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Il fallut un certain temps aux autorités pour réagir à la mort du cadet Moro, même si ce retard ne pouvait être imputé au comportement de son camarade de classe, Pietro Pellegrini. Lorsque les spasmes de vomissement s’étaient calmés, le garçon était retourné dans sa chambre et, à l’aide de son portable (devenu une sorte d’appendice naturel ou presque, tant il s’en servait et le consultait) avait appelé son père, en voyage d’affaires à Milan, pour lui expliquer ce qu’il venait de découvrir. L’homme, qui était avocat, commença par dire qu’il allait appeler la police, puis retrouva son bon sens et conseilla à son fils de le faire lui-même, sur-le-champ.
Pas un seul instant Pellegrini père n’avait pensé que son fils puisse avoir quelque chose à voir avec la mort de son condisciple, mais, avocat au pénal, il connaissait trop bien la tournure suspicieuse de l’esprit des policiers. Non seulement leurs soupçons ne pouvaient que se porter sur une personne qui aurait hésité à rapporter un crime à la police, mais ils ne demanderaient pas mieux que de choisir cette solution de facilité. Il dit donc à son fils – en fait, il s’agissait plutôt d’un ordre – d’appeler tout de suite « les autorités ». Formé à l’obéissance par son père et par les deux années qu’il venait de passer à San Martino, Pietro supposa que les autorités en question étaient les responsables de l’Académie et descendit donc au rez-de-chaussée signaler à son supérieur la présence d’un cadavre dans les lavabos du troisième étage.
Le policier de la questure qui prit l’appel en provenance de l’Académie demanda le nom de son correspondant, le nota, voulut savoir qui avait découvert le cadavre, et nota aussi la réponse. Après avoir raccroché, le policier, perplexe, fit appel au collègue qui était de service au central avec lui : ne fallait-il pas transmettre l’appel aux carabiniers, car l’Académie, étant une institution militaire, relevait peut-être de leur juridiction plutôt que de celle de la police de la ville ? Les deux policiers en débattirent pendant quelques minutes, puis le second eut l’idée d’appeler dans la grande salle pour savoir si quelqu’un ne pourrait pas résoudre pour eux cet épineux problème de procédure. Ils eurent de la chance. L’un des hommes de service leur affirma que l’Académie était une institution privée, sans lien officiel avec l’armée – il le savait, car le fils de son dentiste y était étudiant ; c’était donc bien à la questure de réagir à l’appel. Les deux compères du central prirent le temps d’analyser cette réponse, finissant par reconnaître qu’ils étaient d’accord avec leur collègue. Celui qui avait pris l’appel remarqua qu’il était plus de huit heures et composa le numéro de son supérieur, le commissaire Guido Brunetti, sûr qu’il se trouvait déjà dans son bureau.
Brunetti lui confirma que l’affaire était bien de leur ressort et voulut savoir à quelle heure avait eu lieu l’appel.
« À sept heures vingt-six, signor », fut la réponse précise du scrupuleux Alvise.
Brunetti jeta un coup d’œil à sa montre : le coup de fil datait de plus d’une demi-heure, mais Alvise n’étant pas, et de loin, l’étoile la plus brillante dans la galaxie de la questure, il se garda bien de faire un commentaire, lui ordonnant simplement de commander une vedette et de dire qu’il descendait.
Lorsque Alvise eut raccroché, le commissaire alla regarder le tableau de service. Voyant que le nom de l’inspecteur Lorenzo Vianello n’y figurait pas pour la journée ni pour le lendemain, il l’appela chez lui et lui expliqua en deux mots ce qui était arrivé. « On se retrouve là-bas », lui répondit Vianello avant même que Brunetti lui ait demandé quoi que ce soit.
Pour une fois, Alvise avait été capable d’informer le pilote de la vedette qu’il était requis par le commissaire Brunetti, cette délicate tâche ayant sans doute été facilitée par le fait que le pilote en question était assis au bureau situé en face du sien ; si bien que lorsque Brunetti sortit de la questure, quelques minutes plus tard, il trouva Alvise et le pilote sur l’appontement, le moteur de la vedette tournant au ralenti. Pourtant Brunetti ne monta pas tout de suite. « Remonte là-haut et envoie-moi Pucetti, dit-il à Alvise.
