I
 

Ce n’était pas le premier venu, que le docteur Valentin Legris.

Celui-là n’était pas de ces aimables étudiants qui, après dix ans de bière et d’absinthe comparées, enlèvent leur diplôme d’un coup d’audace ou de hasard.

Fils d’une famille pauvre – son père était un petit menuisier de la banlieue – le docteur Legris devait à son intelligence et à son travail obstiné sa modeste situation.

C’est de ci et de là qu’il avait fait ses études, tantôt externe d’un lycée, tantôt pensionnaire de quelque institution qui lui donnait le vêtement, la pâtée et la niche à la condition expresse de remporter des prix à la fin de l’année. Il était maître d’études, ou plus vulgairement : pion, dans la maison où il fit sa philosophie et où il fut reçu bachelier ès lettres et bachelier ès sciences.

Les années suivantes, c’est avec l’argent qu’il gagnait à donner des répétitions, qu’il se nourrit et se logea, qu’il acheta des livres, qu’il paya ses examens et ses inscriptions à l’École de médecine.

Il eut à souffrir et beaucoup, dans un pays et à une époque où les jeunes imbéciles enrichis par leur famille voudraient bien faire de la pauvreté un vice et un ridicule.

Mais il n’était pas d’une trempe à s’affliger sérieusement des déboires ou des railleries que pouvaient lui valoir l’exiguïté de sa chambre du sixième étage, l’épaisseur de ses souliers ou la coupe arriérée d’un paletot qu’il était allé acheter au Temple.

Loin d’en être altérée, sa gaîté naturelle s’y aiguisa de cette pointe de scepticisme ironique qui sied bien aux hommes qui ont conscience de leur valeur et qui l’ont affirmée en surmontant les obstacles.

Ce n’est pas lui qui jamais eût consenti à affecter une gravité pédantesque bien éloignée de son caractère, ni à se faire, comme d’autres, un élément de succès d’une hypocrisie raisonnée et patiemment soutenue…

Il aimait le plaisir, et volontiers le prouvait, lorsque, par grand hasard, quelque louis inattendu tombait dans le vide de son escarcelle et que ses études n’en devaient pas souffrir.

Quelques-uns de ses professeurs même lui trouvaient par trop d’indépendance, et lui reprochaient un certain esprit d’indiscipline et de contradiction.

Ses examens et sa thèse ne lui furent pas moins l’occasion d’un de ces triomphes que la Faculté enregistre et qui font espérer un maître pour l’avenir.

Malheureusement, le diplôme ne lui donnait pas de rentes, et, avant comme après le parchemin, il se trouvait en face de ce problème irritant et inquiétant : vivre…

Les quelques semaines qui suivirent furent des plus pénibles de sa vie.

On le rencontrait alors, la démarche lente et le front soucieux, errant un peu comme une âme en peine sous le portique de l’École de médecine, ou arrêté devant ce tableau qui se trouve à droite en entrant, et où s’affichent les demandes et les offres…

Les formules ne varient guère.

Du côté des demandes, c’est un navire baleinier qui, prêt à mettre à la voile, désire un chirurgien pour une expédition de trois ans dans les mers du pôle ; – ou un riche étranger très vieux et très souffrant, qui souhaiterait les soins incessants d’un savant docteur ; – ou encore une commune de mille sept cent âmes qui, ayant perdu son médecin, en désirerait un autre.

Du côté des offres, c’est cinq, dix, quinze jeunes gens qui, diplômés de la veille et sans fortune, proposent tout ce qu’ils savent, aussi bien pour accompagner en Italie quelque jeune et intéressante poitrinaire, que pour donner des consultations dans l’arrière-boutique de quelque pharmacie suspecte.

Il faut manger, n’est-ce pas !…

C’est ce que se répétait avec une amertume croissante le docteur Legris, et il était bien près de se décider pour le baleinier, où du moins le couvert serait mis deux fois par jour, lorsqu’un de ses camarades le présenta au célèbre médecin anglais Harvey.

Établi en France pour l’hiver, le docteur Harvey achevait alors son livre fameux et si effrayant : Des poisons.

Il avait besoin d’un aide, le docteur Legris lui plut, il le prit.

Et il s’y attacha si fortement, qu’il voulait absolument, à la fin de l’année, l’emmener avec lui à Londres, lui affirmant qu’il répondait de son avenir, de sa réputation et de sa fortune.

Bien que fort touché de l’offre, Legris refusa.

Tout en apportant tout ce qu’il avait d’intelligence aux travaux si remarquables d’Harvey, il avait travaillé en vue des concours, et quelques mois plus tard, il était interne à la Pitié.

Les années qu’il y passa ne furent, selon son expression, qu’un coup de collier continu.

Il apportait à l’exercice de sa profession cette passion obstinée qui seule fait les hommes supérieurs.

Il dépensait toute son énergie à ces luttes poignantes contre la maladie, la souffrance, la mort, et il y déployait une sagacité et une fécondité de ressources, une hardiesse parfois, qui étonnaient les plus vieux praticiens.

Ce n’était pas une raison pour que tous ses maîtres fussent ses amis.

Ils l’étaient, cependant.

Le sachant pauvre, ils cherchaient des occasions de lui faire gagner quelques honoraires, soit en le signalant à des malades qu’ils ne pouvaient voir, soit même en le faisant appeler en consultation.

Jamais l’illustre professeur B… ne rencontrait dans sa pratique un cas difficile, douteux ou nouveau, sans faire appeler son interne.

