25
Le cadet ayant déclaré ne connaître aucun avocat, on le laissa seul dans une pièce d’où il put téléphoner à son père. Il en ressortit quelques minutes plus tard pour dire que ce dernier pensait être à la questure dans environ une heure, en compagnie d’un avocat. Brunetti appela un policier pour escorter le jeune homme jusqu’à la salle d’interrogatoire ; il y resterait sans être dérangé, lui dit-il, jusqu’à l’arrivée de son père. Poliment, Brunetti lui demanda s’il désirait boire ou manger quelque chose, mais le garçon refusa tout, dans un style qui rappela à Brunetti des générations d’acteurs de série B repoussant le foulard avec lequel le commandant du peloton d’exécution veut leur bander les yeux.
Cette question réglée, Brunetti donna pour instructions à Vianello d’attendre le major Filippi et l’avocat, et de les faire poireauter autant que possible avant de les laisser voir le cadet.
Puis il appela Pucetti et lui demanda d’aller l’attendre sur la vedette de la questure, qu’il arrivait d’une minute à l’autre.
« Une petite visite à faire ? lui demanda Vianello, intrigué.
— Oui. À l’Académie. Je tiens à parler au jeune Cappellini avant qu’ils ne le coincent. Au besoin, laisse-les s’entretenir tant qu’ils veulent avec fiston ; tu peux même éventuellement les laisser repartir avec lui. Arrange-toi simplement pour que tout ça prenne le plus de temps possible. Invente n’importe quoi pour les retarder. » Il ne laissa même pas à l’inspecteur le temps de lui répondre et tourna les talons.
La vedette était devant la questure, son pilote faisant ronfler le moteur en réaction à l’excitation de Pucetti. Celui-ci avait déjà détaché l’amarre et maintenait le bateau contre le quai. Brunetti sauta à bord, aussitôt suivi de Pucetti – qui perdit l’équilibre tant le pilote était pressé de démarrer, et ne put le retrouver qu’en attrapant Brunetti par l’épaule. Les gaz à fond, la vedette s’élança dans le Bacino, puis tourna dans la large ouverture du canal de la Giudecca. Sur instruction de Pucetti, le pilote avait branché le gyrophare bleu mais pas la sirène.
À une première vague d’excitation succéda tout de suite chez Brunetti un sentiment de honte à l’idée qu’au milieu d’une telle histoire de mort et de fourberies, il pût prendre encore plaisir à la joie simple de la vitesse. Ce n’étaient pas les grandes vacances, pourtant, et ils ne jouaient pas aux gendarmes et aux voleurs – n’empêche, il sentait son cœur se gonfler délicieusement avec le vent qui le fouettait et les heurts rythmiques de la proue sur les vagues.
Il jeta un coup d’œil à Pucetti et constata, à son expression, que le jeune policier éprouvait la même chose. Ils doublaient les autres bateaux à la vitesse de l’éclair ; des visages se tournaient et les gens suivaient des yeux leur passage dans le canal. Trop vite à son gré, la vedette s’engagea dans le Rio di Sant’Eufemia ; le pilote passa un instant en marche arrière, puis laissa l’embarcation glisser en silence jusqu’à la rive gauche du canal. Tandis qu’ils sautaient à terre, Brunetti se demanda s’il n’avait pas eu tort de prendre avec lui ce jeune homme au caractère paisible au lieu de quelqu’un comme Alvise, qui, s’il n’était en réalité pas plus méchant, avait au moins l’avantage professionnel d’avoir l’allure d’un voyou.
« Je voudrais faire peur à ce gosse, dit Brunetti tandis qu’ils remontaient en direction de l’Académie.
— Rien de plus facile, signor », répondit Pucetti.
Tandis qu’ils traversaient la cour, Brunetti eut la sensation qu’il se passait quelque chose à sa gauche. Sans ralentir, il jeta un coup d’œil à Pucetti et fut tellement surpris qu’il faillit s’arrêter. On aurait dit que le jeune policier avait soudain les épaules plus larges, et qu’il venait d’adopter la démarche d’un boxeur ou d’un docker. Sa mâchoire avançait sur un cou qui paraissait soudain plus épais. Il se tenait les doigts repliés comme prêts à se transformer en poings s’il recevait un ordre, et il avançait d’un pas qui intimait à la terre de ne surtout pas lui résister.
