XXIV



Dès qu’il fut seul, en effet, le docteur se jeta sur son lit, mais le sommeil ne vint pas.

Jamais il n’avait été si vivement intrigué. Il lui semblait que ce crime était le dénouement de quelque prodigieux mystère d’iniquité, et précisément parce qu’il avait, croyait-il, soulevé un coin du voile, il brûlait de l’écarter tout à fait.

– Pourquoi, se disait-il, pourquoi ce gredin que nous tenons ne serait-il pas l’auteur des deux tentatives qui ont échoué... Cette présomption n’a rien qui répugne à l’esprit. Après l’avoir enrôlé, on aura sollicité et obtenu son embarquement sur la Conquête, et il sera parti en se disant que ce serait bien le diable si pendant une longue traversée ou dans un pays comme celui-ci, il ne trouverait pas l’occasion de gagner son argent sans courir aucun risque...

Le résultat de cette impatience inquiète fut que dès neuf heures du matin le chirurgien-major se présentait chez le procureur impérial.

Il lui exposa fort nettement l’affaire, ses soupçons et ses espérances, et une heure plus tard il traversait la ville, pour se rendre à la prison, accompagné d’un juge d’instruction et de son greffier.

– Comment va l’homme que des matelots vous ont amené hier ? demanda-t-il tout d’abord au geôlier.

– Mal, monsieur ; il n’a pas voulu manger.

– Qu’a-t-il dit quand on vous l’a remis ?

– Rien... Il était comme hébété.

– Vous n’avez pas essayé de le faire causer ?...

– Dame... si, un petit peu... Il m’a répondu qu’il venait de faire un malheur, qu’il était désespéré, qu’il voudrait être mort...

Le juge adressa un regard au docteur, comme pour lui dire : « C’est bien là l’homme que vous m’aviez annoncé... » Puis, se retournant vers le geôlier :

– Conduisez-nous près du prisonnier, commanda-t-il.

C’est dans une cellule du premier étage, fort étroite, mais propre, que le meurtrier avait été enfermé.

Lorsqu’on y pénétra, il était assis sur son lit, les talons appuyés sur les barres, le menton dans la paume de ses mains.

Apercevant le docteur, il se dressa brusquement, et les bras étendus en avant, les yeux roulant égarés dans leur orbite, il s’écria :

– L’officier est mort !...

– Non, répondit le chirurgien ; non, rassurez-vous, sa blessure est grave, mais avant quinze jours il sera sur pied...

Ce fut comme un coup de marteau sur le front du meurtrier... Il blêmit, sa bouche eut une contraction nerveuse et il trembla sur ses jarrets...

Cependant, il dompta vite cette défaillance de la chair, et se laissant tomber à genoux, les mains jointes, d’un mouvement mélodramatique :

– Je ne suis donc pas un meurtrier !... murmura-t-il... ô mon Dieu ! je vous rends grâce !...

Et ses lèvres remuèrent comme s’il eût balbutié une fervente prière.

L’hypocrisie la plus basse était évidente, car le regard démentait les paroles et la voix. Pourtant le juge parut dupe.

– Voilà qui annonce de bons sentiments, prononça-t-il. Maintenant, relevez-vous et répondez-moi... Comment vous appelez-vous ?...

– Évariste Crochard, dit Bagnolet...

– Quel âge avez-vous ?

– Trente-cinq ans.

– Où êtes-vous né ?...

– À Bagnolet, près Paris, Seine... Même, c’est pour cela que les amis...

– Assez. Quelle est votre profession ?

Le meurtrier hésita. Ce que voyant, le juge ajouta :

– Dans votre intérêt, je vous engage à ne pas mentir... La vérité finirait toujours par être découverte, et votre situation serait singulièrement aggravée... Répondez donc sans détour...

– Eh bien !... je suis graveur sur métaux... mais j’ai servi... j’ai fait un congé dans l’infanterie de marine.

– Qu’êtes-vous venu faire en Cochinchine ?

– Travailler de mon état... Je m’ennuyais à Paris, la gravure chômait, quand je rencontre un ami qui me conte que le gouvernement demande de bons ouvriers pour les colonies...

– Comment se nomme cet ami ?...

Une fugitive rougeur colora les pommettes du meurtrier, et d’une voix altérée :

– J’ai oublié son nom !... fit-il vivement.

Le juge, sans qu’il y parût, avait redoublé d’attention.

– Voilà, prononça-t-il froidement, un manque de mémoire très fâcheux... Voyons, faites un effort, cherchez...

– Je me connais, ce n’est pas la peine...

– Soit... Mais vous devez vous rappeler la profession de cet ami qui savait si bien que les bras manquaient en Cochinchine... Quelle était sa profession ?

Le meurtrier, cette fois, devint cramoisi de colère, et avec une violence extraordinaire :

– Est-ce que je sais, moi ! s’écria-t-il... D’ailleurs, que font à mon affaire le nom et l’état de cet individu !... J’ai su par lui qu’on demandait des ouvriers... Je me suis présenté au ministère de la marine, on m’a engagé et me voilà...

Debout dans un des angles de la cellule, le vieux chirurgien-major ne perdait pas un tressaillement des muscles du meurtrier.

Et il avait peine à se tenir de se frotter les mains, tant il était émerveillé de la froide habileté du magistrat à recueillir ces indices légers dont la réunion, à la fin d’une instruction bien conduite, forme pour le ministère public un faisceau de preuves accablantes.

Le juge, cependant, du même air impassible, poursuivait :

– Abandonnons donc cette question, puisqu’elle vous irrite si fort, et arrivons à votre séjour ici... Comment et de quoi avez-vous vécu depuis que vous êtes à Saïgon ?

– De mon travail, donc ! J’ai des bras et je ne suis pas un fainéant...

– Ainsi vous avez trouvé à utiliser votre talent de graveur sur métaux ?...

– Non.

– Cependant, d’après votre réponse...

Évariste Crochard, dit Bagnolet, dissimula mal un geste d’impatience.

– Si vous ne voulez pas me laisser causer, interrompit-il insolemment, ce n’est pas la peine de me questionner.

Le magistrat ne sourcilla pas.

– Oh !... causez à votre aise, fit-il froidement, j’ai le temps de vous écouter.

