XXIII
Il n’est pas d’homme, si brave qu’on le suppose, qui ne frémisse à cette idée, qu’il vient d’échapper miraculeusement aux coups d’assassins inconnus.
Il n’en est pas qui ne sente son sang se figer dans ses veines, en songeant que ceux qui l’ont manqué renouvelleront sans doute leur tentative, et que le miracle ne se renouvellera peut-être pas.
Voilà où en était Daniel.
Il avait désormais cette effrayante certitude qu’une guerre à mort lui était déclarée, une guerre de sauvage, sans pitié, merci ni trêve, guerre de surprises et de traîtrises, d’embuscades et de ruses.
Il lui était prouvé que près de lui, dans son ombre, pour ainsi dire, marchait un invisible ennemi, stimulé par l’appât du gain, épiant ses moindres démarches, toujours en éveil, prêt à saisir l’occasion de le frapper.
Et par l’infernale adresse des deux tentatives avortées, Daniel pouvait mesurer la scélératesse supérieure de l’homme choisi et payé – il le croyait du moins – par Sarah Brandon.
Cependant il ne souffla mot des dangers qu’il courait, et même, une fois remis de la terrible secousse, il prit sur lui de dissimuler ses préoccupations sous une gaieté qu’on ne lui avait pas vue de tout le voyage.
– Je ne veux pas, se disait-il, que l’ennemi soupçonne mes soupçons.
Mais de ce moment, ses défiances ne s’endormirent plus, et toutes ses démarches furent marquées au coin d’une savante circonspection.
Il ne mit plus un pied devant l’autre, pour ainsi dire, sans avoir tâté le terrain ; jamais il ne se suspendit à une tire-veille sans en avoir sournoisement éprouvé la solidité ; il s’était fait une loi de ne plus rien prendre, ne fut-ce qu’un verre d’eau ou un fruit, hors de la table des officiers...
Assurément, ce perpétuel qui-vive, et cette prudence ombrageuse autant que la peur, répugnaient prodigieusement à son caractère hardi...
Seulement, il avait compris que l’insouciance en de telles conjonctures serait, non pas courage, mais duperie.
Un duel était engagé dont il voulait sortir vainqueur, c’était bien le moins qu’il ne s’offrît pas sans défense aux coups.
C’est qu’il lui semblait que sa poitrine était le seul rempart de celle qu’il aimait, et il prévoyait que, lui mort, elle serait perdue.
C’est qu’il ne cherchait pas seulement à défendre sa vie, il espérait arriver jusqu’à l’assassin et par lui remonter jusqu’à l’infâme créature dont il n’était que l’instrument, jusqu’à Sarah Brandon.
Aussi, poursuivait-il sous main, sans bruit, lentement, mais incessamment, l’enquête qu’il avait commencée.
Et certaines circonstances, oubliées d’abord, et divers indices adroitement recueillis, lui donnaient de grandes espérances.
Il lui était démontré, par exemple, que seuls les matelots des canots étaient allés à terre, et que pas un ne s’était écarté des autres seulement dix minutes.
Donc le faux batelier n’était pas un homme de l’équipage de la Conquête.
Ce ne pouvait non plus être un soldat de l’infanterie de marine, aucun n’ayant obtenu la permission de débarquer.
Restaient les émigrants, dont cinquante ou soixante avaient passé la soirée à Saïgon.
Mais cette hypothèse que l’un d’eux avait attiré Daniel dans le bateau n’était-elle pas écartée par les circonstances de la première tentative d’assassinat !...
Non, car beaucoup de ces émigrants, jeunes et excédés de l’oisiveté de la traversée, sollicitaient comme une faveur l’occasion d’aider aux manœuvres.
Et après de minutieuses informations, Daniel acquit la certitude que quatre d’entre eux étaient mêlés aux matelots sur la vergue d’où était tombée la pesante poulie qui eût dû le tuer.
Lesquels ?... C’est ce qu’il ne put découvrir...
N’importe ! les résultats obtenus par Daniel suffisaient pour lui rendre l’existence plus supportable.
Il respirait à bord, il allait, il venait en toute sécurité, maintenant qu’il était bien sûr que son assassin ne faisait pas partie de l’équipage de la Conquête...
Et même il éprouvait un soulagement réel à pouvoir se dire que ce n’était pas du moins parmi ces braves et rudes marins qu’on avait trouvé à acheter un misérable pour le frapper lâchement.
De plus, le champ de ses investigations se trouvait assez limité pour qu’il pût désormais entrevoir le succès.
Malheureusement, dès la première quinzaine de l’arrivée, les émigrants avaient été répartis, selon les besoins, dans divers établissements de la colonie assez éloignés les uns des autres.
Force fut à Daniel de renoncer, au moins momentanément, au projet qu’il avait formé de s’entretenir avec tous jusqu’à ce qu’il reconnût cette voix du faux batelier qu’il n’oubliait pas.
Lui-même d’ailleurs ne devait pas séjourner à Saïgon.
