16
Avant de quitter la questure, il tenta une dernière fois de joindre la signora Moro, comme un amoureux importun qui s’entête devant le silence persistant d’une femme. Il se demandait s’il n’aurait pas dû essayer de passer par un ami commun, quelqu’un qui pût dire un mot en sa faveur, et il comprit qu’il était sur le point d’adopter des tactiques d’une autre époque – lorsque ses efforts pour entrer en contact avec des femmes avaient des objectifs bien différents. Alors qu’il se rapprochait du passage couvert conduisant au Campo San Bartolomeo, tout songeur à l’idée de ce parallèle déstabilisant, il eut l’impression d’une brusque atténuation de la lumière, devant lui. Il leva les yeux, pas encore tout à fait conscient de son environnement, et vit quatre cadets de San Martino qui, bras dessus bras dessous, raides comme à la parade, venaient de s’engouffrer dans la ruelle donnant sur la place. Les pans des longues capes sombres de leur uniforme d’hiver flottaient de part et d’autre et arrivaient à remplir toute la largeur de la ruelle. Deux femmes, une jeune et une autre plus âgée, se plaquèrent instinctivement contre la vitrine de la banque et deux touristes qui avaient le nez dans leur plan firent de même contre celle du bar, de l’autre côté. Sans un regard pour les quatre piétons que leur sillage avait expulsés sur les marges, la vague compacte des jeunes gens se dirigeait à présent droit sur lui.
Brunetti les regarda droit dans les yeux – ils avaient tous l’âge de son fils, à quelque chose près – et le regard qu’ils lui rendirent était aussi vide et impitoyable que le soleil. Son pied droit eut peut-être un imperceptible moment d’hésitation, mais il s’obligea à le lancer en avant et continua d’avancer vers le quatuor, sans changer de pas, une expression implacable sur le visage, à croire qu’il était seul Calle della Bissa et que toute la ville lui appartenait.
Lorsqu’ils se rapprochèrent, Brunetti reconnut l’un d’eux : le morveux arrogant qu’il avait essayé d’interroger à l’Académie. Le besoin quasi atavique d’imposer sa suprématie de mâle dominant le poussa à changer de cap de deux degrés pour se diriger droit sur celui-ci. Il raidit les muscles de son estomac, serra les coudes, prêt à entrer en contact avec eux ; mais un dixième de seconde avant l’impact, le garçon qui tenait le bras de celui qui était la cible de Brunetti lâcha son compagnon et se déplaça vers la droite, créant un étroit passage juste suffisant pour Brunetti. Au moment où il s’y engouffrait, le commissaire vit, du coin de l’œil, le cadet arrogant avoir un mouvement latéral du pied dont l’objectif ne pouvait être que de le faire trébucher. Calculant bien et y mettant tout le poids de son corps, il visa la cheville du garçon et sentit une satisfaisante secousse lorsque la pointe de son soulier entra en contact avec son objectif avant de retrouver le pavé. Sans ralentir, il poursuivit son chemin du même pas, passa dans le Campo, coupa à gauche et prit la direction du pont.
Raffi et Chiara étant autour de la table ce soir-là, et comme il lui paraissait inconvenant de manifester devant les enfants sa fierté d’avoir eu un comportement aussi malveillant, il ne parla pas de sa rencontre avec les cadets, se contentant de savourer le repas. Paola avait acheté des raviolis di zucca et les avait préparés avec des feuilles de sauge qu’elle avait fait légèrement revenir dans du beurre, avant d’y ajouter du parmesan. Il y eut ensuite du veau au fenouil, la viande ayant passé toute la nuit au frigo dans une marinade de romarin, ail, graines de fenouil et pancetta émincée.
Tout en mangeant, attentif au mélange de saveur et à la fraîcheur et à la vivacité de son troisième verre de Sangiovese, il se rappela la bouffée d’inquiétude qu’il avait ressentie pour ses enfants, un peu plus tôt, et se sentit un peu ridicule. Il ne pouvait cependant pas rejeter complètement ce sentiment, ni se moquer de son désir que rien ne vînt jamais troubler leur paix. Il ignorait si la crainte permanente de voir changer les choses pour le pire était le fait de son pessimisme naturel, ou le résultat des expériences auxquelles sa profession le confrontait. Quel que fut le cas, sa vision du bonheur était toujours passée au filtre d’une sensation de malaise.