– Pour lors donc, dès le lendemain de mon débarquement, le propriétaire du Café de Paris, M. Farinol, m’a proposé une place de garçon de salle... Naturellement, j’ai accepté, et je suis resté chez lui un an... Maintenant, je sers la table de l’hôtel de France, tenu par M. Roy... On peut faire venir mes deux patrons, ils diront s’ils ont eu à se plaindre de moi.

– On les entendra, certainement... Et où logez-vous ?

– À l’hôtel de France, comme de juste, chez mon patron.

Décidément, le visage du juge devenait d’une bienveillance rassurante.

– Et sont-ce là de bonnes places, interrogea-t-il, que ces places de garçon de café ou de restaurant, dans les colonies ?

– Mais oui, assez.

– On y gagne de l’argent, alors ?

– Dame, c’est selon. Parfois ça va, d’autres fois ça ne va pas. Il y a des saisons...

– C’est ainsi de tout... Mais précisons mieux. Depuis dix-huit mois que vous êtes à Saïgon, avez-vous fait quelques économies ?

Le meurtrier demeura béant et troublé, comme s’il eût senti tout à coup que la bonhomie du magistrat l’avait attiré sur un terrain glissant et dangereux.

– Si j’ai mis quelque sous de côté, répondit-il évasivement, ce n’est pas la peine d’en parler.

– Au contraire, parlons-en... Combien environ avez-vous amassé ?

Les regards de Bagnolet, le rictus qui contractait sa bouche, disaient quelles rages intérieures dissimulait son calme.

– Je ne sais pas ! dit-il brusquement.

Admirable de vérité fut le mouvement de surprise du juge.

– Quoi ! prononça-t-il, vous ignorez le chiffre de vos épargnes ? C’est absolument invraisemblable. Quand on amasse sou à sou de quoi vivre dans ses vieux jours, on sait son compte...

– Eh bien ! mettez que je n’ai rien économisé du tout !...

– Comme vous voudrez... Seulement il est de mon devoir de vous montrer la portée de votre déclaration. Vous affirmez n’avoir pas d’argent de côté, n’est-ce pas ? Que répondrez-vous si en opérant une perquisition chez vous on y découvre une certaine somme ?

– On ne l’y découvrira pas.

– Tant mieux pour vous, car désormais ce serait une terrible charge...

– Faites chercher...

– On cherche en ce moment même, et non seulement dans votre chambre, mais ailleurs... On saura si vous n’avez pas placé de l’argent, si vous n’avez pas des valeurs en dépôt chez quelqu’une de vos connaissances.

– Je puis avoir apporté de France un certain capital...

– Non, car vous venez de déclarer que vous viviez péniblement à Paris, et que « la gravure chômait... »

Si terrible fut le mouvement de Crochard, dit Bagnolet, que le chirurgien crut qu’il allait se précipiter sur le juge... C’est qu’il se sentait enveloppé comme d’un filet dont les mailles de plus en plus se resserraient par toutes ces questions si inoffensives en apparence, et dont cependant la précision ne lui permettait aucun faux-fuyant.

– Répondez-moi d’un seul mot, insista le juge... Avez-vous apporté de l’argent de France, oui ou non ?...

Le meurtrier se dressa, ses lèvres s’entrouvrirent pour une imprécation ; mais, se maîtrisant, il se rassit, et avec un éclat de rire farouche :

– Vous voudriez « m’entortiller », n’est-ce pas, et me faire me couper... Heureusement, j’y vois clair, je ne réponds plus !...

– C’est-à-dire que vous voulez vous consulter... Prenez garde !... Il n’est pas besoin de réflexions pour confesser la vérité...

Et le meurtrier s’obstinant à se taire, après une minute, le juge reprit :

– Vous savez ce dont on vous accuse ?... On soupçonne que c’est avec l’intention de lui donner la mort que vous avez tiré sur le lieutenant Champcey.

– C’est un mensonge abominable !...

– Vous le dites, du moins... Comment avez-vous su que les officiers de la Conquête avaient organisé une grande battue ?...

– Je l’avais entendu dire à la table d’hôte.

– Et vous avez abandonné votre service pour vous rendre à cette chasse, à une douzaine de lieues de Saïgon... C’est au moins singulier !

– Non, parce que j’aime beaucoup la chasse, et ensuite, je me disais que si je rapportais une certaine quantité de gibier, je le vendrais très bien...

– Et vous en auriez ajouté le prix à vos économies, n’est-ce pas ?...

Sous la pointe de cette ironie, Crochard, dit Bagnolet, tressaillit de tout son corps, comme s’il eût été cinglé d’un coup de fouet.

Mais, comme il ne soufflait mot :

– Expliquez-nous, dit le juge, comment les choses se sont passées.

Sur ce terrain, le meurtrier se sentait maître de lui, ayant eu le temps de se préparer, et avec une exactitude qui faisait honneur à sa mémoire, ou à sa véracité, il raconta ce qu’il avait déjà raconté au docteur, sur le théâtre et sur le moment même de la catastrophe. Ajoutant toutefois ce détail, que s’il s’était caché aussitôt le malheur arrivé, c’est qu’il n’avait que trop prévu à quelles accusations terribles l’exposerait sa maladresse.

Et à mesure qu’il parlait, se pénétrant de la vraisemblance de son récit, il reprenait l’assurance, l’impudence plutôt qui semblait faire le fond de son caractère.

– Connaissez-vous l’officier que vous avez blessé ? lui demanda le juge quand il eut achevé.

– Naturellement, puisque j’ai fait la traversée avec lui. C’est le lieutenant Champcey.

– Avez-vous eu à vous plaindre de lui ?

– Jamais...

Et d’un accent d’amertume et de ressentiment :

– Quels rapports voulez-vous qu’ait eus un pauvre diable comme moi avec un gros personnage tel que lui ? Est-ce qu’il aurait seulement daigné me regarder ? Est-ce que j’aurais osé lui adresser la parole ? Si je le connais, c’est pour l’avoir vu de loin se promener sur l’arrière avec les autres officiers, un cigare à la bouche, après un bon repas, pendant que nous autres à l’avant nous mangions notre morue et nous nous cassions les dents sur du biscuit moisi.

– Ainsi, vous n’aviez contre lui aucun motif de haine.

– Aucun, pas plus que contre les autres.

Assis sur un méchant escabeau, son carton sur les genoux, son écritoire de corne à la main, le greffier, d’une plume rapide, écrivait les demandes et les réponses ; le juge lui fit signe que c’était fini, et s’adressant au meurtrier :

– En voici assez pour aujourd’hui, dit-il. Je dois vous déclarer que je me vois obligé de changer en mandat de dépôt le mandat d’arrêt décerné contre vous...

