XVI



Mais cette assurance de Mlle de la Ville-Handry n’était qu’apparente... Au-dedans d’elle-même, les plus sinistres pressentiments s’agitaient...

Une voix secrète lui disait que cette scène, concertée sans doute et cherchée, n’était qu’un acheminement vers une catastrophe finale.

Les jours passaient cependant, les événements poursuivaient leur enchaînement monotone, et rien d’extraordinaire ne survenait...

C’était à croire qu’après cette crise on s’était entendu pour lui laisser un peu de répit et le temps de se remettre.

La surveillance, autour d’elle, paraissait se relâcher... La comtesse Sarah l’évitait... Mistress Brian avait renoncé à la scarifier de ses incessantes observations.

À peine voyait-elle son père, entièrement absorbé par le « lancement » de la Société des Pétroles de la Pennsylvanie.

Si bien qu’après une semaine, tout le monde semblait avoir oublié le grand éclat provoqué par la lettre au duc de Champdoce.

Tout le monde... non.

Il était un des hôtes de l’hôtel de la Ville-Handry qui se souvenait, lui : l’honorable sir Thomas Elgin.

Le soir même de l’affaire, une généreuse indignation lui faisant violer son serment de neutralité, il avait pris à part la comtesse Sarah et lui avait adressé les plus sanglants reproches.

– C’est ravaler sa haine, lui avait-il dit, entre autres choses, que d’employer pour l’assouvir des moyens aussi bas.

Il est vrai que tout en attirant sa parente à l’écart, il avait pris ses mesures pour être entendu de Mlle Henriette.

Bien plus, craignant peut-être qu’elle ne démêlât pas parfaitement ses intentions, il lui avait serré mystérieusement la main, en murmurant à son oreille :

– Pauvre jeune fille !... Mais je suis là, moi, je veillerai...

C’était la promesse d’une protection qui certes eût été efficace si elle eût été sincère... Seulement était-elle sincère ?

– Non assurément, déclara M. de Brévan, lorsqu’il fut consulté, ce ne peut être qu’une ignoble hypocrisie et le commencement d’une comédie infâme... Vous verrez, mademoiselle !...

Ce que vit Mlle de la Ville-Handry, c’est que le très honorable gentleman se métamorphosait à vue d’œil. Un nouveau sir Tom apparaissait, que jamais on n’eût soupçonné sous le manteau de réserve glaciale dont s’enveloppait l’ancien. À sa pitié sympathique des premiers jours succédait manifestement un sentiment plus tendre... Ce n’était plus l’attendrissement qui animait ses gros yeux d’un bleu de faïence, mais bien la flamme discrète d’une passion encore contenue.

Ouvertement, il ne se livrait pas trop, mais il n’était pas de prévenance qu’il n’eût à la dérobée pour Mlle Henriette. Jamais il ne quittait le salon avant elle, et les soirs de réception il s’établissait près d’elle, et n’en bougeait plus.

Le plus clair résultat de cette assiduité obstinée, était de tenir M. de Brévan à distance. Aussi, M. de Brévan s’en indignait-il extraordinairement et se prenait-il à haïr sir Tom d’une haine que de moins en moins il réussissait à dissimuler.

– Eh bien ! mademoiselle, disait-il à Mlle Henriette, dans les occasions, rares désormais, où il pouvait lui parler librement, que vous avais-je prédit ?... Le misérable se trahit-il assez ?...

Tant qu’elle le pouvait, Mlle Henriette décourageait cet étrange amoureux, mais l’éviter lui était impossible, vivant sous le même toit et s’asseyant deux fois par jour à la même table.

– Le plus simple, conseillait M. de Brévan, serait peut-être de demander à ce scélérat une explication...

Ce fut lui qui vint au-devant.

Un matin, à l’issue du déjeuner, il attendit Mlle de la Ville-Handry dans le vestibule, et dès qu’elle parut :

– Il faut que je vous parle, mademoiselle, lui dit-il d’une voix troublée, il le faut absolument.

Elle ne manifesta aucune surprise, et simplement répondit :

– Venez avec moi, monsieur.

Elle entra dans le salon, il la suivit.

Et pendant plus d’une minute ils demeurèrent là, seuls, debout, en face l’un de l’autre, elle faisant bonne contenance, quoique très rouge, lui si bouleversé, en apparence, qu’il semblait avoir perdu l’usage de la parole.