— Mais… vous ne voulez pas que je vous accompagne, signor ? » demanda Alvise, l’air aussi désappointé qu’une future mariée abandonnée par son prétendant sur les marches de l’église.
— Non, ce n’est pas ça, Alvise. Mais si jamais cette personne rappelle, je préfère que ce soit toi qui sois là pour assurer la continuité, puisque tu l’as déjà eue en ligne. On en apprendra davantage de cette façon. »
En dépit de l’absurdité manifeste de cette explication, Alvise parut la trouver plausible ; Brunetti se fit la réflexion – et ce n’était pas la première fois – que c’était la totale absence d’intelligence de son subordonné qui la lui faisait accepter si facilement. L’homme retourna docilement à la questure. Une minute plus tard, Pucetti en sortait et sautait sur le pont de la vedette. Le pilote écarta son bateau et prit la direction du Bacino. La pluie nocturne avait lessivé la pollution de l’air, et la ville se détachait dans toute sa gloire sur un ciel matinal limpide, même si les prémisses des fraîcheurs automnales se faisaient déjà sentir.
Cela faisait plus de dix ans que Brunetti n’avait eu aucun motif de se rendre à l’Académie – depuis la remise de son diplôme au fils d’un de ses cousins issu de germain. Après être entré dans l’armée comme sous-lieutenant, une fleur qu’il était courant de faire aux diplômés de San Martino, dont la plupart étaient eux-mêmes fils de militaires, le jeune homme était régulièrement monté en grade, à la grande joie de son père mais à la perplexité du reste de la famille. Il n’existait aucune tradition militaire chez les Brunetti, pas plus que dans la famille maternelle du garçon, même si l’une et l’autre avaient eu affaire de manière cuisante à cette institution. C’était en effet la génération des parents de Brunetti qui non seulement s’était battue pendant le dernier conflit, mais avait vu les combats se dérouler autour d’eux, sur leur propre sol.
Ainsi, depuis sa plus tendre enfance, Brunetti avait entendu ses parents parler de l’armée, de ses œuvres et de ses pompes, avec le mépris affiché qu’eux et leurs amis réservaient aussi au gouvernement et à l’Église. La piètre estime en laquelle il tenait l’armée s’était renforcée au cours des années, depuis son mariage avec Paola Falier, une femme qui nourrissait de solides idées de gauche, parfois incohérentes. Aux yeux de Paola, la plus grande gloire de l’armée italienne était la longue succession de défaites et de retraites qu’elle avait connue, et son plus grand échec, le fait que, au cours des deux guerres mondiales, ses chefs, politiques et militaires, ignorant cette réalité, avaient provoqué la mort inutile de centaines de milliers de jeunes gens dans la fleur de l’âge, tout cela pour poursuivre de vains et illusoires rêves de gloire et servir les objectifs politiques d’autres nations.
Bien peu de ce que Brunetti avait pu observer pendant son service militaire – période qui ne se signalait par aucun haut fait – ou au cours des décennies qui avaient suivi n’avait pu le convaincre que Paola se trompait. Au fond, l’institution militaire, en Italie ou ailleurs, n’était pas très différente de la Mafia : dominée par des hommes qui n’avaient que mépris pour les femmes, des individus qui étaient incapables de se comporter en hommes d’honneur ou de manière simplement honnête hors de leur service, avides de pouvoir, pleins de mépris pour la société civile, et simultanément froussards et violents. Non, peu de chose les distinguait l’une de l’autre, sinon que l’une était facilement reconnaissable par ses uniformes alors que l’autre avait un penchant plus net pour Armani et Brioni.
Brunetti connaissait les histoires qui circulaient sur l’Académie. Installée dans le quartier de la Giudecca en 1852 par Alessandro Loredan, un des premiers partisans de Garibaldi en Vénétie, devenu l’un de ses généraux au moment de l’indépendance, l’école était située, à l’origine, dans un grand bâtiment sur l’île. Mort sans enfants, Loredan avait légué le bâtiment, ainsi que le palazzo familial et sa fortune, à un fonds ayant pour mission de consacrer les revenus de ses biens à l’Académie militaire, à laquelle il avait donné le nom du saint patron de son père.