– C’est-à-dire que vous allez me retenir prisonnier...

– Oui, jusqu’à ce que la justice sache si vous êtes coupable d’un assassinat ou d’un homicide par imprudence...

Comme s’il eût prévu cette conclusion, Crochard, dit Bagnolet, haussa les épaules et d’une voix enrouée :

– En ce cas, dit-il, je salirai plus d’une paire de draps ici, vu que si j’avais été assez canaille pour comploter un assassinat, je n’aurais pas été assez bête pour aller le dire.

– Qui sait !... fit le juge, certaines preuves valent un aveu.

Et se retournant vers son greffier :

– Lisez au prévenu son interrogatoire, ajouta-t-il.

L’instant d’après, cette formalité remplie, le juge et le vieux chirurgien quittaient la prison. Le magistrat était devenu excessivement grave :

– Vous aviez raison, docteur, prononça-t-il, cet homme est un assassin... Le soi-disant ami dont il n’a pu dire le nom, n’est autre que le misérable qui l’a envoyé ici pour tuer M. Champcey... Sa fureur quand je lui ai parlé de ses économies prouve qu’il a reçu pour son crime une forte somme qu’il a cachée quelque part.

Et comme le chirurgien objectait qu’il eût peut-être dû pousser l’interrogatoire :

– Je m’en serais bien gardé, répondit-il. Ce n’est que par un coup inattendu que je puis lui arracher le nom du lâche scélérat dont il est l’instrument... Et je le lui arracherai, ce nom, si M. Champcey se rétablit et consent à me donner un seul renseignement... Ainsi, docteur, soignez bien votre blessé...

Recommander Daniel au chirurgien-major était au moins superflu.

Si le vieil original, comme on disait à bord de la Conquête, était impitoyable pour les carottiers qui essayaient de lui attraper une exemption de service, il avait pour ses malades des tendresses qui allaient croissant en raison directe de la gravité de leur état.

Entre un amiral simplement indisposé et le dernier mousse de la flotte dangereusement blessé, il n’eût pas hésité. Sans façons, il eût campé là M. l’amiral pour courir au mousse. Originalité plus rare qu’on ne pourrait croire.

Il eût donc suffi que Daniel fût en grand péril pour lui être cher.

Mais il y avait autre chose encore. De même que tous ceux qui avaient navigué avec le lieutenant Champcey, le docteur avait pour sa personne une vive sympathie et pour son caractère une sorte d’admiration. Enfin, il savait en possession de son blessé le mot d’une énigme de scélératesse qui le préoccupait extraordinairement.

Malheureusement, la situation de Daniel était de celles qui déconcertent la science et où il n’y a rien à espérer que du temps, de la nature et de la constitution.

Essayer de l’interroger eût été folie, car le délire ne le quittait pas.

Par moments, il se croyait à bord de sa chaloupe, au milieu des marais du Cambodge, mais le plus souvent il s’imaginait lutter contre des ennemis acharnés à sa perte. Et sans cesse les noms de Sarah Brandon, de Thomas Elgin et de mistress Brian revenaient sur ses lèvres, mêlés d’imprécations et de menaces terribles.

Et pendant vingt jours il en fut ainsi.

Et pendant vingt jours et vingt nuits, on put voir, penché sur le lit du blessé, épiant chacun de ses tressaillements, « son matelot », ce Baptiste Lefloch qui avait arrêté le meurtrier.

Une de ces braves Filles de la Sagesse, qu’enflamme le génie de la charité, et qu’on rencontre sur tous les points du globe, partout où il y a un malade à soigner, eût été moins patiente, moins attentive, moins ingénieuse que le rude marin.

Il avait retiré ses souliers pour ne point faire de bruit, et on le voyait aller et venir sur la pointe du pied, la physionomie inquiète et affairée, préparant les tisanes, maniant de ses grosses mains calleuses, avec des précautions risibles et attendrissantes les minces fioles de potion dont il fallait donner une cuillerée d’heure en heure.

– Je te ferai nommer infirmier en chef de la marine, Lefloch, lui disait le docteur.

Et lui, hochant la tête :

– Je n’aurais point de goût pour cet état, mon commandant, répondait-il. Seulement, voyez-vous, quand nous étions là-bas, sur le Cambodge, et que Baptiste Lefloch se tortillait comme un ver dans les coliques du choléra, et qu’il était déjà devenu froid et tout bleu, le lieutenant Champcey n’a pas envoyé chercher pour le frictionner de ces fainéants d’Annamites ; il l’a fichtre bien frotté lui-même, jusqu’à ramener la chaleur et la vie. Pour lors, je tâche de m’acquitter un petit peu.

– Et tu serais un fier coquin si tu agissais autrement, mon garçon !...

C’est que le chirurgien-major ne quittait guère, non plus, son blessé. Il le visitait quatre ou cinq fois par jour, une fois au moins chaque nuit et souvent il restait de longues heures assis devant le lit, étudiant la maladie, subissant, selon les symptômes qui se manifestaient, les plus cruelles alternatives de crainte et d’espoir.

Et c’est ainsi qu’il apprit en partie l’histoire de Daniel, qu’il devait épouser Mlle de la Ville-Handry, dont le père, fou d’amour, avait épousé une aventurière, et qu’on l’avait séparé de sa fiancée grâce à un faux ordre d’embarquement.

C’était la confirmation des conjectures du docteur : de si lâches faussaires ne devaient pas hésiter à payer des assassins...

Mais le digne chirurgien avait trop la conscience de sa profession pour divulguer des secrets surpris au chevet d’un malade. Et quand le juge d’instruction, dévoré d’impatience, venait le trouver, ce qui arrivait tous les deux ou trois jours, il répondait :

– Je ne sais rien de nouveau... Il se passera encore des semaines avant que vous puissiez interroger mon blessé. J’en suis bien fâché pour Évariste Crochard, dit Bagnolet, qui doit s’ennuyer en prison, mais il attendra.

Cependant, à la longue exaltation de Daniel, succédait une période d’anéantissement. L’ordre semblait se rétablir peu à peu dans son cerveau, il reconnaissait ceux qui l’entouraient, il balbutiait quelques paroles sensées. Mais il était si extraordinairement affaibli, qu’il restait presque continuellement plongé dans une sorte d’anéantissement qui ressemblait à la mort.

