CHAPITRE I
 
Un curieux trio

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« CÉCILE ! appela M Dorsel, qui montait l’escalier quatre à quatre, une lettre à la main. Cécile, où es-tu ? »

Mme Dorsel sortit d’une chambre, armée d’un plumeau.

« Ici ! répondit-elle. J’aide Maria à faire le ménage. Que veux-tu ?

— Je reçois à l’instant une lettre de mon vieil ami, le professeur Lagarde. Tu te souviens de lui, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, je m’en souviens ! Lorsqu’il est venu passer quelques jours ici, il y a deux ans, il s’est montré assez désagréable pour que je ne l’oublie pas… Combien de fois l’avons-nous attendu, à table ? Il était toujours plongé dans ses calculs, sans souci de l’heure », dit Mme Dorsel en brandissant son plumeau de façon menaçante.

M. Dorsel, légèrement inquiet, recula d’un pas.

« Écoute-moi sans te fâcher, dit-il. Mon ami Lagarde doit venir travailler avec moi. Il compte rester environ une semaine.

— Agréable perspective ! Quand arrive-t-il ? demanda Mme Dorsel, d’un air accablé.

— Heu !… aujourd’hui même, répondit M. Dorsel.

— Quoi ! s’exclama son épouse. Oh ! non ! Il ne peut pas nous faire une chose pareille ! Tu sais que Claude revient aujourd’hui avec ses trois cousins !

— Vraiment ? J’avais oublié…, soupira M. Dorsel. Comment faire ? Ne peux-tu pas téléphoner à Claude de rester où elle est avec ses cousins ? Nous ne pouvons pas héberger à la fois le Club des Cinq et le professeur Lagarde. Comprends-moi, Cécile : Mon ami veut me faire part de sa dernière découverte. Il faut que nous soyons absolument tranquilles. Je t’en prie, ne fais pas cette tête-là ! Tu connais l’importance de nos travaux.

— Oui. Cependant, j’estime qu’il est très important aussi de ne pas gâcher les vacances du Club des Cinq, répliqua Mme Dorsel, catégoriquement. Claude est partie chez ses cousins parce que tu avais un travail urgent à terminer, et que tu ne voulais pas être dérangé. Il était entendu que les enfants devaient tous revenir ici aujourd’hui. Henri, appelle M. Lagarde et explique-lui la situation. Nous ne pouvons pas le recevoir pour l’instant !

— Combien de temps les enfants resteront-ils à la maison ? demanda M. Dorsel.

— Une semaine. Si tu peux retarder l’arrivée de M. Lagarde, nous serons en mesure de l’accueillir dans une huitaine de jours. »

M. Dorsel prit un air résigné.

« Bon, dit-il. Je vais tâcher de lui faire comprendre cela. »

Il passa dans son bureau pour téléphoner. Mme Dorsel retourna auprès de Maria. Toutes deux préparaient les chambres de la fille de la maison et de ses trois cousins.

« Annie partagera la chambre de Claude, comme d’habitude, dit Mme Dorsel. Les deux garçons dans la chambre d’amis.

— Je serai bien contente de les revoir ! dit Maria, tout en secouant une descente de lit. J’ai préparé pour eux une belle tarte, qui est en train de cuire, en ce moment Excusez-moi, madame, il faut que j’aille y jeter un coup d’œil.

— Allez, Maria, dit Mme Dorsel. Vous êtes trop bonne avec ces enfants. Ce n’est pas étonnant qu’ils vous aiment tant ! »

À peine Maria avait-elle regagné la cuisine que la voix de M. Dorsel retentit de nouveau :

« Cécile ! Cécile !

— Je viens ! » répondit sa femme.

Elle descendit l’escalier et pénétra dans le bureau de son mari. M. Dorsel arpentait nerveusement la pièce.

« Que dois-je faire ? lui dit-il. Le professeur Lagarde est déjà en route pour Kernach. De plus, on m’apprend que son fils l’accompagne. Il ne se sépare guère de cet enfant, car il est veuf…

— Mais je n’ai pas la place de les loger, avec Claude et ses cousins ! protesta Mme Dorsel. Tu le sais aussi bien que moi, Henri !