Cette situation, près d’un des maîtres de la science, devait valoir et valut en effet au docteur Legris de nombreuses relations, les unes flatteuses simplement et agréables, les autres assez puissantes pour aider sa fortune le jour où il quitterai la Pitié.

C’est ainsi qu’il connut le duc de Maumussy lorsqu’on le crut, lorsqu’il se crut lui-même empoisonné en 1866 ; la princesse d’Eljonsen lors de son accident de voiture, aux courses de La Marche, et Mme Verdale, après ce fameux bal du baron, où un incendie se déclara et où la pauvre dame fut si cruellement brûlée qu’elle faillit en mourir.

Mais toutes ces relations, le docteur Legris ne sut pas, au dire de ses amis, les utiliser.

La vérité est qu’il ne le voulut pas.

Un de ces amours funestes dont les hommes les plus forts ne savent pas se garer venait de bouleverser son existence.

Follement épris d’une jeune ouvrière d’une rare beauté, la voyant parée comme de juste, puisqu’il l’adorait, de toutes les qualités du cœur et de l’esprit, il voulut l’associer librement à sa vie.

Elle se joua de lui indignement.

Il était pauvre et elle voulait des toilettes, des diamants, des voitures, tout ce luxe brutal et scandaleux qui trouble la cervelle des pauvres filles, et qui les conduit par le plus court à Saint-Lazare ou à l’hôpital.

Le docteur aimait, il essaya de lutter. Son existence, pendant les derniers mois de son internat, fut un enfer.

Menaces et prières échouaient également. On le railla, il tint bon, descendant jusqu’à cette lâcheté suprême de la passion : paraître ne rien voir…

Jusqu’à ce qu’enfin, sentant sa dignité compromise, il rompit…

Mais il conçut un si noir chagrin, et tant de honte aussi de sa faiblesse, qu’il disparut, il se cacha…

Il avait un millier de francs d’économies, il en emprunta autant et vint s’établir à Montmartre, place du Théâtre.

Moins de six mois après, il ne pouvait plus suffire à sa clientèle, – peu aisée, il est vrai, maussade, d’autant plus exigeante qu’elle payait plus mal, mais telle quelle suffisant amplement à ses besoins.

Et le travail et le temps faisant leur œuvre, peut à peut il se remettait de l’horrible secousse, le passé s’effaçant et, ses ambitions d’autrefois le reprenant, il était résolu, dès qu’il aurait économisé quelques billets de mille francs, à renouer ses relations et à transporter son cabinet au centre de Paris.

Tel était l’homme auquel Raymond, en sa détresse extrême, venait de décider qu’il se confierait sans restriction.

Et après l’avoir quitté, en lui répétant : « À ce soir six heures, n’est-ce pas ? » tout en regagnant la rue Blanche, il découvrait mille raisons de s’applaudir de sa décision.

Cette fois encore, grâce à la complicité de Krauss, Mme Delorge ignorait que son fils eût passé la nuit dehors, et elle l’accueillit comme s’il fût sorti de grand matin, avant qu’elle ne fût levée.

– Je me suis permis, ma chère mère, lui dit-il en l’embrassant, d’inviter à dîner un de mes amis pour lequel je te demande un bon accueil.

C’était la première fois, depuis qu’il était de retour à Paris, qu’il amenait un convive ; aussi Mme Delorge en parut-elle un peu surprise.

– Le connais-je, cet ami ? interrogea-t-elle.

– Je ne crois pas, ma mère, mais je pense qu’il te plaira ; c’est un homme très distingué, de quatre ou cinq ans plus âgé que moi, le docteur Legris…

– Tu ne m’en as jamais parlé, fit Mme Delorge.

Et sonnant :

– N’importe, ajouta-t-elle avec un bon sourire ; il est ton ami, cela suffit. Et comme il est médecin aussi, c’est-à-dire un peu gourmand, je vais m’entendre avec Françoise pour le bien recevoir.

Françoise, c’était la cuisinière. Elle ne tarda pas à paraître, et pendant que Mme Delorge lui donnait ses ordres, Mlle Pauline s’approcha de son frère.

Arrêtant sur lui son beau regard clair :

– Le docteur Legris, demanda-t-elle avec une feinte bonhomie, n’est-ce pas ce monsieur qui est venu te voir tous les jours pendant que tu gardais le lit ?

– Précisément.

Alors, tout s’explique.

– Tout, quoi ?

– On comprend, je veux dire, que ce gros rhume qui t’a tant fait souffrir et si peu tousser ait été si promptement guéri.

Raymond dissimula mal un mouvement d’impatience.

– Que cette petite fille est agaçante ! pensa-t-il, mécontent de se voir pris, et ce n’était pas la première fois, en flagrant délit de mensonge.

Puis tout haut :

– Qu’y a-t-il d’extraordinaire, fit-il, à ce qu’un de mes amis, qui est médecin, vienne me voir lorsqu’il me sait souffrant ?

Il se levait, en disant cela, pour regagner son appartement.

– Comment ! tu nous quittes ? reprit Mlle Pauline.

– J’ai à travailler.

Déjà il gagnait la porte, mais elle :

– Oh ! tu nous accorderas bien un moment encore, nous avons de grandes nouvelles à te donner…

– Des nouvelles !…

– Oui, de Jean…

Raymond se rassit, observant à son tour sa sœur, qu’il lui avait semblé voir tressaillir.

