XXV



Ainsi, de déductions en déductions, et par la seule puissance de sa pénétration servie par une infatigable activité, le juge d’instruction arrivait à démontrer la culpabilité de Crochard et l’existence de complices instigateurs du crime.

Qu’il en fût fier et que son estime pour lui-même en fût accrue, c’est ce dont il n’y avait pas à douter, en dépit de ses efforts pour conserver sa roide et impassible gravité.

Même il avait mis une certaine coquetterie à refuser de prendre connaissance de la lettre de Mlle Henriette avant d’avoir prouvé qu’il pourrait se passer des révélations importantes qu’elle contenait.

Il est vrai que cette preuve une fois administrée, il s’empressa de réclamer la lettre et de la lire.

Et, de même que le chirurgien-major, il fut véritablement épouvanté de la scélératesse de M. de Brévan.

– Mais là, précisément, s’écria-t-il, là est l’irrécusable démonstration de la complicité de ce misérable... Jamais il n’eût osé abuser si lâchement de la confiance de Mlle de la Ville-Handry, s’il n’eût été persuadé, s’il ne se fût cru certain que le lieutenant Champcey ne reverrait plus la France...

Puis, après quelques minutes de réflexion :

– Et cependant, ajouta-t-il, je sens qu’il y a là quelque chose qui nous échappe... La mort de M. Champcey était résolue avant son embarquement, pourquoi ?... Quel intérêt direct et pressant M. de Brévan y avait-il à cette époque ?... Il faut qu’il se soit passé entre eux quelque chose que nous ignorons...

– Quoi ?

– Ah ! voilà ce que je ne puis concevoir. Mais retenez bien ceci, docteur, l’avenir nous ménage la découverte de quelques nouveaux mystères d’iniquité...

Telle avait été la préoccupation de ces deux hommes, qu’ils ne s’étaient pas aperçus du vol des heures et qu’il ne fallut rien moins que la nuit qui tombait pour leur rappeler tout le temps qui s’était écoulé depuis qu’ils étaient ensemble.

Le magistrat se leva, et rendant au docteur la lettre de Mlle Henriette :

– Est-ce donc, interrogea-t-il, la seule qu’ait reçue M. Champcey ?

– Non, mais celle-ci est la seule qu’il ait décachetée.

– Vous répugnerait-il de me communiquer les autres ?

Le digne chirurgien hésita.

– Je vous les remettrai, monsieur, répondit-il enfin, si vous me jurez que l’intérêt de la justice l’exige... Seulement, pourquoi ne pas attendre...

Il n’osa dire : « pourquoi ne pas attendre la mort de M. Champcey ? » Mais le juge comprit.

– J’attendrai donc, fit-il.

Tout en causant, ils étaient arrivés à la porte du palais. Ils échangèrent une poignée de main, et le chirurgien-major, le cœur serré par les plus sinistres appréhensions, reprit lentement le chemin de l’hôpital.

Une surprise immense l’y attendait.

Daniel, qu’il avait quitté dans une situation désespérée, mourant, Daniel dormait du plus calme et du plus parfait sommeil... Son visage pâli avait repris son expression accoutumée, sa respiration était libre et régulière...

– C’est à n’y pas croire !... murmura le vieux guérisseur, dont l’expérience était absolument déroutée ; je ne suis qu’un âne et la science n’est qu’un vain mot.

Et s’adressant à Lefloch qui respectueusement s’était levé à son entrée :

– Depuis combien de temps ton officier repose-t-il ainsi ?... demanda-t-il.

– Depuis une heure, mon commandant.

– Comment lui est venu ce sommeil ?

– Tout naturellement, mon commandant. Après votre départ, le lieutenant a bien encore un peu battu la campagne, mais il n’a pas tardé à se tenir tranquille, et finalement, il m’a demandé à boire... Je lui ai donné une tasse de tisane, il l’a bue, et ensuite il m’a prié de l’aider à se tourner du côté du mur... Je l’ai aidé, et j’ai vu qu’il restait comme cela, le bras replié et le front dans sa main, comme un homme qui pense à des choses très tristes... Mais voilà qu’au bout d’un quart d’heure, tout à coup, il m’a semblé qu’il râlait... Vite, je me suis avancé sur la pointe du pied et j’ai regardé... Je m’étais trompé, le lieutenant ne râlait pas, il pleurait à chaudes larmes, à pleins yeux, et ce que j’avais entendu, c’était des sanglots... Ah ! mon commandant, ça m’a donné comme un coup de barre là, dans l’estomac !... C’est que je le connais, voyez-vous, et pour qu’un homme comme lui pleure ni plus ni moins qu’un enfant, il faut qu’il souffre plus que pour mourir... Saint bon Dieu !... si je savais où les prendre, les canailles qui lui font des misères !...

