13

 

Comme souvent, Brunetti fut réconforté par le fait de déjeuner chez lui en famille. Il n’aurait su dire si sa réaction était très différente de celle d’un animal retournant dans son terrier : en sécurité, réchauffé par la chaleur de ses petits s’excitant sur la proie qu’il avait rapportée. Toujours est-il qu’il retrouva le moral et repartit au travail plein d’énergie et décidé à reprendre la chasse.

Toute cette violence imaginaire disparut de son esprit lorsqu’il entra dans le bureau de la signorina Elettra et la trouva penchée sur des documents, menton dans le creux de la main, l’air parfaitement détendue et à l’aise. « Je ne vous dérange pas, j’espère ? » demanda-t-il quand il vit sur les papiers le sceau du ministère de l’intérieur avec, dessous, la bande rouge du classement « secret ».

« Non, pas du tout, commissaire, répondit-elle en glissant négligemment les papiers dans un classeur, ne faisant qu’exciter un peu plus l’intérêt de Brunetti.

— Puis-je vous demander un service ? » Il avait pris bien soin de la regarder droit dans les yeux et de ne pas loucher sur le classeur.

« Volontiers, signor. » Elle rangea le dossier dans le premier tiroir de son bureau et prit de quoi écrire, gardant son stylo à bille levé. « De quoi s’agit-il ?

— Avez-vous trouvé, dans les dossiers de l’Académie, quelque chose sur cette fille qui aurait été violée ? »

Le crayon retomba en claquant sur le bureau et son sourire s’effaça. Elle eut un mouvement de recul de tout son corps mais ne dit rien.

« Ça ne va pas, signorina ? » demanda-t-il, inquiet.

Elle regarda son stylo, le prit, fit jouer plusieurs fois le mécanisme de la pointe comme pour en vérifier le bon fonctionnement, puis leva les yeux et sourit à Brunetti. « Si, si, très bien, signor. » Elle regarda le carnet de notes, l’attira à elle et tint le stylo juste au-dessus. « Elle s’appelait comment ? Et quand est-ce arrivé ?

— Je ne sais pas… Ou plutôt, je ne suis pas sûr qu’il soit arrivé quelque chose. L’affaire doit remonter à environ huit ans ; je crois que ça s’est passé à San Martino pendant que j’étais à un séminaire à Londres. D’après le rapport original, la jeune fille aurait été violée par plusieurs garçons, me semble-t-il. Mais finalement, il n’y a eu aucune mise en accusation et on n’en a plus entendu parler.

— Dans ce cas, que voulez-vous que je cherche exactement, signor ?

— Je ne sais pas très bien, avoua Brunetti. Tout ce qui pourrait donner des précisions sur ce qui s’est réellement passé, quel était le nom de la jeune fille, pourquoi l’histoire a-t-elle été enterrée aussi vite… Bref, tout ce que vous pourrez trouver là-dessus. »

Elle mit un temps anormalement long à prendre ces questions en note, mais il attendit qu’elle eût fini. Le stylo toujours à la main, elle demanda : « S’il n’y a pas eu de mise en examen, je risque bien de ne pas trouver grand-chose, observa-t-elle.

— En effet. Mais j’espère qu’il y aura au moins un rapport sur le premier dépôt de plainte.

— Et s’il n’y en a pas ? »

Il était intrigué de la voir aussi hésitante à se lancer dans une enquête. « Alors voyez dans les journaux. Une fois que vous aurez la date, évidemment.

— Je regarderai dans votre dossier personnel, signor, et j’aurai ainsi les dates de votre séjour à Londres. » Elle leva les yeux sur lui, l’expression sereine.

« Oui, oui, bonne idée. Je serai dans mon bureau », ajouta-t-il bêtement.

Dans l’escalier, il se reprit à penser à la mercuriale de Paola contre les militaires, essayant de comprendre pourquoi il n’arrivait pas à les condamner aussi définitivement et avec la même virulence qu’elle. Cela tenait en partie, il le savait, à son expérience personnelle sous les drapeaux, même si elle avait été brève, et à l’attendrissement persistant qu’il éprouvait pour cette période de camaraderie vécue comme allant de soi. Ce n’était peut-être rien de plus relevé que l’instinct de meute, les chasseurs rassemblés autour de l’animal abattu répétant à satiété les incidents de la chasse du jour tandis que des morceaux de graisse fondent en grésillant dans le feu. Mais s’il fallait en croire ses souvenirs, sa loyauté s’était cantonnée à son groupe d’amis proches, sans se porter sur quelque idéal abstrait de corps ou de régiment.