– Ce matin même, continua la jeune fille, Mme Cornevin a reçu de son fils une longue lettre…

– Et elle est venue vous la communiquer ?

– Non ; elle nous l’a envoyée à lire. Elle a tellement d’ouvrage, et si pressé, qu’il lui est impossible de s’absenter un quart d’heure de ses ateliers.

Les plus singuliers soupçons traversaient l’esprit de Raymond.

– Il faut, en effet, reprit-il en baissant la voix pour n’être pas entendu de sa mère, toujours en conférence avec Françoise, il faut que Mme Cornevin soit écrasée de travail. Déjà, l’autre dimanche, elle n’est pas venue dîner avec nous, elle n’a pas davantage paru hier, aujourd’hui elle se prive de la joie de lire en famille, au milieu de nous, une lettre de Jean… Est-ce que tu ne trouves pas cela extraordinaire, toi ?…

Visiblement, Mlle Pauline rougissait.

– Mais non, je t’assure, répondit-elle…

– Tu sais donc quelles sont ces commandes si importantes qui la retiennent ?

– Certainement. Est-ce que nous ne sommes pas en plein carnaval ? est-ce que ce n’est pas demain le mardi-gras ! Ne faut-il pas des toilettes, des travestissements ?…

Elle s’embarrassait, elle devenait cramoisie, elle eût été peut-être obligée de s’arrêter, sans sa mère qui, Françoise partie, lui vint en aide.

Mme Delorge avait entendu les derniers mots.

– Je suis sûre, dit-elle, que Julie – c’est ainsi qu’elle appelait Mme Cornevin, – a beaucoup à faire ; cependant je suis un peu surprise qu’elle n’ait pas, en huit jours, pu trouver une heure à passer avec nous.

Raymond hochait la tête, tout en observant sa sœur du coin de l’œil.

Il pensait que c’était lui qu’évitait Mme Cornevin, et que Mlle Pauline certainement avait surpris quelque chose.

– Quoi qu’il en soit, mon cher fils, reprit Mme Delorge, j’ai conservé la lettre de Jean, pour te la donner à lire.

Cette lettre, Raymond savait d’avance qu’elle ne lui apprendrait rien.

Dans celle-ci pas plus que dans toutes celles qu’il avait écrites à sa mère depuis son départ, Jean, fidèle aux conventions arrêtées, ne soufflait mot du but de son voyage, ni de ses découvertes, ni de son père.

Il y parlait de M. Pécheira, l’ancien associé de Laurent, mais simplement comme d’un homme charmant, d’un ami dont il avait fait la connaissance à Melbourne, et qui l’avait mis à même de voir, et de voir bien, tout ce qu’il y a de curieux en Australie.

Et il terminait en annonçant que son passage pour Liverpool était arrêté sur un navire qui quitterait Melbourne trois semaines après celui qui emportait sa lettre.

– Ainsi, dit Raymond à Mme Delorge, en lui rendant la lettre de Jean, nous pouvons d’un moment à l’autre voir paraître notre voyageur. Il se peut qu’il n’arrive pas avant un mois, mais rien ne prouve qu’il ne sera pas à Paris demain matin.

– Surtout avec un navire à voiles, objecta Mlle Pauline.

C’est de l’air le plus étonné que Raymond considéra sa sœur, de l’air d’un homme qui, tout à coup, découvre quelque chose d’énorme.

– Comment sais-tu que Jean a pris passage sur un navire à voiles ? interrogea-t-il.

Elle éclata de rire, de ce petit rire nerveux et sec qui ressemble à une quinte de toux, et qui est la ressource de toutes les femmes embarrassées.

– Ne le dit-il pas dans sa lettre ? fit-elle.

– Non.

Elle haussa les épaules, et d’un ton d’insouciance que démentait le nuage de pourpre répandu sur son visage :

– C’est donc, dit-elle, que je l’aurai rêvé.

Mme Delorge put croire cela, mais non pas Raymond.

– Eh ! eh ! pensa-t-il, mademoiselle ma sœur recevrait-elle donc des nouvelles directes de maître Jean !

Il n’y eût vu aucun mal, nul inconvénient, tant était étroite l’intimité des deux familles.

Seulement, si depuis son départ Jean était en correspondance réglée avec Mlle Pauline, il avait dû nécessairement lui apprendre tout ce qu’il cachait à Mme Cornevin et à Mme Delorge. Un homme de vingt-six ans ne sait pas avoir de secrets pour la femme qu’il aime.

Cela, jusqu’à un certain point, eût donné à Raymond la clef de la conduite un peu singulière de sa sœur, ses airs d’intelligence, ses mots à double entente, son insistance à lui demander de se confier à elle…

– Il est clair, pensait-il, qu’elle sait tout ce que je sais moi-même de l’existence de Laurent Cornevin, sinon plus…

Cependant ce n’était pas le moment de questionner Mlle Pauline.

Il se faisait tard ; après les épreuves de la nuit, il était accablé de fatigue, le docteur Legris pouvait devancer l’heure du rendez-vous…

Il se réfugia donc dans son cabinet de travail, et il n’y était pas depuis un quart d’heure, allongé dans son fauteuil et les pieds sur la cheminée, qu’il s’endormit, rêvant que le docteur était assis près de lui et lui parlait.

M. Legris, à ce moment même, était chez lui, place du Théâtre, à Montmartre, où il expédiait sa consultation. Expédiait est bien le mot. Il n’était pas habituellement d’une douceur exagérée, mais jamais ses malades ne l’avaient vu si brusque ni si impatient.