Ses poings se crispaient en disant cela, et très positivement il jaillit de ses yeux quelque chose comme une larme qui se perdit dans les rides de son visage hâlé.

– Pour lors, continua-t-il d’une voix étranglée, je compris pourquoi mon lieutenant avait voulu être tourné du côté du mur et je me reculai sans bruit... L’instant d’après, il s’est mis à parler tout haut... Mais il n’avait plus le délire, allez !

– Et que disait-il ?

– Ah ! dame, il disait comme cela : « Pauvre Henriette !... Pauvre Henriette ! » Toujours cette bonne amie qu’il appelait quand il avait la fièvre... Et il disait encore : « C’est moi qui la tue !... C’est moi qui suis cause de tout !... Niais, imprudent, fou ! Il a juré ma mort et celle d’Henriette, le misérable, le jour où, moi, imbécile d’honnête homme, je lui ai confié toute ma fortune !... »

– Il a dit cela !...

– En propres paroles, mon commandant, mais mieux, beaucoup mieux !...

Le vieux chirurgien semblait abasourdi.

– Ce diable de juge avait deviné, grommela-t-il... Cette autre chose qu’il soupçonnait, la voilà !...

– Vous dites, mon commandant ?... interrogea le digne matelot.

– Rien qui t’intéresse... Poursuis.

– Pour lors, donc... Mais je n’ai plus rien à vous dire, sinon que je n’ai plus rien entendu... Mon lieutenant est resté dans la même position jusqu’au moment où j’ai allumé la lampe... Alors il m’a commandé de le virer de bord et de baisser l’abat-jour, ce que j’ai fait... Il a encore poussé deux ou trois gros soupirs, puis bonsoir, plus personne... Il était endormi tel que vous le voyez là...

– Et comment étaient ses yeux, quand le sommeil l’a pris ?...

– Très calmes et très clairs.

Le docteur eut ce mouvement d’épaules de l’homme qui se trouve en face d’un événement qui dépasse son entendement, et à demi-voix :

– Il s’en tirera, murmura-t-il, c’est évident ; le second miracle, que j’avais déclaré impossible, se fera, ou plutôt il est fait !...

Puis s’adressant à Lefloch :

– Tu sais où je loge ?

– Oui, mon commandant.

– Si ton officier s’éveille cette nuit, tu m’enverras chercher.

– Bien, mon commandant.

Mais Daniel ne s’éveilla pas, et c’est à peine s’il venait d’ouvrir les yeux quand, le lendemain matin, sur les huit heures, le chirurgien-major entra dans sa chambre.

Dès le premier coup d’œil donné à son malade :

– Décidément, s’écria joyeusement le docteur, l’imprudence d’hier n’aura pas de suites !

Daniel ne répondit pas, mais après que le vieux chirurgien l’eût examiné attentivement :

– Maintenant, docteur, commença-t-il, une question, une seule... Dans combien de jours serai-je à même de me lever et de m’embarquer ?

– Eh ! mon cher lieutenant, nous avons le temps de penser à cela.

– Non, docteur, non, il me faut une réponse... Fixez-moi une époque et j’aurai le courage de patienter jusque-là... L’incertitude me tuerait... Oui, je saurai attendre, bien que je souffre comme un damné...

L’émotion du digne chirurgien était visible.

– Je sais ce que vous souffrez, mon pauvre Champcey... fit-il. J’ai lu la lettre qui a failli vous tuer bien plus sûrement que la balle de Crochard... Je crois que d’aujourd’hui en un mois vous serez en état de partir.

– Un mois !... dit Daniel, du ton dont il eût dit : un siècle !...

Et après un moment :

– Ce n’est pas tout, docteur, j’ai à vous demander de me faire donner les lettres que je n’ai pu lire hier...

– Quoi !... vous voulez !... Ah ! c’est une imprudence, cela !...

– Non, docteur, rassurez-vous, le coup est porté... Si je ne suis pas devenu fou hier, c’est que ma raison peut subir sans chanceler les plus effroyables épreuves... J’ai, Dieu merci ! toute mon énergie : je sais qu’il faut que je vive pour sauver Henriette, pour la venger, si j’arrive trop tard pour la sauver... Avec cette pensée, soyez tranquille, je vivrai !...

