IX



C’est chez elle, dans une petite pièce dépendant de son appartement de jeune fille, que miss Sarah conduisit Daniel.

Rien de si frais, de si coquet que ce réduit moitié salon et moitié serre, tendu d’une grosse étoffe de soie bariolée de ramages fantastiques, et garni de treillages où s’enroulaient des lierres et des capucines du Japon. Tout autour étaient disposées des jardinières remplies de plantes rares en pleine floraison, et les sièges de bambou étaient recouverts d’une étoffe pareille à la tenture.

Le salon de réception reflétait le caractère de mistress Brian, ici se trahissaient les goûts de miss Sarah.

Elle s’assit sur un petit canapé, et après s’être recueillie un moment :

– Ma tante avait raison, monsieur, commença-t-elle, il eût été plus convenable de vous faire dire par sir Thomas Elgin ce que je vous dirai... Mais j’ai la témérité des jeunes filles de mon pays, et quand il s’agit de moi, je ne m’en fie qu’à moi...

Elle était ravissante de naïveté, disant cela de ce petit air capable et résolu que prennent les enfants quand ils vont hasarder quelque entreprise qu’ils jugent considérable ou périlleuse.

– Mon cher comte, reprit-elle, est allé chez vous cette après-midi, monsieur, il me l’a dit ; vous savez donc par lui qu’avant un mois je serai la comtesse de la Ville-Handry.

Daniel eut un soubresaut. Avant un mois... que faire en si peu de temps !...

– Or, monsieur, continua miss Brandon, je tiens à savoir de votre bouche si vous trouvez des... inconvénients à ce mariage, et quels ils sont.

Elle s’exprimait simplement, sans paraître se douter qu’un article du code de la fausse pudeur française exige qu’au seul mot de mariage une demoiselle rougisse jusqu’au blanc des yeux.

L’embarras de Daniel était extrême.

– J’avoue, miss, répondit-il péniblement, que je ne comprends pas, que je ne m’explique pas l’honneur que vous me faites...

– En vous consultant ?... Pardon, vous comprenez très bien, monsieur... Ne vous a-t-on pas promis la main de Mlle Henriette de la Ville-Handry ?...

– Le comte m’a donné quelques espérances...

– Il vous a donné sa parole, monsieur, sous certaines conditions... Mon cher comte m’a tout dit... C’est donc au gendre de M. de la Ville-Handry que je m’adresse et que je répète : Voyez-vous à notre mariage quelque empêchement ?

La question était trop nette pour qu’il y eût à équivoquer... Et pourtant Daniel tenait à rester fidèle à son projet de gagner du temps et d’esquiver toute réponse précise... Pour la première fois de sa vie, il mentit, ou plutôt il essaya de mentir, le brave garçon, et non sans devenir cramoisi.

– Je n’en aperçois pas, miss, balbutia-t-il.

– Bien vrai ?...

– Oui.

Elle hocha la tête, et plus lentement :

– S’il en est ainsi, vous ne refuserez pas de me rendre un grand service... Égarée par la douleur qu’elle éprouve de voir son père se remarier, Mlle de la Ville-Handry me hait... Voulez-vous me promettre d’employer votre influence sur elle à la mieux disposer en ma faveur...

Jamais le loyal Daniel n’avait été à pareille épreuve.

– Je crains, miss, répondit-il diplomatiquement, que vous ne vous exagériez mon influence...

Elle arrêta sur lui un regard si clair et si pénétrant qu’il demeura tout interdit, et alors elle reprit :

– Je ne vous demande pas de réussir, monsieur... Jurez-moi que franchement et loyalement vous ferez votre possible, et je me tiens pour votre obligée... Voulez-vous me donner votre parole d’honneur ?

Eh bien !... oui, la situation était si extrême, Daniel avait à endormir l’ennemi un si puissant intérêt, que, l’esprit égaré, il eut l’idée, il eut l’intention de donner cette parole qu’on exigeait de lui.

Il y a plus, il l’essaya... Mais les mots d’un faux serment refusèrent de sortir de sa gorge.

– Vous le reconnaissez, dit froidement miss Sarah, vous me trompiez...

Et se détournant, elle cacha son visage entre ses mains, écrasée de douleur en apparence, et répétant avec un accent d’horreur :

– Quelle honte !... mon Dieu ! Quelle humiliation !...

Mais soudain, elle se redressa, le front illuminé d’espoir.

– Eh bien ! s’écria-t-elle, j’aime mieux cela... Un lâche n’eût pas reculé devant un serment, si décidé qu’il fût à ne pas le tenir. Tandis que vous, on peut vous croire : vous êtes un homme d’honneur, et tout n’est pas perdu... D’où vient votre... aversion ? Est-ce une question d’intérêt, la succession de M. de la Ville-Handry...

– Miss !...

– Non, n’est-ce pas, ce n’est pas cela, j’en étais bien sûre... Qu’est-ce alors ?... Répondez-moi, monsieur, de grâce, dites-moi quelque chose, parlez !...

