XXX



Minuit venait de sonner... Mais les malheureux réunis dans le petit salon de l’hôtel du Louvre ne songeaient guère au sommeil.

Comment, même, se fussent-ils aperçus du vol des heures, quand toutes leurs facultés étaient absorbées par les intérêts immenses qu’ils agitaient.

De la lutte qu’ils allaient entreprendre, dépendaient la vie et l’honneur du comte de la Ville-Handry, le bonheur et l’avenir de Daniel et de Mlle Henriette.

Et le père Ravinet et sa sœur avaient dit :

– Pour nous, il s’agit de plus encore.

Le vieux brocanteur attira donc un fauteuil, s’assit et d’une voix un peu voilée :

– La comtesse Sarah, commença-t-il, ne s’appelle pas Sarah Brandon et elle n’est pas Américaine.

Elle s’appelle de son vrai nom, du nom qu’elle a porté jusqu’à l’âge de seize ans, Ernestine Bergot, et elle est née à Paris, rue du Faubourg-Saint-Martin, à deux pas de la barrière... Vous dire, par le menu, ce que furent les premières années de Sarah, me serait difficile... Il est de ces misères et de ces hontes inénarrables... Son enfance serait son excuse, si elle pouvait être excusée.

Sa mère était une de ces malheureuses, comme Paris, chaque année, en dévore des milliers, venues de leur province en souliers ferrés, qu’on rencontre six mois plus tard coiffées de plumes, et qui tâchent de gagner le plus gaiement possible l’inévitable hôpital.

Celle-ci n’était ni meilleure ni pire que les autres.

Ayant eu une fille, elle n’avait eu ni la raison de s’en séparer, ni le courage, ni, qui sait ?... les moyens – de réformer sa vie pour l’élever.

Si bien que la petite grandit à la grâce de Dieu, du diable plutôt, à l’aventure, au hasard, bourrée de sucreries ou rouée de coups, selon la fortune ou l’humeur, affamée souvent, nourrie par la charité des voisins, quand sa mère, l’oubliant, restait des semaines sans paraître au logis.

Dès quatre ans, vêtue de loques de velours ou de soie, un ruban fané dans les cheveux mais les pieds nus dans ses souliers percés, enrhumée et barbouillée, elle errait dans le quartier, à la façon des chiens perdus rôdant autour des cuisines en plein vent, cherchant dans le ruisseau des sous dont elle achetait des pommes de terre frites ou des fruits avariés.

Plus tard, elle étendit le cercle de ses excursions, et elle vagabondait dans Paris, avec d’autres enfants comme elle, polissonnant le long des boulevards extérieurs, musant devant les saltimbanques, suivant les musiciens ambulants, s’exerçant à voler aux étalages, et le soir, demandant d’une voix plaintive, aux passants, la petite charité pour son pauvre papa malade.

Rompue à cette existence, elle était à douze ans plus maigre qu’un cotret et verte comme une pomme en juin, avec des coudes pointus et de longues mains rouges... Mais elle avait d’admirables cheveux blonds, des dents de jeune chien et de grands yeux effrontés...

Et rien qu’à la voir s’en aller le nez au vent, impudente et gouailleuse, coquette sous ses haillons, et se balançant sur les hanches, on devinait la précoce coquine de Paris, la sœur du gamin sinistre, plus perverse mille fois que son frère, et bien autrement dangereuse.

Dépravée, elle l’était autant que tout Saint-Lazare, ne craignant ni Dieu ni diable, ni rien ni personne...

C’est-à-dire, si : elle craignait les sergents de ville.

Ne leur devait-elle pas les seules notions de morale qu’elle possédât.

On eût d’ailleurs perdu ses peines à lui parler de devoir ou de vertu ; ces mots n’eussent rien dit à son imagination, elle ne les connaissait pas plus que l’idée abstraite qu’ils représentent.

Un jour, cependant, sa mère qui, depuis plusieurs mois, en avait fait sa servante, sa mère eut une louable inspiration.

Se trouvant en fonds, elle la renippa de la tête aux pieds, lui acheta une manière de trousseau et réussit à la caser chez une couturière, en qualité d’apprentie au pair.

Mais il était trop tard...

Toute contrainte devait être insupportable à cette nature vagabonde... L’ordre et la régularité de la maison où on l’avait placée lui firent horreur... Rester assise des journées entières, une aiguille à la main, lui parut un supplice pire que la mort... Enfin, elle se trouva gênée dans le bien-être qu’on lui imposait, comme un sauvage dans des bottes étroites.

Si bien que dès la fin de la première semaine, elle s’enfuit de chez la couturière en volant une centaine de francs.

Tandis qu’ils durèrent, elle vagua dans Paris... Lorsqu’ils furent épuisés et qu’elle eut faim, elle revint chez sa mère...

Seulement sa mère avait déménagé, et on ne savait ce qu’elle était devenue. Elle la chercha et ne la retrouva pas.

Une autre eût été désespérée. Elle, non. Le jour même elle entra comme bonne dans une crémerie. Chassée, elle trouva une autre place de laveuse de vaisselle chez un restaurateur de barrière... Renvoyée encore, elle servit dans deux ou trois autres établissements du plus bas étage ; puis, finalement, dégoûtée, elle résolut de ne plus rien faire...

C’était fini, elle roulait à l’égoût, elle allait être perdue avant d’être femme, comme ces fruits qui bien avant leur maturité se pourrissent et tombent, quand l’homme se trouva qui devait l’armer pour la lutte, et faire de la scélérate vulgaire le monstre de perversité que vous connaissez...

Brusquement, le père Ravinet s’arrêta, et s’adressant à Daniel :

– N’allez pas croire, monsieur Champcey, fit-il, que je vous donne là des détails imaginaires... J’ai dépensé cinq ans de ma vie à reconstituer le passé de Sarah Brandon... Cinq ans, pendant lesquels je suis allé de porte en porte, quêtant des renseignements... Un brocanteur, cela pénètre partout sans éveiller les soupçons... Et de tout ce que je vous dis là, des témoins existent encore, que j’appellerai et qui parleront quand il s’agira de constater l’identité de la comtesse Sarah...

Daniel ne répondit pas.

De même que Mlle Henriette, de même que Mme Bertolle en ce moment, il subissait l’ascendant extraordinaire du vieux brocanteur...

Et lui, après s’être recueilli quelques minutes, reprit :

– L’homme qui recueillit Sarah était un vieil artiste allemand ; peintre et musicien d’un rare talent, un maniaque, m’a-t-on dit, mais à coup sûr un digne et excellent homme.

Un matin d’hiver, pendant qu’il travaillait dans son atelier, il fut frappé par le timbre étrange d’une voix de femme, qui chantait dans la cour de la maison une mélodie populaire.

S’étant mis à la fenêtre, il fit signe à la chanteuse de monter.

C’était Sarah... elle obéit.

Souvent le digne Allemand a raconté le sentiment de compassion profonde qui lui serra le cœur, quand il vit entrer dans son atelier cette grande fille de quatorze ans, une enfant, déjà flétrie par le vice, maigre comme la faim et grelottant sous une mince robe d’indienne.

Mais il fut en même temps ébloui des promesses de sa beauté, des pures sonorités de sa voix que rien n’avait pu altérer, et de la surprenante intelligence de sa physionomie.

Il la devina... il la vit par la pensée, telle qu’elle serait à vingt ans.

Alors il lui demanda comment elle en était réduite à chanter dans les cours, qui elle était, où demeuraient ses parents et ce qu’ils faisaient.