Le chirurgien-major n’hésita plus, et l’instant d’après Daniel brisait d’une main ferme les enveloppes des deux lettres de Mlle de la Ville-Handry.

L’une, fort longue, n’était guère que la répétition de celle de la veille.

L’autre n’avait que dix lignes :

« M. de Brévan sort de chez moi... Au regard atroce du misérable, quand il m’a dit en ricanant de ne pas compter sur votre retour, j’ai compris... Daniel, cet homme en veut à votre vie et il a payé des assassins... Pour moi, sinon pour vous, je vous en conjure, soyez prudent... Prenez garde, veillez sur vous, songez que vous êtes le seul ami et l’unique espoir ici-bas de votre Henriette... »

Alors, véritablement, on put voir que Daniel n’avait pas trop présumé de ses forces et de son courage.

Pas un muscle de son visage ne bougea, son regard resta droit et limpide, et c’est de l’accent de la plus froide ironie qu’il dit :

– Voyez ceci, docteur, vous y trouverez l’explication de l’étrange guignon qui me poursuit depuis que nous avons quitté la France...

D’un coup d’œil, le chirurgien avait lu l’avertissement si tardif, hélas ! de Mlle de la Ville-Handry.

– Ajoutez autre chose encore, fit-il. M. de Brévan ne pouvait prévoir que l’assassin payé par lui serait assez maladroit pour se laisser prendre.

La révélation était si inattendue, que Daniel se dressa sur ses oreillers.

– Quoi ! s’écria-t-il, l’homme qui a tiré sur moi est arrêté !...

Ce fut Lefloch, incapable de se contenir plus longtemps, qui répondit :

– Un peu, oui, mon lieutenant, et arrêté par moi, le gredin, avant que son fusil fût seulement refroidi.

Le docteur n’attendit pas les questions qu’il lisait dans les yeux de son malade.

– Lefloch dit vrai, mon cher lieutenant, déclara-t-il... Et si on ne vous a parlé de rien, c’est que la moindre émotion pouvait vous être fatale... L’événement d’hier ne l’a que trop prouvé. Oui, l’assassin est en prison...

– Et son compte est bon !... gronda le brave matelot.

Mais Daniel haussant les épaules :

– Ce n’est pas à lui que j’en veux, prononça-t-il... Pourquoi lui en voudrais-je plus qu’à la balle qui m’a frappé ! Cet abject coquin n’est qu’un instrument... Les vrais coupables, vous les connaissez, docteur...

– Et il en sera fait prompte justice, je vous le jure ! interrompit le vieux chirurgien, qui apportait à la cause de son blessé autant de passion que si elle eût été sienne. Notre bonne étoile nous a envoyé un juge d’instruction qui n’est pas manchot, et qui, si je ne m’abuse, ne serait pas fâché de sortir de Saïgon par un coup d’éclat.

Il demeura pensif un moment, observant son malade du coin de l’œil, puis tout à coup :

– J’y songe, reprit-il, pourquoi ne le verriez-vous pas, ce juge... il brûle de vous interroger... Consultez vos forces, lieutenant ; vous sentez-vous en état de le recevoir ?...

– Qu’il vienne, s’écria Daniel, qu’il vienne ! De grâce, docteur, envoyez le chercher.

– Je ferai mieux, mon cher Champcey, j’irai le chercher moi-même, pendant que vous achèverez de dépouiller votre correspondance.

Il sortit sur ces mots, et Daniel revint aux lettres demeurées intactes sur son lit. Il y en avait sept : quatre de la comtesse Sarah et trois de M. de Brévan.

Mais que pouvaient-elles lui apprendre désormais ? Que lui importaient les mensonges et les calomnies qu’elles renfermaient !

Il les parcourut cependant.

Fidèle à son système, la comtesse Sarah écrivait des volumes...

Et de ligne en ligne, en quelque sorte, son amour pour Daniel, réel ou feint, s’accentuait davantage et se dégageait des périphrases et des réticences timides dont elle l’avait voilé d’abord... Elle s’abandonnait, elle se livrait, soit qu’elle eût perdu toute prudence, soit qu’elle fût bien sûre que ses lettres n’arriveraient jamais jusqu’au comte de la Ville-Handry... On eût dit une passion immense, irrésistible, échappant à la volonté qui la contenait, et éclatant plus terrible, comme un incendie qui a longtemps couvé dans l’ombre.

De Mlle de la Ville-Handry, elle ne disait que peu de chose, – assez cependant pour terrifier Daniel s’il n’eût connu la vérité.