Parler ?... Pour quoi dire ?... Daniel garda le silence.

– C’est bien, fit miss Sarah les dents convulsivement serrées, je comprends !...

Elle faisait, pour ne pas éclater en sanglots, des efforts inouïs, et de grosses larmes, pareilles à des diamants d’un éclat sans pareil, tremblaient entre ses longs cils.

– Oui, reprit-elle, je comprends que les flétrissantes calomnies inventées par mes ennemis sont arrivées jusqu’à vous... et que vous les avez crues. On vous a dit, n’est-ce pas, monsieur, que je suis une aventurière, venue on ne sait d’où, que mon père, le vaillant soldat de l’Union, n’a jamais existé que sur la toile de mon salon, qu’on ignore d’où viennent mes revenus, et que Tom, le noble cœur, et mistress Brian, une sainte, sont les complices de mes intrigues... Avouez qu’on vous a dit tout cela, et que vous n’en avez pas douté une minute !

Superbe d’indignation, la joue en feu, les lèvres frémissantes, elle se leva, et d’un ton d’amère raillerie :

– Ah ! quand il est question d’une belle action, poursuivit-elle, on ne croit pas les gens sur parole, on veut être sûr avant d’admirer, et on s’informe... S’agit-il d’une infamie, on n’y met pas tant de façons... si monstrueuse qu’elle paraisse et si invraisemblable, on la tient pour vraie... On ne lèverait pas la main sur un enfant, mais on se fait l’écho d’une calomnie qui déshonore une femme et la tue aussi sûrement que d’un coup de poignard... Moi, homme, avant de croire que Sarah Brandon est une aventurière, j’aurais voulu en acquérir la certitude. L’Amérique n’est pas si loin... J’y aurais trouvé les dix mille soldats qui ont servi sous les ordres de Brandon, et ils m’auraient dit quel homme était leur général... J’y aurais interrogé les puisatiers de Pennsylvanie, et ils m’auraient appris que les puits de pétrole de miss Sarah, de sir Tom et de mistress Brian donnent les revenus d’une principauté !...

Qu’elle eût osé, cette jeune fille, aborder ainsi franchement et carrément ce sujet terrible, cela confondait Daniel... Il n’y avait pour lui donner tant de puissante énergie et de pareils accents qu’une impudence extraordinaire ou – il fallait bien l’avouer – l’innocence.

Brisée par l’effort qu’elle venait de faire, elle s’était laissée retomber sur le canapé, et plus bas, comme se parlant à elle-même, elle continuait :

– Mais ai-je bien le droit de me plaindre !... Je récolte selon que j’ai semé !... Hélas ! Tom me l’avait prédit et moi, folle, j’ai refusé de le croire... Je n’avais pas vingt ans, lorsque j’arrivai en France, à Paris, après la mort de mon pauvre père... J’avais été élevée librement dans notre libre Amérique, sans autres entraves que celle de ma conscience... Aux jeunes filles de notre pays, on ne cesse de répéter que la franchise est la première des vertus... Aux jeunes filles de France on laisse supposer que la seule vertu c’est l’hypocrisie... À nous, on apprend à ne rougir que de ce qui est honteux... À elles, on enseigne toutes les grimaces d’une ridicule pudeur de convention... En France, c’est l’apparence qu’on s’applique à sauver... chez nous, c’est la réalité !... À Philadelphie, tout ce qui me passait par l’esprit et que je ne jugeais pas répréhensible, je le faisais... Ainsi j’ai voulu faire à Paris. Pauvre Sarah ! tu comptais sans la méchanceté du monde... Je sortais seule, à cheval, le matin ; seule, je me rendais au temple, prier Dieu ; si je désirais un objet pour ma toilette, je montais en voiture et seule j’allais l’acheter... Parce qu’un homme m’adressait la parole, je ne me croyais pas obligée de baisser les yeux, et s’il était amusant et spirituel, je riais ; une mode me plaisait-elle, je l’adoptais... Autant de crimes !... J’étais jeune, riche, fêtée... Crimes plus grands !... Et après un an de séjour, on osait dire que Malgat, le misérable...

Elle bondit jusqu’à Daniel, sur ce mot, et lui saisissant les poignets :

– Malgat ! s’écria-t-elle, on vous a parlé de Malgat ?

Et comme il hésitait :

– Ah ! répondez, commanda-t-elle, ne voyez-vous pas que vos ménagements sont une mortelle offense !...

– Alors... oui !...

D’un mouvement désespéré, elle leva les bras au ciel, comme si elle l’eût pris à témoin de son innocence, comme si elle lui eût demandé une inspiration.

Puis tout à coup :

– Mais j’ai des preuves, s’écria-t-elle, de l’infamie de Malgat ; des preuves irrécusables !

Et sans attendre une réponse, elle s’élança dans la pièce voisine.

Remué jusqu’au plus profond de son être de sensations indéfinissables, Daniel demeurait debout à sa place, immobile autant qu’une statue.