Le fait est qu’il se savait attendu, à six heures, rue Blanche, qu’il avait encore, après sa consultation, huit ou dix visites à faire, et qu’il avait hâte de se trouver seul avec lui-même pour réfléchir en toute liberté aux étranges événements qui venaient de tomber dans sa vie.

Oui, bien étranges, pensait-il, car jamais on n’a ouï parler de rien qui approche ce dont j’ai été témoin cette nuit. J’aurais ri au nez de qui fût venu hier me conter une telle histoire ; m’assurer qu’un fait de cette nature était possible, en 1870, à Paris, en pleine civilisation, au milieu de cette armée de surveillants, de gardiens, de sergents de ville, d’agents de la sûreté qui, incessamment, ont les yeux ouverts.

Avec tant de préoccupations, c’était miracle que le docteur, en arrivant au chevet du malade, recouvrât la plénitude de son sang-froid.

C’était ainsi, pourtant, tant est puissante cette faculté que Bichat appelait : « l’habitude professionnelle ».

Mais après chaque visite, consultant son carnet :

– Allons, plus que cinq, murmurait M. Legris, plus que trois… plus qu’une.

Jusqu’à ce qu’enfin, avec un gros soupir de satisfaction :

– C’est la dernière, se dit-il, me voilà libre !…

Il s’était si fort dépêché qu’il n’était guère plus de six heures, et cinq minutes plus tard il arrivait rue Blanche, et Raymond le présentait à sa mère et à sa sœur.

Le docteur Legris plut à Mme Delorge, à qui peu de gens plaisaient. Elle lui trouva, ainsi qu’elle le dit à son fils le lendemain, l’air à la fois très fin et très franc, ce qui est rare : la finesse, en apparence du moins, excluant presque toujours la franchise.

Quant au docteur, il fut très frappé du grand air de Mme Delorge, et plus encore de la beauté de Mlle Pauline.

Le dîner, cependant, eût été triste, sans la puissance d’abstraction de M. Legris, sans cette faculté si précieuse qu’il possédait, de déposer à un moment donné ses plus pressantes préoccupations, comme d’autres déposent leur cigare avant d’entrer dans un salon.

Il avait trop vu, et avec de trop bons yeux pour que sa conversation n’eût pas cette saveur recherchée que donne la connaissance approfondie de l’existence parisienne. Il voulait plaire, il plut.

Si bien qu’il y avait longtemps que le dîner était fini et le café pris, lorsque Raymond, qui ne le voyait pas près de tarir, se leva en disant :

– Vous oubliez nos affaires, je crois, mon cher docteur. Allons, venez, ma mère et ma sœur vous excuseront.

L’instant d’après, ils étaient dans le cabinet de travail de Raymond, un bon feu dans la cheminée et les portes closes.

Le docteur avait allumé un cigare, et il se tassait dans un bon fauteuil, précisément en face de ce portrait du général Delorge qui l’avait tant intrigué avec cette épée scellée de larges cachets rouges accrochée au travers de la toile.

Enfin allait donc lui être révélé le mystère qu’il avait pressenti, la nuit du guet-apens des boulevards extérieurs, et qui, depuis, ne cessait d’occuper sa pensée.

– Je vous écoute, mon cher ami, dit-il.

Au dîner, tandis que parlait le docteur Legris, Raymond avait eu le loisir de réfléchir et de chercher dans sa tête comment exposer la situation.

Son récit fut donc ce qu’il devait être, d’une remarquable clarté, et précisément assez concis pour ne laisser dans l’ombre aucun détail d’une certaine valeur.

Et lorsqu’il eut achevé :

– Maintenant, docteur, prononça-t-il, vous connaissez mon existence comme moi-même et, d’un esprit plus libre que le mien, vous pouvez juger si ma partie n’est pas irrémissiblement perdue, et si ce n’est pas folie à moi d’espérer toujours et de prétendre lutter encore…

M. Legris ne répondit pas tout d’abord.

Après avoir commencé par fumer à pleins poumons, il n’avait pas tardé à laisser éteindre son cigare, puis à le jeter. Il était « empoigné », c’était manifeste, irrésistiblement. Il s’était attendu à quelque chose d’extraordinaire, mais la réalité dépassait toutes ses conjectures.

Puis, fatalement, il avait été amené à un retour sur lui-même. Il s’était rappelé qu’il avait aimé, lui aussi, qu’il avait eu ses heures de désespoir et de démence… Et pourtant, quelle différence entre la funeste passion qui avait failli flétrir sa vie et les nobles et pures amours dont il venait d’entendre la douloureuse histoire !…

Cependant, comme Raymond répétait sa question, il tressaillit, et d’une voix qu’altérait l’émotion :

– Sur mon honneur, prononça-t-il, je crois, mon cher Delorge, que jamais, peut-être, votre situation n’a été meilleure, que jamais vous n’avez été si près du triomphe.

Après les événements des derniers jours et tant de déceptions successives, de telles paroles semblaient presque une raillerie.

– Docteur, fit Raymond, d’un ton de reproche, docteur !…

Mais lui :

– Ce n’est pas, d’ordinaire, par l’optimisme que je pèche, fit-il… mais qu’importe un résultat qui est encore le secret de l’avenir ! « L’homme de cœur doit agir comme s’il avait tout à attendre, et se consoler, s’il échoue, comme s’il n’eût rien eu à espérer… » C’est de Maistre qui a dit cela.