Et quand il sortait de cette torpeur, c’était pour demander d’une voix éteinte :

– N’est-il donc pas venu pour moi des lettres de France !...

Invariablement, d’après l’ordre formel du docteur, Lefloch répondait :

– Non, mon lieutenant.

En quoi il mentait.

Depuis que Daniel gisait sur son lit, trois vaisseaux étaient arrivés, deux français et un anglais, et parmi les dépêches se trouvaient huit ou dix lettres à l’adresse du lieutenant Champcey.

Seulement, le vieux chirurgien se disait, non sans raison :

– Assurément, c’est presque un cas de conscience de laisser ce malheureux dans une si pénible inquiétude, mais cette inquiétude ne présente aucun danger, tandis qu’une émotion forte le tuerait aussi sûrement et aussi vite que mon souffle éteint une chandelle.

Quinze jours se passèrent encore, pendant lesquels Daniel reprit quelques forces, et enfin il entra dans une sorte de convalescence, si toutefois on peut appeler convalescent un malheureux encore incapable de se retourner seul sur son lit.

Mais avec la conscience de sa situation, la force de souffrir lui revenait, et à mesure qu’il se rendait compte du temps écoulé depuis sa blessure, ses angoisses prenaient un caractère alarmant.

– Il est impossible qu’il n’y ait pas de lettres pour moi, disait-il à son matelot, on me les cache, je les veux...

Si bien que le docteur comprit qu’à la longue cette excessive agitation deviendrait aussi dangereuse que l’émotion qu’il redoutait.

– Risquons donc la partie ! dit-il un jour.

C’était par une brûlante après-midi, et il y avait alors sept semaines que Daniel avait été blessé. Lefloch le haussa sur ses oreillers, le « cala » selon son expression, pour qu’il fût plus à l’aise, et le docteur lui tendit sa correspondance...

Un cri de joie échappa à Daniel.

Du premier coup d’œil il avait reconnu sur trois enveloppes l’écriture de Mlle Henriette, et il les portait à ses lèvres, en disant :

– Enfin, elle m’écrit !...

Si violente fut la secousse, que le docteur eut presque peur.

– Du calme, mon cher ami ! prononça-t-il, du calme !... Soyez homme, sacrebleu !...

Mais Daniel souriant, car toutes ses velléités de soupçons s’étaient envolées :

– Rassurez-vous, docteur, la joie n’est jamais dangereuse et il ne peut me venir que de la joie de celle qui m’écrit... Voyez, d’ailleurs, comme je suis calme !...

Si calme que l’idée ne lui vint pas de chercher la première en date de ces trois lettres.

Il brisa au hasard une des enveloppes et lut :

« Daniel, mon cher Daniel, mon seul ami en ce monde et mon unique espoir, en quelles mains infâmes m’avez-vous remise ? À quel misérable avez-vous livré sans défense votre pauvre Henriette ?... Ce Maxime de Brévan, ce lâche que vous croyez votre ami, si vous saviez... »

C’était la longue lettre que Mlle de la Ville-Handry avait écrite le lendemain du jour où M. de Brévan lui avait déclaré qu’il l’aimait, que tôt ou tard, de gré ou de force, elle lui appartiendrait, lui donnant à choisir entre les horreurs de la misère et la honte de devenir sa femme !

Et à mesure que lisait Daniel on pouvait voir une pâleur mortelle envahir son visage déjà si pâle, ses yeux s’agrandir démesurément et de grosses gouttes de sueur perler le long de ses tempes... Un tremblement nerveux le secouait, si violent qu’on entendait ses dents claquer, des sanglots soulevaient sa poitrine, et une écume rougeâtre frangeait ses lèvres décolorées.

Enfin il arriva aux dernières lignes.

« Maintenant, écrivait la jeune fille, je comprends que peut-être aucune de mes lettre ne vous est parvenue ; on a dû les intercepter... Celle-ci vous parviendra, car je vais la porter à la poste moi-même. Au nom de Dieu, Daniel, au nom de notre amour, revenez.... Revenez vite, si vous voulez sauver, non l’honneur de votre Henriette, car je saurais mourir, mais sa vie ! »

Alors, le chirurgien et le matelot furent témoins d’un effrayant spectacle.

Cet homme, qui l’instant d’avant ne pouvait se soulever sur ses oreillers, ce malheureux si cruellement amaigri qu’il semblait un squelette, ce blessé qui n’avait que le souffle, repoussa violemment ses couvertures, et s’élança au milieu de la chambre, en criant d’une voix terrible :

– Mes habits, Lefloch, mes habits !...

Le docteur s’était précipité pour le soutenir, mais il l’écarta d’un revers de bras, continuant :

– Par le saint nom de Dieu !... Lefloch, te hâteras-tu !... Cours au port, misérable, il doit s’y trouver un vapeur... je l’achète. Qu’on le mette sous pression à l’instant... Avant une heure, je veux être en route !...

Mais cet effort inouï l’avait épuisé... Il chancela, ses yeux se fermèrent, et il s’évanouit entre les bras de son matelot en balbutiant :

– Cette lettre, docteur, cette lettre... lisez et vous verrez bien qu’il faut que je parte !

Soulevant « son lieutenant » comme un enfant entre ses bras robustes, Lefloch s’était hâté de le recoucher.

Mais pendant plus de dix minutes le vieux chirurgien et le dévoué matelot en furent réduits à se demander si ce n’était pas un cadavre qu’ils avaient là, sous les yeux, et s’ils ne s’épuisaient pas en soins inutiles...

Non, et ce fut Lefloch qui, le premier, discerna un léger tressaillement.

– Il a bougé !... s’écria-t-il, regardez, mon commandant, il a bougé !... Il vit, nous le sauverons encore !...

Ils réussirent, en effet, à réveiller cette vie si près de s’éteindre, mais ils ne réveillèrent pas cette noble intelligence.

Au regard froid et morne que Daniel arrêta sur eux, quand enfin il ouvrit les yeux, ils comprirent que la raison chancelante du malheureux n’avait pu résister à la violence inattendue de ce nouveau coup.

Et cependant, il devait lui rester comme un vague souvenir de la lettre qu’il venait de lire ; ses efforts pour recueillir ses idées étaient visibles ; d’un mouvement machinal, il passait et repassait sur son front ses mains amaigries, comme s’il eut essayé d’écarter le brouillard où s’anéantissait sa pensée.

