton calme qu’il répondit :
« – Quels papiers ?…
« J’allais jouer ma dernière carte.
« – Tu le sais aussi bien que moi, répondis-je. Un homme comme toi qui, depuis vingt ans, se mêle à toutes les intrigues et se salit à tous les tripotages, est bien forcé de garder par devers lui des tas de paperasses qui le compromettent terriblement, c’est vrai, mais qui à un moment donné, aussi, peuvent être des armes. Toi qui es prudent, et qui connais tes amis de la rue de Jérusalem, tu n’as jamais rien conservé chez toi. On pouvait, en ton absence, fouiller ta maison, comme on a fouillé celle du père Coutanceau, quand on lui a si subitement enlevé les pièces dont il menaçait de se servir. C’est à moi que tu confiais tout ce que tu jugeais dangereux. Tu me disais : « Tiens, serre, ce n’est rien, mais j’y tiens. » Moi je serrais fidèlement ; seulement, comme j’aime à connaître la valeur de ce que je garde, j’examinais. Je ne suis qu’une bête, mais je sais lire. J’ai lu… cela te suffit-il ?
« Il se contenait encore, mais à peine, oh ! à grand’peine.
« – Et si je te demandais de me rendre ces papiers ? interrogea-t-il.
« – Je te répondrais, dis-je, que je ne les rendrai qu’à mon mari.
« – De sorte que si j’épouse Mlle Simone…
« – Je les utiliserai…
« – Toi !
« Cette fois, bien ostensiblement, je pris le cordon de la sonnette.
« – Oui, moi, répondis-je. Et si tu veux savoir ce que j’en ferai, je vais te le dire. Je commencerai par les trier et les classer. J’adresserai les uns au procureur impérial ; les autres à n’importe quel député de l’opposition ; d’autres encore à l’empereur lui-même. Il y en a que je donnerai à ma sœur, Mme Cornevin, qui les remettra à Mme Delorge, la veuve du général. Quant à ceux que tu m’as confiés dernièrement, et qui viennent de Berlin, j’aviserai.
« Ah ! je croyais bien qu’il allait se jeter sur moi, et essayer de m’étrangler…
« Eh bien ! non…
« Posément, il reprit son chapeau, et ouvrant la porte :
« – Vous devez comprendre, prononça-t-il, que de ma vie je ne vous reverrai. Ce que j’ai dit sera… Vous croyez pouvoir me perdre ? Essayez… Et il sortit.
Arrivée à ce paroxysme où la colère ne trouve plus d’expression, Mme Flora Misri riait d’un rire nerveux et strident qui, en ce moment, semblait sinistre, et eût presque fait douter de sa raison.
Se penchant vers Raymond, jusqu’à lui effleurer le visage de son haleine :
– Eh bien ! interrogea-t-elle, qu’est-ce que vous dites de cela ?…
Raymond ne répondit pas. Il était ébloui des perspectives que lui ouvrait le ressentiment de cette femme, et haletant d’espérance et de crainte, il tremblait, par un mot imprudent, de la rappeler à la prudence ou de déranger le cours de ses idées.
– Vous êtes stupéfait du toupet de Victor, reprit-elle. Que serait-ce donc si vous connaissiez les papiers que j’ai en ma possession, si vous saviez où ils le mèneront si je les livre !…
« À la réflexion, cependant, je m’expliquai sa conduite.
« C’est qu’il me connaît, voyez-vous, et qu’il me sait, avec lui, faible comme une enfant, lâche autant que le chien qu’on bat et qui revient en rampant lécher la main qui l’a battu.