« Pourquoi on ne mange plus jamais de bœuf ? » demanda Raffi.
Paola, qui pelait une poire, répondit : « Parce que Gianni ne connaît aucun éleveur en qui il peut avoir confiance.
— Confiance en quel sens ? voulut savoir Chiara entre deux grains de raisin.
— Pour le fournir en bêtes parfaitement saines, je suppose.
— De toute façon, je n’ai plus envie d’en manger, se consola l’adolescente.
— Et pourquoi ? Parce que t’as peur qu’elle te rende dingue ? lui lança son frère, se corrigeant aussitôt : Encore plus dingue ?
— Il me semble que nous avons déjà épuisé toutes les blagues qu’on pouvait faire sur la vache folle, intervint Paola avec un manque de patience inhabituel.
— Non, pas à cause de ça, dit Chiara.
— Alors pourquoi ? lui demanda son père.
— Oh, parce que…
— Parce que quoi ? insista Raffi.
— Parce que nous n’avons pas besoin d’en manger.
— Jusqu’à maintenant, ça ne te gênait pas, pourtant.
— Je sais, que ça ne me gênait pas. Des tas de choses ne me gênaient pas, avant. Mais maintenant, elles me gênent. » Elle se tourna vers son frère pour lui porter ce qu’elle pensait manifestement être l’estocade : « C’est ce qu’on appelle grandir, au cas où tu n’en aurais jamais entendu parler. » Raffi eut un reniflement méprisant, la poussant à renforcer sa défense.
« Ce n’est pas parce que nous pouvons en manger que nous devons le faire, reprit-elle. Sans compter que d’un point de vue écologique, c’est du gaspillage. » Elle avait asséné cela, songea Guido, comme si elle répétait une leçon – ce qui était probablement le cas.
« Et qu’est-ce que tu vas manger à la place, voulut savoir Raffi, des courgettes ? » Il se tourna vers sa mère. « Est-ce qu’on peut faire des vannes sur les courgettes folles ? »
Avec ce détachement olympien vis-à-vis des sentiments de ses enfants que Guido admirait tant, Paola se contenta de répondre : « J’interprète cela comme une offre pour faire la vaisselle, Raffi, nous sommes d’accord ? »
L’adolescent poussa un grognement mais ne protesta pas. Si Brunetti avait été moins averti de la roublardise des jeunes, il y aurait vu le signe que son fils acceptait d’assumer certaines responsabilités domestiques, le début de la maturité. Le Brunetti réel, celui qui s’était endurci depuis des années au contact des criminels et de leur esprit retors, ne s’y trompait pas : il s’agissait d’un marchandage mené avec sang-froid, l’acceptation immédiate devant être échangée contre quelque future récompense.
Comme Raffi se levait pour commencer à débarrasser la table, Paola lui adressa un grand sourire et, se levant à son tour, prouva qu’en ce qui concernait la roublardise, elle pouvait en remontrer à son mari. « Merci beaucoup de cette bonne grâce, Raffi… et non, pas question de prendre des leçons de plongée sous-marine », dit-elle.
Guido la suivit du regard pendant qu’elle quittait la cuisine, puis se tourna pour voir la tête que faisait son fils. Bouche bée, celui-ci ne cachait pas sa stupéfaction mais, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il sourit quand il vit que son père l’observait. « Comment elle fait ? demanda-t-il. C’est tout le temps pareil. »
Guido était sur le point de lui mettre un peu de baume au cœur en expliquant que les mères avaient le pouvoir de lire dans les pensées de leurs enfants lorsque Chiara, qui s’employait avec détermination à finir les fruits du compotier, leva les yeux vers eux et dit : « C’est parce qu’elle lit Henry James. »
Guido alla dans le bureau de Paola et lui raconta sa rencontre avec les cadets ; il préféra cependant ne pas faire état du sentiment de triomphe animal qu’il avait ressenti lorsque son pied était entré en contact avec la cheville du garçon.
« On peut se féliciter que ce soit arrivé ici, dit-elle quand il eut fini. Ici, en Italie.
— Pourquoi ? Que veux-tu dire ?
— Il y a des tas d’endroits où on peut se faire tuer pour moins que ça.