Après une première campagne qui l’éloigna deux mois, on lui confia le commandement d’une chaloupe à vapeur, avec mission d’explorer et de relever le cours du Cambodge, depuis la mer jusqu’à My-Thô, la seconde ville de la Cochinchine.
Ce n’était pas une tâche facile, le Cambodge ayant déjà mis en défaut l’habileté de plusieurs ingénieurs hydrographes, déroutés par les incessants caprices de ce fleuve, dont les passes changent de direction et de profondeur suivant les moussons...
Mais c’était surtout une rude et périlleuse mission...
Outre qu’il est tout obstrué de vases infectes, le Cambodge coule à travers des plaines basses et marécageuses, couvertes d’eau pendant la saison des pluies, et d’où se dégagent sous les rayons d’un soleil torride ces exhalaisons mortelles, qui coûtèrent tant d’hommes à l’expédition de l’amiral Charner.
Daniel ne devait pas tarder à en faire l’expérience cruelle.
Moins d’une semaine après le commencement de ses travaux de reconnaissance, il vit expirer sous ses yeux, en quelques heures, dans les atroces convulsions du choléra, trois des hommes placés sous ses ordres...
Pendant les quatre mois qui suivirent, sept succombèrent à des fièvres contractées dans ces marais empestés.
Et vers la fin de l’expédition, quand les explorations touchaient à leur terme, c’est à peine si les survivants, exténués, avaient la force de se tenir debout...
Seul, Daniel n’avait pas même été effleuré par le redoutable fléau.
Dieu sait s’il s’était ménagé, cependant, et s’il avait hésité à payer de sa personne.
Pour soutenir, pour électriser des hommes épuisés par la maladie et irrités de dépenser leur vie à des travaux sans éclat, il fallait un chef d’une énergie expansive, d’une intrépidité peu commune, qui traitât le danger comme un ennemi auquel on impose en le bravant... Daniel fut ce chef.
Il l’avait bien dit, la veille de son départ, à Sarah Brandon :
« Avec une passion telle que la mienne, avec tant d’amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver !... Le climat meurtrier ne m’atteindra pas... et quand j’aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d’Henriette avant de mourir. »
Et, en effet, il lui avait fallu, pour résister, cet indomptable vouloir que la passion inspire, exaspère et soutient.
Hélas !... ses fatigues exorbitantes n’étaient rien comparées à ses souffrances morales...
La nuit, pendant que ses hommes dormaient, il veillait, lui, le cœur déchiré d’angoisses, tantôt écrasé par le sentiment de son impuissance, tantôt se demandant s’il ne deviendrait pas fou de rage...
C’est qu’il y avait un an, maintenant, qu’il avait quitté Paris pour rejoindre la Conquête à Rochefort, un an !...
Et il n’avait pas reçu une seule lettre de Mlle de la Ville-Handry... pas une seule...
À chaque navire arrivant de France avec des dépêches, son espoir redoublait... espoir toujours trompé.
« Allons, se disait-il alors, ce sera pour le prochain ! » Et il comptait les jours...
Puis il arrivait, ce vaisseau tant attendu, et pas plus que les autres, hélas ! il n’apportait de lettres de Mlle Henriette...
Comment expliquer cet inexplicable silence !... Quels événements étranges étaient survenus !... Que croire... qu’espérer... que craindre !...
Être enchaîné par l’honneur à des milliers de lieues d’une femme aimée jusqu’au délire, ne plus savoir rien d’elle, de sa vie, de ses actions, de ses pensées ; en être réduit à cet excès de misère : de douter...
Moins malheureux eût été Daniel, si tout à coup on fût venu lui dire : « Mlle de la Ville-Handry n’est plus ! »
Oui, moins malheureux, car la passion vraie, en son farouche égoïsme, souffre moins de la mort que de la trahison.
Henriette morte, Daniel eût été écrasé, et il se peut que son désespoir l’eût porté aux plus fatales extrémités, mais il eût été délivré de cet horrible combat qui se livrait en lui, entre sa foi aux promesses de sa fiancée et des soupçons qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête.
Mais il savait que Mlle de la Ville-Handry vivait.
Il n’était guère de vaisseau arrivant de France ou d’Angleterre qui ne lui apportât une lettre de M. de Brévan ou de la comtesse Sarah.
Car la comtesse Sarah s’obstinait à lui écrire, comme si un lien mystérieux existait entre eux qu’elle le défiait de briser.
« J’obéis, disait-elle, à une impulsion plus puissante que ma raison et que ma volonté... C’est plus fort que moi, plus fort que tout, il faut que je vous écrive, il le faut. »
Elle disait, d’autres fois :
« Vous souvenez-vous de cette nuit, Daniel, où, pressant entre vos bras Sarah Brandon, vous lui juriez d’être tout à elle ? La comtesse de la Ville-Handry ne saurait l’oublier. »
Et sous ses phrases les plus indifférentes, on sentait palpiter une passion difficilement contenue et près d’éclater... Et ses lettres ressemblaient à ces conversations d’amoureux timides, qui parlent de la pluie et du beau temps d’une voix frémissante de désirs en échangeant des regards enflammés...