Et quand elle lui eût répondu qu’elle était seule au monde, ne dépendant que de sa volonté :

« – Eh bien ! lui dit-il, si tu veux rester ici, je t’adopte, tu seras ma fille, je ferai de toi une artiste de génie !... »

L’atelier était tiède ; il faisait un froid noir au dehors ; Sarah était sans asile et à jeun depuis vingt-quatre heures... Elle accepta.

Elle accepta, ne pouvant croire en sa perversité précoce, que ce vieux homme n’eût pas d’autres intentions que celles qu’il disait.

Elle se trompait... Rencontrant une organisation incomparable, il ne songeait qu’à en faire jaillir un prodige qui étonnerait le monde. Et il se consacra tout entier à sa protégée, avec l’ardeur enthousiaste de l’artiste et la passion jalouse de l’amateur...

C’était cependant une rude tâche qu’il entreprenait là... Sarah ne savait même pas lire... Hors le mal, elle ignorait tout...

Comment le vieil Allemand s’y prit-il pour retenir près de lui cette indomptable vagabonde, pour l’assouplir à ses volontés et la plier à ses leçons ?... Ce fut longtemps, pour moi, un problème.

Des gens, qui ont été leurs voisins, m’ont assuré qu’il la menait durement, à l’exemple de ce maître de chapelle brutal qui battait comme plâtre la Saint-Huberty... Mais il n’y avait ni coups ni menaces capables de dompter Sarah...

Un ami du bonhomme m’a donné le mot de l’énigme.

Le vieil artiste avait éveillé l’orgueil dans l’âme de Sarah... Il avait allumé en elle une ambition démesurée et les plus furieuses convoitises... Il l’enivrait d’espérances féeriques...

« – Suis mes conseils, avait-il coutume de lui dire, et à vingt ans tu seras reine... reine de par la beauté, l’esprit et le génie... Étudie, et le jour viendra où, cantatrice adorée, tu t’en iras à travers l’Europe, de capitale en capitale, partout fêtée, acclamée, glorifiée... Travaille, et la fortune te viendra avec la gloire, immense, surpassant tous les rêves, les plus beaux équipages seront pour toi, pour toi les diamants les plus merveilleux, tu puiseras à des coffres inépuisables, tu auras le monde à tes pieds, et tu verras toutes les femmes blêmir de rage et de jalousie, pendant que les plus nobles parmi les hommes, et les plus riches, mendieront un de tes regards, et se battront pour un de tes sourires... Mais il faut travailler et étudier... »

Sarah travaillait, en effet, et étudiait avec une âpre obstination qui disait sa foi aux promesses de son vieux maître et à quel point il avait été bien inspiré en l’attaquant par la vanité.

Les rebutantes difficultés d’une éducation commencée si tard l’avaient bien fait hésiter d’abord, mais ses étonnantes aptitudes n’avaient pas tardé à se développer, et bientôt ses progrès parurent tenir du miracle.

C’est qu’aussi, avec sa prompte intelligence, elle eut vite discerné sa profonde ignorance du monde. Elle comprit que la société n’était pas uniquement composée, ainsi qu’elle le pensait, de gens semblables à ceux qu’elle avait fréquentée. Elle sentit, par exemple, ce dont elle ne se doutait pas, que mademoiselle sa mère, les amis et les amies de mademoiselle sa mère, n’étaient que de misérables exceptions, flétries par l’opinion de l’immense majorité.

Enfin elle apprit à connaître l’arbre du bien, elle qui n’avait encore goûté que les fruits de l’arbre du mal...

C’est dire avec quelle avide curiosité elle recueillait les récits et jusqu’aux moindres paroles de son vieux professeur.

Il avait longtemps couru le monde, le vieil original, et l’avait observé à tous les degrés de l’échelle sociale. Il avait été un des artistes aimés de la cour de Vienne, il avait eu plusieurs opéras représentés en Italie, il avait fréquenté la plus haute société de Paris.

Et le soir, après son dîner, tout en savourant son café, les pieds sur les chenêts, sa longue pipe aux dents, il aimait à s’oublier parmi les souvenirs de sa jeunesse.

Il disait les splendeurs de la cour, la beauté des femmes et la magnificence des toilettes, les intrigues qu’il avait vues s’agiter autour de lui, quels hommes avaient été ses amis, le nom des personnes dont il avait fait le portrait, les mœurs et les rivalités des coulisses, et quelles chanteuses avaient interprété ses œuvres...

Voilà comment, après deux années, le plus subtil observateur n’eût pas reconnu la maigre et cynique vagabonde des barrières, en cette fraîche jeune fille aux beaux yeux tremblants, et au maintien si modeste, qu’on appelait, dans la maison, « la jolie artiste du cinquième. »

Et, cependant, ce changement n’était que surface.

Sarah, lorsque le brave Allemand la recueillit, était déjà trop profondément corrompue pour pouvoir être renouvelée.

Il crut infuser son honnêteté dans les veines de sa protégée, il ne réussit qu’à lui inoculer un vice nouveau : l’hypocrisie.

L’âme resta de boue, et toutes les séductions dont elle fut parée, devinrent autant de perfides amorces, pareilles à ces fleurs admirables qui s’épanouissent sur les cloaques sans fond où les imprudents trouvent une mort affreuse.

Cependant Sarah n’avait pas encore sur elle-même cette puissance qu’elle devait acquérir plus tard, et au bout de deux ans elle se sentit étouffer dans cette atmosphère paisible ; la nostalgie du mal la prenait.

Comme elle était déjà musicienne passable, et que sa voix assouplie par l’étude avait acquis un incomparable éclat, elle pressa son vieux maître de lui chercher un engagement dans quelque théâtre.

Il refusa d’un ton qui ne permettait pas d’espérer qu’il revint sur son refus.

Il voulait pour son élève un de ces débuts qui sont une apothéose, et il avait décidé, il le lui dit, qu’elle ne paraîtrait pas en public avant d’avoir atteint l’apogée de ses moyens et de ses talents, c’est-à-dire avant l’âge de dix-neuf ou vingt ans.

C’était trois ou quatre ans à attendre... autant de siècles.

À une autre époque, Sarah n’eût pas eu dix secondes d’hésitation ; elle se fût enfuie...

Mais l’éducation avait modifié ses idées... Elle était capable, désormais, de réflexions et de calcul... Elle se demanda où elle irait, seule, sans argent, sans amis, ce qu’elle ferait et ce qu’elle deviendrait.

Ce n’est pas que la débauche lui fît peur, mais la misère – et elle la connaissait – l’épouvantait.

Quand elle songeait à l’existence de sa mère, longue suite de nuits d’orgie et de jours sans pain, à cette vie de détresse et d’opprobre, dépendant du caprice d’un drôle ou du soupçon d’un policier, Sarah sentait une sueur glacée perler le long de ses tempes.

Elle désirait, d’une ardeur passionnée, sa liberté, mais elle ne la voulait pas sans la fortune... Le vice l’attirait irrésistiblement, mais le vice fastueux, impudent, qui roule voiture et éclabousse ces imbéciles d’honnêtes femmes, que la foule envie et que les lâches saluent...

Elle resta donc et continua ses études.

Peut-être, malgré tout, en dépit d’elle-même et de ses exécrables instincts, Sarah serait-elle devenue une grande cantatrice si le vieil Allemand ne lui avait pas été enlevé par un lamentable accident.