La petite oligarchie vénitienne, qui ne comptait peut-être pas parmi les partisans les plus sincères du Risorgimento, fut en revanche ravie de savoir que de ce fait, la fortune de Loredan allait rester dans la ville. À peine était-il mort depuis quelques heures que l’on connaissait la valeur exacte de sa succession, et il ne fallut qu’une poignée de jours aux exécuteurs testamentaires désignés nommément sur le testament pour attribuer à un officier à la retraite, par le plus grand des hasards beau-frère de l’un d’eux, le poste d’administrateur de l’Académie. Ainsi en avait-il toujours été depuis : un établissement régi selon un code strictement militaire, où les fils des officiers et des gens de la haute pouvaient acquérir la formation et l’entregent qui leur permettraient de devenir à leur tour officiers.
Brunetti fut tiré de ses pensées lorsque la vedette s’engagea dans le canal situé juste derrière l’église Sant’Eufemia et accosta. Pucetti se saisit de l’amarre, sauta à terre et la frappa à l’anneau métallique fixé entre les pavés. Puis il tendit la main à Brunetti pour l’aider à quitter le bateau.
« C’est bien par là, n’est-ce pas ? dit Brunetti avec un geste vers l’autre côté de l’île et la lagune, à peine visible au loin.
— Je ne sais pas, signor, avoua Pucetti. Je dois reconnaître que quand je viens ici, c’est pour aller au Redentore. Je n’ai aucune idée d’où elle se trouve. » D’ordinaire, aucun aveu de provincialisme de la part de ses compatriotes vénitiens n’arrivait à surprendre Brunetti, mais Pucetti lui avait paru plus ouvert d’esprit et intelligent.
Comme s’il avait compris la déception de son supérieur, Pucetti ajouta : « La Giudecca m’a toujours fait l’impression d’un pays étranger, signor. C’est sans doute à cause de ma mère : elle en parlait comme si elle ne faisait pas partie de Venise. Je crois que si on lui avait donné les clefs d’une maison sur la Giudecca, elle les aurait rendues. »
Estimant plus sage de ne pas lui répondre que sa propre mère partageait ces sentiments et que lui-même y avait jadis entièrement adhéré, Brunetti se contenta de dire que l’établissement se trouvait à l’autre extrémité du canal, avant d’en prendre la direction.
Même d’où il était, encore à quelques dizaines de mètres, il voyait que le grand portail d’entrée donnant sur la cour intérieure de l’Académie était largement ouvert. Il se tourna vers Pucetti. « Tâche de savoir si les portes étaient ouvertes ce matin, et si les entrées et les sorties sont contrôlées. Oui, et pour la nuit dernière aussi, ajouta-t-il avant même que Pucetti ait pu ouvrir la bouche. Pas besoin d’attendre de savoir depuis combien de temps il est mort. Une dernière chose : qui a la responsabilité des clefs, et qui ferme ce portail le soir. » Il était inutile d’expliquer à Pucetti comment poser ses questions, ce qui était un soulagement pour Brunetti, car les hommes sous ses ordres avaient tendance à ressembler à Alvise plutôt qu’à Vianello, question capacités.
Celui-ci se tenait déjà devant le portail. Il accueillit son supérieur d’un léger mouvement du menton et adressa un signe de tête à Pucetti. Décidant qu’il valait peut-être la peine d’apparaître sans se faire annoncer et en civil, Brunetti dit à Pucetti de retourner au bateau et d’attendre une dizaine de minutes avant de le rejoindre.
Il fut évident, une fois que Vianello et Brunetti se trouvèrent à l’intérieur, que la nouvelle de la mort d’un cadet s’était déjà répandue. Sans doute était-ce la vue de petits groupes de garçons et de jeunes gens tenant des conciliabules à voix basse un peu partout dans la cour qui fit faire cette déduction au commissaire, ou alors la vue de l’un d’eux qui avait des chaussettes blanches et non bleu marine avec ses chaussures d’uniforme, signe certain de la précipitation avec laquelle il s’était habillé. Puis Brunetti vit qu’aucun d’eux ne tenait de livres ou de matériel de classe à la main. Militaire ou non, on était ici dans une école ; et dans une école, les élèves trimballent partout des livres et des cahiers, à moins, bien sûr, qu’un événement aussi important qu’inopiné ne se soit produit.