« J’ai tant de fois tenté inutilement de briser ma chaîne, de m’enfuir, de me reconquérir !… Tant de fois je l’ai menacé de me venger, et terriblement, de tout ce qu’il m’a fait endurer !…
« – Ce sera cette fois comme les autres… devait-il penser en sortant de chez moi. Flora est bien trop bête pour faire ce qu’elle dit…
« Il est vrai que, de mon côté, je pensais :
« – Chante, mon bonhomme, chante bien haut, redresse la crête, fais le fier… Avant la fin de la semaine, ne voyant pas venir de lettre de moi, tu commenceras à avoir la puce à l’oreille…
« Ne pas donner signe de vie, je le pouvais sans danger, certaine que Victor ne passerait pas outre sans une dernière explication. Alors, s’il s’obstinait, il serait temps d’agir.
« Cependant, pour n’être pas prise sans vert, il m’importait d’être informée jour par jour des faits et gestes de Combelaine. J’envoyai chercher Léonard.
« Je lui trouvai l’air fort abattu.
« – Je conçois que vous vous fassiez de la bile, me dit-il, nous sommes volés, le patron épousera Mlle de Maillefert.
« – Comment ! à nous deux, et avec les armes que nous avons !…
« – Nous n’empêcherons rien. Si l’affaire eût pu être rompue, elle l’eût été, entendez-vous, par les Maillefert.
« – Des gens qui s’entendent avec lui…
« – Qui s’entendaient, c’est possible ; qui sont brouillés, c’est sûr. Ils se voient, ils se visitent, ils sortent ensemble, mais ils se haïssent. Allez, je sais ce que je dis. Pas plus tard qu’avant-hier, voilà M. Philippe de Maillefert qui tombe chez nous, demandant à parler à monsieur, sur-le-champ. Comme de juste, je vais prévenir monsieur, qui me répond : « Que le diable emporte l’imbécile !… Enfin, qu’il entre. » Je le fais entrer, je me retire. Seulement, j’avais flairé quelque chose. Je restai l’oreille collée contre la porte. Mes deux individus étaient à peine seuls, que voilà une discussion qui commence, oh ! mais une discussion si abominable, que deux chiffonniers n’en auraient pas une pire. M. Philippe réclamait à monsieur de l’argent qu’il l’accusait de lui avoir volé, de très grosses sommes et aussi des billets, et à tout moment, monsieur répétait : « Tant pis pour vous ! Chacun pour soi ! Adressez-vous aux tribunaux… »
« Vous devez le comprendre, monsieur Delorge, je tombais de mon haut…
« – Ce que vous me contez là est invraisemblable, dis-je à Léonard…
« – C’est cependant vrai.
« – Et le mariage n’est pas rompu ?
« – Il tient plus que jamais…
« – C’est absurde !…
« Léonard haussa les épaules.
« – C’est-à-dire, me répondit-il, que cela me surpasse. Il faut qu’il y ait là-dessous quelque diablerie du patron, que nous ne soupçonnons pas. Laquelle ?… Je me suis donné la migraine à force de chercher, et j’ai fini par jeter ma langue aux chiens.
« De plus en plus, la situation se compliquait, si bien que j’en arrivais à ne savoir plus que penser ni que croire, et que malgré toutes les raisons que j’avais de me fier à Léonard, je l’observais en dessous, essayant de reconnaître si, acheté par Victor, il ne se moquait pas de moi.
« – Peut-être, demandai-je, Mlle de Maillefert aime-t-elle quelqu’un ?…
« – Parbleu ! répondit Léonard.
« Et alors, monsieur Delorge, il me raconta que celui que cette pauvre jeune fille aimait, c’était vous, que tout le monde le savait bien, qu’elle l’avait d’ailleurs avoué hautement, et que même vous deviez l’épouser, lorsque Victor était survenu, protégé par Mme de Maumussy.
« J’étais toute saisie de cette fatalité, moi, qui me rappelais la mort de votre père, et je me disais :
« – Eh bien ?… en voilà un qui ne doit pas être le cousin de Combelaine.
Mme Misri supposait-elle qu’il était besoin d’attiser la haine de Raymond avant de lui offrir un sûr moyen de se venger ?