Enfin, tout à coup, et comme s’il lui eût fallu un puissant effort pour maîtriser son émotion, sir Tom, d’une voix haletante, se mit à exposer à Mlle Henriette que, selon ce qu’elle allait répondre, il serait le plus heureux ou le plus infortuné des hommes... Touché de son innocence et des injustices dont il la voyait victime, il avait commencé par la plaindre, puis bientôt découvrant en elle les plus exquises qualités, une énergie virile unie aux grâces pudiques de la vierge, il n’avait pas su résister à des séductions irrésistibles...

Maîtresse de soi, grâce à la persuasion où elle était que sir Thomas Elgin jouait une comédie odieuse, Mlle Henriette l’observait de toute la puissance de sa pénétration.

– Croyez, monsieur, commença-t-elle...

Mais lui, l’interrompant, et avec une véhémence extraordinaire :

– Oh ! laissez-moi finir, mademoiselle, dit-il, je vous en conjure... Beaucoup à ma place se seraient adressés à votre père ; j’ai jugé que dans votre situation exceptionnelle, ce serait une trahison... J’ai de fortes raisons de croire que M. de la Ville-Handry eût accueilli favorablement ma demande... Mais ensuite... n’eût-il pas cherché à violenter vos sentiments !... Or, c’est à vous seule, mademoiselle, délibérant dans la plénitude de votre liberté, que je voudrais vous devoir...

L’expression de la plus vive anxiété contractait ses traits d’ordinaire immobiles, et d’un accent solennel :

– Mademoiselle Henriette, prononça-t-il, je suis un honnête homme, je vous aime, voulez-vous être ma femme ?

Par un trait du génie de la duplicité, il venait de trouver le seul argument peut-être qui pût faire croire à sa sincérité.

Mais qu’importait à Mlle Henriette...

– Croyez, monsieur, commença-t-elle, que je suis honorée comme il convient, de votre recherche, mais je ne m’appartiens plus.

– Je vous en conjure...

– Librement et entre tous, j’ai choisi M. Daniel Champcey... Ma vie entière lui appartient.

Il chancela, comme s’il eût été près de s’évanouir, et d’une voix étouffée :

– Ne me laisserez-vous donc pas une lueur d’espoir, balbutia-t-il.

– Ce serait vous abuser, monsieur, et je n’ai jamais trompé personne...

Mais l’honorable Thomas Elgin n’était pas de ces hommes qui facilement désespèrent et se résignent. Il n’était pas de ceux qu’un premier échec rebute et décourage... Il le fit bien voir.

Du jour au lendemain il changea comme si le refus de Mlle Henriette l’eût atteint aux sources même de la vie.

Maintien, geste, timbre de voix, tout en lui trahit le plus extrême abattement. Il semblait qu’il se fût encore allongé et aminci... Un amer sourire crispa ses lèvres, et ses favoris en nageoires, si bien soignés jadis, pendirent misérablement sur sa poitrine...

Et cette grande mélancolie ne devait faire que croître jusqu’à devenir assez évidente, pour que tout le monde demandât à la comtesse Sarah :

– Qu’a donc ce pauvre sir Elgin ? il devient funèbre...

– Il est malheureux, répondait-elle avec un soupir qu’on eût cru calculé pour piquer la curiosité et exciter les gens à observer.

Plusieurs observèrent, et ceux-là ne tardèrent pas à constater que sir Tom ne s’établissait plus près de Mlle Henriette, comme autrefois, et qu’il fuyait les occasions de lui adresser la parole.

Il ne renonçait pas à elle pour cela, il s’en faut, seulement il poursuivait son siège à distance, passant des soirées entières à la contempler de loin, absorbé dans une muette extase.

Et toujours, et sans cesse, et partout, elle le retrouvait sous ses pas, comme s’il eût marché dans son ombre, comme s’il eût eu besoin pour respirer de l’air déplacé par le mouvement de ses jupes.

C’était à croire qu’il avait le don de se multiplier, tant inévitablement elle l’apercevait de tous côtés, appuyé au chambranle des portes ou adossé à la cheminée, ses gros yeux braqués sur elle. Et quand elle ne le voyait pas, elle le devinait, pour ainsi dire, sentant ses regards peser sur elle, plus lourds qu’une chappe de plomb.

Confident de ces importunités, M. de Brévan paraissait ne contenir qu’à grand-peine son indignation.

Deux ou trois fois il parla de provoquer cet abject gredin, – c’était son expression, – et pour l’apaiser, Mlle Henriette dut s’épuiser à lui démontrer qu’après un tel éclat il ne pourrait plus reparaître à l’hôtel, et qu’elle se trouverait privée du seul ami dont elle eût à espérer quelque secours.