Pour couronner le tout, il parcourait la cour des yeux, son regard allant d’un cadet à l’autre avec une hâte de prédateur ; sa bouche avait une expression vorace et il n’y avait plus aucune trace, sur son visage, de la chaleur et de l’humour qu’on y voyait d’ordinaire.
Machinalement, Brunetti ralentit pour laisser Pucetti passer devant lui, tel un bateau de croisière, dans l'Antarctique, s’écartant pour permettre à un brise-glace de le précéder. Les quelques cadets qui se trouvaient dans la cour se turent à leur passage.
Pucetti monta quatre à quatre les marches conduisant jusqu’aux chambres, distançant son supérieur. Une fois à la porte de Filippi, il donna deux coups de poing dessus, puis deux autres tout de suite après. De l’autre bout du couloir, Brunetti entendit le jappement qui venait de la chambre et vit Pucetti repousser le battant, lequel alla heurter sèchement le mur.
Lorsque le commissaire arriva à hauteur de la porte, Pucetti se tenait dans l’encadrement, les mains à la hauteur de la taille, et ses épaules avaient l’air de s’être encore élargies.
Un blondinet fluet aux joues grêlées d’acné se tenait sur la couchette du haut, à moitié allongé, à moitié assis – mais le dos appuyé au mur, pieds repliés sous lui comme s’il avait eu peur de les laisser pendre en l’air à une si courte distance des dents de Pucetti. Lorsque Brunetti entra, le cadet leva la main – non pour lui dire de s’arrêter, mais au contraire de s’avancer.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda le garçon d’une voix étranglée par la terreur.
À la question, Pucetti tourna lentement la tête vers Brunetti et leva le menton, comme s’il lui demandait s’il devait grimper sur la couchette pour en faire dégringoler le garçon.
« Non, Pucetti », dit Brunetti avec l’intonation qu’on réserve en général à un molosse.
Le jeune policier baissa les mains, mais pas de beaucoup, et revint sur le cadet tétanisé. D’un coup de talon, il referma la porte.
Dans le silence où raisonnait encore le bruit qu’elle avait fait, Brunetti lança : « Cappellini ?
— Oui, signor.
— Où étais-tu le soir où le cadet Moro a été tué ? »
Avant même de réfléchir à quoi que ce soit, le garçon lâcha : « Ce n’est pas moi qui l’ai fait ! » d’une voix haut perchée, sans même se rendre compte de ce qu’il venait de reconnaître, tant il avait peur. « Je ne l’ai pas touché !
— Oui, sauf que tu sais ce qui s’est passé, observa Brunetti du ton ferme de celui qui ne fait que répéter ce qu’on lui a dit.
— Oui… Mais je n’ai rien à voir avec tout ça. » Il aurait bien voulu reculer un peu plus, mais il était déjà collé au mur et il n’avait nulle part où se réfugier, aucun moyen de s’échapper.
« C’était qui ? » reprit Brunetti, se retenant de citer le nom de son camarade de chambrée. Le garçon hésita. « Parle ! »
Cappellini n’arrivait toujours pas à se décider, essayant sans doute d’estimer si le danger qu’il courait en ce moment était pire ou non que celui qu’il vivait déjà. La balance pencha finalement en faveur de Brunetti, puisqu’il dit : « C’est Filippi. C’était son idée. Tout était son idée. »
Devant cet aveu, Pucetti finit de baisser les mains et Brunetti le sentit qui se détendait de la tête aux pieds, laissant s’évanouir ce que sa présence avait eu de menaçant. S’il avait quitté Cappellini des yeux pour regarder Pucetti, il aurait sans aucun doute constaté que le policier avait repris sa taille normale.
Le cadet se calma, au moins un peu. Il se laissa aller sur le lit, déplia les jambes et laissa un de ses pieds pendre de la couchette. « Il le haïssait, Filippi. Je ne sais pas pourquoi, mais il l’a toujours haï et il nous disait qu’il fallait le haïr, qu’il était un traître. Qu’il venait d’une famille de traîtres. » Comme Brunetti restait sans réaction, il ajouta : « C’est ce qu’il nous a dit. Le père aussi. Moro.
— Et tu ne sais pas pourquoi il vous racontait ça ? demanda Brunetti d’une voix un peu plus douce.
