CHAPITRE V
 
Le phare de Pilou

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MADAME DORSEL estima qu’il valait mieux régler la question au plus tôt. Elle s’aventura du côté du bureau, pour voir si son mari et le professeur Lagarde pouvaient lui accorder un court entretien. Elle frappa discrètement à la porte.

Un murmure de voix lui parvint, mais personne ne dit : « Entrez ! » Elle frappa de nouveau.

Qu’y a-t-il encore ? s’écria M. Dorsel. Si c’est toi, Claude, laisse-nous en paix ! Si c’est Pilou, qu’il aille au garage et qu’il y reste ! Il sera à sa place ! »

Mme Dorsel sourit. Elle jugea inutile d’insister, et battit en retraite. Mieux valait profiter du dîner pour amener la conversation sur le phare.

Elle alla voir Maria à la cuisine. Le singe lui tenait compagnie. Maria lui parlait, tout en maniant activement le rouleau à pâtisserie.

« Tu vois comment on roule la pâte ? Je sais bien ce que tu attends, va. Tiens ! » lui disait-elle en lui lançant un petit bout de pâte.

Berlingot, ravi, sauta sur l’épaule de Maria. Il souleva une mèche de cheveux pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Maria fît comme si elle avait compris :

« Oui, Berlingot. C’est bon et tu en veux encore. Tu en auras tout à l’heure, si tu cesses de me souffler dans l’oreille ! Allons, descends de là !

— Vraiment, Maria, jamais je n’aurais imaginé qu’un jour vous rouleriez de la pâte avec un singe sur votre épaule. On aura tout vu, dans cette maison ! dit Mme Dorsel en riant.

— Il est si drôle et si gentil quand il veut obtenir quelque chose ! dit Maria, un peu confuse.

— Voyons, Maria, reprit Mme Dorsel, que pensez-vous de la proposition de Pilou ?

— Si le phare est en bon état, pourquoi les enfants n’iraient-ils pas l’habiter ? dit Maria. Ils s’amuseraient bien. Tels que je les connais, ça leur plairait sûrement !

— Mais croyez-vous qu’ils seraient en sûreté dans un endroit pareil ? demanda Mme Dorsel.

— Dagobert est un fameux chien de garde, dit Maria. Et puis, François et Mick sont assez grands pour veiller sur les autres. Je dois dire que, pour ma part, je ne voudrais pas me charger de Pilou, dit Maria. J’espère qu’il ne se prendra pas tout d’un coup pour un avion et ne se lancera pas en vol plané du haut du phare !

— Ne lui dites pas cela, dit Mme Dorsel. C’est assez qu’il se prenne pour une automobile ! À vrai dire, je suis navrée de ne pouvoir garder les enfants à la maison. Les voir partir alors qu’ils viennent d’arriver me serre le cœur. Nous ne pouvons guère profiter de leur présence. Pourtant, avec nos deux savants, je ne vois pas comment nous pourrions régler la question autrement. Attention, Maria, voilà Berlingot qui emporte votre sac de raisins secs !

— Effronté ! cria Maria. Elle essaya d’attraper le singe, qui lui échappa et se réfugia avec son larcin en haut de l’armoire. Il paraissait bien décidé à défendre ce qu’il considérait désormais comme son bien.

« Veux-tu descendre ! s’époumonait Maria, qui ne pouvait l’atteindre. Si tu ne me rends pas ce sac tout de suite, je t’attacherai sur une chaise ! »

Le singe fit une réponse qui sonna mal. Maria ne douta pas qu’en son langage il venait de lui dire quelque chose d’impoli. Pour comble, il plongea sa petite patte dans le sac et y prit un raisin sec qu’il mâchonna tranquillement.

Du coup, Maria se fâcha tout rouge. Elle fit un geste menaçant qui déplut fort à Berlingot. Alors, il se saisit d’un autre raisin et, cette fois, le lui lança sur le nez. Elle en resta pantoise.

« Comment ! Tu oses me bombarder avec mes raisins ? Tu vas me payer ça ! » dit-elle d’une voix étranglée de colère.

Elle se dirigea résolument vers l’évier et remplit un bol d’eau. Berlingot continuait de la bombarder ; il dansait sur son perchoir et poussait de petits cris de joie. En gesticulant, il fit tomber un vase de porcelaine, relégué là-haut par Mme Dorsel, qui le trouvait laid. Le vase se brisa sur le carrelage de la cuisine. Effrayé par le bruit, Berlingot s’élança et atterrit sur le haut de la porte entrouverte. Il tenait toujours ses munitions.

Maria le visa soigneusement. Hop ! Qui reçut la pleine bolée d’eau sur la tête ? Hélas ! ce fut M. Dorsel…

Celui-ci, arraché à ses calculs par le bruit du vase brisé, fonçait vers la cuisine, quand cette douche inattendue l’arrêta net.

D’où venait une si regrettable erreur ?

Tout simplement de ce que le singe, vif comme l’éclair, s’était aplati sur la porte juste à temps pour éviter le contenu du bol qui, passant au-dessus de lui, avait atteint M. Dorsel au moment où il allait rentrer dans la cuisine…

Quand elle vit le résultat de son geste, Maria ouvrit des yeux horrifiés. M. Dorsel leva sa tête mouillée et regarda le singe d’un œil soupçonneux.