Il se rendit, mais après de mûres réflexions :

– Cette abominable persécution ne peut cependant pas durer, mademoiselle, déclara-t-il, cet homme vous compromet affreusement... Il faut vous plaindre à M. de la Ville-Handry.

Elle s’y décida, non sans de grandes répugnances, mais le comte, dès les premiers mots l’arrêta.

– Je pense, ma fille, dit-il, que votre vanité vous abuse... Avant de s’occuper d’une petite personne insignifiante, telle que vous, sir Elgin, qui est une des capacités financières de l’Europe, a bien d’autres chiens à fouetter...

– Permettez-moi, mon père...

– Taisez-vous... Si vous ne vous abusiez pas, ce serait pour vous un rare bonheur et un honneur dont vous devriez être fière... Pensez-vous qu’il soit aisé de vous trouver un établissement convenable, après tous les propos provoqués par votre étrange conduite...

– Je ne veux pas me marier, mon père...

– Naturellement... Cependant, comme ce mariage comblerait mes vœux, comme il resserrerait encore les liens qui nous unissent à cette famille honorable, si M. Thomas Elgin avait les intentions que vous dites, je saurais bien vous contraindre à l’épouser... Du reste, je le verrai, je lui parlerai...

Il dut lui parler, en effet ; car, dès le lendemain, la comtesse Sarah et mistress Brian sortirent tout à propos pour laisser seuls ensemble Mlle Henriette et sir Tom...

L’honorable gentleman était plus triste encore que d’ordinaire.

– C’est donc vrai, mademoiselle, commença-t-il, vous êtes allée vous plaindre de moi à votre père...

– Vos obsessions m’y ont forcée, monsieur, répondit Mlle Henriette.

– L’idée de devenir ma femme vous révolte donc bien...

– Je vous l’ai déjà dit, monsieur, je ne m’appartiens plus.

– Oui... c’est vrai !... Vous aimez M. Daniel Champcey... Vous l’aimez, il le savait, vous le lui avez dit, sans doute, et cependant il vous a abandonnée.

Parfois, au dedans d’elle-même, Mlle Henriette avait accusé Daniel... Mais ce qu’elle pensait, elle ne permettait pas qu’un autre le dit.

– Il y allait de l’honneur de M. Champcey, qui est aussi le mien, prononça-t-elle fièrement... Et s’il eût hésité, j’aurais été la première à le lui dire : « Le devoir parle, il faut partir... »

D’un air railleur, sir Elgin hochait la tête.

– Mais il n’a pas hésité... fit-il. Voici dix mois qu’il est embarqué, et nul ne sait pour combien de mois, pour combien d’années, il est encore absent... Pour lui, vous acceptez le martyre, et quand il reviendra, il vous aura peut-être oubliée...

L’œil étincelant des flammes de la foi, Mlle de la Ville-Handry se redressa :

– Je crois en Daniel comme en moi-même, monsieur, prononça-t-elle...

– Et si on vous prouvait que vous avez tort !...

– On me rendrait un triste service dont on ne serait pas payé...

Les lèvres de sir Tom remuèrent comme s’il eût voulu riposter... Une réflexion parut l’arrêter...

Puis, d’une voix étranglée, avec un geste désespéré :

– Gardez vos illusions, mademoiselle, fit-il, et adieu !...

Il allait pour sortir, mais elle se jeta devant la porte, les bras en croix, et d’un ton impérieux :

– Vous vous êtes trop avancé pour reculer, monsieur... Il s’agit maintenant de justifier vos odieuses insinuations ou d’en confesser la fausseté...

Alors, il parut prendre un grand parti, et violemment :

– Vous le voulez, s’écria-t-il, soit... Sachez donc, puisque vous l’exigez, que M. Daniel Champcey vous trompait indignement, qu’il ne vous aime pas, qu’il ne vous a peut-être jamais aimée.

– Du moins, vous le dites, prononça Mlle Henriette.

Son attitude hautaine, le dédain, plus encore le dégoût qui tombait de ses lèvres, devaient exaspérer sir Tom.