Puis une convulsion le secoua, et de ses lèvres s’échappèrent des flots de paroles incohérentes, où se mêlaient et se confondaient les réminiscences de l’affreuse réalité et les conceptions extravagantes du délire.

– Je l’avais prévu, murmurait le vieux chirurgien, je ne l’avais que trop prévu !...

Il avait alors épuisé toutes les ressources de son savoir et de sa longue expérience, il avait suivi toutes les indications que peut suggérer la prudence humaine, il ne lui restait plus qu’à attendre... Ramassant la fatale lettre de Mlle de la Ville-Handry, il alla s’asseoir, pour la lire, dans l’embrasure d’une fenêtre.

Les indiscrétions du délire de Daniel en avaient assez appris au digne docteur pour qu’il fût en état de comprendre l’épouvantable cri de détresse de la malheureuse jeune fille, et Lefloch, qui l’observait, vit une grosse larme rouler le long de ses joues, et l’instant d’après des flots de sang empourprer son visage.

– C’est à devenir fou !... grondait-il. Pauvre Champcey !...

Et tel qu’un homme qui ne se possède plus et à qui le mouvement devient indispensable, il froissa la lettre, la mit dans sa poche et sortit en jurant à faire tomber le crépi des murs.

À cette même heure justement, informé de l’épreuve qui devait être tentée, le juge d’instruction venait aux nouvelles.

Apercevant de loin le vieux chirurgien qui traversait la cour de l’hôpital, il courut à lui, et dès qu’il fut à portée de la voix :

– Eh bien !... cria-t-il.

Le docteur fit quelques pas en avant, et avec un geste désespéré :

– Le lieutenant Champcey est perdu !... répondit-il.

– Mon Dieu !... que me dites-vous là !...

– La vérité !... Voici Daniel maintenant aux prises avec une fièvre cérébrale, avec un transport au cerveau, pour mieux dire... Affaibli, épuisé, exténué comme il est, y résistera-t-il ?... non, évidemment... Il faudrait pour le sauver un second miracle, et... soyez tranquille, il ne se fera pas !... Avant vingt-quatre heures il sera mort, et ses assassins triompheront.

– Oh !...

Les yeux du vieux chirurgien flamboyaient et un sourire d’une amère ironie crispait ses lèvres.

– Et qui donc, insista-t-il, empêcherait les gredins de triompher !... Daniel mort, vous serez obligé de relâcher, faute de preuves, l’abject scélérat que vous tenez en prison, ce Crochard dit Bagnolet !... Ou si vous l’envoyez devant un tribunal, ce sera sous la grotesque prévention d’homicide par imprudence... Et il en sera quitte pour un an de prison... Et cependant, vous le savez comme moi, c’est volontairement qu’il a frappé une des plus nobles créatures humaines que j’aie connues, anéanti le cœur le plus loyal et une des plus hautes intelligences que je sache !... Et à l’expiration de sa peine, il palpera le prix du sang de Daniel Champcey, et il le dépensera en crapuleuses orgies... Et les autres, les vrais coupables, les misérables qui l’ont payé, ils s’en iront de par le monde, le front haut, riches, honorés, dédaigneux, faisant insolemment sonner leur réputation d’honneur !...

– Docteur !...

Mais le vieil original était lancé.

– Ah ! laissez-moi !... interrompit-il. Votre justice humaine... voulez-vous que je vous dise mon opinion ?... elle me fait pitié !... Quand vous avez envoyé, chaque année, trois ou quatre assassins stupides à l’échafaud, et au bagne quelques douzaines de répugnants gredins, vous vous drapez fièrement dans vos robes noires et vous estimez que tout est pour le mieux et qu’une société si bien gardée peut dormir sur les deux oreilles !... Eh bien ! savez-vous la vérité ?... Vous ne prenez que les maladroits, les imbéciles... Les autres, les forts, glissent à travers les mailles de vos codes, et sûrs de leur adresse et de votre impuissance, ils jouissent dans l’orgueil de leur impunité du fruit de leurs crimes, jusqu’au jour...

Il hésita, et lui qui pourtant faisait volontiers profession d’athéisme, il ajouta :

– Jusqu’au jour de la justice divine !

Bien loin de paraître froissé de cette explosion d’indignation, le magistrat écoutait d’une physionomie impassible.

– Il faut, prononça-t-il froidement, quand il vit le docteur à bout d’haleine, il faut que vous ayez découvert quelque chose de nouveau...

– Assurément !... Je tiens, j’en suis convaincu, le fil de l’intrigue effroyable qui tue mon pauvre Daniel... Ah ! s’il survivait... mais il ne peut survivre...

– Eh bien ! rassurez-vous, docteur !... Vous l’avez dit, le pouvoir de la justice est borné, et bien des forfaits lui échappent... Mais ici, que le lieutenant Champcey vive ou meure, justice sera faite, je vous le promets !

Il s’exprimait d’un ton de certitude si absolue que le vieux chirurgien-major en fut ému.

– Est-ce que le meurtrier aurait tout avoué ! s’écria-t-il.

Le magistrat secoua la tête.

– Non, répondit-il, et même depuis le premier interrogatoire, je n’ai pas revu le prévenu... Mais je ne me suis pas endormi, j’ai cherché et j’ai recueilli assez d’indices pour me croire sûr de faire éclater la vérité. Et si de votre côté vous avez quelques renseignements positifs...

– Oui, j’en ai, et les événements sont tels qu’ils m’autorisent à vous les communiquer. J’ai là, de plus, une lettre...

Il sortait déjà de sa poche la lettre de Mlle de la Ville-Handry, mais le juge l’arrêta, disant :

– Nous ne pouvons causer ici, au milieu de cette cour, où tout le monde nous observe des fenêtres ; le tribunal est à deux pas, voulez-vous m’y suivre, docteur ?

Pour toute réponse, le chirurgien enfonça sa casquette sur sa tête, et prit le bras du magistrat et, l’instant d’après, le soldat de faction à la porte de l’hôpital de Saïgon, les vit sortir, causant avec une animation extraordinaire.

Une fois arrivé à son cabinet, le juge d’instruction ferma soigneusement la porte, et, après avoir invité le docteur à s’asseoir :

– Dans un moment je vous demanderai vos renseignements. Écoutez les miens :

Je sais à cette heure qui est Évariste Crochard, dit Bagnolet, et je connais les principales circonstances de sa vie. Ah ! il m’en a coûté du temps et de la peine... mais la justice humaine est patiente, docteur...