« C’est toi qui m’as lancé de l’eau ! Je vais te tordre le cou ! » rugit-il.

Pilou, qui venait voir ce qui se passait, fut soudain très inquiet. Heureusement, Maria savait prendre ses responsabilités. Elle s’avança prudemment, d’un air confus.

« Non, monsieur, ce n’est pas Berlingot, dit-elle. C’est moi qui…

— Vous, Maria ? Est-ce possible ? Mais que se passe-t-il donc dans cette maison ? Vous jetez de l’eau à la tête de vos patrons, maintenant ? Il faut que vous soyez devenue folle ! »

Mme Dorsel s’empressa d’intervenir :

« Écoute, Henri, pour l’instant nous sommes tous sains d’esprit, mais je suis persuadée que si nous devions continuer à vivre dans de pareilles conditions, effectivement nous deviendrions fous ! J’ai à te parler. Oui. J’ai quelque chose de très important à te dire, ainsi qu’à vous, professeur. »

M. Lagarde, resté sur le seuil du bureau, avait l’œil vague d’un homme qui poursuit son idée et n’est aucunement intéressé par ce qui l’entoure. Interpellé, il sursauta, puis, se rappelant ses bonnes manières, il s’inclina poliment devant Mme Dorsel.

« À votre disposition, madame », dit-il.

À ce moment-là, un raisin sec atterrit sur son crâne, cérémonieusement baissé. M. Dorsel en reçut un autre sur le nez, et se mit à crier :

« Qu’on nous débarrasse de ce singe ! Qu’on l’enferme quelque part. Tenez, là, dans la poubelle !

— Non ! protesta Pilou, prêt à défendre son singe à ses risques et périls.

— Assez ! dit fermement Mme Dorsel. Laissez-moi parler. Pilou propose que tous les enfants aillent avec lui passer quelques jours dans son phare. Car il paraît qu’il possède un phare.

— Quoi ? Ce garçon raconte des histoires ! Et tu l’as cru, Cécile ? dit M. Dorsel.

— Pilou n’a pas menti, assura le professeur Lagarde. J’ai acheté un phare pour m’y livrer à certaines recherches dans la solitude. Quand j’ai eu terminé mes travaux, à la vérité, je ne savais plus quoi faire de ce phare. Ce n’est pas facile à vendre Or, Pilou le voulait absolument Je lui en ai fait cadeau, mais je dois avouer que je n’ai jamais envisagé qu’il pût y passer plusieurs jours avec des amis !

— Un phare pour travailler ! s’exclama M. Dorsel, extasié. Quelle idée merveilleuse ! Je vous l’achète !

— Non, Henri, je m’y oppose, dit sa femme. Voulez-vous m’écouter, tous les deux ? Monsieur Lagarde, croyez-vous que les cinq enfants peuvent s’installer dans le phare, le temps que vous êtes ici ? Ils vous gênent et, à franchement parler, vous les gênez aussi…

— Cécile ! protesta son mari.

— Que veux-tu, ces pauvres enfants ont besoin de s’amuser, à leur âge. Avec vous, c’est impossible ! »

Entre-temps, le Club des Cinq était arrivé. Claude s’avança vers son père.

« Papa, dit-elle, nous partirons tous, et tu seras bien tranquille avec M. Lagarde. Dis un seul mot : Oui ! C’est tout ce que nous demandons !

— Oui ! dit M. Dorsel sans hésitation.

— Oui ! » lança M. Lagarde à son tour.

Tous deux en avaient assez de cette discussion et ne pensaient déjà plus qu’à une chose : retourner à leurs précieux documents.

Ils se dirigèrent vers le bureau. Avant de refermer la porte sur eux, M. Dorsel ajouta :

« Allez dans le phare ou sur la tour Eiffel, ou encore au Zoo, avec votre ménagerie ! En voilà un qui sera plus à sa place avec ses frères ! »

Il désignait Berlingot, toujours perché sur la porte de la cuisine et qui regardait l’assistance avec un sourire malicieux.

« Merci, papa ! dit Claude, toute joyeuse. Nous partirons dès que possible. Hip, hip, hip…

— Hurrah ! » crièrent les autres en chœur. Seul, le claquement de la porte du bureau leur répondit. Elle se refermait sur deux savants exaspérés…

Claude attrapa Dagobert par les deux pattes de devant et lui fit faire une valse effrénée dans la cuisine, au sol jonché de raisins secs. Elle glissa et tomba assise par terre. Tout le monde se mit à rire, y compris Mme Dorsel et Maria, qui en avait envie depuis longtemps.

« Quelle affaire ! » constata la cuisinière, quand le calme fut enfin revenu. « Oui, pour sûr, il vaut mieux que les enfants s’en aillent. Les garçons ne sont pas bien dans le grenier, plein de courants d’air Ce pauvre François a le torticolis, il peut à peine tourner la tête ce matin.

— Ce n’est rien, assura François. Nous allons bientôt partir tous les cinq plus deux animaux pour nous tenir compagnie. En route pour une nouvelle aventure !

— Une aventure ! s’exclama Pilou, surpris. Tu plaisantes ? On ne peut pas avoir d’aventure dans un phare. Nous serons tout seuls là-bas. Oui, tout seuls, avec la mer et le vent !

— Tu verras bien, Pilou, dit Mick avec un sourire énigmatique. Tu ne connais pas encore le Club des Cinq ! »

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