Il se maîtrisa, pourtant, et d’une voix brève et tranchante :

– Je dis ce qui est, prononça-t-il, et une autre que vous, moins saintement ignorante du mal, eût depuis longtemps déjà pénétré la vérité... À quelles causes attribuez-vous donc l’implacable persécution de Sarah ?... Au souvenir de vos offenses lors de son mariage ?... Pauvre enfant !... s’il ne s’était agi que de cela, il y a des mois que son insouciance vous eût rendu le repos... La jalousie seule est capable d’inspirer cette haine farouche et insatiable que ne désarment ni vos larmes ni votre résignation, cette haine que le temps attise au lieu de l’éteindre... Entre Sarah et vous, Mlle Henriette, il y a un homme...

– Un homme !...

– Oui, il y a M. Daniel Champcey.

Ce fut comme un coup de couteau que Mlle Henriette reçut en pleine poitrine.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, balbutia-t-elle.

Lui, haussa les épaules, et d’un air de commisération :

– Quoi ! poursuivit-il, vous ne comprenez pas que Sarah est votre rivale... qu’elle a aimé M. Champcey... qu’elle l’aime encore éperdument !... Ah ! ils se sont joués cruellement de mistress Brian et de moi...

– Au fait, monsieur, au fait !...

– Nous avions en Sarah pleine et entière confiance... Nous la savions si expansive, si franche, si incapable de dissimulation... Comment soupçonner que M. Champcey...

– Eh bien ?

Il détourna la tête, et comme malgré lui murmura :

– ... Était son amant.

D’un mouvement admirable de certitude, Mlle de la Ville-Handry se redressa, et d’une voix vibrante :

– C’est faux ! s’écria-t-elle.

Sir Tom tressaillit, – mais ce fut tout.

– Vous avez exigé la vérité, prononça-t-il froidement, je vous la dis... Rassemblez vos souvenirs... Avez-vous donc oublié cette scène à la suite de laquelle M. Champcey s’enfuit de notre maison, au milieu de la nuit, la tête nue, sans reprendre son pardessus...

– Monsieur...

– Est-ce que cela ne vous a pas paru extraordinaire ?... C’est que cette nuit-là tout se découvrit... Après avoir été des premiers à conseiller à Sarah d’épouser votre père, M. Champcey venait lui signifier de renoncer à ce mariage... Déjà il avait essayé de le faire rompre par vous, mademoiselle, employant ainsi son influence sur vous, sa fiancée, au profit de sa passion...

– Ah !... vous mentez impudemment, monsieur, s’écria Mlle Henriette.

À ce démenti, tombant comme un soufflet sur sa joue, il ne répondit que trois mots :

– J’ai des preuves.

– Quelles preuves ?

– Des lettres de M. de Champcey à Sarah... Je m’en suis procuré deux, et je les ai là, dans mon portefeuille.

Il portait en même temps la main à sa poche ; elle l’arrêta.

– Ces lettres ne me prouveraient rien, monsieur.

– Cependant...

Elle l’écrasa du regard, et d’un ton de mépris insupportable :

– Ceux qui ont adressé au ministre de la marine une fausse lettre de Daniel ne doivent pas être embarrassés de contrefaire son écriture... Brisons là, monsieur... Je vous défends de jamais m’adresser la parole.

Sir Elgin eut un éclat de rire effrayant.

– C’est votre dernier mot ?... insista-t-il.

Pour toute réponse, elle se rangea de côté, démasquant ainsi la porte qu’elle montra du doigt.

– Eh bien !... reprit sir Tom, d’un accent de menace terrible, retenez bien ceci : J’ai juré que vous seriez ma femme, de gré ou de force, vous serez à moi !...

– Retirez-vous, monsieur, ou je vous cède la place...

Il sortit en blasphémant, et plus morte que vive, Mlle de la Ville-Handry s’affaissa sur un fauteuil.

Tant qu’elle avait été en présence de l’ennemi, elle avait puisé dans son orgueil la force de paraître inébranlable dans sa foi en Daniel...

Seule, elle osa s’avouer ses doutes déchirants... N’y avait-il rien de vrai, au fond des exagérations évidentes de l’honorable sir Elgin ?... Elle n’eût osé le jurer... Sarah ne s’était-elle pas vantée d’aimer Daniel et d’être allée chez lui !... Enfin, chose horrible, Mlle Henriette se rappelait que Daniel, en lui racontant son aventure de la rue du Cirque, avait paru gêné, vers la fin, et n’avait pas expliqué bien clairement les raisons de sa fuite.

Et pour comble, n’ayant pas su résister au désir de s’éclairer près de M. de Brévan, elle fut frappée de son embarras et de la façon vague et confuse dont il défendit son ami.

– Ah ! c’est bien maintenant que tout est fini, songeait-elle, l’excès du malheur ne saurait aller plus loin !...