Il était confondu et sous le charme de cette voix merveilleuse, parcourant avec des nuances sublimes la gamme entière de la passion, si vibrante et si langoureuse, tendre ou menaçante tour à tour, soupirant ses tristesses, sanglotant ses douleurs ou tonnant ses colères.

– Quelle femme ! murmurait-il, répétant ainsi un mot de M. Maxime de Brévan, quelle femme, et comme elle se défend !

Mais déjà miss Sarah Brandon rentrait, portant un coffret de bois précieux incrusté d’argent.

Elle reprit sa place sur le canapé, et de ce ton bref et saccadé qui trahit de terribles violences péniblement contenues, elle dit :

– Avant tout, il faut que je vous remercie, M. Daniel Champcey ; grâce à votre franchise, je puis me défendre... Je savais que la calomnie s’acharnait après moi, je la sentais, pour ainsi dire, dans l’air que je respirais, mais toujours elle était restée insaisissable... Voici la première fois que je la trouve en face, et je vous remercie de m’avoir fourni l’occasion de la confondre... Écoutez-moi donc, car je vous jure sur ce que j’ai de plus vénéré au monde, par la sainte mémoire de ma mère, je vous jure que c’est la vérité que vous allez apprendre.

Elle avait ouvert le coffret, et d’une main fiévreuse elle cherchait parmi les papiers dont il était rempli.

– M. Malgat, reprit-elle, était le caissier et l’homme de confiance d’une compagnie très riche, la Société d’Escompte mutuel... M. Thomas Elgin entra en relations avec lui ; le mois même de notre arrivée, à l’occasion de fonds qu’il voulait tirer de Philadelphie... L’ayant trouvé d’une complaisance extrême, et ne sachant comment l’en remercier, il l’invita à dîner ici, et nous le présenta, à mistress Brian et à moi... C’était un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne, commun, bien poli et mal élevé. La première fois que mon regard rencontra ses yeux d’un jaune clair, je sentis comme un frisson... Plus tard, observant ses façons patelines et ses obséquiosités, j’eus peur de lui... Je lisais sur sa face les plus basses convoitises, voilées d’hypocrisie... Mon impression fut telle, que je ne pus m’empêcher d’en faire part à sir Tom, lui disant que cet homme ne pouvait être qu’un scélérat, et qu’il serait bien imprudent de le charger de ses affaires...

Haletant d’attention, Daniel écoutait ; et ce portrait du caissier Malgat entrait si profondément dans son esprit, qu’il croyait le voir et qu’il lui semblait qu’il le reconnaîtrait si jamais il le rencontrait.

– Sir Elgin, poursuivait miss Brandon, ne fit que rire de mes pressentiments, et même, je me rappelle cela comme si c’était d’hier, mistress Brian me réprimanda, disant qu’il était inconvenant de prétendre juger un homme sur son extérieur, et qu’on pouvait être fort honnête bien qu’ayant les yeux jaunes. Or, il est certain que M. Malgat était parfait pour nous. Sir Tom ignorant les usages de Paris, et ayant des capitaux à placer, il le conseillait et le guidait... Lorsque nous avions des traites à toucher à la Société d’Escompte mutuel, il ne souffrait pas que sir Tom se dérangeât, et il apportait l’argent lui-même... Enfin, sir Tom ayant eu la fantaisie de risquer quelques opérations à la Bourse, M. Malgat s’en chargea, bien qu’il n’eût pas de change, en vérité...

Les papiers qu’elle cherchait, miss Sarah les avait trouvés.

Elle les tendit à Daniel en disant :

– Et si vous n’ajoutez pas foi à ce que je dis, voyez.

C’était une douzaine de carrés de papier, sortes de bordereaux où Malgat annonçait le résultat des opérations qu’il faisait pour le compte et avec l’argent de sir Thomas Elgin.

Tous se terminaient par cette phrase :

« Nous l’avons perdue belle, mais nous serons plus heureux une autre fois... Il y a un bon coup à faire sur telle valeur, envoyez-moi tous les fonds dont vous pouvez disposer... »

La formule était invariable, il n’y avait que le nom des valeurs qui changeait.

– C’est étrange, murmura Daniel.

Miss Sarah hocha la tête.

– Étrange, oui, reprit-elle, mais sans valeur pour ma justification... La lettre que voici vous en dira davantage ; lisez-la, monsieur, et lisez-la tout haut.

Daniel prit la lettre, et lut :



« Paris, 5 décembre 1865.

« Monsieur Thomas Elgin,

« Il n’y a qu’à vous, le plus honnête des hommes, que je puisse faire l’aveu terrible de mon crime...

« Je suis un malheureux !... Chargé par vous de spéculations, j’ai été tenté, j’ai spéculé pour mon propre compte, une première perte en a amené une seconde. Le vertige m’a pris, j’ai voulu regagner mon argent... Et enfin, à cette heure, je dois à la caisse confiée à ma probité 58 000 francs.