Réfléchissant que cet homme avait fait à bord de la Conquête une traversée de plus de quatre mois en compagnie de cent cinquante émigrants, je me suis dit qu’il était impossible qu’il n’eût pas essayé de tromper les heures d’ennui par de longues causeries. Il s’exprime avec facilité, il est Parisien, il a été soldat, il a couru le monde, il devait être écouté.

J’ai donc mandé ici, dans mon cabinet, un à un, tous les anciens passagers de la Conquête que j’ai pu découvrir, une centaine environ, et je les ai interrogés, et je n’ai pas tardé à reconnaître la justesse du mes conjectures !...

À chacun d’eux, plus ou moins, selon le degré de démoralisation ou d’honnêteté qu’il lui supposait, Bagnolet avait confié quelque particularité de son existence....

J’ai rassemblé les dépositions de tous ces témoins, je les ai coordonnées, comparées, ajustées, contrôlées l’une par l’autre ; et c’est ainsi que des récits du prévenu, de ses aveux ou de ses demi-confidences, de certaines allusions, de ses vanteries, de ses épanchements quand il avait bu plus de coutume, je suis arrivé à composer une biographie dont l’exactitude ne saurait guère être mise en doute.

Sans paraître remarquer l’étonnement du chirurgien-major, le juge d’instruction avait ouvert un vaste carton placé sur son bureau, et en avait retiré une liasse énorme de paperasses.

Il l’éleva en l’air en disant :

– Voilà les dépositions textuelles de mes cent et quelques témoins.

Puis, montrant quatre ou cinq feuilles de papier, couvertes à mi-marge d’une écriture fine et serrée :

– Et j’en ai extrait ceci, ajouta-t-il... Ainsi, docteur, prêtez-moi toute votre attention.

Et tout aussitôt il commença la lecture de cette biographie de « son prévenu », rédigée comme le sont les notes des casiers judiciaires, tantôt lisant, tantôt commentant et expliquant ce qu’il avait écrit :

« Évariste Crochard, dit Bagnolet, – est né à Bagnolet en 1829 ; il est donc plus âgé qu’il ne dit, bien que paraissant plus jeune. Il est né en février, et cette date est fixée par la déposition d’un témoin, auquel le prévenu, pendant la traversée, a offert une bouteille, en disant : C’est aujourd’hui mon jour de naissance.

« De tous les dires du prévenu, parfaitement d’accord sur ce point, il résulte que ses parents devaient être de très honnêtes gens. Son père était contremaître dans une fonderie de cuivre, sa mère était couturière. Il se peut qu’ils vivent encore, mais il y a des années qu’ils ont cessé de voir leur fils.

« Le prévenu avait été placé dans une école, et, à l’en croire, il apprenait très bien et montrait de remarquables dispositions. Mais dès qu’il eut une douzaine d’années, il se lia avec plusieurs mauvais sujets de son âge, et souvent il désertait la maison paternelle pendant des semaines entières qu’il passait à Paris. Quels étaient ses moyens d’existence lorsqu’il était ainsi en état de vagabondage ? il ne l’a jamais expliqué bien clairement. Mais il donnait de tel détails sur la façon dont les précoces voleurs de la capitale dévalisent les étalages, que beaucoup de témoins le soupçonnaient d’avoir pratiqué ce genre de vol.

« Ce qui résulte positivement de ses déclarations, c’est que son père, désolé de son inconduite, et désespérant de le voir s’amender jamais, le fit enfermer correctionnellement lorsqu’il atteignit quatorze ans...

« Mis en liberté au bout de dix-huit mois, il fut placé en apprentissage et arriva promptement à connaître assez son métier pour y bien gagner sa vie.

« Cette dernière allégation doit être un mensonge. Quatre témoins, dont un exerçant la même profession que Crochard, déclarent qu’ils ont eu l’occasion de le voir à l’œuvre, et que s’il a été autrefois un ouvrier passable, il n’y paraît plus.

« Il ne put pas d’ailleurs pratiquer longtemps, car il était en prison depuis plus d’un an, quand la révolution de 1848 éclata.

« Qu’il fût en prison, voilà le fait certain, raconté par lui à plus de vingt-cinq personnes.

« Mais il expliquait fort diversement son emprisonnement, et on relève presque autant de versions différentes que de témoins.

« À l’un, il raconte qu’il a été condamné pour avoir, étant ivre, donné un coup de couteau à un camarade ; à l’autre, que c’est pour « une batterie » dans un tripot clandestin ; à un troisième, il laisse entrevoir qu’il s’est trouvé compromis, bien qu’innocent, dans une affaire d’escroquerie organisée pour dépouiller un riche étranger...

« La prévention est donc en droit de conclure, sans témérité, que Crochard avait été tout simplement condamné pour vol.

« Libéré peu après les événements de juin, au lieu de reprendre son état, il entre comme aide machiniste dans un théâtre des boulevards. Au bout de trois mois, il en est chassé « pour des intrigues de femmes », à ce qu’il dit à l’un, ou, s’il faut croire ce qu’il dit à un autre, à la suite d’un vol commis dans la loge d’une actrice et dont on n’avait pas découvert l’auteur.

« À bout de ressources, il s’engage comme palefrenier dans un cirque nomade et court ainsi la province. Mais à Marseille, blessé dans une rixe, il est contraint d’entrer à l’hôpital et il y reste deux mois.

« Revenu à Paris on ne sait comment, il s’était associé avec un saltimbanque lorsqu’il dut tirer au sort. Il amena un bon numéro.

« Mais, l’année suivante, nous le trouvons en relations avec un marchand d’hommes dont il était en quelque sorte le courtier. Bientôt, l’idée lui vint de se vendre lui-même, tourmenté qu’il est d’un désir furieux de posséder quinze cents francs à la fois, pour les dépenser en débauches.

« Ayant réussi à dissimuler ses antécédents judiciaires, il est admis en qualité de remplaçant au 63e de ligne. Mais un an ne s’était pas écoulé que son insubordination l’avait fait envoyer en Afrique aux compagnies de discipline.

« Il y reste seize mois, et s’y conduit assez bien pour obtenir d’être incorporé au 1er régiment d’infanterie de marine, dont un bataillon allait s’embarquer pour le Sénégal.