– M’aimerait-elle véritablement, pensait Daniel, et serait-ce la punition !...
Puis, aussitôt, jurant comme le plus grossier de ses matelots :
– Serai-je donc une dupe éternelle ?... reprenait-il. N’est-il pas évident que cette exécrable créature ne cherche qu’à endormir mes défiances... c’est sa défense qu’elle organise, pour le cas où le misérable qui doit m’assassiner serait pris et la compromettrait par ses révélations.
Jamais, du reste, dans aucune de ses lettres, la comtesse Sarah ne manquait de donner des nouvelles de « sa belle-fille... » Mais c’était avec toutes sortes de réticences et de réserves, et en termes ambigus, comme si elle eût compté sur la pénétration de Daniel pour deviner ce qu’elle ne voulait ou ne pouvait pas dire.
D’après elle, Mlle Henriette avait pris son parti du mariage de son père... La tristesse de cette chère enfant s’était tout à fait dissipée... Mlle Henriette était au mieux avec sir Tom... Les coquetteries de cette jeune fille devenaient inquiétantes, et ses imprudences défrayaient la médisance des salons... Daniel ferait sagement de s’accoutumer à cette idée qu’il retrouverait Mlle Henriette mariée à son retour...
– Elle ment, l’infâme, se disait Daniel, oui, elle ment...
Mais il avait beau se défendre et se roidir, chaque lettre de Sarah apportait le germe d’un nouveau soupçon, qui fermentait dans son esprit de même que dans les veines de ses matelots les miasmes mortels apportés par le vent du sud...
Pour être différentes, et même contradictoires, les informations de Maxime de Brévan n’étaient pas plus rassurantes.
Ses lettres semblaient accuser les perplexités et les hésitations d’un homme préoccupé d’adoucir des vérités trop dures.
Selon lui, la comtesse Sarah et Mlle de la Ville-Handry étaient fort mal ensemble, mais il se déclarait obligé de convenir que tous les torts étaient du côté de la jeune fille, qui paraissait se faire une étude de mortifier sa belle-mère, tandis que celle-ci répondait aux plus irritantes provocations par une inaltérable mansuétude.
Il laissait deviner quelque chose des calomnies, – il ne disait pas médisances, lui, – qui compromettaient la réputation de Mlle Henriette, avouant que d’ailleurs elle y avait prêté par certaines légèretés... Il ajoutait enfin qu’il prévoyait le moment où, en dépit des conseils qu’il lui prodiguait, elle déserterait le toit paternel.
– Et pas une ligne d’elle !... s’écriait Daniel, pas une ligne !...
Et il lui écrivait lettres sur lettres, la conjurant de lui répondre, quoi qu’il y eût, et de ne pas craindre, le pire malheur devant être un bienfait, comparé aux incertitudes qui le déchiraient.
Il écrivait, sans pouvoir certes imaginer que ses tourments Mlle Henriette les endurait, que leur correspondance était interceptée, qu’elle n’avait pas plus de nouvelles de lui qu’il n’en avait d’elle...
Le temps passait, cependant, qui emporte d’un vol égal les bons et les mauvais jours. Daniel regagna Saïgon, rapportant un des plus beaux travaux d’hydrographie qu’on possède sur la Cochinchine.
Ce que valait ce travail, ce qu’il avait coûté de fatigues, de privations et d’hommes, on ne l’ignorait pas, et il fut récompensé comme eût pu l’être un fait d’armes... et récompensé sur-le-champ, en vertu de pouvoirs spéciaux, sauf une confirmation qui jamais n’est refusée.
Tous les survivants de l’équipage de la chaloupe furent portés à l’ordre du jour de l’armée d’occupation, deux furent décorés et Daniel fut promu au grade d’officier de la Légion d’honneur. En d’autres circonstances, cette distinction, dont sa jeunesse doublait le prix, l’eût transporté... elle le laissa froid.
Sous tant et de si longues épreuves, les ressorts de son être s’étaient affaissés, les sources de la joie comme celles de la douleur se tarissaient en lui ; il ne luttait plus contre le découragement, il en arrivait à se persuader que Mlle Henriette l’avait oublié, que jamais elle ne serait sa femme...
Or, comme il se sentait incapable d’en aimer une autre, ou plutôt, comme les autres n’existaient pas pour lui, comme sans Henriette le monde lui paraissait vide, absurde, insupportable, il se demandait à quoi bon vivre...
Il y avait des moments où il regardait ses pistolets avec amour, se disant :
– Pourquoi ne pas épargner la façon de ma mort à Sarah Brandon !
Ce qui retenait sa main, c’était le levain de haine qui se soulevait en lui... N’aurait-il donc pas le courage de vivre assez pour se venger ?...