Elle se trompait, l’infortunée !

Une persécution nouvelle lui était réservée, infâme, celle-là, ignoble, monstrueuse, près de laquelle toutes les autres n’étaient rien...

« De gré ou de force, vous serez à moi », lui avait dit sir Tom... De ce moment, il prit à tâche de lui persuader qu’il était homme à ne reculer devant aucune violence...

Ce n’était plus le sympathique défenseur des premiers jours, ni le soupirant timide, ni le mélancolique amoureux repoussé, qui tournait autour de Mlle Henriette... C’était désormais une sorte de bête enragée qui l’obsédait, qui la harcelait, qui la poursuivait de ses regards enflammés des plus cyniques convoitises de la luxure.

Il ne l’épiait plus furtivement comme autrefois, il la guettait dans les corridors, prêt en apparence à se précipiter sur elle, avançant les lèvres comme pour effleurer ses joues, allongeant les bras comme pour lui saisir la taille. Un laquais ivre poursuivant une maritorne n’eût pas eu de pires ni de plus basses impudences.

Épouvantée, la pauvre jeune fille se traîna aux genoux de son père, le conjurant de la protéger... Mais il la repoussa, lui reprochant de calomnier le plus honnête et le plus inoffensif des hommes... L’aberration ne pouvait aller plus loin.

Et sir Tom dut avoir connaissance de l’échec de Mlle Henriette, car le lendemain il la regardait en ricanant, sentant qu’il pouvait tout oser.

Et il osa ce qui devait paraître impossible... Un soir, une nuit plutôt, que le comte et sa femme étaient au bal, il vint frapper à la porte de la chambre de Mlle Henriette...

Éperdue, elle sonna, et les domestiques qui survinrent la délivrèrent du misérable...

Mais de ce moment, ses terreurs n’eurent plus de bornes, et quand M. de la Ville-Handry conduisait la comtesse au bal, elle se barricadait dans sa chambre et passait la nuit tout habillée dans un fauteuil...

Pouvait-elle demeurer davantage sur le bord d’un abîme sans nom ?... Elle ne le pensa pas, et après de longues et douloureuses incertitudes :

– Mon parti est pris, dit-elle un soir à M. de Brévan, je dois fuir.

Plus étourdi que d’un coup de bâton sur le crâne, la bouche béante, la pupille dilatée, M. de Brévan était devenu livide, la sueur perlait à ses tempes et ses mains tremblaient comme les mains avides de l’homme qui atteint, qui va saisir une proie ardemment convoitée.

– Ainsi, balbutia-t-il, c’est décidé, vous allez abandonner la maison paternelle...

– Il le faut, répondit-elle, les yeux brillants de larmes près de jaillir, et le plus tôt sera le mieux, car chaque minute que j’y passerai encore sera peut-être un danger... Et cependant, avant de rien hasarder de décisif, peut-être serait-il sage d’écrire à la tante de Daniel, pour lui rappeler les instructions qu’elle a dû recevoir, pour lui dire qu’avant peu j’irai demander à sa pitié asile et protection...

– Quoi ! c’est près de cette digne femme que vous comptez vous réfugier ?

– Assurément.

Tout à fait maître de lui, à cette heure, et plus froidement calculateur que jamais, M. de Brévan hochait gravement la tête.

– Prenez garde, mademoiselle, objecta-t-il, vous retirer près de la vieille parente de notre ami serait de votre part une imprudence insigne.

– Pourtant, monsieur, Daniel dans sa lettre me recommande...

– C’est qu’il n’avait pas pesé toutes les conséquences du conseil qu’il vous donnait. Ne vous abusez pas, la colère de vos ennemis sera terrible, quand ils apprendront que vous leur échappez... Ils vous poursuivront, ils mettront sur pied la police, ils feront fouiller la France pour découvrir votre retraite. Or, il est clair que c’est près des parents de Daniel qu’on vous cherchera tout d’abord... La maison de la vieille tante sera la première et la plus étroitement surveillée... Y échapperez-vous aux investigations, à la délation, aux indiscrétions involontaires ? L’espérer serait folie.

Pensive, Mlle Henriette baissait la tête.

– Peut-être avez-vous raison, monsieur, murmurait-elle.

– Maintenant, continuait M. de Brévan, examinons ce qui arriverait si on vous retrouvait... Vous n’êtes pas majeure, donc vous dépendez absolument du caprice de votre père... Inspiré par votre belle-mère, il attaquerait la tante de Daniel en détournement de mineure et vous ramènerait ici...