— Non, signor. C’est juste ce qu’il nous a dit. »
Brunetti aurait bien aimé savoir qui étaient les autres, mais il se rendait compte qu’il risquait de rompre le rythme et il préféra demander : « Est-ce que Moro protestait et se défendait ?… Lorsque Filippi l’accusait d’être un traître ? » ajouta-t-il devant l’hésitation du cadet.
La question parut surprendre Cappellini. « Bien sûr. Ils se sont disputés, deux ou trois fois, et une fois Moro l’a frappé, mais quelqu’un est intervenu et les a séparés. » Le cadet se passa les doigts dans les cheveux, puis se redressa sur les deux mains, la tête retombant entre la saillie de ses maigres épaules. Le silence se prolongea. Brunetti et Pucetti étaient aussi immobiles que deux menhirs.
« Qu’est-ce qui s’est passé cette nuit-là ? finit par demander Brunetti pour le relancer.
— Filippi est rentré tard. Il avait eu une permission, ou il s’est servi de sa clef, je ne sais pas, expliqua le jeune homme comme s’il était de notoriété publique qu’il en possédait une. Je ne sais pas non plus avec qui il était. Peut-être avec son père. Il paraissait toujours plus en colère lorsqu’il revenait de voir son père. Bref, quand il est arrivé ici… » Il se tut et agita une main devant lui, dans cet espace exigu que remplissaient à présent les deux policiers. « Il s’est mis à parler de Moro et à répéter qu’il était un traître. Moi, je dormais et je ne voulais pas entendre parler de ça, et je lui ai dit de la fermer. »
Il s’arrêta une nouvelle fois de s’expliquer et son silence dura tellement longtemps que Brunetti dut à nouveau le stimuler. « Et qu’est-ce qui s’est passé, alors ?
— Il m’a frappé. Il s’est approché du lit et il m’a donné un coup de poing. Pas vraiment fort, vous comprenez. Juste un coup sur l’épaule pour me montrer à quel point il était en colère. Et il n’arrêtait pas de dire que Moro était de la merde et un traître. »
Brunetti espérait bien que le garçon allait continuer : il ne fut pas déçu. « Alors il est ressorti, brusquement, et je l’ai entendu dans le couloir, peut-être pour aller chercher Maselli et Zanchi, je ne sais pas. » Cappellini se tut et contempla le sol.
« Et ensuite ? Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Le cadet regarda Brunetti. « Je ne sais pas. Je me suis rendormi.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Davide ? » insista Pucetti.
Sans que rien l’eût laissé présager, le garçon fondit en larmes, de grosses larmes qui coulaient le long de ses joues et qu’il n’essaya même pas d’essuyer quand il reprit la parole. « Il est revenu plus tard. Je ne sais pas combien de temps plus tard, mais en tout cas, je me suis réveillé à ce moment-là. J’ai compris qu’un truc n’allait pas. Rien qu’à la manière dont il marchait. Il n’a pas essayé de me réveiller, pourtant, non. Ce serait même plutôt le contraire. Mais quelque chose m’a réveillé, comme si de l’énergie faisait vibrer toute la chambre. Je me suis assis et j’ai allumé. Et il était là, comme s’il venait de faire quelque chose de terrible. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas, et il m’a dit rien, de me rendormir. Mais je savais qu’il s’était passé quelque chose. »
Les larmes continuaient de ruisseler sur son visage comme si elles étaient indépendantes de ses yeux. Il ne renifla pas, ne fit aucun effort pour les essuyer. Au bout d’un moment, elles tombèrent de son menton et formèrent des taches plus sombres sur sa chemise.
« Je crois que je me suis rendormi, et tout d’un coup, j’ai entendu courir, des gens qui criaient, et plein de bruit. C’est ça qui m’a réveillé. Puis Zanchi est arrivé. Il a réveillé Filippi et lui a dit quelque chose. Ils ne m’ont pas parlé, mais Zanchi m’a regardé et j’ai compris que je ne devais rien dire. » Nouvelle interruption. Les deux policiers regardaient les larmes qui dégoulinaient de son menton. Le cadet s’adressa à Pucetti. « Alors, vous êtes arrivés et vous avez commencé à poser des questions à tout le monde et j’ai fait comme les autres, j’ai dit que je ne savais rien. » Pucetti eut un petit mouvement de la main, comme s’il lui tapotait le dos, pour exprimer sa sympathie. Le garçon chassa enfin ses larmes du revers de la main, mais seulement sur le côté droit, ignorant l’autre. « J’étais obligé de faire comme ça. » Il se servit alors de son coude pour essuyer ses larmes. Quand son visage reparut, il enchaîna : « Après, il était trop tard pour parler. À n’importe qui. »
Il regarda Pucetti, puis Brunetti, puis ses mains, qu’il tenait à présent serrées entre ses genoux. Le commissaire jeta un coup d’œil au jeune policier, mais ni l’un ni l’autre n’osèrent dire quelque chose.