Par une belle après-midi d’avril, la première du printemps, il fumait sa pipe à la fenêtre, quand au bruit d’une rixe dans la rue, il se pencha vivement...

La barre d’appui se rompit, il essaya vainement de se retenir... et précipité de son cinquième étage sur le pavé, il se tua raide...

J’ai eu entre les mains le rapport du commissaire de police chargé de l’enquête.

Il y est dit que cet accident était inévitable, et que s’il n’était pas survenu plus tôt, cela tenait à ce que personne, pendant la mauvaise saison, ne s’était mis à la fenêtre... Les moulures de fonte de l’appui étaient cassées net en deux endroits, et depuis si longtemps qu’il y avait une épaisse couche de rouille à chaque cassure... De plus, la rampe de bois se trouvait complètement descellée, le plâtre qui la retenait ayant été émietté par les froids de l’hiver...

Daniel et Mlle Henriette étaient devenus fort pâles... Le même effroyable soupçon éclatait dans leur esprit.

– Ah ! c’est Sarah ! s’écrièrent-ils ensemble, c’est Sarah qui avait brisé et descellé le balcon, et qui depuis des mois épiait la chute et la mort de son bienfaiteur.

Le père Ravinet hocha la tête.

– Je n’ai point dit cela, prononça-t-il, et il me serait en tout cas impossible d’administrer des preuves, – j’entends des preuves irrécusables de ce crime atroce.

Le positif, c’est que personne ne soupçonna Sarah. Elle parut désespérée, et tout le monde la plaignit sincèrement.

Ne se trouvait-elle pas ruinée par ce malheur !...

Le vieil artiste n’avait pris aucune disposition testamentaire... Ses parents, il en avait à Paris, ne tardèrent pas à envahir son appartement, et leur premier soin fut de congédier Sarah, après avoir visité son bagage, et non sans lui donner à entendre qu’elle devait s’estimer heureuse qu’on lui laissât emporter ce qu’elle disait tenir de la munificence du défunt.

Cependant la succession ne fut pas ce qu’espéraient les héritiers... Sachant leur vieux parent à l’aise et de goûts modestes, ils espéraient trouver dans son secrétaire de notables économies en espèces... Point. Il n’y découvrirent qu’un titre de rente de huit mille francs et onze louis dans un tiroir.

Ah ! j’ai longtemps cherché ce qu’étaient devenus l’argent comptant et les valeurs au porteur du vieil artiste... car il devait en avoir, c’était la conviction de ses amis.

Savez-vous ce que j’ai découvert après des investigations inouïes ?... Ce n’est rien et c’est énorme.

Ayant obtenu la communication des livres de dépôt de la Caisse d’épargne, j’y ai vu que le 17 avril 185... c’est-à-dire cinq jours après la mort du pauvre Allemand, une certaine Ernestine Bergot avait versé une somme de quinze cents francs...

– Vous le voyez donc ! s’écria Daniel, lasse de vivre près de ce vieillard à qui elle devait tout, elle l’a assassiné pour se procurer de l’argent...

Mais le vieux brocanteur, comme s’il n’eût pas entendu, poursuivait :

– Ce que fit Sarah pendant ses trois premiers mois de liberté, je l’ignore... Si elle alla s’installer dans un hôtel meublé, elle y donna un autre nom que le sien... Un employé de la préfecture, grand amateur de curiosités, et à qui j’ai fait faire plus d’un bon marché, a fait consulter pour moi les registres des garnis pendant les mois d’avril, de mai, de juin et de juillet 185... On n’y a point trouvé le nom d’Ernestine Bergot...

Ce dont je suis à peu près certain, cependant, c’est qu’elle songea au théâtre. Un des anciens secrétaires du Théâtre Lyrique m’a dit se souvenir parfaitement d’une certaine Ernestine, belle à étonner l’imagination, qui à deux ou trois reprises vint solliciter une audition.

Si on l’évinça c’est que ses prétentions étaient exorbitantes jusqu’au grotesque. Et cela devait être, car elle avait la tête pleine encore des rêveries ambitieuses de son vieux professeur.

Ce n’est donc qu’à la fin de l’été de cette même année que je retrouve la trace positive de Sarah. Elle habitait alors au haut de la rue Pigalle, avec un jeune peintre, d’un grand talent et très riche, nommé Théodore de Planix.

L’aimait-elle ?... Les amis de cet infortuné jeune homme m’ont assuré que non.

Mais il l’adorait, lui, d’une passion folle, et il en était jaloux au point de tomber dans des accès de désespoir dès qu’elle sortait seule une heure.

Souvent elle se plaignait d’un amour qui restreignait sa chère liberté, et cependant elle patientait, quand la destinée jeta sur son chemin Maxime de Brévan...

Au nom du misérable acharné à leur perte, et dont le succès avait tenu à si peu, Daniel et Mlle Henriette tressaillirent et échangèrent un regard enflammé.

Mais le père Ravinet ne leur laissa pas le temps de le questionner, et froidement, comme s’il eût lu un rapport, il poursuivit :

– Il y avait alors plusieurs années déjà que Justin Chevassat, sorti du bagne, s’était improvisé gentilhomme et promenait, la tête haute, ce nom sonore de Maxime de Brévan.

Qu’il eût réussi à se faufiler dans le monde de la haute vie, qu’il se fût ouvert les portes de beaucoup de salons qui passent pour exclusifs, c’est ce qui ne saurait surprendre à une époque où l’impudence tient lieu de tout.

Dans une société dont la devise, et pour cause, paraît être : « Tolérance et discrétion », où le premier venu est accepté sans contrôle pour ce qu’il dit et paraît être, Justin Chevassat devait réussir.

Il réussit d’autant plus sûrement qu’avant de se lancer il avait bien pris toutes ses précautions, pareil à ces malfaiteurs qui ne s’aventurent jamais sans un passeport d’autant mieux en règle qu’ils l’ont fabriqué eux-mêmes.

Son passé lui avait enseigné la prudence... Un passé accidenté... moins que celui de Sarah, cependant, et que j’ai eu moins de peine à reconstituer.

Les parents de Justin, les époux Chevassat, actuellement concierges, 23, rue de la Grange-Batelière, étaient établis, il y a quelque trente-huit ou quarante ans, tout au haut du Faubourg-Saint-Honoré.

Ils tenaient un très modeste établissement, moitié débit de vins, moitié gargote, fréquenté surtout par les domestiques du quartier.

C’était de ces gens de moralité indécise et de principes faciles, comme il y en a trop, honnêtes, tant qu’il n’est pas de leur intérêt ou que l’occasion ne s’est pas présentée de cesser de l’être.

Leur commerce prospérant, ils n’étaient pas malhonnêtes... et si quelqu’une de leurs pratiques oubliait chez eux son porte-monnaie, ils ne manquaient pas de le lui rendre.

Le mari avait vingt-quatre ans et la femme dix-neuf, quand, à leur grande joie, un fils leur naquit.

Ce fut une fête, dans la boutique, et le nouveau-né fut baptisé sous le prénom de Justin, qui était celui de son parrain, lequel n’était pas un moindre personnage que le propre valet de chambre du marquis de Brévan.

Mais avoir un fils est la moindre des choses... L’élever jusqu’à sept ou huit ans, n’est rien... Le difficile est de lui donner une belle éducation qui lui assure une situation dans le monde.

C’est à quoi, désormais, pensèrent incessamment les époux Chevassat.