Harcelé de telles angoisses, il s’isolait de plus en plus, ne descendait jamais à terre, et ses camarades de la Conquête s’effrayaient lorsqu’ils le voyaient, pâle et les yeux brillants d’un feu sombre, arpenter de long en long, comme s’il eût été de quart, le pont de la frégate.
C’est qu’ils aimaient Daniel... Si incontestable était sa supériorité qu’elle était incontestée... On pouvait l’envier, le jalouser, non.
D’aucuns pensaient qu’il avait rapporté des marais empestés du Cambodge le principe d’une de ces implacables maladies qui désorganisent sourdement les tempéraments les plus robustes et qui éclatent tout à coup, emportant un homme en quelques heures.
– Deviendriez-vous misanthrope, mon cher Champcey, lui disaient-ils... Voyons, sacrebleu ! secouez cette mélancolie qui finirait par vous jouer quelque mauvais tour !
Et plaisantant, ils ajoutaient :
– Décidément, les vases du Cambodge vous manquent !...
Ils croyaient rire, ils disaient vrai.
Oui, Daniel regrettait les plus mauvais jours de sa mission.
En ce temps, du moins, le souci de sa responsabilité, d’écrasantes fatigues, le danger et le travail lui procuraient quelques heures d’oubli... tandis que, maintenant, l’oisiveté le laissait, sans répit ni trêve, face à face avec ses obsédantes pensées...
Ce fut ce désir, ce besoin d’échapper en quelque sorte à lui-même, qui le fit accepter de se joindre à une expédition organisée par ses camarades désireux d’essayer des émotions d’une grande chasse...
Pourtant, le matin du départ, il eut comme le pressentiment d’un malheur.
– Belle occasion, pensa-t-il, pour l’assassin aux gages de la comtesse Sarah !...
Puis, haussant les épaules :
– Vais-je pas hésiter !... dit-il avec un rire amer. En vérité, une existence telle que la mienne vaut bien la peine d’être défendue.
C’est pourquoi le lendemain, arrivé avec tous les chasseurs sur le terrain, il reçut du chef de l’expédition ses instructions et son poste.
Il se trouvait placé entre deux de ses camarades, en avant d’un fourré, à l’entrée d’une gorge fort étroite, par où devait nécessairement passer le gibier gros et menu rabattu par une nuée d’Annamites.
On tiraillait depuis une heure, quand les voisins de Daniel le virent tout à coup lâcher sa carabine, tourner sur lui-même et chanceler...
Ils se précipitèrent pour le soutenir... mais il tomba la face contre terre, en disant haut et très distinctement :
– Ils ne m’ont pas manqué, cette fois !...
Au cri d’épouvante des deux voisins de Daniel, tous les chasseurs étaient accourus, et parmi eux le chirurgien-major de la Conquête, un de ces vieux « guérisseurs » qui, sous un scepticisme jovial et des façons bourrues jusqu’à la brutalité, cachent un immense savoir et une sensibilité presque féminine.
À la seule vue du blessé, que ses camarades avaient étendu sur le dos, en lui faisant un oreiller de leurs paletots, et qui gisait pâle comme la mort et inanimé, le brave docteur fronça le sourcil.
– Il n’en reviendra pas !... grommela-t-il entre ses dents.
Les officiers étaient consternés.
– Pauvre Champcey !... murmura l’un d’eux, échapper aux fièvres du Cambodge pour venir se faire tuer ici, à une partie de plaisir !... Vous souvient-il, docteur, de ce que nous lui disions lors de son second accident : « Défiez-vous du troisième !... »
Le vieux médecin n’écoutait pas.
Il s’était agenouillé et rapidement avait dépouillé de ses vêtements le torse de Daniel.
Le malheureux avait été atteint d’un coup de feu... La balle avait pénétré dans le côté droit, un peu en arrière, et l’on voyait entre la quatrième et la cinquième côte une plaie circulaire, aux lèvres rentrantes, d’un centimètre et demi environ de diamètre.
Mais l’examen le plus attentif ne put faire découvrir la plaie de sortie du projectile.
Lentement, le docteur se releva, et tout en époussetant soigneusement les genoux de son pantalon :
– Tout bien considéré, prononça-t-il, je ne voudrais point parier qu’il n’en réchappera pas... Qui sait où est allée se loger la balle ? Il se peut qu’elle ait respecté les organes essentiels... Les projectiles ont souvent des déviations et des caprices bizarres. Je répondrais presque de la vie de M. Champcey, si je le tenais dans un bon lit de l’hôpital de Saïgon.. Nous allons toujours essayer de l’y transporter vivant... Que l’un de vous, messieurs, dise aux matelots qui nous ont accompagnés de préparer une litière avec des branches...
Le bruit d’une lutte, d’affreux jurons et des cris inarticulés lui coupèrent la parole.
À quinze pas, au-dessous de l’endroit où Daniel était tombé, on vit sortir du fourré deux matelots, le visage cramoisi de colère, traînant un homme armé d’un mauvais fusil, qui hurlait :
– Voulez-vous bien me lâcher, tas de fainéants !... Lâchez-moi, vous me faites mal !