Elle parut réfléchir, puis brusquement :

– Je puis, proposa-t-elle, demander assistance à la duchesse de Champdoce...

– Malheureusement, mademoiselle, on vous a dit vrai ; depuis près d’un an, le duc de Champdoce et sa femme voyagent en Italie...

Un geste désespéré trahit l’affreux découragement de Mlle Henriette.

– Que faire, mon Dieu !... soupira-t-elle.

Un fugitif sourire glissa sur les lèvres de M. de Brévan, et de sa voix la plus persuasive :

– Voulez-vous me permettre un avis, mademoiselle, dit-il.

– Hélas ! monsieur, je vous le demande à mains jointes...

– Alors, voici le seul plan qui me paraisse raisonnable... Dès demain, je loue dans une maison paisible un logement modeste, moins encore, une pauvre chambre, vous vous y installez et vous attendez votre majorité ou le retour de Daniel... Jamais un policier ne s’avisera de chercher Mlle de la Ville-Handry dans un logis d’ouvrière...

– Et je serai là, seule, isolée, perdue...

– C’est un sacrifice qui me paraît indispensable à votre sécurité, mademoiselle...

Elle se tut, évaluant ces deux alternatives terribles : rester ou accepter la proposition de M. de Brévan.

Enfin, après une minute :

– Je suivrai votre conseil, monsieur, déclara-t elle, seulement...

Son embarras était manifeste, elle était devenue plus rouge que le feu...

– C’est que, poursuivit-elle, tout cela va nécessiter certaines dépenses... Autrefois, j’avais toujours quelques centaines de louis dans mon petit trésor de jeune fille, tandis que maintenant...

– Mademoiselle !... interrompit M. de Brévan, mademoiselle !... ma fortune entière n’est-elle pas à votre disposition !...

– Il est vrai que j’ai mes bijoux, et ils ne sont pas sans valeur...

– Pour cette raison, précisément, gardez-vous de les emporter... Il faut tout prévoir... Nous pouvons échouer, il se peut qu’on découvre la part que je prends à votre évasion... Qui sait de quelles accusations on me flétrirait !...

Cette seule crainte trahissait le caractère de l’homme... Elle n’éclaira pourtant pas Mlle de la Ville-Handry.

– Préparez donc tout, monsieur, prononça-t-elle tristement, je m’abandonne à votre amitié, à votre dévouement, à votre honneur...

Une petite toux sèche empêcha d’abord M. de Brévan de répondre, puis vivement, l’évasion étant résolue, il s’inquiéta d’en trouver les moyens...

Mlle Henriette proposait d’attendre une nuit où son père conduirait la comtesse au bal. Elle se glisserait dans le jardin et franchirait le mur...

Mais l’expédient parut dangereux à M. de Brévan.

– Je crois que j’ai mieux, fit-il. M. de la Ville-Handry donne une fête, ces jours-ci ?

– Après-demain, jeudi.

– Parfait... Jeudi donc, mademoiselle, dès le matin, vous vous plaindrez d’un violent mal de tête et vous enverrez chercher le médecin... Il vous ordonnera n’importe quoi, que vous ne ferez pas, mais on vous croira souffrante, on vous surveillera moins. Le soir venu, cependant, quelques minutes avant dix heures, vous descendrez et vous irez vous cacher à l’entrée de l’escalier de service qui est au fond de la cour... C’est possible, n’est-ce pas ?...

– C’est facile, même, monsieur...

– En ce cas je réponds du succès... Moi, à dix heures précises, j’arriverai en voiture. Mon cocher à qui j’aurai fait le mot, au lieu de m’arrêter devant le perron, aura l’air de faire une fausse manœuvre, et m’arrêtera juste à l’entrée de l’escalier... Je sauterai à terre, et vous, lestement, vous vous élancerez dans la voiture.

– Oui, comme cela, en effet...

– Les mantelets étant relevés, personne ne vous verra... La voiture sortira et ira m’attendre devant l’esplanade, et dix minutes plus tard je serai près de vous...

Le plan adopté, et le succès dépendant de la précision des mouvements, M. de Brévan régla sa montre sur celle de Mlle Henriette.

Puis se levant :

– Déjà, mademoiselle, fit-il, nous avons causé plus longtemps que ne l’eût voulu la prudence ; je ne vous reparlerai pas de la soirée... À jeudi !

Et d’une voix défaillante elle répéta :

– À jeudi !...