« Cette malheureuse égarée, écrivait-elle, vient de causer à son vieux père un si cruel chagrin et si inattendu qu’il a failli en mourir... Irritée d’une surveillance que sa conduite ne justifiait que trop, hélas !... elle s’est enfuie, nous ne savons avec qui, et toutes nos recherches pour la retrouver sont demeurées infructueuses... »

D’un autre côté, M. de Brévan écrivait :

« Sourde à mes conseils et à mes supplications, Mlle de la Ville-Handry a mis à exécution le projet qu’elle avait formé de quitter la maison paternelle. Soupçonné d’avoir favorisé son évasion, j’ai été provoqué par sir Thomas Elgin et j’ai dû me battre avec lui.

« Un journal que je joins à ma lettre vous donnera les détails de notre rencontre et vous apprendra que j’ai été assez heureux pour blesser ce gentleman peu honorable, mais tireur de premier ordre.

« Hélas ! cher et excellent Daniel, pourquoi faut-il que le devoir de l’amitié me contraigne à vous avouer que ce n’est pas pour vous garder la foi qu’elle vous avait jurée, que Mlle Henriette souhaitait si ardemment son indépendance !... Ne désirez pas votre retour, mon pauvre ami !... Vous souffririez trop en retrouvant indigne de vous, indigne d’un honnête homme, celle que vous avez tant aimée... Croyez que j’ai tout fait pour m’opposer à des désordres devenus un scandale public. Je n’ai réussi qu’à m’attirer sa haine, et je ne serais pas surpris qu’elle fît tout au monde pour nous amener à nous couper la gorge... »

C’était à confondre l’esprit et à faire douter de son bon sens, tant cette impudence dépassait tout ce que l’imagination peut concevoir de plus monstrueux.

Cependant le journal annoncé lui avait été adressé, et il y trouva les détails du duel de M. de Brévan et de sir Thomas Elgin.

Qu’est-ce que cela signifiait !... Il se mit à relire plus attentivement les lettres de Maxime et de la comtesse Sarah, et les comparant, il lui sembla y découvrir les traces d’un sourd dissentiment.

– La discorde est-elle donc parmi mes ennemis, se dit-il, et cessent-ils de s’entendre à mesure qu’approche, à ce qu’ils croient, le moment de partager le fruit de leurs crimes ?... ou ne se sont-ils jamais concertés et suis-je en face d’une double intrigue ?... ou tout cela n’est-il qu’une comédie destinée à m’abuser et à me retenir ici jusqu’à ce que le meurtrier ait fait son œuvre !...

Il n’eut pas le temps de se torturer l’esprit à chercher la solution de cet insoluble problème. Le vieux chirurgien rentrait avec le juge d’instruction, et pendant plus d’une demi-heure, il eut à répondre à une avalanche de questions.

Mais l’enquête avait été conduite avec une si rare sagacité, que Daniel n’eut à fournir à l’accusation qu’un seul fait absolument nouveau : l’abandon de sa fortune entière à la probité de M. de Brévan.

Et encore, cette circonstance, par suite de son invraisemblance, devait fatalement échapper à un travail d’inductions basé sur la seule logique... Aussi Daniel, honteux de son inconcevable imprudence, mit-il un certain amour-propre à en exposer les raisons... Et quand enfin il eut achevé :

– Maintenant, reprit le juge, encore une question : reconnaîtriez-vous l’homme qui, vous ayant offert un canot pour regagner la Conquête, a tenté de vous noyer en faisant chavirer ce canot au milieu du Don-Naï ?...

– Non, monsieur...

– Ah ! voilà qui est bien fâcheux... Cet homme n’est autre que Crochard, bien évidemment, mais il niera.... et la prévention n’aura que des probabilités à opposer à ses dénégations, si je ne découvre pas l’endroit où il a changé de vêtements...

– Permettez, monsieur, il est un témoignage que je puis vous offrir...

– Lequel ?

– La voix du misérable est si bien restée dans ma mémoire que, tenez, ici, pendant que je vous parle, il me semble encore l’entendre à mon oreille, et je la reconnaîtrais assurément entre mille...

Le juge ne répondit pas, évaluant sans doute les chances d’une confrontation ; puis, prenant son parti :

– C’est une épreuve à tenter, déclara-t-il.

Et remettant à son greffier, témoin muet de cette scène, l’ordre d’amener le prévenu Crochard à l’hôpital :

– Portez cela à la prison, dit-il, et qu’on se hâte...

Il y avait alors plus d’un mois que Crochard était arrêté, et la détention, loin d’abattre son audace, l’avait exaltée. Son arrestation et son premier interrogatoire l’avaient consterné, mais il avait repris courage en comptant les jours qui s’écoulaient.