Et il se débattait furieusement sous la puissante étreinte des marins, s’arc-boutant contre les racines et les rochers, cambrant les reins, se rejetant en arrière...
Si bien qu’eux, exaspérés de sa résistance l’enlevèrent d’un mouvement brusque, et le jetèrent aux pieds du chirurgien-major en criant :
– Voilà le scélérat qui a tué notre officier !...
C’était un homme de taille médiocre, d’apparences grêles, à l’œil morne, à la lèvre impudente, avec de longs cheveux d’un blond sale, portant moustache et barbiche. Son costume était celui des Annamites de la classe moyenne : la blouse boutonnée sur le côté, le pantalon taillé selon la mode chinoise et les sandales de cuir rouge.
Il était néanmoins évident que cet homme était Européen.
– Où l’avez-vous trouvé ? demanda le chirurgien aux matelots.
– Là-bas, mon commandant, derrière ce gros buisson, à la droite du lieutenant Champcey, et un peu en arrière...
– Quelles raisons avez-vous de l’accuser ?
– Ah ! des raisons terribles, mon commandant : il se cachait... Quand nous l’avons vu aplati par terre, crevant de peur, nous nous sommes dit : « Sûr, c’est lui qui a fait le coup !... »
L’homme, cependant s’était redressé et avait pris une attitude provocante, à force d’assurance.
– Ils mentent, s’écria-t-il ; oui, ils en ont menti, les lâches !...
Cette injure allait lui valoir une terrible taloche sans le vieux docteur, qui retint le bras déjà levé d’un des matelots.
Puis, poursuivant son interrogatoire :
– Pourquoi vous cachiez-vous ? demanda-t-il à l’homme.
– Je ne me cachais pas.
– Que faisiez-vous donc, blotti dans le buisson ?
– J’étais à l’affût donc, comme les autres. Faut-il un port d’armes à présent en Cochinchine !... Je n’étais pas invité à votre chasse, c’est vrai, mais j’aime le gibier, et je me suis dit : « Quand même je tuerais deux ou trois pièces de toutes celles que leurs rabatteurs vont leur amener, je ne leur ferais pas grand tort... »
Longtemps le docteur le laissa parler, l’observant en dessous, d’un œil perspicace, puis tout à coup l’interrompant !
– Donnez-moi votre fusil, dit-il.
L’homme pâlit assez visiblement pour que sa pâleur fût remarquée de tous les officiers qui l’entouraient.
Cependant, il s’exécuta de bonne grâce en disant :
– Voilà !... C’est un fusil qu’un de mes amis m’a prêté...
Fort attentivement le docteur examina l’arme, et après en avoir fait jouer la batterie :
– Les canons de ce fusil sont vides, observa-t-il, et il n’y a pas deux minutes qu’ils ont été déchargés...
– C’est vrai, j’ai fait feu de mes deux coups sur une bête qui est passée à ma portée.
– Il se peut qu’une de vos balles se soit égarée...
– Impossible, je visais du côté de la plaine, c’est-à-dire que je tournais le dos à l’endroit où l’officier était posté.
À la grande surprise de tous, la physionomie narquoise d’ordinaire du vieux chirurgien n’exprimait rien que la plus bienveillante crédulité.
À ce point que les deux matelots qui avaient découvert l’homme en furent exaspérés et ne purent se tenir de crier :
– Ah ! ne le croyez pas, mon commandant, ce failli chien !...
Mais lui, encouragé sans doute par l’apparente bonhomie du docteur :
– Veut-on me laisser me défendre, oui ou non !... fit-il.
Et d’un ton d’impudence extraordinaire :
– Après ça, prononça-t-il, que je me défende ou non, ce sera probablement tout comme !... Ah ! si j’étais matelot, ou seulement soldat de marine, ce serait une autre paire de manches, on m’écouterait... Mais quoi !... je ne suis qu’un méchant pékin, et ici, c’est connu, ils ont bon dos les pékins... Fautifs ou non, du moment où on les accuse, leur compte est bon...
La conviction du docteur devait être faite, car il arrêta ce flux de paroles.
– Rassurez-vous, mon ami, dit-il de sa meilleure voix. Une preuve existe qui établira victorieusement la vérité... La balle qui a frappé le lieutenant Champcey est restée dans la blessure, et elle sera extraite, c’est moi qui vous le promets... Tous, ici, nous avons des carabines à projectiles coniques, vous êtes le seul à avoir un fusil de chasse ordinaire, à balles sphériques ; donc, pas d’erreur possible. Je ne sais si vous me comprenez.
Oui, il comprenait, et si bien que sa face blême était devenue livide, et qu’il promenait autour de lui un regard égaré.