Et dans le fait, pourquoi non ?
Elle ignorait ses tortures et sa résolution désespérée lorsqu’elle l’avait invité à prendre place dans son coupé.
Et depuis ce moment, il était resté impénétrable, devenant de plus en plus froid et réservé, à mesure qu’elle s’enivrait de sa colère.
C’est qu’il était une considération qui lui commandait le sang-froid qui observe, prévoit et calcule :
Autant il avait foi en la sincérité actuelle de Mme Misri, autant, pour l’avenir, il se défiait d’elle.
Sans être un grand grec en matière de passion, il était trop intelligent pour ne pas comprendre qu’en dépit de ses serments de haine et de vengeance, Mme Misri, plus que jamais, aimait – si ce n’est pas profaner ce mot sacré – le comte de Combelaine.
Elle était en pleine révolte ; mais que fallait-il pour qu’elle reprît sa chaîne et qu’elle revînt à ses habitudes d’aveugle soumission ? Une visite de Combelaine évidemment, un mot, un regard…
Donc, il fallait profiter de l’occasion pour en tirer tout ce qu’elle savait encore, pour lui arracher surtout les papiers qu’elle possédait…
Après un moment de silence :
Et ensuite ? interrogea-t-il.
À cela, monsieur Delorge, reprit Mme Misri, se bornaient les renseignements de M. Léonard. Il fut convenu que nous resterions alliés, poursuivant le même but, moi ouvertement, lui en secret.
« Et j’attendis les événements, tenue au courant tous les jours, tantôt par le père Coutanceau, plus animé que moi, certainement, contre Combelaine, tantôt par Léonard.
« Selon Coutanceau, tout espoir était définitivement perdu, et j’avais tort de ne pas utiliser immédiatement mes armes.
« Selon Léonard, au contraire, je devais patienter, parce que, me disait-il, M. de Maillefert et Victor, de plus en plus irrités, ne pouvaient manquer, au premier jour, de vider leur querelle sur le terrain.
« Malheureusement, c’est à Coutanceau que tout semblait donner raison.
« Le mariage de Combelaine et de Mlle de Maillefert était annoncé de divers côtés, et tout en le trouvant inouï, incompréhensible, absurde, on le considérait comme certain.
« En cette extrémité, je songeai à agir sur Combelaine par ses anciens amis.
« Parmi les papiers, il s’en trouvait qui compromettraient terriblement plusieurs personnages haut placés, et entre autres, et plus que tous les autres, le duc de Maumussy.
« C’est donc à lui que je m’adressai d’abord.
« Après lui avoir exposé la situation, qu’il devait d’ailleurs connaître aussi bien sinon mieux que moi je lui écrivais carrément :
« Il m’est impossible de frapper Victor sans vous atteindre vous-même, je le regrette, mais c’est ainsi. Usez de votre influence sur lui pour le déterminer, non pas à m’épouser, je n’exige pas tant, mais à rompre un mariage que je suis résolue à empêcher à n’importe quel prix. »
« Je m’attendais à voir arriver Maumussy, tout courant. Je comptais, à tout le moins, sur une réponse immédiate… Rien.
« Furieuse, j’écrivis successivement la même chose au baron Verdale et à la princesse d’Eljonsen… Rien toujours.
« On riait de ma colère, on se moquait de mes menaces ; c’était si clair que j’aurais douté de la valeur des pièces que j’avais entre les mains, sans le père Coutanceau, qui les avait examinées, et qui même avait profité de la circonstance pour s’emparer de tout ce qui le concernait.
« Ce silence, prétendait-il, était inouï, inexplicable, et très certainement cachait quelque embûche.
« – Défiez-vous, me répétait-il sans cesse, prenez garde !…
« Et moi, qui, mieux que lui, sait ce dont Victor est capable, je frémissais et j’étais travaillée de si affreuses terreurs, qu’il me semblait trouver un goût étrange à tout ce que je mangeais, que le jour j’osais à peine sortir, et que la nuit je me barricadais dans ma chambre comme dans une forteresse.