Il s’était levé, sur ces mots, et était allé s’adosser à la cheminée. L’énergie resplendissait sur sa physionomie intelligente, ses narines battaient, son œil si fin étincelait.

Tel il devait être au chevet d’un malade, aux prises avec quelque mal terrible, épiant le moment de tenter un expédient héroïque.

Et, dans le fait, n’était-il pas en consultation !…

– À nous deux, mon cher Delorge, s’écria-t-il, nous allons donner du fil à retordre à vos ennemis. Il se peut qu’ils nous écrasent, tout est possible. Ils ne nous écraseront pas, sacredieu ! pas sans combat !…

Si la peur est contagieuse, l’assurance n’est pas moins communicative. À entendre le docteur s’exprimer de cet accent de résolution, Raymond croyait voir ses chances doublées.

– Pour commencer, reprit le docteur, quel est l’auteur, l’instigateur de l’intrigue mystérieuse, mais à coup sûr abominable, qui vous a enlevé Mlle Simone pour la livrer à un misérable tel que Combelaine ?… Les faits sont là qui nous crient : C’est la duchesse de Maumussy.

– Je le crois…

Eh bien ! moi, j’en suis sûr. Avait-elle un intérêt à empêcher votre mariage ? Évidemment, et le plus naturel et le plus puissant de tous. Vous lui aviez plu et elle avait eu l’imprudence de vous le laisser voir…

Raymond était devenu cramoisi.

Je ne suis pas un fat, murmura-t-il, et cependant je dois avouer…

Le docteur souriait.

Il est sûr, interrompit-il, qu’un ridicule ineffable s’attache à cette idée d’un homme qu’on aime comme cela, malgré lui… Mais enfin, ici, le fait est patent. Et vous, comment avez-vous répondu à ces avances par trop significatives ?… Comme un imbécile d’honnête homme que vous êtes… Ah ! un gaillard sans préjugés lui eût fait voir du chemin, à cette chère duchesse. Il fallait… Mais baste ! ce qui est passé est passé, et d’ailleurs vous ne la connaissiez pas comme j’ai l’honneur de la connaître !…

La surprise éclatait sur les traits de Raymond.

Vous connaissez Mme de Maumussy ?… interrogea-t-il.

Mon Dieu oui, tout petit médicastre de banlieue que je suis…

Et tirant quelques bouffées d’un cigare qu’il venait d’allumer :

Lorsque M. de Maumussy se crut empoisonné, poursuivit le docteur, il y a de cela une couple d’années, j’eus l’honneur insigne de rester trois semaines de planton dans sa chambre. Persuadé qu’on avait essayé de se défaire de lui pour s’emparer de certains documents relatifs aux événements de Décembre, qu’il avait toujours refusé de rendre, ce noble personnage mourait littéralement de peur. Il voyait du poison partout, et suspectait même les œufs à la coque. Ma mission consistait surtout à déguster tous les mets qu’on lui présentait. Quand il me voyait debout et bien portant une heure après l’expérience, il se risquait à manger, en face d’un miroir toutefois, pour s’arrêter s’il se voyait pâlir, et la main sur le ventre pour me demander de l’émétique au plus léger soupçon de colique.

« Au commencement, j’avoue que les frayeurs et les grimaces de ce cher duc m’amusaient considérablement. Mais au bout de quatre jours, j’étais blasé, et j’aurais planté là mon homme si je n’avais été pauvre comme Job, et si mon cher et respecté maître, le professeur B… m’eût stipulé qu’on me donnerait cinq louis par jour.

« À cause des cent francs, je restai, et pour me distraire, je me mis à observer et à étudier la duchesse de Maumussy.

« Elle s’ennuyait, pour le moins, autant que moi. Les frayeurs de son mari l’écœuraient. Elle ne quittait pas le petit salon qui précédait sa chambre ; elle le soignait ; elle dégustait ses plats ; mais elle ne cessait de se moquer et de lui répéter qu’après tout on ne meurt qu’une fois ; ce à quoi il répondait qu’il souhaitait que ce fût le plus tard possible.

« Elle ne me connaissait pas, mais elle n’avait personne à qui causer, et d’ailleurs, un médecin, vous savez, cela ne compte pas. Elle pensait tout haut devant moi, et je vous déclare qu’elle pensait de drôles de choses. Elle m’étonnait, moi qui ai reçu des confidences à faire rougir un agent de la sûreté. Quand elle me parlait de sa beauté, de cette beauté rare et presque fatale que vous connaissez, elle m’effrayait. C’était, disait-elle, une puissance exceptionnelle qui lui avait été départie, et dont elle serait bien folle de ne pas profiter pour récompenser une grande action… ou un crime, selon l’occasion, pour faire tourner la tête des imbéciles, ou tout simplement pour plaire à qui lui plairait.

« De scrupules, jamais je ne lui en ai vu l’ombre. Mais sous cette torpeur langoureuse que vous savez, j’ai deviné une âme de feu, des ardeurs dévorantes et l’imagination excentrique d’un fumeur d’opium.

« Mon cher, voilà la femme qui vous a aimé assez follement pour se jeter en quelque sorte à votre tête… Imaginez maintenant ses sentiments pour vous qui l’avez dédaignée et pour Mlle Simone que vous lui avez préférée…

Raymond se taisait.