— Désigne-m’en deux, demanda-t-il, offensé qu’elle pût traiter aussi cavalièrement ce qui était à ses yeux une preuve de son courage.
— Le Sierra Leone et les États-Unis, pour commencer. Mais ça ne veut pas dire que je ne sois pas contente que tu l’aies fait. »
Guido resta un bon moment sans rien dire, puis demanda : « Est-ce que tu trouves que ça se voit, à quel point je les déteste ?
— Qui ça ?
— Les garçons comme eux, venant de familles riches ayant des relations, forts de leur sentiment de supériorité.
— Tu veux dire des familles comme la mienne ? » Si Guido n’avait pas rapidement compris dans les premiers temps de leur vie commune qu’en dépit de sa brutalité, l’honnêteté réaliste de Paola n’avait le plus souvent rien d’agressif, il aurait pu être vexé par ce genre de question. À présent, il se contentait d’y répondre. « Oui, comme ta famille. »
Les doigts croisés de manière à appuyer le menton dessus, elle le regarda. « Non, je crois que seulement quelqu’un te connaissant très bien pourrait s’en rendre compte. Ou quelqu’un qui ferait très attention à tes propos.
— Quelqu’un comme toi, en somme ? demanda-t-il avec un sourire.
— Oui.
— Et d’après toi, pourquoi me tapent-ils aussi facilement sur les nerfs ? »
Elle réfléchit un instant. Elle y avait déjà pensé, certes, mais jamais il ne lui avait posé la question aussi directement. « C’est en partie à cause de ton sentiment de la justice.
— Pas par jalousie ? demanda-t-il, allant à la pêche au compliment.
— Non. En tout cas, pas par jalousie au sens simple du terme. »
Il se laissa aller dans le canapé, mains croisées derrière la nuque, et s’agita jusqu’à ce qu’il eût trouvé une position confortable. Elle attendit qu’il fût bien installé pour continuer. « L’autre partie, je crois, vient de ton ressentiment – non pas que certaines personnes soient plus riches que d’autres, mais qu’elles ne se rendent pas compte, ou refusent de reconnaître, que leur argent ne les rend pas supérieures ou ne leur donne pas le droit de faire n’importe quoi… qu’elles refusent aussi de considérer que la fortune dont elles disposent n’est pas forcément quelque chose qu’elles ont gagné ou mérité. » Elle lui sourit, avant de conclure : « Je pense que c’est au moins pour tout cela que tu les détestes autant.
— Et toi ? Tu ne les détestes pas ? »
Elle éclata de rire. « Il y en a trop dans ma famille pour que je puisse me le permettre ! » Il s’esclaffa à son tour. « Mais je les détestais, ajouta-t-elle, quand j’étais jeune et plus idéaliste qu’aujourd’hui. Puis un jour, j’ai compris que de toute façon, cela ne changerait jamais et comme il y en avait que j’avais fini par aimer beaucoup, et que je me rendais compte que cela ne changerait jamais non plus, j’ai compris que je n’avais pas d’autre choix que de les accepter tels qu’ils étaient.
— L’amour avant la vérité ?
— L’amour avant tout, Guido, j’en ai peur. » Elle lui avait répondu sur un ton mortellement sérieux.
Tout en se rendant à pied à la questure, le lendemain matin, Brunetti se dit tout d’un coup qu’il n’avait pas tenu compte d’au moins une anomalie dans l’affaire Moro : comment se faisait-il que le garçon eût été pensionnaire à l’Académie ? Il avait été tellement occupé à démêler les traditions et règles de vie dans l’école que, alors qu’il fouillait la chambre d’Ernesto, cette question évidente ne lui était pas venue à l’esprit : dans une culture encourageant les jeunes gens à vivre chez leurs parents jusqu’à leur mariage, comment se faisait-il que ce jeune homme fût pensionnaire, alors que ses parents habitaient à Venise ?
Au moment où il arrivait à la questure, il faillit se cogner contre la signorina Elettra, qui sortait par la porte principale. « Bonjour, signorina. Allez-vous quelque part ?
— Bonjour, commissaire… Avez-vous besoin de quelque chose ? » répondit-elle en consultant sa montre. Ce n’était pas vraiment une réponse, mais il n’y fit pas attention.