– Évidemment on cherche des preuves, pensait-il, mais comme on n’en trouvera pas, il faudra bien qu’on me lâche.

C’est donc de l’air le plus assuré qu’il entra dans la chambre de Daniel, et dès le seuil, d’une voix arrogante :

– Je demande justice, monsieur le juge, dit-il ; je suis las d’être en prison. Si je suis coupable, qu’on me coupe le cou ; si je suis innocent...

Mais Daniel ne le laissa pas finir.

– C’est lui ! s’écria-t-il, je suis prêt à en faire le serment, c’est lui !...

Si rare que fût l’impudence de Crochard, dit Bagnolet, il demeura interdit, et d’un regard inquiet et rapide il interrogea la physionomie du juge, et celle du chirurgien-major, et celle aussi de Lefloch, qui se tenait debout, immobile, au pied du lit de son lieutenant.

Il avait trop l’expérience des formes de la justice, pour ne pas comprendre qu’il s’était bercé d’illusions absurdes, et que sa situation était bien plus périlleuse qu’il ne l’avait soupçonné. Mais où voulait-on en venir, qu’avait-on découvert, que savait-on au juste ? L’effort qu’il faisait pour l’imaginer donnait à son visage une expression atroce...

– Vous avez entendu, Crochard !... insista le juge.

Déjà, grâce à une puissante secousse de sa volonté, le prévenu était redevenu maître de lui.

– On n’est pas sourd !... répondit-il, de cet accent indélébile qui trahit l’ancien rôdeur des barrières de Paris... J’entends très bien... seulement, je ne comprends pas du tout.

Mal placé pour épier les impressions de Crochard, le juge s’était levé sans affectation et était allé s’adosser à la cheminée.

– Vous comprenez au contraire fort bien, prononça-t-il durement... Le lieutenant Champcey dit que vous êtes bien l’homme qui a tenté de le noyer dans le Don-Naï... Il vous reconnaît.

– C’est impossible !... s’écria le prévenu, ça c’est impossible, car...

Mais le reste de la phrase expira dans son gosier.

Une soudaine réflexion lui avait montré le piège qui lui était tendu, piège familier aux juges d’instruction, et terrible par sa simplicité même...

Encore un peu et il s’écriait :

« – C’est impossible, car la nuit était bien trop noire pour qu’on pût distinguer les traits d’un homme... »

Et c’eût été comme un aveu, et il n’eût plus su que répondre au juge, qui n’aurait pas manqué de lui demander :

« – Comment savez-vous que l’obscurité était si profonde sur les bords du fleuve ?... Vous y étiez donc ?... »

Tout blême du danger qu’il venait d’éviter, il dit simplement :

– L’officier se trompe.

– Je ne le pense pas, fit le juge.

Et se retournant vers Daniel :

– Persistez-vous dans votre déclaration, lieutenant ? interrogea-t-il.

– Plus que jamais, monsieur... J’affirme sur l’honneur que je reconnais la voix de cet homme... Lorsqu’il m’a proposé un bateau, il parlait une sorte de jargon à peine compréhensible, cousu de mots anglais et espagnols, mais il avait oublié de changer ses intonations et son accent.

Affectant une assurance déjà bien loin de son esprit, Crochard, dit Bagnolet, haussait les épaules d’un air dédaigneux.

– Est-ce que je sais l’anglais ? fit-il ; est-ce que je sais l’espagnol ?

– Non, très probablement... Mais comme tous les Français qui ont habité les colonies, comme tous les soldats de l’infanterie de marine, vous devez connaître un certain nombre de mots de ces deux langues...

À la grande surprise de Daniel et du docteur, le prévenu ne protesta pas. On eût dit qu’il se sentait attiré vers un terrain dangereux.

– N’importe !... fit-il du ton le plus arrogant, il est tout de même un peu fort d’accuser un honnête homme d’un crime, parce que sa voix ressemble à celle d’un coquin !

Le magistrat hochait doucement la tête.

– Prétendez-vous être un honnête homme, vous, Crochard ? dit-il.

– Comment, si je le prétends !... Qu’on fasse venir mes patrons.

– C’est inutile... Je connais votre passé, depuis la première escroquerie, qui vous a valu quatre mois de prison, jusqu’au vol qualifié pour lequel vous avez été condamné aux travaux forcés, lorsque vous étiez au régiment...

Une profonde stupeur se lisait sur les traits de Crochard, mais il n’était pas homme à abandonner, sans la disputer, une partie dont sa tête était l’enjeu.