N’était-ce pas le langage qu’autrefois aux Rosiers lui tenait M. de Boursonne ?…

– Donc, poursuivait le docteur, c’est à Mme de Maumussy qu’il faut attribuer l’idée du mariage de Mlle Simone, et à elle aussi le choix du mari… Ce dernier trait ne trahit-il pas la haine d’une femme qui s’estime outragée ?… Qui en effet a-t-elle choisi entre tous ? Un misérable, sans foi ni loi, souillé de tous les crimes et de toutes les flétrissures, l’homme du monde qu’elle méprise et qu’elle exècre le plus, Combelaine enfin…

Cette dernière circonstance, Raymond l’ignorait.

– Quoi !… fit-il, Mme de Maumussy déteste M. de Combelaine !…

– Elle me l’a dit, répondit le docteur, en appuyant sur chaque mot. Et savez-vous en quelle circonstance ? Lors de la maladie de son mari. Entre tous les gens que le duc de Maumussy soupçonnait de lui avoir administré du poison, était le comte de Combelaine…

– Est-ce possible !…

– Le duc ne m’avait pas caché ses soupçons…

– Oh !…

– Et il m’était recommandé, les jours où venait M. de Combelaine, de redoubler de précautions…

– Il osait venir !…

– Mais oui, et assez souvent, même…

– Et on le recevait !…

– On ne peut mieux. Est-ce que M. de Maumussy et M. de Combelaine peuvent rompre ouvertement ? Deux amis si intimes ! ce serait scandaleux !

Raymond était confondu.

– Cependant, disait le docteur, choisir un mari et choisir précisément Combelaine n’était rien. Le difficile était de trouver le moyen de forcer Mlle Simone à l’épouser, à lui livrer et sa personne et sa fortune. À cette tâche, la duchesse de Maillefert avait échoué. Mme de Maumussy devait réussir…

Brusquement, Raymond s’était levé.

– Oui, elle a réussi, s’écria-t-il, et voilà ce que je ne puis m’expliquer…

Le docteur haussa les épaules.

– Que nous importe ? répondit-il. Nous savons qu’on est arrivé à persuader à Mlle Simone que ce mariage seul pouvait sauver l’honneur de l’illustre maison de Maillefert. Cela nous suffit. Examinons ce qui s’est passé après. Tout d’abord, M. de Combelaine et les Maillefert, éblouis par la magnifique proie qu’ils allaient avoir à se partager, ont été ravis les uns des autres. Lorsqu’il a fallu discuter le partage, la brouille est venue. D’après ce qui vous a été dit, les Maillefert ont été joués. Je n’en suis pas surpris. À cette heure, ils voudraient bien rompre ce mariage, ils ne le peuvent plus. Combelaine le veut, et Combelaine est le maître de la situation.

Le docteur, peu à peu, s’animait.

Il n’en était encore qu’aux conjectures, mais il lui semblait discerner ces lueurs qui annoncent la vérité, comme l’aurore annonce le jour.

– Oui, reprit-il, Combelaine tient les Maillefert. Vous ne pouvez rien contre lui ; il ne craint que médiocrement, soyez-en persuadé, Mlle Flora Misri… Dès lors, pourquoi ne presse-t-il pas un mariage qui lui tient tant au cœur et qui lui assure, à lui, l’aventurier taré, l’alliance d’une des plus vieilles familles de la noblesse ; à lui, ruiné, la possession d’une fortune immense ?… Eh bien ! moi je vais vous le dire. C’est que Combelaine n’est pas aussi complètement victorieux que nous le supposons. C’est qu’entre lui et le but de ses vœux se dresse quelque obstacle qui nous échappe. C’est qu’il voit quelque chose que nous ne voyons pas…

– Je cherche, commença Raymond…

Mais le docteur l’interrompit, et lui frappant gaiement sur l’épaule :

– Moi, je ne cherche pas, s’écria-t-il. L’obstacle, la menace, c’est, ce ne peut être que Laurent Cornevin…

La conclusion pouvait être erronée ; elle était si logique, que Raymond ne trouva rien à répliquer.

– En ce cas, dit-il, Combelaine sait l’existence de Laurent et sa présence à Paris.

– Peut-être, répondit le docteur…

Puis, après un moment de réflexion :

– Ce qui est sûr, poursuivit-il, c’est que Combelaine doit avoir deviné, reconnu un ennemi, et un ennemi puissant et fort, tapi dans l’ombre, prêt à profiter de la moindre de ses fautes pour le perdre. Les aventuriers tels que lui, dont l’existence est un perpétuel défi à la société, ont comme un sixième sens qui les avertit du danger. Il doit avoir senti que le terrain va manquer sous ses pas. Ce valet de chambre, qui depuis si longtemps le servait, qui était son confident, le complice de ses infamies quotidiennes, qu’est-il devenu ? Comment a-t-il quitté un maître qui lui devait tant d’argent ? Mme Misri s’en étonnait. Je m’en étonne, moi, bien davantage. Et encore, qu’est-ce que cet Anglais qui lui donne tout à coup des gages fabuleux ? Cet Anglais ne serait-il pas un Français, comme vous et moi, qui a fait fortune en Australie ? Mais ce n’est rien encore. Les lettres que possédait Mme Misri lui ont été volées. Par qui ?… Est-il sûr que ce soit par M. de Combelaine ? Il me semble, à moi, que, s’il les avait en sa possession, ces fameuses lettres, ces papiers qui pouvaient le perdre, vous n’auriez pas été, vous, Raymond Delorge, assaillit l’autre nuit sur les boulevards extérieurs.