« Ah ! ces papiers maudits !… Vingt fois je les ai mis sous enveloppe pour les adresser à qui de droit, vingt fois j’ai eu horreur de ce que j’allais faire, et je les ai resserrés en me disant :
« – Je ne peux pas, décidément, je ne peux pas…
Alors, monsieur Delorge, alors, lâche et indigne créature que je suis, pauvre bête, misérable dupe, savez-vous ce que je fis ?
« J’écrivis à Victor pour lui demander une entrevue, lui disant que notre brouille venait d’un malentendu qu’une explication dissiperait.
Si Mme Flora Misri pensait surprendre Raymond, elle se trompait.
Cette défaillance, il l’avait devinée, prévue, et il n’avait qu’à s’applaudir de sa pénétration et de sa réserve.
– Oui, voilà ce que je fis, continua-t-elle, et, allégée de mes angoisses et de mes luttes intérieures, pleine d’espoir, j’attendis.
« Oh !… je n’eus pas à attendre longtemps ! Le soir même, Victor me retournait ma lettre avec ces mots au crayon rouge, en travers :
« Assez !… ou je serai forcé de prier le préfet de police de me délivrer d’obsessions et de menaces également ridicules. »
« Il me menaçait de la police, lui !… Quelle amère dérision !…
« – Et j’hésiterais encore, m’écriai-je, à le perdre lorsque je le puis !…
« Eh bien ! oui, j’hésitai encore.
« – Il faut, me dis-je, que je le voie, que je lui parle, qu’il m’entende… C’est une dernière chance de salut que je lui offre : s’il la dédaigne, c’est fini, j’agis…
« Et voilà pourquoi, monsieur Delorge, vous m’avez vue, ce soir, à la grille du comte de Combelaine, mendiant la faveur d’un entretien.
« Et vous avez entendu !… Il me ferme sa porte, le misérable qui me doit tout, que j’ai disputé jadis à cette police dont il me menace aujourd’hui, qui a vécu de moi, des hontes qu’il me reproche, qui m’a volée, pillée, ruinée, qui me doit jusqu’à l’argent qu’il donne à ses valets par lesquels il me fait insulter.
« Et Léonard qui n’est plus là.
« Comment, tout à coup, sans me prévenir, a-t-il quitté Combelaine qu’il sert depuis tant d’années, et qui lui doit, il me le disait encore avant-hier, une vingtaine de mille francs ?
« Qu’est-ce que cet Anglais, qui lui donne, à ce qu’on prétend, des gages fabuleux ?…
Durant dix secondes, Mme Misri reprit haleine, puis tout à coup, et avec une violence convulsive :
Voilà ce que je me disais, monsieur Delorge, poursuivit-elle, pendant qu’on me refusait la porte. La mesure était comble, cette fois, et je me demandais comment frapper sur-le-champ le misérable, lorsque je vous ai aperçu et reconnu.
« Et maintenant que je vous ai tout raconté, je vous dis :
« – Je ne suis qu’une femme, je ne saurais peut-être pas me servir des armes mortelles que j’ai entre les mains ; voulez-vous que je vous les confie ? Voulez-vous me venger en vous vengeant vous-même ? Êtes-vous prêt à me jurer que vous frapperez impitoyablement Combelaine, que vous l’écraserez !…
Jamais occasion si décisive ne s’était offerte à Raymond, et il n’avait pas trop de toute sa volonté pour garder son calme.
– Ainsi, vous me donnerez ces papiers qui sont en votre pouvoir ? demanda-t-il.
– Je vous les donnerai.
– Quand ?
Si imperceptible que fût l’indécision de Mme Misri, elle n’échappa pas à Raymond.