« Oui, j’aimerais que vous donniez un coup de téléphone pour moi. »
Elle revint dans l’encadrement de la porte. « À qui ?
— À l’Académie San Martino. »
Elle n’essaya pas de lui cacher sa curiosité. « Et que souhaitez-vous que je leur dise ? demanda-t-elle en prenant déjà la direction de l’escalier.
— Je voudrais savoir si les élèves doivent obligatoirement être pensionnaires, ou s’ils peuvent aller dormir chez leurs parents quand ceux-ci habitent Venise. J’aimerais me faire une idée du degré de flexibilité de leur règlement. Vous pourriez peut-être vous faire passer pour un parent qui se renseigne sur l’Académie. Dire que votre fils vient juste de finir le secondaire et qu’il a toujours voulu entrer dans l’armée et que, comme vous êtes Vénitienne, vous aimeriez qu’il ait la possibilité d’entrer à San Martino, du fait de la réputation de l’école.
— Et je devrais demander tout ça d’une voix pleine de patriotisme et de fierté ?
— Débordante de patriotisme et de fierté, même. »
Elle n’aurait pu faire mieux. La signorina Elettra parlait un italien des plus purs et élégants, et maîtrisait un dialecte vénitien tombé depuis longtemps en désuétude. Elle employa un mélange parfait des deux au téléphone, réussissant à avoir tout à fait l’air d’être ce qu’elle disait qu’elle était : l’épouse vénitienne d’un banquier romain qui venait d’être nommé à la tête de l’agence de Venise d’un établissement dont elle oublia de donner le nom. Après avoir fait attendre le secrétaire de l’Académie pendant qu’elle cherchait de quoi écrire, car il n’y avait rien à côté du téléphone (une précaution que lui recommandait pourtant de prendre son mari, s’excusa-t-elle), la signorina Elettra demanda quand commençait le semestre suivant, des détails sur les admissions, et à qui envoyer les lettres de recommandation et les bulletins scolaires. Lorsque le secrétaire lui proposa de la renseigner sur les frais de scolarité et le prix des uniformes, la femme du banquier ne voulut même pas en entendre parler, lui disant que leur comptable s’occupait de ces questions.
Brunetti, qui avait branché le haut-parleur pour suivre la conversation, fut stupéfait par la manière dont la signorina Elettra se mettait dans la peau du personnage, l’imaginant déjà retournant chez elle après une journée passée à courir les boutiques, et demandant au cuisinier s’il avait trouvé un authentique basilic de Gênes pour le pesto. Alors que le secrétaire de l’Académie lui disait qu’il espérait que le jeune Filiberto se plairait à l’école et que ses parents seraient satisfaits, la signorina Elettra l’interrompit : « Ah, une dernière question. Ça ne posera pas de problème qu’il dorme à la maison, n’est-ce pas ?
— Je vous demande pardon, signora, mais les garçons doivent en principe être tous pensionnaires. C’est d’ailleurs compris dans les frais. Où voudriez-vous qu’il passe la nuit ?
— Mais ici, avec nous, au palazzo, évidemment ! Il n’est pas question qu’il vive dans la promiscuité des autres garçons. Il n’a que seize ans ! » La femme du banquier n’aurait pas été plus horrifiée si le secrétaire lui avait demandé une pinte de sang. « Bien entendu, nous paierons intégralement les frais, mais il est impensable qu’on sépare de sa mère un enfant de cet âge.
— Ah, dit le secrétaire qui s’attacha surtout à la première partie de la réponse, faisant l’impasse sur la seconde, dans certains cas, et avec l’approbation du commandant, on peut faire des exceptions. Mais les élèves doivent être présents à huit heures, pour le premier cours de la journée.
— C’est la raison pour laquelle nous avons la vedette », répondit la signorina Elettra dans une dernière salve qui se termina par la promesse d’envoyer rapidement les papiers dûment signés, suivie de remerciements polis.
Brunetti éprouva une sympathie bien involontaire pour le vice-questeur Patta : l’homme n’avait tout simplement pas la moindre chance avec sa secrétaire. « Hé, Filiberto ? lança-t-il.
— Une idée de son père, répondit la signorina Elettra du tac au tac.
— Et vous, Eustasio, peut-être ?
— Non, Eriprando. »