« Cependant, il était loin d’être revenu à de meilleurs sentiments, et la preuve, c’est qu’il ne tarda pas à être condamné à dix ans de travaux publics pour un vol de nuit, avec effraction, dans une maison habitée. »

Le chirurgien-major, qui depuis un moment avait donné quelques signes d’impatience, se dressa comme s’il eût été mû par un ressort.

– Excusez-moi de vous interrompre, monsieur le juge, fit-il, mais... êtes-vous bien sûr de la véracité de vos témoins ?

– Pourquoi en douterais-je ?

– Parce qu’il me semble bien fort qu’un gredin intelligent, tel que le paraît être ce Crochard, se soit dénoncé lui-même.

– Aussi, ne s’est-il pas dénoncé.

– Ah !

– Il a parlé souvent de cette condamnation, mais toujours il l’a attribuée à des voies de fait envers un supérieur... À cet égard, il n’a jamais varié.

– Diable ! alors comment avez-vous su...

– La vérité ?... Oh ! bien simplement... J’ai cherché, et j’ai fini par découvrir ici, à Saïgon, dans le 2e régiment d’infanterie de marine, un sergent-major qui était au 1er régiment en même temps que Crochard... C’est de lui que je tiens des détails précis... Et il est impossible de se tromper quant à l’identité : dès que j’ai eu prononcé ce nom de Crochard, mon sous-officier s’est écrié : « Ah ! oui, Crochard, dit Bagnolet... »

Et comme le docteur s’inclinait sans répondre :

– Je reprends, dit le juge.

Et, en effet, il reprit :

« Les récits du prévenu, ayant rapport à sa détention, sont en général trop insignifiants pour être rapportés. Cependant, il est une particularité que la prévention retient, et qui servira peut-être à mettre sur la trace des instigateurs du crime qui nous occupe.

« En trois occasions, et devant au moins trois témoins chaque fois, Crochard a tenu, presque dans les mêmes termes, le propos que voici :

« Ce qu’on ne croirait pas, c’est que dans les prisons on fait souvent de très belles connaissances... On y rencontre des fils de famille qui ont fait quelque bêtise et quantité de gens qui, voulant faire fortune très vite, n’ont pas eu de chance... Une fois sortis, beaucoup de ces gaillards-là vous attrapent de très belles positions, et après, si on les rencontre, dame ! ils vous donnent un coup de main... J’en ai connu là-bas qui roulent voiture à cette heure... »

Le docteur était devenu silencieux.

– Oh ! murmura-t-il, ces gens que l’assassin a connus ne seraient-ils pas ceux qui ont armé son bras ?...

– Voilà ce que je me suis demandé.

– C’est que les ennemis de Daniel sont de fiers misérables, monsieur le juge, et si vous connaissiez la lettre que j’ai là, et qui sans doute sera cause de la mort de ce digne garçon !...

– Permettez-moi de finir, docteur, interrompit le juge.

Et plus rapidement il poursuivit :

« Ici, il y a une lacune. De quoi et comment le prévenu a-t-il vécu à Paris où il était revenu après sa libération ? à quelles industries ignobles ou illicites a-t-il demandé les moyens de satisfaire ses passions ?... La prévention en est réduite aux conjectures, Crochard s’étant montré fort sobre de détails, et s’étant tenu dans le vague pour tout ce qui concerne ces dernières années.

« Ce qui est prouvé, c’est que tout ce qu’il emportait quand il s’est embarqué, les outils de sa profession, le linge enfermé dans sa malle, les vêtements qu’il portait, depuis la casquette jusqu’aux souliers, tout était neuf... Pourquoi ? »

Le juge d’instruction en était arrivé à la dernière ligne de son premier feuillet, le chirurgien se leva et s’inclinant devant lui :

– Par ma foi, monsieur, prononça-t-il, je vous rends les armes, et je commence à croire que le lieutenant Champcey sera vengé !...

Le sourire de l’orgueil heureux monta aux lèvres du magistrat, mais reprenant bien vite son masque impassible, comme s’il eût été honteux de cette faiblesse :

– Je pense, en effet, prononça-t-il avec une fine pointe d’ironie, que la justice humaine, cette fois, saura atteindre les coupables. Avant de me féliciter, cependant, attendez.

Le vieux chirurgien était de bien trop bonne foi pour essayer de dissimuler son profond étonnement.

– Quoi ! exclama-t-il, vous avez recueilli d’autres indices encore !...

Gravement le magistrat hocha la tête.

– La biographie que je viens de vous lire, prononça-t-il, ne prouve rien... Et ce n’est pas avec des présomptions et des probabilités, si fortes qu’elles soient, qu’on obtient des jurés une condamnation... Ils veulent, ils exigent des preuves matérielles, palpables... Eh bien ! ces preuves, je les ai !...

– Oh !...

De ce même carton d’où il avait sorti le dossier Crochard, le juge tira une lettre qu’il agita d’un air menaçant.

– Voilà, dit-il, ce que M. le procureur impérial a reçu douze jours après le dernier attentat dont M. Champcey a été victime. Écoutez cela, docteur.

Et il se mit à lire :

« Monsieur le procureur impérial,

« Un matelot de passage à Bien-Hoa, où je suis établi forgeron, nous apprend, à ma femme et à moi, que le nommé Crochard, dit Bagnolet, a blessé, peut-être mortellement, d’un coup de fusil, le lieutenant Champcey, de la Conquête.

« Par suite de ce malheur, monsieur le procureur impérial, ma femme pense et je crois pareillement que ma conscience m’oblige à porter à votre connaissance une autre affaire très grave.

« Un jour, pendant la traversée, me trouvant sur une vergue, à côté de Crochard, aidant les matelots à serrer une voile, je le vis lâcher une grosse poulie, qui, tombant sur la tête du lieutenant Champcey, le renversa.

« Personne que moi n’avait rien aperçu, tant Crochard remonta vivement la poulie. Je me demandais si je devais le dénoncer, quand il se jeta à mes pieds, en me conjurant de lui garder le secret, disant qu’il était bien malheureux, et que si je parlais il serait perdu.

« Croyant à une maladresse involontaire, je me laissai attendrir et je jurai à Crochard que la chose resterait entre nous.

« Ce qui vient d’arriver prouve bien, comme dit ma femme, que j’ai eu tort de me taire, et je me décide à tout révéler, quoi qu’il puisse m’en arriver.