– Demain, répondit-elle, dans la matinée…
– Pourquoi pas ce soir ?…
– Ce soir !…
– Oui, tout de suite. Dites à votre cocher de rentrer, je monte à votre appartement, vous me remettez ces papiers, je passe la nuit à les examiner et à voir quel parti on peut en tirer, et dès demain j’ouvre le feu…
Une brusque secousse lui coupa la parole.
Le coupé venait de s’arrêter court au milieu de l’avenue d’Eylau.
Le cocher, comme la première fois, rabattit sans façon la glace, et d’un accent inquiet :
– Madame ! appela-t-il, madame !
Assurément, elle était à mille lieues de la situation présente, et il lui fallut un instant pour s’en rendre compte. Alors, elle crut que son cocher allait de nouveau se permettre des observations sur la longueur de la promenade.
– Qu’est-ce que ces façons ! répondit-elle. Ne vous ai-je pas dit de marcher ?…
Elle voulait relever la glace, le cocher l’en empêcha.
– C’est bien, je vais marcher, fit-il, mais avant je dois dire à madame que nous sommes suivis…
Elle tressauta, et, par un mouvement instinctif, se rapprochant de Raymond :
– C’est impossible !… s’écria-t-elle.
– Oh ! j’en suis sûr comme de mon existence, insista le cocher. Monsieur et madame n’ont donc pas remarqué les drôles de détours que je leur ai fait faire, et la singulière façon dont je les menais ? C’est que je voulais m’assurer de la chose. J’ai commencé à m’en défier dès les Champs-Élysées. Voyant une voiture qui allait du même train que moi, toujours tournant à la même distance, tournant à droite quand j’allais à droite et à gauche quand je tournais à gauche, je me suis dit : « Bien certainement on épie madame. » Alors, je me suis mis à circuler au hasard, de ci et de là, tantôt au pas, tantôt au galop, la voiture ne me lâchait toujours pas, et maintenant que je suis arrêté, elle est arrêtée en arrière à cent pas.
Trop profonde était l’obscurité pour que le cocher, du haut de son siège surtout, pût juger de l’impression que produisait son rapport.
Pendant qu’il parlait, Mme Misri, plus tremblante que la feuille, s’était peu à peu blottie tout contre Raymond.
– Vous entendez ? bégaya-t-elle.
– Parfaitement.
– C’est Combelaine qui nous suit, reprit-elle.
– Combelaine ou un autre…
– Non, ce ne peut être que lui. Je sais ses façons, voyez-vous, et combien il est traître. Pendant que je parlementais avec son domestique, il était au guet derrière ses persiennes. Il nous a vus causer et monter ensemble dans mon coupé. Il a demandé qui était cet homme à qui je parlais, on le lui a dit, et aussitôt, sautant en voiture, il s’est lancé sur nos traces…
Raymond sentait la victoire lui échapper, une victoire sûre, décisive, et dont il avait déjà, au dedans de lui-même, escompté la joie.
Car il n’avait pas besoin d’y voir clair pour reconnaître que Mme Flora retombait invinciblement sous l’influence de Combelaine, qu’elle était terrifiée de son audace, que le plus extrême anéantissement succédait à son exaltation nerveuse.
– Peut-être avez-vous raison, lui dit-il, mais que nous importe !…
– Malheureux !… Vous ne comprenez donc pas que si Combelaine nous a épiés, il est trop fin pour ne pas avoir deviné ce qui s’est passé entre nous ! S’il nous a suivis, il sait, à cette heure, que je vous ai tout dit, que je vous ai offert les papiers que j’ai en ma possession, que nous avons signé un traité de vengeance…
Il importait de prendre un parti, évidemment, mais il était bon aussi, avant tout, de vérifier les assertions du cocher. Raymond n’y ajoutait pas absolument foi, l’estimant fort capable d’avoir imaginé cette histoire de poursuite pour déterminer Mme Misri à rentrer.