Derrière la porte, il y eut un bruit de pas. Quelqu’un passa, puis revint quelques instants plus tard, mais ne s’arrêta pas. « Qu’est-ce que disent les autres élèves ? » demanda finalement Brunetti.
Cappellini répondit d’un haussement d’épaules.
« Est-ce qu’ils savent, Davide ? » insista Pucetti.
Le garçon haussa de nouveau les épaules, puis répéta ce qui semblait être sa phrase préférée : « Je ne sais pas. Personne n’en parle. On croirait presque qu’il ne s’est rien passé. Les professeurs n’en parlent pas, eux non plus.
— Et depuis, comment se comporte Filippi ? »
Sans doute le cadet n’y avait-il jamais pensé. Il leva la tête, et les deux hommes se rendirent compte qu’il fut lui-même surpris par la réponse qu’il donna. « Comme d’habitude. Exactement comme d’habitude. Comme si rien n’était arrivé.
— Est-ce qu’il t’en a parlé ? Voulut savoir Pucetti.
— Non, pas vraiment. Ou plutôt, si. Le lendemain – c’est-à-dire le jour où on l’a trouvé, quand vous êtes venus à l’école et que vous avez commencé à poser des questions – il m’a dit qu’il espérait que j’avais bien compris ce qui arrivait aux traîtres.
— Et d’après toi, qu’est-ce qu’il a voulu dire par là ? » demanda Brunetti.
Faisant preuve d’un peu de présence d’esprit pour la première fois depuis que les deux policiers avaient fait irruption dans sa chambre, Cappellini rétorqua : « C’est une question stupide.
— Oui, j’en ai peur, admit Brunetti. Et les deux autres, Zanchi et Maselli, où sont-ils ?
— Leur chambre est un peu plus loin à droite. Troisième porte.
— Ça va aller, Davide ? » demanda Pucetti.
Le garçon hocha la tête une première, puis une deuxième fois, et reprit la contemplation du plancher.
Brunetti fit signe à Pucetti qu’il était temps de partir. Le garçon ne releva pas la tête quand ils firent demi-tour, ni même quand ils quittèrent la chambre. Une fois dans le corridor, Pucetti demanda : « Et maintenant ?
— Tu te souviens de l’âge qu’ils ont, Zanchi et Maselli ? »
Pucetti secoua négativement la tête, geste que Brunetti interpréta comme signifiant qu’ils étaient tous les deux mineurs et ne pouvaient donc être interrogés qu’en présence d’un avocat ou de leurs parents, si on voulait que leurs déclarations eussent la moindre valeur légale.
Brunetti comprit à quel point il avait été futile de se précipiter pour interroger ce garçon ; il regrettait d’avoir si follement cédé à l’impulsion qui l’avait lancé sur la piste laissée par Filippi. Il n’y avait pratiquement aucune chance de forcer Cappellini à répéter ce qu’il venait juste de leur dire. Une fois qu’il aurait parlé à des esprits plus froids, une fois que sa famille aurait repris barre sur lui, une fois qu’un avocat lui aurait expliqué les conséquences inévitables de tout contact avec le système judiciaire, il allait tout nier. Brunetti mourait d’envie de se servir de l’information qu’il venait de lui arracher, mais aucune personne dans son bon sens n’admettrait, alors qu’elle était au courant d’un crime, ne pas avoir été en parler à la police ; et des parents laisseraient encore moins leur enfant le faire.
L’idée le frappa que, dans des circonstances similaires, il lui répugnerait aussi beaucoup que ses enfants fussent impliqués. Certes, en tant qu’officier de police, il leur offrirait la protection de l’État, mais en tant que père, il saurait que la seule chance qu’ils auraient de sortir indemne d’une confrontation avec le système judiciaire tiendrait à deux choses : sa propre position et, plus important encore, les moyens et l’entregent de son beau-père.
Il tourna le dos à la chambre du garçon. « Partons », dit-il à un Pucetti surpris.