Ses lectures historiques lui avaient offert de nombreux exemples de soldats morts pour défendre le drapeau du régiment ou en se livrant à des actes héroïques pour sauver ce qui était perçu comme l’honneur de leur groupe ; Brunetti avait toujours considéré ces comportements comme relevant du gaspillage et quelque peu stupides. Certes, en lisant le récit des événements, ou même les paroles prononcées lors des remises de décoration – souvent à titre posthume – à ces braves jeunes gens, Brunetti s’était senti ému par la noblesse de leur geste, mais l’antienne du solide bon sens n’avait pas pour autant cessé de retentir en fond sonore, lui rappelant qu’en fin de compte, ces jeunes gens avaient sacrifié leur vie pour protéger ce qui n’était rien de plus qu’un morceau de chiffon ; geste audacieux et courageux, sans aucun doute, mais aussi d’une témérité folle qui frisait l’idiotie.

Son bureau disparaissait sous les rapports d’un genre ou d’un autre qui s’étaient accumulés depuis plusieurs jours, tels les détritus de marées successives. Il se drapa dans le manteau du devoir et, pendant les deux heures suivantes, se livra à une activité aussi futile (quoique moins dangereuse) que celle qu’il reprochait l’instant d’avant à ces vaillants jeunes gens. En lisant les comptes rendus d’arrestation pour cambriolage, vol à la tire, escroqueries diverses – la litanie des délits pratiqués dans les rues de Venise –, il fut frappé de tomber aussi souvent sur des noms à consonance étrangère et par le fait que l’âge des délinquants les exemptait de toute punition. Ce n’était pas le fait lui-même qui le troublait, cependant, mais l’idée que chacune de ces arrestations signifiait un vote de plus pour la droite. Des années auparavant, il avait lu une nouvelle d’un auteur américain qui se terminait sur l’image d’une longue file de pécheurs, en route vers le paradis sur un grand arc dans le ciel. Il se représentait souvent la même file de pécheurs s’avançant lentement au milieu des cieux de la politique italienne, mais avec une destination qui n’était pas exactement le paradis.

Abruti par l’ennui qui suintait de cette tâche, il entendit qu’on l’appelait pas son titre et il leva les yeux.

« Ah, Pucetti, dit-il, faisant signe au jeune officier d’entrer. Viens t’asseoir. » Trop content de ce prétexte pour mettre la paperasse de côté, il tourna son attention vers le nouveau venu. « De quoi s’agit-il ? » demanda-t-il, brusquement frappé par l’apparence de jeunesse de son subordonné, dans son uniforme impeccable, un subordonné bien trop jeune pour porter une arme à son côté, bien trop innocent pour savoir s’en servir à bon escient.

« C’est à propos du jeune Moro, signor. Je suis passé vous voir hier, mais vous n’étiez pas là. »

C’était presque un reproche, quelque chose d’inhabituel de la part de Pucetti. Brunetti sentit une brusque pointe d’irritation à l’idée que ce gamin pût prendre un tel ton avec lui et il dut lutter contre l’envie de lui rétorquer qu’il avait décidé qu’il n’avait aucune raison de se hâter. Si tout le monde pensait que la police traitait la mort du jeune Moro comme un suicide, les gens auraient tendance à parler plus librement du cadet ; de plus, il n’avait pas à justifier sa décision à un subordonné. Il attendit simplement un peu plus qu’il l’aurait fait normalement, puis demanda simplement à Pucetti de parler.

« Vous vous souvenez, l’autre jour, quand nous étions là-bas, et que nous avons interrogé les cadets ? » demanda Pucetti. Brunetti fut tenté de lui rétorquer qu’il n’en était pas encore à l’âge où il faut longuement solliciter sa mémoire pour la faire revenir.

« Oui, bien sûr, se contenta-t-il de dire.

— Eh bien, c’est très étrange, signor. Quand nous sommes retournés leur parler, c’était à croire que personne ne le connaissait et n’avait été en classe avec lui. La plupart de ceux que j’ai interrogés m’ont dit qu’ils ne le connaissaient pas très bien. J’ai parlé avec le garçon qui l’a découvert, Pellegrini, mais il ne savait rien. Il s’était saoulé la veille, puis couché vers minuit, d’après ce qu’il m’a dit. Oui, enchaîna Pucetti avant que Brunetti ne lui posât la question, il avait été à une soirée chez un ami, à Dorsoduro. Je lui ai demandé comment il était rentré, et il m’a dit qu’il avait la clef de la porte cochère. Que le concierge lui en avait donné une pour vingt euros. À la manière dont il m’a raconté ça, j’ai eu l’impression que n’importe qui pouvait s’en procurer une. » Pucetti attendit de voir si son supérieur n’avait pas de question à ce sujet, puis continua : « J’ai demandé à son camarade de chambrée, qui m’a dit que c’était vrai, que Pellegrini l’avait même réveillé en arrivant. Quant à Pellegrini, il m’a dit qu’il s’était relevé à six heures pour boire et que c’était là qu’il avait vu Moro.