Ces niais, qui avaient un établissement qui leur rapportait plus que de quoi vivre, où ils devaient avec le temps réaliser une petite fortune, ne se dirent pas que l’agrandir pour le laisser plus tard à leur fils, serait le meilleur et le plus sage pour eux et pour lui.

Non. Ils se jurèrent de sacrifier leurs économies, de se priver même du nécessaire pour faire de leur Justin un homme au-dessus de ses parents, un « beau monsieur... »

Et quel monsieur !... La mère le rêvait commis d’agent de change, ou clerc de notaire pour le moins... Le père aimait à se le représenter employé du gouvernement, titulaire de quelqu’une de ces places brillantes et enviées, où, après vingt-cinq ans de services, on atteint un maximum de trois mille deux cents francs par an.

Le résultat de ces visées ambitieuses fut que dès l’âge de neuf ans le jeune Justin fut envoyé au collège de Versailles.

Il s’y comporta juste assez mal pour se trouver toujours sur le point d’être chassé sans cependant l’être jamais.

Cela touchait peu les époux Chevassat. Ils s’étaient si bien accoutumés à considérer leur fils comme d’une essence supérieure, que jamais il ne put leur entrer dans l’esprit qu’il ne fût pas le premier, le meilleur et le plus remarquable élève du collège.

Si les notes de Justin étaient mauvaises – et elles l’étaient toujours, ils accusaient les professeurs de lui en vouloir. S’il n’avait pas de prix à la fin de l’année – et il n’en avait jamais, ils ne savaient quelle fête lui faire pour le consoler de l’injustice criante dont il était victime.

Les conséquences de ce système se devinent.

À quatorze ans, Justin tenait en mépris profond ses parents, les traitait comme des valets et rougissait d’eux au point de défendre à sa mère de le venir voir au parloir.

Lorsqu’il venait en vacances, il se fût fait couper le bras plutôt que d’aider son père et de verser un verre de vin à un client, et même il fuyait la maison sous prétexte que l’odeur de gargote lui donnait des nausées...

C’est ainsi qu’il atteignit dix-sept ans... Ses études n’étaient pas terminées, mais comme il s’ennuyait au collège, il déclara qu’il n’y voulait plus retourner, et n’y retourna plus.

Son père, bien timidement, lui ayant demandé ce qu’il se proposait de faire, il haussa les épaules pour toute réponse.

Ce qu’il fit ? Rien. Il battit le pavé de Paris...

S’habiller à la dernière mode, se promener le cure-dent à la bouche devant les restaurants en renom, se poser en fils de famille dans le quartier Latin, louer une voiture qu’il conduisait lui-même, ayant à ses côtés, les bras croisés, un domestique de louage, tel était l’emploi de ses journées.

Les nuits, il les passait au jeu... et quand il perdait, le tiroir de la gargote paternelle était là.

Ses parents lui avaient loué et confortablement meublé un petit appartement dans leur maison, et ils s’efforçaient de l’y retenir par des prodiges de servilité, délaissant leurs affaires pour être toujours à ses ordres...

Ce qui ne l’empêchait pas de parler continuellement d’aller habiter ailleurs, ne pouvant, disait-il, donner rendez-vous à ses amis dans une maison où son nom se lisait sur l’enseigne d’un établissement de dernier ordre.

Être le fils d’un gargotier et s’appeler Chevassat !... cela le désespérait...

Des chagrins plus sérieux devaient lui venir, après deux ans de cette fastueuse existence.

Un beau matin qu’il avait besoin, prétendit-il, de vingt-cinq louis, ses parents lui apprirent les larmes aux yeux qu’ils n’avaient pas vingt-cinq francs chez eux, qu’ils étaient à bout de ressources, que la veille il leur avait été impossible de payer un billet, qu’ils allaient être poursuivis et que la faillite était imminente.

Ils ne reprochaient pas à Justin d’avoir dévoré leurs économies, oh ! non, certes, ils lui demandaient au contraire pardon de n’en avoir plus à lui prodiguer... Et ce n’est qu’en tremblant qu’ils se hasardèrent à lui dire, que peut-être il ferait bien de songer à travailler...

Lui, froidement répondit qu’il réfléchirait, qu’il verrait... mais qu’il lui fallait ses cinq cents francs... Et il les eut. Son père et sa mère avaient encore leur montre et quelques bijoux, et le Mont-de-Piété n’était pas loin.

Cependant il comprit que la caisse qu’il croyait inépuisable était épuisée, et que dorénavant son gousset resterait vide s’il ne trouvait quelque moyen de le remplir lui-même.

Il se mit donc en quête d’un emploi, et son parrain, le valet de chambre, lui en découvrit un, chez un banquier qui cherchait un employé sûr, un jeune homme qu’il dresserait, pour lui confier plus tard le maniement de ses fonds...

La voix du père Ravinet, sur ces derniers mots, s’altéra si sensiblement que d’un commun mouvement Daniel et Mlle Henriette lui demandèrent :

– Qu’avez-vous, monsieur ?

Ce ne fut pas lui qui répondit, mais sa sœur, madame Bertolle.

– Mon frère n’a rien, prononça-t-elle, en lui adressant un regard d’encouragement.

– Je n’ai rien, en effet, répéta le bonhomme, comme un écho.

Puis, faisant un effort :

– Tel vous connaissez Maxime de Brévan, continua-t-il, tel était à vingt ans Justin Chevassat : profondément dissimulé, d’un égoïsme féroce, rongé de vanité, enfin, dévoré de convoitises et capable de tout pour les assouvir.

L’idée de s’enrichir très vite par quelque grand coup était déjà si profondément enracinée dans son esprit, qu’elle lui donna la force, inouïe à son âge, de changer, du jour au lendemain, ses habitudes et son existence.

Ce paresseux, ce prodigue, ce joueur, se leva matin, travailla dix heures par jour et devint le modèle des employés.

Il s’était promis de s’insinuer dans les bonnes grâces de son patron et de le gagner, il y réussit en jouant en hypocrite consommé une merveilleuse comédie.

Il y réussit à ce point que deux ans après son entrée dans la maison, il était élevé à un poste où il se trouvait avoir en maniement de l’argent et des titres...

Ceci se passait avant tous ces... sinistres qui, depuis une douzaine d’années, ont valu aux gardiens de l’argent d’autrui une si déplorable renommée.

Qu’un caissier maintenant décampe en emportant les fonds confiés à son honneur, c’est un fait si commun, que nul ne songe à s’en étonner. Pour que le public blasé s’émeuve, il faut que la somme enlevée atteigne un chiffre fabuleux, qu’il s’agisse de deux ou trois millions, par exemple. Et, en ce cas, ce n’est pas toujours au volé que l’intérêt s’attache.

Au temps dont je vous parle, la fuite d’un caissier était un scandale fort rare.

Les compagnies financières et les banquiers ne comptaient pas encore au nombre de leurs risques celui d’être dévalisés par leurs employés.

Quand on avait remis la clef de son coffre-fort à un garçon dont on connaissait la famille et la vie, on dormait sur les deux oreilles.

Le patron de Justin Chevassat dormait ainsi depuis dix mois, quand un dimanche il eut besoin de certaines pièces de comptabilité qu’il savait enfermées dans un des tiroirs du bureau de Justin.

Faire courir après son employé pour qu’il remît la clef, lui parut chanceux ; il envoya simplement chercher un serrurier qui ouvrit le tiroir.

Et la première chose qui sauta aux yeux du banquier fut une traite signée de son nom, et qu’on eût juré signée par lui...

Oui, positivement, c’était sa signature, il la reconnaissait... et si on la lui eût présentée, c’est à peine s’il eût osé n’y pas faire honneur.