Revenant donc à cet homme :
– Et où est-elle, maintenant, demanda-t-il, cette voiture qui nous « file » si obstinément ?
Le cocher se dressa sur son siège pour regarder.
– Toujours au même endroit, répondit-il, près d’un café très éclairé. En mettant l’œil au petit carreau du fond, monsieur peut l’apercevoir.
Ainsi fit Raymond et, en effet, à une soixantaine de mètres, il distingua les lanternes d’une voiture immobile. Mais qu’est-ce que cela prouvait ?
– Mon brave, dit-il au cocher, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Vous allez marcher, pendant que j’observerai, et faites assez de tours et de détours pour lever tous mes doutes !…
– Soit ! répondit le cocher.
Et il fouetta son cheval, qui partit au grand trot…
– Eh bien !… demandait de temps à autre Mme Misri à Raymond.
– Eh bien, le cocher ne s’était pas trompé. Voici la voiture suspecte qui se met en marche à son tour… Elle tourne où a tourné la nôtre… Elle se maintient toujours à une cinquantaine de mètres…
Sûr de son fait, Raymond commanda au cocher d’arrêter.
– Ma conviction, dit-il à Mme Misri, est qu’il n’y a que M. de Combelaine pour nous épier ainsi… Cependant, il faut s’en assurer.
– Que voulez-vous faire ?
– Je vais descendre et aller demander à la personne qui est dans cette voiture de quel droit elle me suit…
Déjà il ouvrait la portière ; Mme Misri le retint.
– Vous ne ferez pas cela ! s’écria-t-elle, je ne veux pas rester seule, j’ai peur. Ensuite, si c’est Victor qui est dans la voiture, qu’arrivera-t-il ?…
Était-ce pour Raymond qu’elle craignait si fort, ou pour M. de Combelaine ? Il eût été hardi de prétendre le décider.
Lui commençait à perdre son sang-froid.
– Que voulez-vous alors ? dit-il en jurant. Avez-vous une idée ?
– Oui.
– Dites.
– Voilà : mon cheval est fatigué, c’est vrai, mais il a beaucoup de sang, c’est une bête de quatre mille francs, et en le poussant un peu, on obtiendra tout ce qu’on voudra. Il faut le pousser, tout droit, toujours tout droit, sur une grande route, l’autre voiture ne nous suivra pas une lieue…
– Et après ?…
– Après, nous reviendrons par un autre chemin, et je rentrerai chez moi, ou j’irai coucher chez une de mes amies…
Ce plan offrait à Raymond cet avantage de ne pas quitter Mme Misri, et cette perspective de l’accompagner chez elle, et d’en obtenir les papiers.
– Oui, c’est une idée, fit-il.
Et, s’adressant au cocher :
– Il faut distancer cette voiture, reprit-il. Vous allez prendre l’avenue de la Grande-Armée, puis l’avenue de Neuilly, et vous lancer à fond de train sur la route de Saint-Germain.
– C’est que le cheval est un peu fatigué…
– Crevez-le, s’il le faut, interrompit Mme Misri…
Le cocher haussait les épaules.
– Drôle de fantaisie, grommela-t-il.
Pourtant, il se mit à rouer de coups son cheval, qui partit dans la direction indiquée.
– Nos espions en seront pour leurs frais, dit Raymond.
Mme Misri ne répondit pas. Il n’y avait plus à en douter, elle se repentait amèrement de ce qu’elle avait fait, et certainement, elle eût donné bonne chose pour reprendre les confidences échappées à sa colère. Était-ce frayeur de Combelaine, ou regret d’avoir compromis cet homme qui avait su faire d’elle sa chose ? Il eût été malaisé de le dire. Les relations de gens tels que Mme Misri et M. de Combelaine échappent à l’analyse. La passion s’y complique de circonstances mystérieuses, étranges, inavouables. Ce devient à la longue une association dont les complices se trouvent liés par un lien de honte plus difficile à rompre que ceux que nouent les conventions sociales.