– Eh bien ! vous êtes dans l’erreur, monsieur le juge, prononça-t-il froidement... J’ai été condamné à dix ans, c’est vrai, lorsque j’étais troupier, mais c’était pour avoir frappé un supérieur qui m’avait puni injustement.

– Vous mentez... un ancien soldat de votre régiment, en garnison à Saïgon, vous le prouvera...

Pour la première fois, le prévenu se troubla visiblement.

Il voyait tout à coup surgir son passé, ce passé qu’il croyait ignoré ou oublié, et il savait de quel poids des antécédents tels que les siens pèseraient dans la balance de la justice...

Alors il changea de tactique, et se grimant d’une doucereuse humilité :

– On peut avoir commis une faute, soupira-t-il, sans être pour cela capable d’assassiner un homme.

– Tel n’est pas votre cas !...

– Oh ! monsieur le juge, est-il possible de dire une chose pareille !... Moi qui ne ferais pas du mal seulement à une mouche... Malheureux coup de fusil !... Faut-il que j’aie peu de chance !...

C’est de l’air du plus profond dégoût que le juge depuis un moment observait le prévenu.

– Tenez, interrompit-il brusquement, épargnez-vous d’inutiles dénégations. Tout ce que la justice a intérêt à savoir, elle le sait... Ce coup de fusil tiré à la chasse était votre troisième tentative d’assassinat...

Crochard recula d’un pas. Il était devenu livide. Cependant il eut encore la force de prononcer d’une voix étranglée :

– C’est faux !

Mais le juge avait en mains trop de preuves pour laisser se prolonger cet interrogatoire.

– Qui donc, reprit-il, a, pendant la traversée, lancé une énorme poulie sur la tête de M. Champcey ? Allons, ne niez pas... L’émigrant qui était près de vous sur la vergue, qui vous a vu et que vous aviez conjuré de vous garder le secret, a parlé... Voulez-vous que je le fasse venir ?...

Une dernière fois, Crochard ouvrit la bouche pour protester de son innocence, mais il ne put articuler une syllabe... Il était écrasé, anéanti ; il tremblait de tous ses membres et ses dents claquaient... En moins de rien, ses traits s’étaient décomposés autant que ceux du condamné à mort à la vue de l’échafaud... Peut-être, se sentant perdu irrémissiblement, avait-il eu comme une vision de la sinistre machine...

– Croyez-moi, insista le juge, ne vous obstinez pas en un système impossible, dites la vérité.

Durant une minute encore, le misérable hésita... Puis, n’apercevant plus d’autre chance de salut que l’indulgence des juges, il s’affaissa si lourdement que ses genoux sonnèrent sur le carreau, en balbutiant :

– Je suis un malheureux !...

Une même exclamation d’étonnement échappa au docteur, à Daniel et au digne Lefloch.

Mais le juge n’était pas surpris, lui. Il savait d’avance que cette première victoire lui coûterait peu, et que le difficile serait d’arracher à l’assassin le nom de ses complices.

C’est pourquoi, sans lui laisser le temps de se remettre :

– Maintenant, reprit-il, quelles raisons aviez-vous de vous acharner ainsi après M. Champcey ?...

Le prévenu se redressa à demi, et faisant un effort :

– Je le haïssais, bégaya-t-il... Une fois, pendant la traversée, il m’avait menacé de me faire mettre aux fers...

– Cet homme ment, interrompit Daniel.

– Entendez-vous !... insista le juge. Voyons, décidément, vous ne voulez pas dire la vérité !... Eh bien ! je la dirai pour vous. On vous avait acheté la mort du lieutenant Champcey, et vous vouliez gagner votre argent... Vous avez reçu une certaine somme d’avance, et on devait, après le meurtre, vous en compter une plus forte...

– Je vous jure, monsieur le juge...

– Ne jurez pas. La somme que vous possédez, et dont vous ne sauriez expliquer l’origine, est une preuve irrécusable.

– Hélas ! je ne possède rien... Informez-vous ; faites chercher...

Sous le masque impassible du magistrat, il était aisé de discerner une certaine émotion. Le moment était venu de frapper le coup décisif et de juger de la valeur de son système d’induction.

Au lieu donc de répondre au prévenu, il s’adressa aux gendarmes qui l’avaient amené.

– Vous allez, leur dit-il, conduire le prévenu dans la pièce voisine... Vous lui ferez quitter ses vêtements, et vous les explorerez minutieusement pour vous assurer qu’il n’y a rien de caché entre les doublures...