« Cependant, monsieur le procureur impérial, je vous demande votre protection pour le cas où Crochard voudrait se venger sur moi ou sur les miens, ce qui pourrait bien arriver, car c’est un homme très méchant, capable de tout et surtout sournois.

« Ne sachant pas écrire, c’est ma femme qui vous fait cette lettre, et nous sommes, avec le plus grand respect... »

Le chirurgien se frottait les mains à s’enlever l’épiderme.

– Et vous avez vu ce digne forgeron, monsieur le juge ? interrompit-il.

– Assurément... Il est venu ici avec sa femme... Ah ! livré à ses seules inspirations, il eût gardé le silence, tant le caractère sournois du prévenu lui inspire d’appréhensions... La femme, par bonheur, a été plus brave.

– Décidément, gronda le docteur, les femmes valent peut-être mieux que nous.

Précieusement, le magistrat replaça la lettre dans le carton, et de son même accent calme :

– Voici donc, poursuivit-il, la première tentative de meurtre bien et dûment prouvée. Pour la seconde, celle du Don-Naï, je suis moins avancé. Cependant j’ai des indications qui me donnent bon espoir. Je sais, par exemple, que Crochard est un nageur de premier ordre. Il n’y a guère que trois mois, il fit, avec un des garçons de l’hôtel où il est employé, le pari de traverser deux fois le Don-Naï à la nage, au moment où le courant est le plus violent, et il gagna son pari.

– Mais c’est une preuve, cela, juge !...

– Non, ce n’est qu’une probabilité en faveur de la prévention... Mais j’ai une autre corde à mon arc. On a la preuve, par le registre du bord, que le soir même de l’arrivée, Crochard est descendu à terre. Où et avec qui a-t-il passé la soirée ? Pas un de mes cent et quelques témoins ne l’a vu ce soir-là... Et ce n’est pas tout. Personne, le lendemain, n’a remarqué que ses habits eussent été mouillés. Donc, il a dû changer de vêtements et pour en changer, il a fallu qu’il en achetât ; car il n’avait rien emporté à terre que ce qu’il avait sur le corps... Où a-t-il acheté des habits ? C’est ce que je découvrirai certainement, lorsque je ne serai plus forcé de mener l’instruction presque secrètement, comme je l’ai fait jusqu’ici. Car il est une chose que je n’oublie pas : les vrais coupables sont en France, et s’ils apprennent combien leur misérable complice est compromis, il nous échappent...

Une fois encore le chirurgien-major tira de sa poche la lettre de Mlle Henriette, et la tendant au juge :

– Je les connais, les vrais coupables, s’écria-t-il, je connais les ennemis de Daniel, Sarah Brandon, Maxime de Brévan et les autres...

Mais le magistrat repoussant la lettre :

– Les connaître, docteur, prononça-t-il, ne suffit pas ; il faut des preuves contre eux, claires, évidentes, indiscutables... Ces preuves, Crochard nous les fournira... Oh ! je sais les façons des scélérats ! Dès qu’ils se voient acculés par l’évidence et qu’ils se sentent perdus, ils s’empressent de nommer leurs complices et ils aident de toute leur perversité la justice à les retrouver... Ainsi agira le prévenu. Quand je lui aurai prouvé qu’il a été payé pour assassiner le lieutenant Champcey, il me dira par qui... et il faudra bien qu’il reconnaisse qu’il a été payé quand je lui représenterai ce qu’il lui reste de l’argent qu’il a reçu...

Le vieux chirurgien tressauta sur sa chaise.

– Quoi ! vous avez mis la main sur le magot de Crochard ! s’écria-t-il.

– Non, pas encore, répondit le juge, seulement...

Il dissimula mal un sourire, une grimace plutôt de satisfaction, et plus vivement :

– Seulement, je crois bien savoir où il est... Ah ! je puis l’avouer, ce n’est pas le premier jour que j’ai découvert ce qui très probablement est la vérité... J’ai passé par bien des perplexités et des hésitations. Moralement sûr, après l’interrogatoire du prévenu, qu’il possédait, cachée quelque part, une somme relativement considérable, c’est sur sa chambre que tout d’abord mon attention s’est portée... Aidé d’un agent adroit, je l’ai explorée, cette chambre, pendant quinze jours, avec une sorte de rage... Les meubles ont été démontés et sondés ; on a dépaillé les chaises, j’ai fait soulever les carreaux et décoller la tapisserie... Rien !... Je désespérais, quand une idée me vint, d’une simplicité telle que j’en suis à me demander comment elle ne m’est pas venue dès le premier moment : « J’y suis !... » m’écriai-je. Et, pressé de vérifier mes doutes, je mandai sur-le-champ l’homme avec qui Crochard avait parié de traverser le Don-Naï. Il accourut et... Mais j’aime mieux vous lire sa déposition...

Il prit dans le dossier une grande feuille de papier, et se grimant de modestie, il lut le procès-verbal du greffier :

« M. le juge. – À quel endroit du fleuve Crochard a-t-il exécuté son pari ?

« Le témoin. – Un peu au-dessous de la ville.

« M. le juge. – Où s’est-il déshabillé ?

« Le témoin. – À l’endroit même où il s’est mis à l’eau, en face de la fabrique de tuiles de M. Wang-Taï.

« M. le juge. – Que s’est-il passé relativement à ses vêtements ?

« Le témoin, d’un air très surpris. – Rien.

« M. le juge. – Pardon, il a dû se passer quelque chose ; cherchez bien, rappelez vos souvenirs.

« Le témoin, se frappant le front. – Ah ! mais oui, en effet, maintenant, je me rappelle... Quand Bagnolet fut déshabillé, je lui vis l’air si ennuyé que je crus qu’il avait peur de se mettre à l’eau... Pas du tout, il tremblait pour ses habits, et il ne parut rassuré que quand je lui eus promis que je les garderais sur mon bras... Or, ses habits, c’était un méchant pantalon et une mauvaise blouse... Comme ils m’embarrassaient, je les déposai au pied d’un arbre. Lui, cependant, ayant fait son double trajet, aborde, mais au lieu d’écouter nos compliments : – Mes habits !... me crie-t-il d’un ton furieux. – Eh ! lui dis-je, ils ne sont pas perdus, ils sont là-bas... Alors, lui, sans me répondre, me repousse violemment et se met à courir comme un fou vers ses effets. »

Enthousiasmé, le chirurgien-major s’était dressé.

– Je comprends ! s’écria-t-il, oui, je comprends.