Et cependant il était sûr, moralement et physiquement sûr, que ce n’était pas, que ce ne pouvait pas être lui qui avait tracé sur cette traite son nom et son paraphe hardi et compliqué.

À sa stupeur première, un sentiment de poignante inquiétude succéda. Il fit forcer les autres tiroirs, chercha, fouilla, et ne tarda pas à découvrir tous les éléments d’une audacieuse escroquerie, admirablement conçue et combinée, pour lui enlever d’un seul coup de filet un million ou douze cent mille francs....

Un mois de confiance de plus et il allait être à demi ruiné.

Son employé de prédilection était un misérable, un faussaire d’une effrayante habileté.

Sur l’heure, il envoya chercher le commissaire de police, et le lendemain, le lundi, lorsque Justin Chevassat arriva comme d’habitude, il fut arrêté.

À cette tentative avortée, se bornait, pensait-on, le crime de Justin. On se trompait. Une minutieuse vérification des écritures révéla promptement bien d’autres méfaits.

On acquit la preuve que, le surlendemain même du jour où il avait reçu de son patron un poste de confiance, ce malheureux avait volé cinq mille francs et masqué son vol par un faux.

Et depuis, il ne s’était pas écoulé de semaine sans qu’il s’emparât de quelque somme plus ou moins importante, variant de deux mille à dix mille francs... Et toutes ces soustractions étaient dissimulées par des fabrications d’écritures si habiles qu’il avait été une fois malade et suppléé pendant quinze jours et qu’on ne s’était aperçu de rien.

Bref, le total de ses détournements s’élevait au chiffre de cent soixante-quatorze mille francs.

Qu’en avait-il fait ?... C’est ce que tout d’abord lui demanda le juge d’instruction. Il répondit qu’il ne lui en restait plus un centime.

Ses explications et ses excuses furent celles de tous ceux qu’on prend la main dans le sac, excuses et explications banales.

Nul, à l’entendre, n’était plus innocent que lui, encore qu’il dût paraître bien coupable. Il en était de lui, jurait-il, comme de l’imprudent qui s’est laissé saisir le bout du doigt par l’engrenage d’une machine. Sa seule faute était d’avoir voulu spéculer à la Bourse. Son patron spéculait bien ! Ayant perdu, tremblant pour sa place s’il ne payait pas ses différences, la fatale inspiration lui était venue de puiser à sa caisse... De ce moment, il n’avait plus eu qu’une idée fixe : rendre ce qu’il avait pris... S’il avait joué de nouveau, c’était par excès d’honnêteté, et parce qu’il espérait toujours gagner de quoi restituer... mais une déveine extraordinaire l’avait poursuivi. Si bien que, voyant le déficit se creuser de plus en plus, assailli de terreurs et de remords, il était devenu comme fou, et n’avait plus gardé de mesure...

Il appuyait beaucoup sur cette circonstance atténuante que ces cent soixante-quatorze mille francs avaient été intégralement perdus à la Bourse, et qu’il se fût considéré comme le dernier des coquins s’il en eût détourné la moindre portion pour ses besoins personnels.

Le malheur est que les fausses traites trouvées dans ses tiroirs rendaient peu admissible ce système de défense.

Persuadé que les sommes volées n’avaient point été dissipées, le juge d’instruction soupçonna les parents de l’accusé de les recéler. Il les interrogea, et recueillit contre eux assez de charges pour signer leur arrestation. Mais il fut obligé de les relâcher plus tard, faute de preuves suffisantes, et Justin Chevassat fut seul traduit devant la cour d’assises.

Son cas était grave, mais il eut la chance de choisir un jeune avocat qui inaugura en cette affaire un genre de défense souvent imité depuis.

Il ne perdit point ses peines à essayer de justifier son client ; il accusa carrément le banquier... Était-ce bien un homme sensé, disait-il, celui qui confiait des sommes si considérables à un employé si jeune !... N’était-ce pas l’exposer à des tentations trop fortes, le provoquer en quelque sorte au vol ! Comment ce banquier ne vérifiait-il pas plus attentivement ses livres !... Qu’était-ce que cette maison où un caissier pouvait en dix mois détourner cent soixante-quatorze mille francs sans qu’on s’en aperçût !... Enfin, que penser d’un patron qui donnait à ses commis le scandaleux exemple des immorales opérations de Bourse !...

Justin Chevassat en fut quitte pour vingt ans de travaux forcés.

Ce qu’il fut au bagne, vous pouvez l’imaginer maintenant que vous le connaissez. Il y réalisa le type ignoble du « bon forçat » grimé de repentirs hypocrites, se ménageant des protections à force d’abjections et de bassesses.

Cette conduite ne manquait pas d’adresse, puisque, au bout de trois ans et dix mois, il fut gracié.

Mais ce temps n’avait pas été perdu pour lui. Au contact des plus vils coquins, ses exécrables instincts s’étaient épanouis, sa scélératesse s’était trempée d’une trempe plus solide, il s’était complété, en un mot.

Et pendant qu’il traînait la jambe sous le gourdin du garde-chiourme, il arrêtait et mûrissait pour l’avenir un plan dont il ne s’écarta pas.

Il rêvait au moyen de s’incarner dans un personnage nouveau, sous lequel jamais on n’irait chercher l’ancien.

Comment il s’y prit, je puis vous le dire :

Par son parrain le valet de chambre, mort avant sa condamnation, Justin Chevassat connaissait jusqu’en ses moindres détails l’histoire de la famille de Brévan.

C’était une histoire bien triste. Le vieux marquis était mort insolvable, après avoir perdu ses cinq fils, qui étaient allés chercher la fortune à l’étranger...

Cette noble famille étant éteinte, Justin se dit qu’il la continuerait.

Il savait que les Brévan étaient originaires du Maine, qu’ils avaient eu autrefois des propriétés immenses aux environs du Mans, et qu’ils n’y avaient pas paru depuis plus de vingt ans.

Se souviendrait-on encore d’eux dans un pays où ils avaient été tout-puissants ? Assurément oui. Se serait-on assez inquiété d’eux pour savoir au juste ce qu’étaient devenus le marquis et ses fils ? Évidemment non.

Tout le plan de Chevassat reposait sur ces calculs...

Libéré, il ne s’inquiéta que de faire perdre ses traces, et quand il se crut sûr d’y être parvenu, il se rendit au Mans, sous le nom de celui des fils du marquis dont l’âge se rapprochait le plus du sien.

Qu’il fût bien véritablement Maxime de Brévan, c’est ce dont personne ne douta une minute. Qui donc eût douté, en le voyant racheter, moyennant quatre-vingt mille francs, l’ancienne maison de Brévan, une sorte de ruine à peine habitable, et une petite métairie qui en dépendait ?

Car il poussa jusqu’à ce point le soin de son rôle. Et il paya comptant, prouvant ainsi, pour moi, que le juge d’instruction ne s’était point trompé, et que les Chevassat étaient réellement les complices de leur fils.

Et il eut la constance d’habiter quatre ans sa petite propriété, s’exerçant à la vie de gentilhomme campagnard, reçu à bras ouverts par la noblesse des environs, se créant des amis, des relations, des appuis, s’incarnant de plus en plus en Maxime de Brévan...

Quel but poursuivait-il à cette époque ? J’ai toujours supposé qu’il espérait se marier richement et consolider ainsi définitivement sa situation... Et cet espoir fut bien près de se réaliser...