— Alors, téléphone à Claude et dis-lui de rester chez ses cousins une semaine de plus, dit M. Dorsel, très contrarié.

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— Ta sœur et son mari devaient fermer leur maison aujourd’hui et partir en voyage, répliqua Mme Dorsel. Il était convenu que leurs enfants viendraient chez nous avec notre fille. Tu bouscules tous nos arrangements familiaux ! Enfin, je vais appeler Claude pour savoir si elle peut rester là-bas quelques jours de plus avec François, Mick et Annie. »

Elle décrocha l’appareil et tenta d’entrer en communication avec sa fille. La sonnerie retentissait, mais personne ne répondait. Mme Dorsel allait se décourager quand enfin une voix lui parvint :

« Allô ! Allô !

— Ici Mme Dorsel. Je voudrais parler à Claude. Voulez-vous me la passer, s’il vous plaît ?

— Je regrette, mais les enfants ne sont plus ici. Ils viennent de partir à bicyclette pour aller chez vous, dit la voix lointaine. Je suis une voisine chargée de fermer la maison après leur départ…

— Tant pis. Merci, madame », dit Mme Dorsel. Elle raccrocha et poussa un gros soupir. Quelle situation ! Elle pensait avec effarement que le Club des Cinq était en route pour Kernach, ainsi que le professeur Lagarde et son fils. Personne ne pouvait les empêcher de débarquer tous ensemble à la villa des Mouettes… Quelle maisonnée cela ferait !

Elle se dirigea vers le bureau de son mari.

« Henri, lui dit-elle, Claude et ses cousins sont déjà partis. Comment vais-je loger tout le monde ? Je me le demande ! Sans doute faudra-t-il mettre quelqu’un dans la niche de Dagobert. Quant à toi, j’ai bien envie de te dresser un lit dans la cave, pour t’apprendre à me mettre dans de pareilles situations ! »

M. Dorsel jugea prudent de se réfugier derrière ses volumineux dossiers.

« J’ai du travail, dit-il. Je dois mettre des papiers en ordre avant l’arrivée de mon ami le professeur. Ma chère Cécile, je compte sur toi pour obtenir le calme le plus absolu, tant que M. Lagarde sera chez nous. Il n’est pas très patient, et…

— Henri, je commence à perdre patience moi-même, dit Mme Dorsel. Tu me demandes toujours de réduire au silence une joyeuse bande d’enfants. Te rends-tu compte qu’ils sont en vacances ? Je t’avertis que… »

Elle s’arrêta au milieu de sa phrase, et ouvrit des yeux stupéfaits. De la main, elle désigna la fenêtre du bureau.

« Regarde ! dit-elle, qu’est-ce que c’est que ça ? »

Son mari se retourna et resta, lui aussi, figé d’étonnement.

« Mais… On dirait un singe ! dit-il. D’où peut-il bien venir ? Y aurait-il un cirque à Kernach ? »

Maria, du bas de l’escalier, cria : « Madame ! une voiture vient de s’arrêter devant la maison. Je crois qu’il s’agit des personnes qu’attend monsieur. Il y a un monsieur et un petit garçon ! »

Mme Dorsel ne pouvait détacher son regard du singe, qui grattait maintenant à la fenêtre et pressait son nez contre le carreau.

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« Est-ce que par hasard ton ami posséderait un singe, qu’il amènerait ici par-dessus le marché ? » demanda Mme Dorsel.

Le singe disparut soudain. On entendit la porte d’entrée se refermer sur les visiteurs. Mme Dorsel alla à leur rencontre.

Oui, il s’agissait bien du professeur Lagarde, le monsieur qui oubliait toujours l’heure du déjeuner, lors de son précédent séjour à la villa des Mouettes. Auprès de lui se tenait un garçon d’une dizaine d’années, avec des cheveux ébouriffés et une petite figure qui rappelait fâcheusement celle du singe maintenant perché sur son épaule.

Le professeur s’avançait, tout en parlant au chauffeur qui se tenait derrière lui :

« Laissez les bagages ici… Bonjour, madame Dorsel. Heureux de vous voir ! Où est votre mari ? J’ai des nouvelles très intéressantes à lui communiquer. Ah ! Henri, vous voilà !