« Aurez-vous pitié de moi, Monsieur, aurez-vous la générosité de m’avancer cette somme énorme !... Il me faudrait cinq ou six ans pour vous la rendre, mais je vous la rendrais, je vous le jure, avec les intérêts...

« J’attends votre réponse comme un coupable le verdict de ses juges... Il y va de la vie, et selon ce que vous déciderez, je suis sauvé ou je meurs déshonoré.

« A. Malgat. »



En marge, de son anguleuse écriture, le méthodique sir Tom avait écrit :

« Répondu immédiatement et envoyé à M... chèque de 58 000 francs à prendre sur les sommes qu’a à moi la Compagnie. Dit que je ne veux pas d’intérêts. »

– Et c’est là, balbutia Daniel, c’est là l’homme...

– Qu’on m’accuse, moi, d’avoir détourné du chemin de l’honneur, oui, monsieur, continua miss Sarah... Maintenant vous commencez à le connaître... Mais attendez encore... Donc, il était sauvé, et nous ne tardâmes pas à le voir arriver, son visage de fourbe baigné de larmes menteuses... Les termes me manquent pour vous traduire les exagérations et les avilissements de sa reconnaissance... Il ne voulait plus serrer les mains du noble Thomas Elgin, disait-il, étant à peine digne de les baiser à genoux... Il ne parlait que de se dévouer et de mourir pour nous. Il est vrai que sir Tom poussa la générosité jusqu’à l’héroïsme... Lui, l’image de la probité sur la terre, lui, capable de périr de faim près d’un trésor, il consolait Malgat, l’excusant à ses propres yeux, lui disant qu’après tout il n’était pas si coupable, qu’il y a des entraînements irrésistibles, ajoutant à cela tous les paradoxes inventés à l’usage des voleurs... Malgat avait de l’argent à lui, il ne le lui redemanda pas, dans la crainte de l’humilier... Il voulut continuer et il continua de le recevoir à notre table...

Elle s’interrompit, riant d’un rire nerveux qui faisait mal à entendre, puis d’un ton rauque :

– Savez-vous comment Malgat reconnut tant de bontés, M. Champcey... Lisez ce billet, il sera, je l’espère, ma réhabilitation.

C’était encore un billet de Malgat à sir Thomas Elgin, il écrivait :



« Sir Tom,

« Je vous avais trompé... ce n’était pas 58 000 francs que je devais, mais 317 000 francs.

« Grâce à des falsifications d’écritures, j’ai pu masquer mes détournements jusqu’à aujourd’hui... Je ne le puis plus.

« La compagnie a des soupçons ; mon directeur vient de me prévenir que demain on vérifiera mes livres... Je suis perdu.

« Je devrais me tuer, je le sais, mais jamais je n’aurai cet horrible courage... et je viens vous supplier de me fournir les moyens de passer à l’étranger... Je vous le demande à genoux, au nom de tout ce que vous avez de cher, par pitié, car je suis sans ressources, je n’ai pas seulement de quoi payer le chemin de fer jusqu’à la frontière et je n’ose rentrer chez moi, de peur d’être arrêté...

« Encore une fois, sir Tom, ayez pitié d’un malheureux et déposez votre réponse chez votre concierge, je passerai la prendre à neuf heures...

« A. Malgat. »



En travers de ce billet, et non plus en marge, M. Thomas Elgin avait écrit cette note laconique :

« Répondu sur-le-champ à ce coquin : Non ! »

C’est en vain que Daniel eût essayé d’articuler une syllabe, tant la stupeur lui serrait la gorge, et ce fut miss Sarah qui reprit :

– Nous dînions en famille, ce soir-là, et l’indignation faisant oublier à sir Tom sa réserve habituelle, il nous dit tout... Ah ! je fus, moi, plus pitoyable que lui, et je le conjurai de donner au misérable de quoi fuir... Mais il fut inflexible... seulement, voyant mes transes folles, il essaya de me rassurer en m’affirmant que Malgat ne viendrait pas, qu’il n’oserait pas venir chercher la réponse...

Elle appuyait ses deux mains sur son cœur, comme pour en comprimer les battements, et toute défaillante :

– Il vint cependant, continua-t-elle, et, voyant ses espérances déçues, il insista tant pour nous parler, que les domestiques le laissèrent monter, et il parut... Ah ! je vivrais des milliers de siècles, que j’aurais toujours cette horrible scène, là, devant les yeux... Se sentant perdu, ce voleur, ce faussaire était devenu fou, il voulait de l’argent... Il en demanda en se traînant à genoux d’abord, battant le parquet de son front, et cela ne servant de rien, tout à coup il se redressa furieux, l’écume à la bouche, nous accablant des plus grossières injures... Jusqu’à ce qu’enfin, sir Tom, à bout de patience, appela les gens... Il fallut employer la force, pour le jeter dehors, et pendant qu’on l’entraînait, il nous menaçait du poing en jurant avec d’affreux blasphèmes qu’il se vengerait.