Trop de fois, Raymond avait été dupe de décevantes illusions, pour ne pas s’obstiner à douter encore.

– Mais alors, reprit-il, en hésitant à chaque mot, celui qui a réussi à enlever les papiers de Flora Misri, ce serait donc… Laurent Cornevin ?

– Telle est ma conviction…

– Il savait donc leur existence… Comment avait-il pu savoir ?…

M. Legris l’arrêta du geste.

– Vous oubliez donc, fit-il, ce valet de chambre qui possédait tous les secrets de Combelaine et de Flora, Léonard ? Pensez-vous que ce soit d’hier qu’il ait été acheté par cet Anglais en qui nous reconnaissons Laurent ?…

Ah ! cette fois, Raymond eut comme un éblouissement.

– Dieu puissant !… s’écria-t-il, ce serait le salut et la vengeance ! Savez-vous bien, docteur, ce que m’a dit Mme Misri ? Livrés à la publicité, ces papiers perdent non seulement Combelaine, mais encore les misérables qui ont été ses complices, Maumussy, Verdale, la princesse d’Eljonsen…

Mais une soudaine réflexion glaçant son enthousiasme :

– Si M. de Combelaine, reprit-il, ignore l’existence de Laurent, qui donc soupçonne-t-il de s’être emparé de ses papiers ?

– Vous, parbleu !…

– C’est-à-dire qu’il verrait en moi l’insaisissable ennemi qui traverse toutes ses combinaisons…

– Précisément.

– Oh ! alors, s’expliquent les assassins dont vous m’avez sauvé, docteur…

– Et aussi les mouchards dont vous êtes entouré, mon cher ami, puisque Laurent, qui sait votre vie en danger, vous fait surveiller de son côté…

Ainsi le système du docteur répondait à toutes les objections.

– Et pourtant, reprit Raymond, il est une chose qui me dépasse, c’est l’obstination de Laurent à se cacher de moi, à m’éviter, à me fuir…

M. Legris souriait.

– C’est ce que je comprends très bien, au contraire, dit-il. Voyons, n’y a-t-il pas pour Laurent un intérêt énorme à détourner sur vous l’attention des gredins qu’il veut frapper ? Voyant en vous l’ennemi, ils ne soupçonnent pas l’autre, le vrai, celui qui les guette. Tandis qu’ils vous surveillent, Laurent se meut en liberté. Qu’il consente à vous voir, à s’entendre avec vous, et, quarante-huit heures après, c’en est fait de son incognito…

Laissant Raymond méditer ses observations, le docteur se versa et but à petites gorgées une tasse de thé que venait d’apporter Krauss.

Après quoi, allumant un nouveau cigare qu’il ne tarda pas à laisser s’éteindre comme le premier :

– Nous voici, maintenant, reprit-il, à notre aventure du cimetière Montmartre. Cherchons quel peut-être l’auteur de la lettre anonyme. Est-ce Combelaine ?… Non, très évidemment. C’est au moyen d’un faux que nous avons été introduits au cimetière, et Combelaine, avec ses relations à la préfecture, n’avait qu’un mot à dire pour obtenir le laisser-passer dont notre guide n’avait qu’une contrefaçon. Donc, c’est Laurent Cornevin qui vous a écrit, et c’était un de ses agents qui nous a rejoints à la Reine-Blanche. Mais il nous a traîtreusement abandonnés… C’est que Laurent, toujours résolu à vous éviter, lui avait bien recommandé de nous faire perdre sa piste…

– Oui, peut-être…

– Parbleu !… Reste à savoir quels sont les gens que nous avons vu escalader le mur du cimetière et violer la tombe de Marie-Sidonie. Sont-ils du parti de Combelaine ?… Non, puisque l’accord était évident entre notre guide et l’homme qui dirigeait cette expédition. Donc, cet homme qui nous a paru un homme du monde, était un agent de Cornevin, sinon Cornevin lui-même…

L’angoisse serrait la gorge de Raymond, au point de l’empêcher presque de respirer.

– Mais cette femme, interrompit-il, cette femme que les autres appelaient madame la duchesse…

– Je déclare, pour ma part, répondit M. Legris, n’avoir pas reconnu la duchesse de Maumussy. Or, comme pour une telle expédition cette femme, quelle qu’elle soit, a dû se déguiser de son mieux, les indices matériels nous font défaut. Reste le raisonnement : Quel peut être le but de la terrible scène dont nous avons été témoins ? J’avoue, sans honte, qu’il m’échappe absolument. Pas plus que vous, je ne découvre rien dans votre passé qui se puisse rapporter à cette violation de sépulture. Et cependant si Laurent vous a convoqué, c’est qu’il jugeait votre présence nécessaire, indispensable. Il n’est pas homme à s’exposer gratuitement. Mais que disait sa lettre anonyme ?… « Venez pour Elle, sinon pour vous. » Donc c’est à Elle, c’est à Mlle Simone qu’il faut rapporter cet événement étrange. Donc, fatalement, nécessairement, cette femme que nous n’avons pas reconnue était la duchesse de Maillefert…

Les plus magnifiques espérances illuminaient le visage de Raymond…

– La destinée se lassait-elle donc !…

Mais déjà le docteur était redevenu pensif, et la contraction de ses sourcils disait l’effort de son intelligence.