— Mais ce n’est pas lui qui a appelé, si ?

— Vous voulez dire qui nous a appelés, signor ?

— Oui.

— Non. C’est l’un des employés de l’école. Il était monté pour réparer quelque chose et il a entendu du bruit dans les lavabos et c’est lui qui a appelé quand il a vu ce qui s’était passé.

— Plus d’une heure après la découverte du corps par Pellegrini. » Brunetti s’était fait cette réflexion à voix haute. Pucetti ne réagissant pas, il ajouta : « Quoi d’autre ? Continue. Qu’est-ce qu’ils disaient de Moro ?

— Tout est là-dedans, signor », répondit le policier en posant un dossier sur le bureau de Brunetti. Il se tut un instant, évaluant ce qu’il devait encore ajouter. « Je sais que ça va vous paraître bizarre, signor, mais j’ai eu l’impression que la plupart d’entre eux étaient indifférents à cette affaire. Qu’ils n’avaient pas l’attitude que vous ou moi aurions s’il arrivait quelque chose de pareil à quelqu’un qu’on connaîtrait ou avec qui on travaillerait. » Il parut réfléchir à ce qu’il venait de dire avant de poursuivre. « Ça faisait un sale effet, cette manière de parler comme s’ils ne le connaissaient pas. Or ils vivent tous ensemble, ils vont en cours ensemble ! Comment pouvaient-ils prétendre qu’ils ne le connaissaient pas ? » Entendant sa voix monter dans les aigus, Pucetti fit un effort pour se calmer. « Bref, l’un d’eux m’a dit qu’il avait été en cours avec Moro deux jours avant, le vendredi, et qu’ils avaient étudié ce soir-là et le lendemain, ensemble, en vue d’un examen.

— Quand devait avoir lieu l’examen ?

— Le lendemain.

— Le lendemain de quoi ? De sa mort ?

— Oui, signor. »

La conclusion de Brunetti fut instantanée, mais il posa néanmoins la question à Pucetti. « Et tu en déduis quoi ? »

Il était évident que le jeune policier l’avait anticipée, car il répondit sans hésiter. « Les gens qui se suicident, enfin, il me semble, le font plutôt après un examen, au moins après avoir vu à quel point leurs résultats étaient mauvais, et c’est ça qui les décide… C’est en tout cas ce que je ferais – à vrai dire, il m’en faudrait bien plus qu’échouer à un stupide examen pour ça.

— Et qu’est-ce qui pourrait te pousser à te suicider ? »

Pucetti ouvrit un œil rond qui le fit ressembler à une chouette. « Oh, je ne vois vraiment pas quoi, signor. Et vous ?

— Non, je ne vois vraiment pas non plus, répondit Brunetti en secouant la tête rien qu’à cette idée. Mais je suppose qu’on ne sait jamais. » Il avait des amis qui se suicidaient à petit feu avec le stress, les cigarettes ou l’alcool, et certains de ces amis avaient des enfants qui se shootaient avec des choses plus radicales encore, mais il n’en voyait aucun, du moins pour le moment, qui pourrait être tenté par le suicide. C’était peut-être pour ça qu’un suicide faisait parfois l’effet d’un coup de tonnerre, quand il était commis par la personne qui aurait paru la moins susceptible de le faire.

Son attention revint à Pucetti au moment où celui-ci finissait sa phrase : « … d’aller skier cet hiver.

— Le fils Moro ? » demanda Brunetti, simulant l’incrédulité pour dissimuler le fait qu’il n’avait pas écouté.

— Oui, signor. Et le cadet qui me l’a dit a ajouté que Moro attendait ça avec impatience, qu’il adorait vraiment skier. » Une fois de plus, Pucetti ménagea un silence pour permettre à son supérieur de faire un commentaire, mais il n’y en eut pas. « Il paraissait bouleversé, signor.

— Qui ça, le garçon qui t’en a parlé ?

— Oui.

— Et pour quelle raison ? »

Pucetti lui jeta un regard étonné, intrigué que son patron n’eût pas déjà deviné. « Parce que s’il ne s’est pas suicidé, c’est que quelqu’un l’a assassiné. »

À l’expression de satisfaction ravie qui se peignit sur le visage de Brunetti, le jeune policier commença à soupçonner, non sans ressentir un peu de gêne, que celui-ci y avait déjà pensé.