Un frisson de terreur secouait les épaules et la poitrine de miss Sarah, tandis qu’elle évoquait ces lamentables souvenirs, et il y eut un moment où Daniel crut qu’elle allait se trouver mal.

Mais elle se roidit contre cette faiblesse, et d’un ton plus ferme :

– Après quarante-huit heures, reprit-elle, l’impression de cette scène abominable se dissipait comme celle que laisse un mauvais rêve... Si nous reparlâmes des menaces de Malgat, ce fut pour hausser les épaules de mépris et de pitié... Que pouvait-il contre nous ?... Rien, n’est-ce pas. Et même, osât-il nous accuser de quelque ignominie, il nous semblait que jamais ses accusations ne monteraient jusqu’à nous. Comment supposer que sur la seule parole d’un misérable le monde douterait de notre honneur !...

Son crime venait d’être découvert, et on ne parlait que de cela, avec force détails plus ou moins exacts... On quintuplait le chiffre de la somme qu’il avait volée... On disait qu’il avait réussi à se réfugier en Angleterre, et, qu’à Londres, la police avait perdu ses traces...

Et moi, pauvre fille, je l’oubliais...

Il avait fui ; mais, avant de quitter Paris, il avait eu le temps d’organiser la vengeance dont il nous avait menacés.

Où trouva-t-il des gens assez lâches pour servir son dessein, et quels sont ces gens ? Je l’ignore. Peut-être, ainsi que mistress Brian le croit, se borna-t-il à adresser des lettres anonymes à deux ou trois personnes de nos relations, de celles qu’il savait ne nous point aimer et nous envier.

Ce qui n’est que trop sûr, c’est que moins d’une semaine après sa disparition, on se racontait à l’oreille que j’étais, moi, Sarah Brandon, la complice de ce faussaire, pis que cela encore, et que les sommes puisées à sa caisse on les retrouverait dans le secrétaire de ma chambre à coucher...

Oui, voilà ce qu’on disait, tout bas d’abord et avec précaution, puis plus haut, toujours plus haut et ouvertement.

Bientôt, certains journaux s’en mêlèrent. Ils reprirent les faits, les arrangeant à leur façon et me désignant par mille allusions outrageantes... Ils disaient que le vol de Malgat était un vol à l’Américaine, et qu’il était bien naturel qu’il passât de l’étrangère à l’étranger...

Elle était devenue plus rouge que le feu, sa poitrine haletait, et la honte, la colère, le ressentiment de l’outrage, l’ardent désir de la vengeance se peignaient tour à tour sur son mobile visage.

– Nous, cependant, continuait-elle, tranquilles et assurés en notre honnêteté, nous ne soupçonnions rien de ces infamies.

J’avais bien surpris sur mon passage quelques chuchottements, des regards ou des sourires singuliers, mais je ne m’en étais pas autrement inquiétée.

Un papier apporté une après-midi, en notre absence, nous apprit l’horrible vérité...

C’était une citation... J’étais appelée à comparaître devant le juge d’instruction.

Ce fut, monsieur, un coup de foudre... Fou de douleur et de colère, sir Tom jura qu’il saurait bien remonter jusqu’aux propagateurs de l’infâme calomnie, et qu’en attendant il provoquerait et tuerait tous ceux qui s’en feraient l’écho.

Vainement mistress Brian et moi nous nous jetâmes à ses pieds, le conjurant d’attendre pour sortir qu’il eût repris son sang-froid, il nous repoussa brutalement et s’élança dehors, emportant les bordereaux et les lettres de Malgat...

Nous avions épuisé toutes les tortures de l’inquiétude, quand vers minuit sir Tom rentra, pâle, abattu, l’œil éteint... Personne n’avait seulement voulu l’écouter, chacun se hâtant de lui dire qu’il était, en vérité, bien bon de s’occuper de ces infamies, trop ridicules pour qu’on y ajoutât foi...

Elle s’attendrissait, un sanglot lui coupa la parole ; mais se maîtrisant aussitôt :

– Moi, reprit-elle, le lendemain je me rendis au Palais-de-Justice, et, après une longue station dans une galerie sombre, on m’introduisit dans le cabinet du juge d’instruction... C’était un homme déjà âgé, au regard pénétrant et aux traits durs, qui me reçut presque brutalement, comme une coupable...

Mais quand je lui eus montré les lettres que vous venez de lire, ses façons soudainement changèrent, la commisération le gagna, et même je surpris une larme dans ses yeux.

Ah ! je lui garderai une éternelle reconnaissance, pour l’accent dont il me dit, au sortir de son cabinet :

« Pauvre, pauvre jeune fille, la justice s’incline devant votre innocence, veuille Dieu que le monde fasse de même !... »

Elle arrêta sur Daniel ses beaux yeux tremblants de crainte et d’espoir, et d’une voix suppliante et d’une pénétrante douceur :

– Le monde m’a été plus cruel que la justice, fit-elle... Mais vous, monsieur, serez-vous moins confiant qu’un juge d’instruction ?

Ah ! Daniel eût été bien embarrassé de répondre, il sentait comme des vapeurs d’ivresse monter à son cerveau.