– Doucement, fit-il, doucement, ne nous hâtons pas de chanter victoire…

Et comme Raymond le regardait d’un air étonné :

– Je vois encore un point noir à l’horizon, poursuivit-il. Vous êtes, m’avez-vous dit, affilié à une société secrète.

– Oui, et je revenais d’une de nos réunions quand j’ai été attaqué…

– Bien. Mais qu’ont pensé vos amis de cette fausse lettre de convocation que vous avez reçue ?

– Elle les a terriblement inquiétés.

– Savent-ils de quel guet-apens vous avez été victime en les quittant ?

– Je le leur ai écrit le lendemain.

– Et alors ?

– Notre président est venu me demander des détails que je lui ai donnés aussi complets que possible, sans toutefois prononcer le nom de la famille de Maillefert. J’ai été jusqu’à lui dire que j’attribuais le faux au comte de Combelaine…

– Et qu’a dit ce président ?

– Que du moment où c’était là le résultat d’une haine personnelle, il se sentait un peu rassuré, que néanmoins la police ayant évidemment pénétré le secret de notre association il allait prendre ses mesures en conséquence : changer le lieu des réunions, procéder à une sévère épuration des affiliés, donner de nouveaux mots de passe et de nouveaux signes de reconnaissance…

M. Legris semblait exaspéré.

– Ces gens-là sont tous fous à lier, interrompit-il, qui n’ont pas compris encore que les conspirations n’ont jamais été et ne seront jamais que des traquenards organisés par les gouvernements pour prendre les gens qui les gênent. Si l’empire n’avait pas d’autres ennemis il durerait des siècles…

Puis brusquement :

– Eh bien ! mon cher Delorge, prononça-t-il, là est le danger de l’avenir. Votre société secrète, c’est l’arme suprême de M. de Combelaine. Qu’il se voie acculé, il s’en servira…

– Que peut-il ?…

– Peu de choses. Vous envoyer voir à Cayenne si Mlle de Maillefert s’y trouve…

Raymond hochait la tête.

– C’est vrai, répondit-il, mais qu’y puis-je ?…

– Vous pouvez vous cacher.

– Docteur !…

– Est-ce le mot qui vous répugne ? Eh bien ! disparaissez, si vous l’aimez mieux, et ce soir plutôt que demain. Qui vous retient ? Votre mère ? Non, n’est-ce pas ? Vous n’avez qu’à lui dire que vous croyez la police sur vos traces, et elle sera la première à approuver votre détermination. Or, voyez-vous d’ici la figure de M. de Combelaine, le matin où ses espions viendront lui dire : « Plus de Delorge, parti, disparu, envolé !… »

Ce parti, c’était clair, ne souriait pas à Raymond.

– Me cacher, objecta-t-il, n’est-ce pas renoncer à la lutte, me condamner à une impuissance absolue ?

– Que feriez-vous en ne vous cachant pas ?…

– Je ne sais, mais il me semble…

– Il vous semble à tort. Alors même qu’on ne vous arrêterait pas, les événements s’agitent hors de votre portée. C’est entre Combelaine et Cornevin qu’est la lutte désormais. Quel sera le vainqueur ?… Moi je parierais pour Cornevin… Qu’il triomphe, et Mlle de Maillefert est à vous. Mais s’il échoue, croyez-moi, ce n’est pas vous qui eussiez triomphé.

Quand même, l’obstiné Raymond cherchait encore des objections.

– Disparaître, fit-il, ce sera peut-être déranger les projets de Laurent…

– Je prétends, au contraire, que ce sera les servir. Pensez-vous donc ne lui pas être un cruel souci ? Croyez-vous que, sachant votre vie menacée et qu’une fois déjà vous n’avez que par miracle échappé au couteau des assassins, il ne s’épuise pas en combinaisons incessantes pour vous protéger ?…

Que répondre à des raisons si péremptoires ?

– Je n’hésiterais pas, dit Raymond, si l’opinion que nous avons de la situation était basée sur autre chose que des conjectures…

M. Legris l’arrêta.

– Et si je vous apportais, prononça-t-il, l’indiscutable preuve que les papiers enlevés à Mme Misri ne sont pas aux mains de Combelaine ?

– Oh ! alors !… Mais le moyen ?…

– Il en est un, peut-être, répondit le docteur.

Et après un instant de réflexions, d’une voix légèrement altérée :

– Autrefois, dit-il, passionnément, follement, j’ai aimé une femme qui a mal tourné… J’ai eu le courage de rompre, je n’ai pas eu la force de cesser de penser à elle… On ne s’arrache pas un amour du cœur comme on se fait tirer une dent… En dépit de ma raison, je m’intéressais… à cette malheureuse, qui s’est fait un nom dans le monde galant, et tout en l’évitant comme la peste, je n’ai jamais cessé de la suivre de l’œil. Son existence, depuis le jour où j’ai rompu, je la connais, et c’est ainsi que je sais qu’elle est devenue une des intimes de Mme Flora Misri. Par elle, nous avons des chances de connaître la vérité.

– Oh ! docteur, murmura Raymond.

– Il y a un an, affronter cette femme eût été de ma part une imprudence. Je n’étais pas guéri. Aujourd’hui, je suis sûr de moi. La revoir me fera peut-être un mal affreux, mais je me dois de braver cette souffrance… Quoi que je lui demande, je crois qu’elle le fera… Demain donc, avant midi, je serai chez elle, lui demandant de faire parler Flora Misri.