– Nous ne gagnons pas, murmurait-elle.
Raymond regarda ; c’était vrai. Les lanternes de l’ennemi brillaient invariablement à la même distance.
Les larmes venaient aux yeux de Mme Misri.
– Maintenant, gémissait-elle, comme si elle eût répondu aux objections de son esprit, maintenant je m’explique la sécurité et le silence de Combelaine et de ses amis. Ils sont puissants, voyez-vous, très puissants, ils ont des relations partout et à la préfecture de police plus qu’ailleurs. Du jour où j’ai menacé de me servir des papiers, j’ai été entourée d’espions. Ah ! ils sont forts, les brigands. Voici que je doute de tout. Qui sait si mes domestiques, mon cocher, ma femme de chambre même, à qui je dis tout, ne sont pas payés pour me surveiller ? Et Léonard ? Ne me trahissait-il pas ? Coutanceau lui-même ne se moquait-il pas de moi ?
Littéralement, elle s’arrachait les cheveux.
– À cette heure, continuait-elle, je comprends l’obstination de Victor à nous suivre ; il sait que, si je vous remets les papiers, il est perdu et il ne veut pas que je vous les remette. Ah ! folle que je suis, de m’être attaquée à lui ! Folle surtout de l’avoir prévenu ! On ne menace pas des hommes comme lui, on frappe d’abord…
Ainsi, de plus en plus, Raymond sentait lui échapper cette nature de fille, inconsistante et fantasque. Pourtant il ne perdait pas tout espoir.
Arrivé à la minute des résolutions suprêmes, il se jurait qu’il aurait les papiers le soir même, lui fallût-il menacer Mme Misri, lui fallût-il même recourir à la violence.
Mais il fallait dépister la voiture maudite.
– Arrêtez ! cria-t-il au cocher.
Il ouvrait la portière, il allait sauter à terre ; Mme Misri le retint.
– Que voulez-vous encore ?…
– Voir si je ne saurai pas, mieux que votre cocher, pousser votre cheval.
Elle n’osa pas s’y opposer, et l’instant d’après, Raymond, installé sur le siège, s’emparait des rênes.
– Nous échapperons, soyez tranquille, cria-t-il à Mme Misri.
C’est qu’il venait de changer son plan. Au lieu de suivre droit l’avenue de Neuilly, il se jeta à gauche, dans l’avenue de Longchamp, qui traverse en biais tout le bois de Boulogne.
L’autre voiture en avait fait autant, mais il ne s’en inquiétait guère. Habilement poussé et sur un terrain exceptionnellement favorable, le cheval de Mme Misri filait avec une prestigieuse rapidité.
– Une demi-heure de ce train, et la pauvre bête est fourbue ! grommelait le cocher.
– Oui, mais dans une demi-heure, nous serons loin…
Et, ce disant, Raymond éteignait les lanternes du coupé en murmurant :
– Voilà toujours qui va rendre la poursuite plus difficile !
Il ne devait pas s’en tenir là.
Parvenu à l’endroit où l’allée de la Reine-Marguerite croise l’allée de Longchamp, brusquement, il tourna court dans une allée réservée aux piétons et, en dépit de l’obscurité profonde, au risque de tout briser, il maintint longtemps encore le cheval au galop.
Il s’arrêta pourtant. Et alors, pendant près de cinq minutes, et prêt à reprendre sa course, il prêta l’oreille et regarda dans toutes les directions.
Rien. On n’apercevait pas une lanterne de voiture, on ne percevait pas le moindre bruit de roues.
– Nous l’emportons donc !… s’écria Raymond, en sautant à terre pour annoncer à Mme Misri cette heureuse nouvelle.
Mais c’est en vain qu’il appela, en vain qu’il étendit les bras dans l’intérieur…
Le coupé était vide, Mme Misri avait disparu.