– Monsieur !... pria encore miss Brandon, monsieur Daniel...

Elle ne cessait de le fixer, il détourna la tête, sentant sous ces regards obstinés sa pensée lui échapper, son énergie se dissoudre, toutes les fibres de sa volonté se briser.

– Grand Dieu ! s’écria miss Brandon avec une douloureuse surprise, il doute encore... Monsieur, de grâce, parlez-moi... Doutez-vous de l’authenticité de ces lettres ?... Ah ! s’il en est ainsi, prenez-les... car je n’hésite pas, moi, à confier à votre honneur les seules preuves de mon honneur... Prenez-les, et portez-les aux employés qui ont vécu vingt ans aux côtés de Malgat, et ils vous diront si c’est vraiment son écriture, si c’est lui qui a signé sa condamnation... Et si cela ne vous suffit pas encore, rendez-vous près du juge qui m’a interrogée, il se nomme Patrigent...

Et elle attendit ; mais rien, pas un mot.

Daniel s’était affaissé sur une chaise, et le coude appuyé sur une petite table, le front entre ses mains, il s’efforçait de réfléchir, de délibérer...

Alors, miss Sarah se levant, s’approcha de lui doucement, et lui prenant la main :

– Je vous en prie... prononça-t-elle.

Mais au contact de cette main fine et tiède, secoué comme d’une commotion électrique, Daniel se dressa si violemment que sa chaise en fut renversée.

Et tremblant d’un mystérieux effroi, il dit un nom :

– Kergrist !...

Ce fut comme une suprême insulte tombant sur le visage de miss Sarah... Elle devint livide, et reculant d’un pas, mesura Daniel d’un regard brûlant de haine.

– Oh !... murmura-t-elle... Oh !... ne trouvant point de termes pour traduire ce qu’elle ressentait...

Allait-elle se retirer ?... Elle en eut comme la pensée et marcha vers la porte ; mais se ravisant tout à coup, elle revint se placer en face de Daniel.

– C’est la première fois, reprit-elle, frémissante d’indignation, que je m’abaisse jusqu’à me justifier d’accusations ignobles... et vous en abusez pour m’outrager... Mais n’importe ! je vois en vous le mari de Mlle de la Ville-Handry, et puisque j’ai commencé, j’achèverai...

Daniel balbutiait quelque chose comme des excuses, elle l’interrompit :

– Eh bien ! oui, reprit-elle, une nuit, un jeune homme, Charles de Kergrist, un débauché, un joueur, couronnant une vie de scandales honteux par la plus lâche et la plus vile action, est venu se suicider sous mes fenêtres... et le lendemain une immense clameur s’éleva contre moi... Trois jours plus tard, le frère de ce misérable fou, M. René de Kergrist, venait demander raison à sir Tom... Or, savez-vous ce qui est résulté des explications ? Charles de Kergrist s’est tué à la suite d’un souper dont il était sorti ivre... Il s’est tué parce que les banques de Hombourg et de Bade avaient dévoré sa fortune, parce qu’il avait épuisé tous les expédients, parce que sa famille, effrayée de ses désordres, lui refusait de l’argent... Et en choisissant mes fenêtres pour son suicide, il assouvissait ses basses rancunes... Voyant en moi une héritière dont la dot lui permettrait de continuer son genre de vie, il avait demandé ma main, et sir Tom la lui avait refusée... Enfin, à l’époque de la catastrophe j’étais à soixante lieues de Paris, à Tours, chez un ami de mistress Brian, sir Palmer, lequel s’est empressé de le déclarer...

Et Daniel la regardant d’un air égaré :

– Peut-être allez-vous me demander la preuve de ce que j’avance, continua-t-elle. Je n’en ai pas à vous donner. Mais je sais un homme qui vous en donnera, et celui-là est le frère du suicidé, René de Kergrist... car, après les explications, il est resté notre ami, monsieur, un de nos meilleurs amis, et il était ce soir chez moi, et vous l’avez vu, car il est venu me saluer pendant que je vous parlais... M. de Kergrist habite Paris, et sir Tom vous donnera son adresse.

Elle écrasa Daniel d’un regard où la pitié le disputait au dédain, et de l’accent le plus fier :

– Et maintenant, monsieur, ajouta-t-elle, puisque j’accepte ce rôle d’accusée, prenez celui de juge... Interrogez-moi, et je répondrai... Qu’avez-vous encore à me reprocher ?...

Mais il faut au juge le sang-froid, et Daniel ne sentait que trop qu’il n’avait plus le sien et que même il dissimulait mal l’affreux désordre de son esprit.

Renonçant donc à toute discussion :

– Je vous crois, miss, fit-il, je vous crois.

Un rayon de joie éclaira les traits si beaux de miss Brandon, et d’un accent qui était comme l’écho de son âme même :

– Oh ! merci, monsieur, s’écria-t-elle, maintenant vous saurez bien m’assurer l’amitié de Mlle Henriette...