— Bonjour, mon cher, dit M. Dorsel, en lui serrant vigoureusement la main. Je suis bien content que vous puissiez venir passer quelques jours avec moi.

— Je vous présente mon fils, Pilou, dit le professeur Lagarde, en poussant devant lui le jeune garçon.

— Bonjour… heu… Pilou, dit M. Dorsel. En vérité, mon cher ami, vous avez donné à votre fils un nom bien étrange !

— Vous trouvez ? Nous avons presque oublié qu’il s’appelle en réalité Pierre-Louis. Pilou est un diminutif. Cela fait plus gai. Nous nous sommes permis d’amener avec nous l’animal favori de mon fils. Ils ne voulaient pas se quitter. Berlingot ! Où es-tu ? Il était là à l’instant ! »

La pauvre Mme Dorsel, consternée, restait sans voix. Le professeur avançait dans l’entrée, tout en causant, très à l’aise. Quant au singe, il examinait les lieux avec curiosité, perché sur une porte ouverte.

« Cela promet ! pensa Mme Dorsel. Les chambres ne sont pas prêtes, le repas non plus… Et les enfants qui vont arriver… Oh ! ce singe qui grimace, je sens que je ne vais pas pouvoir le supporter ! »

Elle fit entrer les visiteurs au salon. Chacun prit place. M. Dorsel, qui avait hâte de parler au professeur de ses travaux scientifiques, prenait déjà une feuille de papier et la posait sur la table, quand sa femme protesta :

« Non, pas ici, Henri. Tu travailleras dans ton bureau, s’il te plaît. Maria, voulez-vous monter les valises dans la chambre d’amis ? Le petit garçon couchera sur le divan. Il n’y a pas de place ailleurs.

— Que ferons-nous du singe ? demanda Maria, qui considérait l’animal d’un œil méfiant.

— Berlingot dormira sur mon lit, comme d’habitude », déclara Pilou d’une grosse voix, surprenante pour son âge.

Ayant dit, il quitta la pièce et se précipita dans l’escalier, en imitant, avec sa bouche et sa gorge, un sonore vrombissement de moteur… M. et Mme Dorsel se regardèrent avec inquiétude.

« Est-il souffrant ? demanda Mme Dorsel.

— Non, rassurez-vous, il joue à l’automobile, répondit le professeur. C’est une manie qu’il a…

— Je suis une Jaguar ! criait Pilou, du haut de l’escalier. Vous entendez mon moteur ? R-r-r-r-r ! Berlingot, viens faire un tour en auto ! »

Le petit singe s’empressa de répondre à cet appel et s’installa sur l’épaule du jeune garçon. Alors, la Jaguar fit le tour de toutes les chambres ; le vrombissement s’arrêtait de temps à autre pour laisser entendre le son d’un avertisseur…

M. Dorsel regarda son ami d’un air stupéfait et lui demanda :

« Est-ce que ça le prend souvent ?

— Heu… non ! De temps en temps…

— Ah ! Et dans ces moments-là, comment faites-vous pour travailler ?

— J’ai un bureau bien isolé, au fond de mon jardin, avoua le professeur.

— Malheureusement, dit M. Dorsel, le mien est dans la maison. Il n’est même pas insonorisé ! »

La prétendue automobile roulait là-haut, dans un vacarme infernal. Quel enfant terrible que ce Pilou ! Comment pouvait-on le supporter plus de deux minutes ? M. Dorsel n’osait pas imaginer ce que seraient les prochains jours…

Il fit entrer le professeur Lagarde dans son bureau. La porte se referma sur eux. Le bruit que faisait Pilou leur parvenait encore…

Mme Dorsel, les sourcils froncés, considérait les valises des arrivants. « Que ne sont-ils descendus à l’hôtel du village ? pensait-elle, consternée. Comment pourrons-nous vivre à la villa des Mouettes avec le Club des Cinq, le professeur Lagarde et un petit garçon parfaitement insupportable ? Sans parler d’un singe nommé Berlingot ! Et, tout d’abord, où vont-ils tous dormir ? »