Déjà les gendarmes s’avançaient pour exécuter l’ordre, mais d’un bond l’assassin se dressa sur ses pieds, et d’un ton de rage contenue :

– C’est inutile, fit-il, j’ai trois billets de mille francs cousus dans la ceinture de mon pantalon.

Cette fois, l’orgueil du succès eut complètement raison de l’imperturbable sang-froid du juge d’instruction... Une exclamation de plaisir lui échappa, et il ne put se tenir de jeter à Daniel et au chirurgien-major ce regard triomphant qui, si clairement, signifie :

– Eh bien !... que vous avais-je dit ?...

Ce fut, il est vrai, l’affaire d’une seconde ; ses traits reprirent leur glaciale immobilité, et s’adressant au prévenu :

– Remettez-moi ces billets, commanda-t-il.

Crochard ne bougea pas, mais son visage livide trahit l’angoisse de la plus atroce souffrance. Et certes, en ce moment, il ne jouait pas la comédie. Lui prendre ces trois mille francs, prix du plus lâche et du plus exécrable attentat, ces trois mille francs pour lesquels il avait affronté l’échafaud, c’était lui arracher les entrailles mêmes.

Pareil à la bête enragée qui se sent acculée, il s’était ramassé sur lui-même, et d’un regard furibond parcourait la chambre, cherchant peut-être une issue pour fuir, se demandant peut-être sur lequel de ces hommes qui l’entouraient il devait se précipiter.

– Ces billets !... insista l’inexorable juge. Faudra-t-il donc employer la force pour les avoir !...

Convaincu de l’inutilité, de la folie de toute tentative, le misérable baissa la tête.

– Je ne peux pourtant pas découdre la ceinture de mon pantalon avec mes ongles, dit-il d’une voix rauque. Qu’on me donne un couteau ou des ciseaux.

C’est ce qu’on se serait bien gardé de faire... Mais sur un signe du juge, un des gendarmes s’avança, et tirant un canif de sa poche, il décousut la doublure à l’endroit que lui indiqua le prévenu.

Et une véritable convulsion de rage secoua l’assassin, lorsqu’apparut un petit paquet de papiers fortement comprimés et réduits à leur plus mince volume.

Par suite d’un phénomène bizarre, fréquemment observé chez les criminels, il se préoccupait infiniment plus de son trésor que de sa tête si terriblement compromise.

– Cet argent est à moi ! râla-t-il, on n’a pas le droit de me le prendre... C’est une infamie que d’abuser de ce qu’un homme est tombé dans le malheur pour le dépouiller...

Accoutumé sans doute à de telles scènes, le magistrat, au lieu d’écouter Crochard, dépliait avec précaution le petit paquet.

Il se composait de trois billets de mille francs enveloppés dans une feuille de papier à lettre toute crasseuse et usée et coupée aux plis.

Les billets de banque n’offraient rien de particulier.

Mais sur la feuille de papier, on distinguait encore les traces d’une ligne d’écriture dont deux mots seulement restaient parfaitement lisibles : Rue... Université...

– Qu’est-ce que ce papier, Crochard ? interrogea le juge.

– Je ne sais pas... je l’aurai ramassé n’importe où.

– Quoi ! vous allez mentir encore !... À quoi bon ?... Il y a eu là, évidemment, l’adresse de quelqu’un demeurant rue de l’Université...

Daniel tressauta sur son lit.

– Eh ! monsieur, interrompit-il, c’est rue de l’Université que je demeure, à Paris.

Une fugitive rougeur colora les pommettes du magistrat, et c’était chez lui le signe non équivoque d’une vive satisfaction.

– Tout s’explique ! murmura-t-il à demi-voix, comme s’il eût répondu à certaines objections de son esprit.

Et cependant, à la grande surprise de ses auditeurs, il abandonna cet incident, et revenant au prévenu :

– Ainsi, dit-il, vous reconnaissez que vous avez reçu de l’argent pour assassiner le lieutenant Champcey ?...

– Je n’ai pas dit cela.

– Non, mais les trois mille francs cachés sur vous le disent surabondamment... De qui avez-vous reçu cette somme ?...

– De personne... je l’ai économisée.

Le magistrat leva les épaules, et enveloppant Crochard, dit Bagnolet d’un regard obstiné :

– Je vous ai forcé d’entrer dans la voie des aveux, prononça-t-il durement, persistez-y. Vous ne gagnerez rien, croyez-moi, à ruser avec la justice et vous ne sauverez pas les misérables qui ont tenté votre cupidité... Un seul moyen vous reste de mériter quelqu’indulgence : la franchise, une franchise absolue... ne le négligez pas.