Pourquoi prononça-t-elle ce nom ?... Il rompit le charme qui engourdissait Daniel... Il vit sa faiblesse, et il en eut horreur comme d’une trahison...

Durement, et montrant ainsi et sa colère contre lui-même et la révolte de sa raison :

– Permettez-moi, miss, dit-il, de ne pas vous répondre ce soir... de réfléchir...

Elle le regarda d’un air de stupeur :

– Qu’est-ce à dire ? prononça-t-elle... J’ai, oui ou non, dissipé vos soupçons injurieux... Voulez-vous donc consulter quelqu’un de mes ennemis ?...

Elle s’exprimait d’un ton de si profond dédain, que Daniel, blessé au vif, oublia la prudence dont il s’était fait une loi :

– Puisque vous l’exigez, miss, dit-il, je vous avouerai qu’il est un de mes doutes que vous n’avez pas levé.

– Lequel ?

Daniel hésita, regrettant ce qui venait de lui échapper... Mais il s’était trop avancé pour reculer.

– Je ne puis m’expliquer, miss, déclara-t-il, que vous épousiez M. de la Ville-Handry.

– Parce que ?

– Vous êtes jeune, miss... Vous êtes immensément riche, dites-vous... et le comte a soixante-six ans.

Elle, si hardie que rien ne semblait devoir la déconcerter, elle baissa la tête comme une timide pensionnaire prise en faute, et un nuage de pourpre s’étendit sur son front et sur ses joues et sur tout ce que sa robe découvrait de ses épaules divines.

– Vous êtes cruel, monsieur, balbutia-t-elle ; le secret que vous me demandez est de ceux qu’une fille ose à peine confier à sa mère.

Lui, croyant l’avoir enfin embarrassée, triomphait.

– Ah ! ah ! fit-il ironiquement.

Cependant l’altière miss Sarah ne se révolta pas, et avec une amère tristesse :

– Vous le voulez, soupira-t-elle, soit... Pour vous j’arracherai ce voile de fière pudeur dont une jeune fille enveloppe le mystère de son âme... Je n’aime pas le comte de la Ville-Handry.

Daniel bondit. Cet aveu lui parut le comble de l’impudence.

– Je ne l’aime pas... d’amour, du moins, continua miss Sarah, et jamais je ne lui ai permis de soupçonner un tel sentiment... Cependant, c’est avec... bonheur que je deviendrai sa femme... N’espérez pas que je vous explique ce qui se passe en moi... Moi-même je ne me comprends plus... Je n’ai pas de nom à donner à la sympathie qui m’attire vers lui... J’ai été séduite par son esprit et par sa bonté, et sa parole me charme... Voilà ce que je puis dire...

C’était à n’y pas croire.

– Et s’il vous faut, monsieur, poursuivit-elle, des motifs plus grossièrement humains, je vous dirai que je succombe aux dégoûts de l’existence que la calomnie m’a faite... L’hôtel de la Ville-Handry m’apparaît tel qu’un asile où j’ensevelirai mes désillusions et mes regrets, où je trouverai avec le calme une situation qui commande le respect... Ah ! ne craignez rien pour ce grand nom... je saurai le porter noblement et dignement, et nul sacrifice ne me coûterait pour en rehausser l’éclat... Ce sont là des calculs, m’objecterez-vous... Je l’avoue, mais ils n’ont rien de bas ni de honteux.

Ainsi, Daniel avait cru la confondre, et c’était elle qui, par sa franchise, l’écrasait.

Car il n’y avait rien à répondre, point d’objections valables à présenter ; cinquante mariages sur cent sont décidés par des considérations moins avouables.

Miss Sarah, cependant, n’était pas femme à se laisser longtemps abattre. Elle se redressait à mesure qu’elle parlait, s’exaltant au bruit de ses paroles.

– Depuis deux ans, reprit-elle, vingt partis se sont présentés pour moi, dont trois ou quatre eussent comblé les vœux d’une fille de duchesse.... Je les ai refusés, malgré sir Tom et mistress Brian... Hier encore, un homme de vingt-cinq ans, un Gordon-Chalusse, était à mes pieds... Je l’ai éconduit comme les autres pour épouser mon cher comte... Pourquoi ?

Elle demeura pensive, l’œil brillant de larmes près de jaillir, et se répondant à elle-même, plutôt que s’adressant à Daniel :

– Grâce à ce que le monde appelle ma beauté, continua-t-elle, beauté fatale, hélas ! j’ai été entourée, fêtée, rassasiée de flatteries jusqu’à la nausée... Je suis au centre de la société la plus élégante et la plus spirituelle de l’Europe, dit-on... Eh bien !... c’est en vain que, cherchant autour de moi, j’ai espéré celui dont le regard devait troubler la paix profonde de mon cœur... Je n’ai rencontré que des hommes parfaits, se ressemblant tous, dont le caractère n’avait pas plus de pli que leur habit sorti des mains du meilleur faiseur, également empressés et galants, beaux joueurs, beaux diseurs, beaux danseurs, beaux cavaliers...