Durant dix secondes il hésita, calculant ses chances, puis soudain, tombant à genoux, les mains jointes, et battant le sol de son front :
– J’avoue ! s’écria-t-il. Oui, c’est peut-être moi qui ai touché l’officier... J’ai entendu les broussailles remuer de son côté, et j’ai tiré au juger... Quel malheur, mon Dieu, quel malheur !... Ah ! je donnerais ma vie pour sauver la sienne, si c’était possible... C’est un accident, messieurs, je vous le jure. Tous les jours il en arrive de pareils à la chasse, qu’on raconte dans les journaux... Seigneur que je suis malheureux !
Le docteur s’était reculé :
– Assurez-vous de ce gaillard-là, commanda-t-il aux deux matelots qui l’avaient arrêté, amarrez-le moi solidement et conduisez-le à la prison de Saïgon, avec un mot qu’un de ces messieurs va vous remettre pour le directeur...
L’homme paraissait anéanti.
– Un malheur n’est pas un crime, gémissait-il ; je suis un honnête ouvrier...
– C’est ce que nous verrons à Saïgon, fit le docteur.
Et il se hâta d’aller voir où en étaient les préparatifs qu’il avait commandés pour le transport du blessé.
En moins de vingt minutes, et avec cette merveilleuse adresse qui est un de leurs traits distinctifs, les matelots avaient construit un solide brancard dont ils avaient garni le fond d’un véritable matelas d’herbes sèches, poussant le soin jusqu’à établir une sorte de tente au-dessus avec de larges feuilles.
Quand on y déposa Daniel, la douleur lui arracha une sorte de râle... C’était le premier signe de vie qu’il donnait...
– Et maintenant, mes amis, dit le docteur aux matelots, en route !... Et souvenez-vous qu’il suffirait d’une secousse pour tuer votre officier !...
Il n’était pas huit heures du matin quand le funèbre cortège se mit en route, et ce n’est que bien avant dans la nuit, sur les deux ou trois heures, qu’il entra dans Saïgon, par une de ces pluies torrentielles qui donnent une idée du déluge, et dont la Cochinchine a le funeste privilège.
Les matelots qui portaient la litière où gisait Daniel avaient marché dix-huit heures consécutives par des sentiers à peine frayés, où, à tout moment, il fallait ouvrir un passage à travers d’inextricables fouillis d’aloès, de cactus, de jaquiers et de corossols.
Souvent les officiers avaient voulu leur venir en aide, toujours ils avaient refusé, se relayant entre eux, ne cessant de prendre les plus ingénieuses précautions, telles qu’une mère eût pu les imaginer pour son enfant à l’agonie.
Si bien que tant que dura cette marche si longue, le moribond ne ressentit pas une secousse, et le vieux chirurgien ému disait aux officiers qui l’entouraient en montrant les matelots :
– Braves gens !... quels soins !... on eût placé sur le brancard un vase plein d’eau à déborder, qu’il ne s’en fût pas répandu une goutte.
Ah ! oui, braves gens ! rudes, sans doute, et grossiers, brutaux parfois et terribles à rencontrer à terre, un lendemain de paye, après une station au cabaret, mais gardant sous ces dehors un peu effrayants un cœur d’or, des naïvetés d’enfant et le feu sacré des plus nobles dévouements.
Pour bien dire, ils n’osèrent respirer à pleine poitrine qu’après qu’ils eurent déposé leur fardeau précieux sous le porche de l’hôpital.
Deux officiers, accourus en avant, avaient fait préparer une chambre.
On y porta Daniel, et quand on l’eut doucement étendu dans un bon lit bien blanc, officiers et matelots se retirèrent dans une pièce voisine, pour attendre l’arrêt du docteur, qui restait près du blessé avec deux aides-major qu’on était allé réveiller.
Bien faible était l’espoir.
Daniel avait repris connaissance en chemin et même il avait adressé quelques paroles à ceux qui l’entouraient, mais des paroles sans suite, expression du plus affreux délire.
On l’avait questionné, mais ses réponses incohérentes n’avaient que trop prouvé qu’il n’avait aucunement conscience de l’accident dont il était victime, non plus que de sa situation.
De sorte que, parmi ces marins qui attendaient, et qui tous plus ou moins avaient une certaine expérience des plaies d’armes à feu, l’opinion générale était que la fièvre aurait emporté le malade avant que le jour se levât...
Cependant un grand silence se fit comme par enchantement, et toutes les conversations cessèrent...
Le vieux chirurgien venait d’apparaître sur le seuil de la chambre du blessé, et un bon sourire de confiance entrouvrait ses grosses lèvres.
– Ce pauvre Champcey va aussi bien que possible, déclara-t-il, et je répondrais presque de lui, si les grandes chaleurs n’étaient si proches...
Et apaisant du geste le murmure de satisfaction qui accueillait cette bonne nouvelle :
– C’est qu’en vérité, continua-t-il, si affreuse que soit sa blessure, elle n’est rien, comparée à ce que raisonnablement on devait craindre... Il y a plus, messieurs, je tiens le corps du délit...
Il élevait en l’air, en même temps, et montrait une balle sphérique qu’il tenait entre le pouce et l’index.