Il était sur le point d’épouser une jeune fille du Mans, qui lui eût apporté cinq cent mille francs de dot, les bans allaient être publiés, quand tout à coup le mariage fut rompu... on n’a jamais bien su pourquoi.

Ce qui est certain, c’est qu’il en conçut un si vif dépit qu’il vendit sa propriété et quitta le pays...

Et il habitait Paris depuis trois ans... plus Maxime de Brévan que jamais, quand il rencontra Sarah Brandon.

Il y avait plus de trois heures que le père Ravinet parlait, sa lassitude devenait manifeste et les cordes de sa voix se détendaient.

Cependant, c’est en vain que Daniel, Mlle Henriette et Mme Bertolle elle-même, joignirent leurs instances pour le déterminer à se reposer un moment.

– Non, répondit-il, j’irai jusqu’au bout... Ne faut-il pas que, dès demain, c’est-à-dire aujourd’hui même, M. Champcey soit en mesure d’agir !...

Il se contenta donc d’avaler quelques gorgées de thé, que sa sœur venait de lui servir, et d’un accent plus ferme :

– C’est à un bal travesti, reprit-il, chez un ami de M. de Planix, que Sarah Brandon – elle n’était encore que Ernestine Bergot – et Justin Chevassat, devenu M. de Brévan, se virent pour la première fois.

Lui demeura béant, ébloui de la prestigieuse beauté de cette jeune femme, et elle fut, elle, singulièrement frappée de l’expression de la physionomie de Maxime.

Peut-être se devinèrent-ils en un regard, peut-être eurent-ils l’intuition soudaine de ce qu’ils étaient... Toujours est-il qu’ils se rapprochèrent vite, entraînés l’un vers l’autre par une instinctive et irrésistible attraction.

Ils dansèrent plusieurs fois ensemble ; assis l’un près de l’autre pendant le souper, ils causèrent longuement ; et quand le bal fut fini, ils s’étaient déjà promis de se revoir.

Ils se revirent, en effet, et, si ce n’était pas profaner ce mot sublime, je dirais qu’ils s’aimèrent.

N’étaient-ils pas faits pour se comprendre et créés en quelque sorte l’un pour l’autre, également corrompus qu’ils étaient jusqu’aux moelles, dévorés de convoitises semblables, et pareillement dépouillés de tous ces préjugés – comme ils disaient – de justice, de morale et d’honneur qui enchaînent le vulgaire ?

Comment l’idée d’associer leurs ambitions, leurs vices et leurs hontes ne leur serait-elle pas venue, quand ils eurent reconnu qu’ils se complétaient si merveilleusement !...

C’est qu’en ces premiers jours, sincères en leurs épanchements, ils n’eurent pas de secrets l’un pour l’autre ; la passion leur avait arraché leur masque d’hypocrisie et chacun mettait une sorte de vanité à remuer devant l’autre toutes les boues de son passé.

Oui, c’est ainsi qu’ils agirent, et je n’en veux pour preuve que la constance de leur liaison, alors que depuis longtemps ils ont cessé de s’aimer...

Car maintenant ils se haïssent... mais ils se craignent. Dix fois ils ont essayé de rompre, dix fois ils ont été forcés de renouer, rivés l’un à l’autre par une chaîne bien autrement lourde et infrangible que celle de Maxime de Brévan au bagne, chaîne dont chaque anneau est un crime...

Cependant, ils durent d’abord dissimuler... l’argent leur manquait.

En ajoutant à ce qu’elle avait volé lors de la mort de son bienfaiteur tout ce qu’elle avait tiré de M. de Planix, Sarah ne réunissait pas plus d’une quarantaine de mille francs. Ce n’était pas seulement, disait-elle, de quoi couvrir les frais d’une installation passable.

Quant à M. de Brévan, si ménager qu’il eût été des sommes volées à son patron, il en avait vu la fin...

Depuis huit ou dix mois, il en était réduit, pour se soutenir, à toutes sortes d’expédients périlleux. Il roulait voiture... et plus d’une fois, cependant, il s’était estimé très heureux d’extorquer une pièce de vingt francs à ses parents, qu’il visitait en secret depuis qu’ils avaient quitté leur gargote pour la loge du nº 23 de la rue de la Grange-Batelière.

Loin donc de pouvoir être utile à Sarah, c’est avec de véritables transports de joie qu’il accepta dix mille francs qu’elle lui apporta, dès qu’elle sut sa détresse.

« – Ah ! lui disait-elle souvent, que n’avons-nous la fortune de cet imbécile de Planix !... »

De là à tenter de s’en emparer, de cette fortune tant convoitée, il n’y avait qu’un pas... ils le franchirent...

Pour commencer, Sarah décida M. de Planix à faire un testament par lequel il l’instituait sa légataire universelle.

Comment elle obtint cela de ce garçon, jeune, heureux, plein de santé, sans éveiller en lui le plus léger soupçon, on s’en étonnerait, si on ne savait que la passion explique ce qui semble le plus inexplicable.

Ce point obtenu, M. de Brévan se chargea de présenter dans le cercle que fréquentaient Sarah et M. de Planix, un de ses amis qu’on disait et qui était réellement la meilleure lame de Paris, brave garçon d’ailleurs, l’honneur même, plutôt endurant que querelleur, M. de Pont-Avar.

Sans se compromettre, et avec l’infernale adresse dont elle seule est capable, Sarah fut avec ce brave garçon tout juste assez coquette pour qu’il se crût autorisé à lui faire quelque peu la cour... Le soir même elle s’en plaignit amèrement à M. de Planix et sut si bien intéresser sa vanité et échauffer à blanc sa jalousie, qu’à trois jours de là il s’emportait jusqu’à souffleter M. de Pont-Avar, en présence de dix personnes.

Une rencontre devenait inévitable, et M. de Brévan, en paraissant vouloir l’empêcher, ne fit qu’animer les deux adversaires d’une colère furieuse.

Le combat eut donc lieu à l’épée, au bois de Vincennes, un samedi matin...

Et après moins d’une minute d’engagement, M. de Planix, atteint d’un coup droit en pleine poitrine, s’affaissa comme une masse.

On s’approcha... il était mort. Il n’avait pas encore vingt-sept ans...

Si délirante fut la joie de Sarah, que c’est à peine si elle, l’incomparable comédienne, elle parvint à verser, pour le monde, quelques larmes hypocrites sur le cadavre encore chaud de cet homme qui l’avait tant aimée, et qu’elle avait assassiné.

Pendant qu’agenouillée près du lit, elle cachait son visage dans ses mains, elle ne songeait qu’au testament, qu’elle savait enfermé dans le secrétaire, sous une grande enveloppe scellée d’un large cachet de cire rouge...

Le jour même, il fut ouvert et lu par le juge de paix qu’on était allé quérir pour apposer les scellés.

Et alors, véritablement désespérée, Sarah pleura des larmes de rage.

Pris d’une sorte de remords de sa faiblesse, et à un moment où une absence de Sarah le mettait hors de lui, M. de Planix avait ajouté deux lignes à ses dispositions.

Il disait bien toujours : « J’institue pour ma légataire universelle Mlle Ernestine Bergot », mais il avait écrit plus bas : « À la condition de donner à chacune des deux demoiselles de Planix, mes sœurs, la somme de cent cinquante mille francs. » C’était cent mille écus à donner, et la fortune de M. de Planix s’élevait à peine à quatre cent mille francs...