Mieux que personne l’assassin était à même de comprendre toute la portée des paroles du juge, et d’en bien pénétrer le sens.

Néanmoins, durant plus d’une minute, il demeura indécis, secoué d’une sorte de tremblement nerveux, comme s’il se fût livré en lui un terrible combat.

Même on l’entendit murmurer :

– Je ne dénonce personne !... Un marché est un marché !... Je ne suis pas un mouchard !...

Puis, tout à coup, se décidant et se dévoilant tel que l’avait deviné l’expérience du magistrat :

– Ma foi ! tant pis, s’écria-t-il, avec un ricanement cynique, puisque je suis dans le pétrin, les autres y seront aussi !... Qui donc aurait eu le gros lot, si j’avais réussi ? Pas moi, bien sûr... et cependant c’était moi qui risquais le plus... Pour lors donc, celui qui m’a payé pour... « faire l’affaire » du lieutenant, c’est un nommé Justin Chevassat !...

Un immense désappointement assombrit la physionomie de Daniel et du vieux chirurgien...

Ce n’était pas ce nom qu’ils attendaient avec la plus poignante anxiété.

– Ne me trompez-vous pas, Crochard ? interrogea le magistrat qui seul avait gardé le secret de ses impressions.

– Qu’on me coupe le cou si je mens !

Disait-il vrai ? Le magistrat le crut, car interpellant Daniel :

– Connaissez-vous quelqu’un du nom de Chevassat, M. Champcey ?... fit-il.

– Personne, monsieur, et c’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.

– Ce Chevassat peut fort bien n’être qu’un intermédiaire, objecta le vieux chirurgien.

– Oui, peut-être, murmura le juge, bien que pour de telles missions on ne s’en fie guère qu’à soi...

Et poursuivant son interrogatoire :

– Qu’est-ce que ce Justin Chevassat ? demanda-t-il au prévenu.

– Un de mes amis.

– Un ami plus riche que vous, en ce cas.

– Pour ça, oui, vu qu’il a toujours de l’or plein ses poches, qu’il est mis dans le dernier genre et qu’il roule voiture...

– Que fait-il ? Quelle est sa profession ?

– Ah ! pour cela, monsieur le juge, ni moi non plus... Je ne le lui ai pas demandé, et il ne me l’a pas raconté. Je lui ai dit seulement : « Sais-tu que tu m’as l’air d’avoir eu une fière chance !... » Et il m’a répondu : « Oh ! pas tant que tu crois... »

– Où demeure-t-il ?

– À Paris, rue Louis-le-Grand, 59.

– Est-ce là que vous lui écrivez ?... Car vous avez dû lui écrire depuis que vous êtes à Saïgon.

– J’adresse mes lettres, poste-restante, à M. X. O. X, 88...

Désormais, il était manifeste que loin d’essayer de sauver son complice, Crochard, dit Bagnolet, ferait tout pour aider la justice à le retrouver.

Déjà apparaissait le système qu’allait adopter ce misérable, consistant à rejeter la responsabilité et tout l’odieux du crime sur l’homme qui l’avait payé, et à se donner, lui, pour un pauvre diable que la misère écrasait quand on était venu le tenter et l’éblouir de promesses tellement magnifiques qu’il n’avait pas eu la force de résister.

Le juge, cependant, continuait :

– Où et comment avez-vous connu ce Justin Chevassat ?

– J’ai fait sa connaissance au bagne...

– Ah ! c’est un renseignement, cela !... Et pour quel crime avait-il été condamné, le savez-vous ?...

– Pour faux, je crois, et aussi pour vol...

– Et que faisait-il avant sa condamnation ?

– Il était employé chez un banquier, ou caissier dans un grand magasin. Pour sûr, il avait de l’argent à manier, puisqu’il lui en était resté aux doigts...

– Je suis surpris qu’étant si bien informé du passé de cet homme, vous ne puissiez rien me dire de ses moyens d’existence actuels...

– Il a de l’argent, beaucoup, voilà tout ce que je sais.

– Vous l’avez donc perdu de vue ?

– Certainement oui, monsieur le juge... Chevassat a été libéré bien avant moi, je crois même qu’il a été gracié, et j’ai été plus de quinze ans sans le rencontrer.

– Comment l’avez-vous retrouvé ?

– Oh ! tout à fait par hasard, et par un hasard bien malheureux pour moi, car sans lui je ne serais pas où je suis !...