– Encore un exemple, prononça-t-il, à ajouter à tous ceux que citent Devergie, Dasper et Briand, des bizarreries des projectiles... Celui-ci, au lieu de poursuivre directement son trajet à travers le corps de notre pauvre ami, avait contourné les côtes et avait été se loger tout près de la colonne vertébrale. C’est là que je l’ai découvert, presque à fleur de peau, et il a suffi pour l’extraire d’un coup de bistouri.
Le fusil de chasse saisi le matin entre les mains du meurtrier avait été déposé dans un des coins de la salle ; on l’apporta, la balle y fut essayée, elle s’y adaptait parfaitement.
– Voilà donc, s’écria un jeune enseigne, voilà donc la preuve palpable que le misérable arrêté par nos matelots est l’assassin de Champcey... Ah ! il eût pu se dispenser d’avouer son crime...
Mais le vieux chirurgien fronçant le sourcil :
– Doucement, messieurs, fit-il, doucement ; ne nous hâtons pas d’accuser du plus lâche forfait un pauvre diable qui n’est peut-être coupable que d’imprudence...
– Oh !... docteur ! docteur ! protestèrent cinq ou six voix...
– Permettez !... Ne nous laissons pas emporter et réfléchissons... À tout assassinat, il faut un mobile, et un mobile tout-puissant, car sans parler de l’échafaud à risquer, il n’est pas d’homme, capable d’en tuer un autre pour le seul plaisir de verser du sang... Or, ici, j’ai beau chercher, je ne vois pas quel intérêt eût armé le bras d’un assassin... Assurément, il n’espérait pas dépouiller notre pauvre camarade, donc l’idée de vol doit être écartée... Mais la haine, me direz-vous, mais la vengeance... Soit ! Seulement, pour en vouloir à un homme à ce point de tirer dessus comme sur un chien, il faut avoir été cruellement offensé par lui, et pour ce, s’être trouvé en relations, en contact avec lui... Or, je vous le demande, n’y a-t-il pas tout lieu de croire que le meurtrier voyait ce matin Champcey pour la première fois...
– Pardon !... mon commandant, il le connaissait très bien !...
L’interrupteur était un des matelots à qui on avait confié le meurtrier pour le conduire à la prison.
Il s’avança, en tortillant son bonnet de laine, et le vieux chirurgien lui ayant fait signe de parler :
– Oui, poursuivit-il, le gredin connaissait le lieutenant aussi bien que je vous connais, mon commandant, et la raison, c’est que le scélérat faisait partie des civils... des émigrants que nous avons amenés ici il y a un an et demi...
– Es-tu sûr de ce que tu dis là ?...
– Comme je suis sûr que je vous vois, mon commandant... D’abord, mon camarade et moi, nous ne l’avons pas remis, le brigand, parce que dix-huit mois dans ce chien de pays déforment terriblement un homme ; mais tout en le menant à l’ombre nous nous disions : « Voilà une tête que nous avons vue quelque part... » Pour lors nous l’avons fait causer insensiblement, et il nous a conté la chose, qu’il avait été notre passager, et que même il savait mon nom, à moi, qui est Baptiste Lefloch...
Si vive que fut l’impression produite par cette déposition, elle ne parut pas atteindre le docteur.
Il passait, il est vrai, à bord de la Conquête, pour tenir à ses opinions un peu plus que de raison.
– Sais-tu, demanda-t-il au matelot, si cet homme était un des quatre ou cinq mauvais drôles qu’il a fallu mettre aux fers pendant la traversée ?
– Il n’en était pas, mon commandant...
– S’est-il trouvé en rapport avec le lieutenant Champcey, a-t-il été puni ou réprimandé par lui ? A-t-il eu l’occasion de lui adresser la parole ?...
– Ah ! dame ! mon commandant, je ne sais pas, moi !
Légèrement, le vieux chirurgien haussa les épaules, et d’un ton indifférent :
– Vous l’entendez, messieurs, cette déposition est trop incomplète pour prouver quoi que ce soit... Croyez-moi donc, ne nous prononçons pas avant la justice, et... allons nous coucher...
Déjà le jour se levait, blafard et morne, les marins se retirèrent par groupes...
Le docteur se disposait à gagner le lit qu’il s’était fait dresser dans une chambre voisine de celle de son blessé quand un officier l’arrêta.
C’était un de ceux qui étaient à l’affût aux côtés de Daniel, un lieutenant comme lui.
– J’aurais deux mots à vous dire en particulier, docteur... fit-il.
– Très bien. Prenez la peine de monter jusqu’à ma chambre, répondit le digne chirurgien.
Et quand ils y furent seuls, la porte fermée :
– Je vous écoute, dit-il.
Le lieutenant réfléchit, en homme qui cherche une forme saisissante pour l’idée qui le préoccupe, puis gravement :
– De vous à moi, docteur, interrogea-t-il, croyez-vous à un accident ou à un crime ?...
L’hésitation du vieux chirurgien fut visible.