Aussi, les premiers mots de Sarah, le soir, en arrivant chez M. de Brévan, furent :

« – Nous sommes volés !... Planix n’est qu’un misérable... Il ne nous restera pas cent mille francs !... »

Ce fut Maxime qui, le premier, prit son parti de cette déception ; la somme lui paraissait encore énorme pour un crime sans péril, et il n’en voulait pas moins, ainsi que c’était convenu avant, épouser Sarah.

Mais elle rejeta bien loin ses instances, disant que cent mille francs c’était à peine le revenu qu’elle rêvait, et qu’il fallait attendre.

C’est alors que chez M. de Brévan le joueur se révéla... Il croyait au jeu, ce misérable ; il croyait aux fortunes gagnées par le jeu... Il avait des systèmes pour ne jamais perdre, qu’il disait infaillibles.

Il offrit à Sarah de risquer, pour les décupler, les cent mille francs, et elle accepta, séduite par la hardiesse de la proposition.

Ils décidèrent donc qu’ils ne cesseraient de jouer qu’après avoir gagné un million ou perdu tout ce que possédait Sarah, environ cent vingt-cinq mille francs... Et ils partirent pour Hombourg.

Là, pendant un mois, ils menèrent une existence enragée, passant dix heures au jeu, fiévreux, haletants, luttant contre la banque avec un acharnement, et il faut ajouter avec une habileté et un sang-froid incroyables.

J’ai retrouvé un vieux croupier qui se souvient encore d’eux. Par deux fois, ils en furent à jeter leur dernier billet de mille francs, et leur gain, un jour de veine, dépassa quatre cent mille francs...

Ce jour-là, Maxime voulut quitter Hombourg... Sarah, qui tenait la caisse, s’y opposa, répétant sa devise favorite : Tout ou rien.

Ce fut : Rien. La victoire, comme toujours, resta aux gros bataillons, et un soir les deux complices se retrouvèrent dans leur chambre d’hôtel, ruinés, décavés, sans un florin, ayant tout vendu, jusqu’à leurs montres et devant une certaine somme à leur hôtelier...

Ce soir-là, Maxime parlait de se brûler la cervelle... Jamais, au contraire, Sarah n’avait été plus gaie...

Et le lendemain, dès le matin, elle s’habilla et sortit, disant que c’était pour une idée qui lui avait passé par la tête, et qu’elle allait revenir...

Mais elle ne revint pas, et tout le jour, M. de Brévan, dévoré d’angoisses, attendit... À cinq heures, seulement, un commissionnaire lui apporta une lettre... Il l’ouvrit, trois billets de mille francs tombèrent à ses pieds...

La lettre disait :



« Quand tu recevras ce mot, je serai loin de Hombourg... Ne m’attends plus... Voici de quoi regagner Paris... Quand j’aurai fait notre fortune tu me reverras.

« Sarah. »



Maxime, tout d’abord, demeura stupide d’étonnement... Être ainsi abandonné, être « lâché » sans plus de façons, lui, par Sarah !... Il n’en pouvait revenir.

Mais la colère ne tarda pas à lui monter au cerveau, et en même temps un immense désir de vengeance... Seulement, pour se venger, il s’agissait de retrouver l’infidèle. Qu’était-elle devenue ? Où s’était-elle réfugiée ?...

À force de réfléchir et de chercher, M. de Brévan se rappela que deux ou trois fois, depuis que la déveine les poursuivait, il avait aperçu Sarah en grande conversation avec un long et maigre gentleman, d’une quarantaine d’années, qui promenait dans les salles de jeu ses favoris blonds en nageoires, sa distinction raide et son visage ennuyé.

Pas de doutes !... Sarah, ruinée, devait s’être laissée facilement séduire par ce gentleman aux apparences de millionnaire.

Où demeurait-il ?... À l’hôtel des Trois-Rois. Maxime y courut...

Malheureusement il arrivait trop tard... Le gentleman était parti le matin même pour Francfort, par le train de dix heures quarante-cinq, avec une dame d’un certain âge et une jeune personne remarquablement jolie.

Sûr de ne s’être pas trompé, M. de Brévan partit sur l’heure pour Francfort, persuadé que la radieuse beauté de Sarah le guiderait comme une étoile. Mais il eut beau battre la ville, courir les hôtels, lasser tout le monde de ses questions, il ne retrouva pas la trace des fugitifs.

Et quand le soir, brisé de fatigue, il eut regagné sa chambre... il pleura.

Jamais, à aucun moment de sa vie, il ne s’était estimé si malheureux... Perdant Sarah, il lui semblait qu’il perdait tout... En cinq mois qu’avaient duré leurs relations, elle avait pris sur lui un empire si absolu que, livré à ses seules forces, il se trouvait comme un enfant égaré, sans idées, sans résolution...

Qu’allait-il devenir, maintenant qu’il n’aurait plus pour l’inspirer et le soutenir cette femme au génie fécond en intrigues, dont l’audace jamais ne se déconcertait, d’une énergie toute-puissante pour le mal ?

Sarah, d’ailleurs, l’avait grisé de si magnifiques espoirs, elle avait ouvert à ses convoitises de si prestigieux horizons, qu’il souriait de pitié en songeant à ce qui jadis eût comblé ses vœux.

Avoir rêvé quelqu’une de ces scélératesses énormes qui enrichissent d’un coup, et retomber aux mesquines escroqueries d’autrefois... quelle misère !... Son cœur s’en soulevait de dégoût, comme l’estomac de l’homme qui, après avoir flairé le fumet des cuisines transcendantes, en est réduit à revenir dîner à son infime gargote...

C’est qu’il savait quels embarras l’attendaient à sa rentrée à Paris. Ses créanciers, inquiétés par son absence, allaient l’assaillir... Comment les ferait-il patienter ?... Où prendrait-il de quoi leur verser quelques à-comptes ?... Comment trouverait-il sa vie de chaque jour ?... Toutes ses impostures allaient-elles donc être perdues ?... Sombrerait-il avant d’avoir saisi cette occasion rebelle de fortune qu’il guettait !...

N’importe, il revint à Paris, tint tête à l’orage, traversa la crise, et reprit son existence compliquée d’expédients, associé avec un chevalier d’industrie comme lui, un certain Fernand de Coralth, réussissant, à force d’adresse, à sauver les apparences et à préserver de tout soupçon le nom qu’il avait volé...

Ah ! si les honnêtes gens savaient tout ce que cache de misères, d’humiliations et d’angoisses, certaines existences dont le faste menteur les offusque, ils s’estimeraient bien vengés.

Il est certain qu’à cette époque Maxime de Brévan passa par de tristes quarts d’heure, qu’il regretta plus d’une fois de n’être pas resté tout bêtement honnête homme ; c’est si simple... et si habile !

C’est qu’aussi, après deux ans, il n’était pas encore consolé du départ de Sarah... Souvent, en ses jours de détresse, il se rappelait sa phrase d’adieu : « Quand j’aurai fait notre fortune, je reviendrai... » Certes, il la croyait bien de force à conquérir des millions, mais quand elle les tiendrait, se souviendrait-elle de ses promesses ?... Où était-elle, que devenait-elle ?...

Sarah habitait alors l’Amérique.

Ce long gentleman blond, cette dame à l’air si respectable qui l’avaient enlevée, n’étaient autres que sir Thomas Elgin et mistress Brian.