Elle secoua la tête d’un mouvement plein d’énergie, et rayonnante d’enthousiasme :

– Ah ! j’avais rêvé autre chose, s’écria-t-elle... Ce que je rêvais, moi, c’était un de ces hommes au cœur haut et fier, au vouloir inflexible, capable de tenter ce qui fait reculer les autres... Quoi ? je l’ignore, mais quelque chose de grand, de périlleux, d’impossible... Je rêvais un de ces ambitieux au front pâli par la convoitise, un de ces âpres travailleurs dont les yeux gonflés par les veilles ont l’étincelle du génie, un de ces forts dont la force s’impose à la foule et dont la pensée soulève des montagnes...

Ah ! pour payer l’amour d’un tel homme, j’aurais trouvé en moi des trésors qui y resteront inutiles comme les richesses enfouies au fond des mers !... Je me serais enivrée à la coupe de ses espérances, mon pouls aurait battu la fièvre de ses luttes... Pour lui, je me serais faite petite, humble, servile, j’aurais épié dans son regard l’ombre de ses désirs...

Mais avec quelles ivresses d’orgueil je me serais parée, moi, sa femme, de ses succès et de sa gloire, des respects de ses admirateurs et de la haine de ses ennemis...

Sa voix avait des vibrations à remuer les entrailles, les splendeurs de sa beauté illuminaient le salon.

Et peu à peu, comme les pièces d’une armure mal attachée, tombaient les rancunes de Daniel, ses soupçons et ses défiances.

Miss Brandon s’arrêta, honteuse de ses violences, et plus lentement :

– Désormais, monsieur, prononça-t-elle, vous me connaissez tout entière... seul au monde, vous aurez lu au plus profond de l’âme de Sarah Brandon... Et pourtant, je vous vois aujourd’hui pour la première fois... Et cependant, vous êtes le premier qui ayez eu pour moi des paroles sévères... sévères jusqu’à l’outrage. Me ferez-vous repentir de mon abandon ?... Oh ! non, non, n’est-ce pas... Il est un homme au cœur loyal et fort, celui qui, pour sauver une tache faite à un nom qui n’est pas le sien risque un avenir de bonheur, la jeune fille qu’il aime et une fortune énorme. Ah ! Mlle de la Ville-Handry n’avait pas fait un choix vulgaire.

Elle eut un geste d’affreux découragement et, avec une sorte de rage concentrée :

– Moi, je sais d’avance mon avenir... prononça-t-elle.

Un silence suivit, terrible... Ils étaient là tous deux en face l’un de l’autre, pâles, troublés, palpitants, les lèvres convulsivement serrées, les yeux pleins d’éclairs rouges.

Et, au souffle furieux de cette passion, Daniel sentait sa raison tourbillonner, un délire inconnu charriait tout son sang à son cerveau, et il lui semblait que le bruit du battement de ses tempes emplissait toute la maison.

– Oui, reprit enfin miss Brandon, ma destinée est irrévocable... Il faut que je sois comtesse de la Ville-Handry, sinon... sinon je suis perdue... Et une dernière fois, monsieur, je vous en conjure, obtenez de Mlle Henriette qu’elle m’accueille comme une sœur aînée... Eh ! si j’étais la femme que vous supposez, que m’importerait Henriette et son inimitié... Vous savez bien que M. de la Ville-Handry passera outre quand même... Et cependant, je vous prie, moi qui toujours ai commandé... Que voulez-vous que je fasse, dois-je me mettre à genoux ?... M’y voici.

Et en effet, elle s’affaissa si brusquement, que ses genoux sonnèrent sur le parquet ; et saisissant les mains de Daniel, elle les appliqua contre son front brûlant.

– Mon Dieu ! gémissait-elle, être refusée par lui !...

Ses cheveux s’étaient à demi-dénoués et ils inondaient les mains de Daniel... Il frissonna de la nuque aux talons, et se penchant vers miss Brandon, il la releva et la soutint toute défaillante, pendant qu’elle appuyait la tête contre sa poitrine.

– Miss, fit-il d’une voix rauque, Sarah !

Ils étaient si près l’un de l’autre que leurs haleines se confondaient, et que Daniel sentait sur son visage, plus ardent que la flamme, le souffle de miss Sarah... Ivre alors, éperdu, oubliant tout, il appuya ses lèvres sur les lèvres de cette fille étrange...

Mais elle, aussitôt, se redressant violemment, bondit en arrière en s’écriant :

– Daniel !... Malheureux !...

Puis, éclatant en sanglots :

– Partez, balbutia-t-elle, partez... je ne vous demande plus rien... si je dois être perdue, je le serai...

Et lui, avec une véhémence inouïe :

– Votre volonté sera faite, Sarah ! s’écria-t-il... je suis à vous... comptez sur moi !...

Et il sortit comme un fou, il descendit l’escalier en trois bonds, et la porte de la rue se trouvant ouverte, il se précipita dehors.