– À vous, répondit-il enfin, mais à vous seulement, je répondrai franchement : Non, je ne crois pas à un accident... Seulement, comme nous n’avons aucune preuve...
– Pardonnez-moi, je pense en avoir une.
– Oh !...
– Jugez-en... Daniel, en tombant, a dit : « Ils ne m’ont pas manqué, cette fois !... »
– Il a dit cela !...
– Textuellement... Et Saint-Edme, qui était plus éloigné que moi de Daniel l’a entendu aussi distinctement que moi !...
À la grande surprise du lieutenant, le chirurgien-major ne paraissait que fort médiocrement étonné ; même, ses yeux brillaient de cette satisfaction vaniteuse de l’homme qui, assistant à l’accomplissement de ses prévisions, se félicite intérieurement de sa perspicacité.
Brusquement il attira une chaise devant la cheminée, où on avait allumé un grand feu pour qu’il pût faire sécher ses vêtements, et s’étant assis :
– Savez-vous, mon cher lieutenant, reprit-il, que c’est diablement grave ce que vous m’apprenez là !... Que d’inductions à tirer de cette seule phrase : « Ils ne m’ont pas manqué cette fois ! » Primo, elle prouve que ce pauvre Champcey était bien et dûment averti qu’on en voulait à sa vie... Secundo, ce pluriel : « Ils ne m’ont... » démontre qu’il se savait épié et menacé par plusieurs ennemis, et que, par conséquent, le gredin que nous tenons a des complices... Tertio, ces deux mots « cette fois » établissent catégoriquement que déjà on avait attenté aux jours de notre ami...
– Voilà justement mes réflexions, docteur.
Les sourcils froncés du digne homme dénonçaient l’effort de sa pensée.
– Eh bien, moi, continua-t-il lentement, j’ai eu le pressentiment très net de toutes ces circonstances, à la seule inspection du meurtrier. Vous rappelez-vous l’impudence extraordinaire de ce misérable, tant qu’il a espéré qu’on ne le convaincrait pas du meurtre ! Et après, quand il a compris que le calibre de son fusil le trahissait, a-t-il été assez abject, assez ignoblement plat ! Évidemment cet homme est capable de tout...
– Oh ! il suffit de le regarder...
– En effet ! C’est pendant que je l’observais que je me suis remémoré les deux singuliers accidents dont ce pauvre Champcey a failli devenir victime : cette poulie qui lui est tombée du ciel, ce naufrage au milieu du Don-Naï... Je doutais alors... Après vous avoir entendu, je suis sûr...
Il saisit le poignet du lieutenant, et le serrant à le briser :
– Oui, poursuivit-il, je suis prêt à jurer que cet homme est le vil instrument de misérables qui haïssent et craignent Daniel Champcey, qui ont à sa mort un intérêt capital et qui, trop lâches pour faire leur besogne eux-mêmes, sont assez riches pour payer un assassin...
Visiblement, le lieutenant était dérouté.
– Cependant, docteur, objecta-t-il, tout à l’heure vous souteniez...
– Une opinion diamétralement opposée, n’est-ce pas ?...
– Précisément.
Le vieux chirurgien souriait.
– J’avais mes raisons, fit-il. Plus je suis persuadé que ce misérable est un assassin, moins je suis d’avis de le crier sur les toits. Il a des complices, n’est-ce pas ; c’est votre conviction ?...
– Certes !
– Eh bien ! si nous voulons arriver jusqu’à eux, il est important de les rassurer, de leur laisser l’idée que tout le monde croit à un accident... Si on les effarouche, bonsoir, ils auront disparu avant que nous ayons étendu la main pour les saisir...
– On pourrait interroger Champcey, il donnerait peut-être des renseignements...
Mais le docteur se redressant :
– Interroger mon blessé !... interrompit-il d’un air furieux, pour l’achever, n’est-ce pas... Halte-là ! Si j’ai ce bonheur inouï de le tirer d’affaire, personne n’approchera de son lit avant un mois... Et encore, nous aurons bien de la chance si dans un mois il est assez rétabli pour supporter une conversation suivie...
Il hocha la tête, et, après un moment de silence :
– D’ailleurs, ajouta-t-il, Champcey consentira-t-il à dire ce qu’il sait ou ce qu’il soupçonne ?... C’est au moins douteux. Par deux fois il a failli être assassiné... en a-t-il ouvert la bouche à âme qui vive ?... Les raisons qu’il a eues de se taire, il les a probablement encore...
Puis, sans s’arrêter aux objections de l’officier :
– Enfin, prononça-t-il, je vais réfléchir et j’irai prendre le procureur impérial au saut du lit... Ce que j’ai à vous demander, lieutenant, c’est de me garder le secret jusqu’à nouvel ordre ; me le promettez-vous ?
– Sur ma parole, docteur !...
– Alors, soyez tranquille, notre pauvre camarade sera vengé... Sur quoi, comme c’est à peine s’il me reste deux heures devant moi pour dormir, permettez-moi d’en profiter...