Qui étaient ces gens ?... Le temps m’a manqué pour recueillir sur leur passé des renseignements complets. Ce que je sais, c’est qu’ils étaient de ces aventuriers qu’on rencontre dans les villes d’eaux et de jeux l’été, à Nice, à Monaco ou en Italie l’hiver. Escrocs de bon ton, qui joignant à une habileté consommée la plus excessive prudence, qu’on soupçonne parfois, qu’on ne surprend jamais, et qui doivent à leur entente de la vie, à l’art qu’ils ont d’être agréables ou utiles, au laisser-aller du voyage, enfin, des relations qui étonnent, et souvent même d’honorables amitiés.

Anglais l’un et l’autre, sir Tom et mistress Brian avaient jusqu’alors trouvé le secret de vivre largement. Mais la vieillesse venait, et ils commençaient à s’inquiéter de l’avenir, quand ils aperçurent Sarah.

Ils la devinèrent comme elle avait deviné Maxime de Brévan, et ils virent en elle un admirable instrument de fortune.

Si admirable, qu’ils n’hésitèrent pas à lui proposer de devenir leur associée, résolus à risquer sur elle tout ce qu’ils possédaient, soixante-dix ou quatre-vingt mille francs.

Tant qu’il lui était resté un florin à jouer, Sarah n’avait répondu ni oui ni non. Ayant tout perdu, elle s’était mise à la discrétion de mistress Brian et de sir Elgin moyennant les trois mille francs qu’elle avait envoyés à Maxime.

Ce que ce couple honorable comptait faire d’elle, vous l’avez vu... un piège à billets de mille francs. Ils savaient bien qu’à cette éblouissante beauté, les dupes se viendraient prendre comme les alouettes au miroir...

Et ne croyez pas cette idée neuve, monsieur Champcey, ni rare...

Dans toutes les capitales de l’Europe, vous trouverez à cette heure de ces créatures idéales que produisent, dans le plus grand monde, des aventuriers cosmopolites. Elles ont six ou sept ans, de dix-huit à vingt-cinq, pour enlever à la pointe de leurs œillades, leur fortune et celles de leurs cornacs... Et selon l’occasion, leur adresse et le caprice de la bêtise humaine, elles épousent un millionnaire ou finissent patronnes d’un tripot clandestin, ayant autant de chances pour tomber sur les coussins du carrosse d’un prince, que pour rouler, de chute en chute, au plus profond des cloaques sociaux.

Sir Elgin et mistress Brian s’étaient dit qu’ils exhiberaient Sarah à Paris, qu’elle épouserait un duc cinq ou six fois millionnaire, et qu’ils auraient pour leurs peines et soins une cinquantaine de mille francs de rente à se partager.

Mais pour tenter l’aventure avec de sérieuses chances de succès, il était indispensable de dépayser cette Parisienne, de lui constituer un état civil nouveau, de la styler, de la dresser, de l’exercer au métier qu’elle allait faire.

De là, ce voyage et ce long séjour en Amérique.

Le hasard servit bien ces misérables. À peine débarqués, ils réussirent à substituer leur protégée à la fille du général Brandon, exactement comme Justin Chevassat s’était substitué à Maxime de Brévan.

Si bien que pour la haute société de Philadelphie, Ernestine Bergot fut bien et dûment miss Sarah Brandon.

Non moins prévoyant que Brévan, sir Elgin, malgré l’exiguïté de ses ressources, acheta, au nom de sa protégée, moyennant un millier de dollars, d’assez vastes terrains où il n’y avait pas le moindre puits à pétrole, mais où il eût pu y en avoir...

Toutes choses dont j’ai des preuves, que je fournirai le moment venu...

Depuis un instant, Daniel et Mlle Henriette échangeaient des regards ébahis.

Ils étaient confondus de la somme prodigieuse de pénétration, de ruse, de patience, d’investigations laborieuses que représentait le récit du vieux brocanteur.

Lui, poursuivait :

– Il avait fallu peu de jours à sir Tom et à mistress Brian, pour reconnaître à quel point leur flair les avait bien servis... Six mois ne s’étaient pas écoulés que cette belle fille, dont ils avaient entrepris l’éducation, parlait l’anglais aussi purement qu’eux-mêmes, et était devenue leur maîtresse, les dominant de toute la hauteur de sa perversité. Du jour où mistress Brian lui eût montré son rôle, Sarah y entra si naturellement et si complètement que l’actrice disparut.

Elle avait compris les avantages immenses que lui présentait ce personnage de jeune vierge américaine, et quels effets irrésistibles elle tirerait d’une excentricité savante, de sa liberté d’allures, et d’une franchise effrontément naïve. Enfin, au bout de vingt-huit mois, sir Elgin décida que le moment d’entrer en scène était venu...

C’est donc vingt-huit mois après la séparation de Hombourg, que M. de Brévan reçut un jour un billet ainsi conçu :

« Présentez-vous ce soir, à 9 heures, rue du Cirque, chez sir Thomas Elgin, et... attendez-vous à une surprise. »

Il s’y présenta. Un long gentleman lui ouvrit la porte du salon, et à la vue d’une jeune femme assise près de la cheminée, ébloui, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Ernestine... est-ce possible !... »

Mais elle, l’interrompant : « Vous vous trompez, dit-elle... Ernestine Bergot est morte et enterrée près de Justin Chevassat... cher monsieur de Brévan. Allons... quittez cet air ahuri, et embrassez la main de miss Sarah Brandon... »

C’était le ciel qui s’ouvrait, pour Maxime de Brévan.

Elle lui était donc enfin rendue, cette femme qui avait traversé sa vie comme un orage, et dont le souvenir lui était resté au cœur comme un poignard dans la blessure.

Elle lui revenait donc, plus que jamais parée de séductions irrésistibles, et c’était, pensait-il, la passion seule qui la lui ramenait.

Sa vanité le fourvoyait.

Il y avait longtemps déjà que Sarah Brandon avait cessé de l’admirer. Lancée dans le monde des aventuriers de la haute vie, elle n’avait pas tardé à apprécier Maxime à sa juste valeur. Elle le voyait tel qu’il était, lâche, cauteleux, mesquin, incapable de combinaisons hardies, à peine bon pour des gredineries de deux sous, ridicule enfin, comme l’est un coquin besoigneux.

Seulement, tout en le méprisant, Sarah le voulait près d’elle... Sur le point d’engager une partie décisive, elle sentait la nécessité d’un de ces complices à qui on peut se livrer sans restrictions. Elle avait bien mistress Brian et sir Tom, mais elle se défiait d’eux. Ils la tenaient et elle ne les tenait point. Tandis que M. de Brévan, il était bien à elle, celui-là, dépendant de son caprice, comme le bloc de glaise de la fantaisie du sculpteur.

Il est vrai que Maxime parut consterné quand elle lui eût appris que cette immense fortune dont elle avait enflammé ses convoitises était encore à faire, et qu’elle n’était pas plus avancée que le jour où elle l’avait quitté.

Elle eût pu dire qu’elle l’était moins.

Les vingt-huit mois qui venaient de s’écouler avaient fait de rudes brèches aux économies de sir Elgin et de mistress Brian. Et quand ils eurent soldé leur installation de la rue du Cirque, payé d’avance la location d’un coupé, d’une calèche et de deux chevaux de selle, c’est à peine s’il leur resta vingt mille francs.

Ils se trouvaient donc condamnés à réussir dans l’année ou à sombrer... Et ainsi acculés ils devenaient singulièrement redoutables.

Ils étaient résolus à se jeter furieusement sur la première proie qui passerait à leur portée, quand le hasard leur amena le malheureux caissier de la Société d’escompte mutuel... Malgat...