L’un des garçons d’un groupe proche de l’entrée quitta ses camarades et s’avança vers les deux nouveaux arrivants. « Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? » demanda-t-il d’un ton qui exigeait manifestement des explications sur cette intrusion. Les traits marqués, le style beau ténébreux, il était presque aussi grand que Vianello, alors qu’il ne devait avoir que dix-sept ou dix-huit ans tout au plus. Les autres observaient la confrontation de loin.
Devant cette provocation, Brunetti répondit en disant qu’il voulait parler au responsable.
« Et qui êtes-vous ? » rétorqua le jeune homme.
Sans répondre, Brunetti fixa son interlocuteur longuement et calmement. Mais le jeune homme ne cilla pas ni ne recula lorsque Brunetti esquissa un mouvement dans sa direction. Il portait l’uniforme réglementaire – pantalon et veste bleu foncé, chemise blanche, cravate – et avait deux bandes dorées à ses manches. Devant le silence de Brunetti, il changea de position et se tint les mains sur les hanches, n’abaissant pas le regard et refusant de répéter sa question.
« Comment appelle-t-on le responsable, ici ? demanda Brunetti comme si l’autre n’avait rien dit. Je ne parle pas de son nom, mais de son titre.
— Commandant, laissa échapper le beau ténébreux.
— Ah, très imposant. » Il ne savait trop si le comportement du jeune cadet l’offensait parce qu’il violait la règle voulant qu’on s’adresse avec respect à plus âgé que soi, ou s’il n’était pas simplement irrité par ses manifestations de matamore. Se tournant vers Vianello, il dit : « Prenez le nom de ce jeune homme, inspecteur. » Puis il partit vers l’escalier qui conduisait à l’intérieur du Palazzo.
Il grimpa cinq marches, poussa une porte et se retrouva dans un foyer parqueté de bois de différentes essences, suivant un motif géant de diamant. Les pieds bottés avaient usé ce parquet selon un itinéraire conduisant jusqu’à une porte ouvrant dans le mur opposé. Brunetti, s’étonnant de trouver la salle vide, la traversa et ouvrit la porte. Un couloir conduisait vers l’arrière du bâtiment, entre deux murs ornés de drapeaux qu’il supposa être de régiment. Certains arboraient le lion de San Marco ; d’autres, des animaux différents, tout aussi agressifs : dents exhibées, griffes tendues, toisons hérissées.
La première porte à droite portait un simple numéro sur son linteau, ainsi que la deuxième et la troisième. Comme il passait devant la dernière, un garçon, qui ne devait pas avoir plus de quinze ans, fît irruption dans le couloir et s’arrêta, surpris de voir Brunetti. Celui-ci lui adressa un signe de tête courtois et lui demanda où se trouvait le bureau du commandant.
Son ton et ses manières provoquèrent un réflexe quasi pavlovien chez l’adolescent, qui se mit au garde-à-vous et salua. « Au premier étage, signor. Troisième porte à gauche. »
Brunetti résista à la tentation de lui lancer « Repos ! », se contentant d’un « Merci » plus neutre, et revint sur ses pas.
En haut de l’escalier, il suivit les instructions du cadet. À côté de la troisième porte à gauche se trouvait une plaque où on lisait, effectivement, COMMANDANT GIULIO BEMBO.
Brunetti frappa, attendit quelques secondes, frappa à nouveau. Puis il se dit qu’il pouvait tirer avantage de l’absence du commandant pour jeter un coup d’œil dans son bureau et tourna la poignée pour entrer. Il serait difficile de dire qui fut le plus surpris, de Brunetti ou de l’homme qui se tenait devant l’une des fenêtres, quelques feuilles de papier à la main.
« Oh, je vous demande pardon, dit Brunetti. Un élève m’a dit que je pouvais venir vous attendre dans votre bureau. J’ignorais que vous vous y trouviez. » Il se tourna vers la porte, puis revint sur ses pas, comme s’il ne savait trop s’il devait rester ou s’en aller.
L’homme s’était retourné. La lumière qui tombait de la fenêtre et qui l’encadrait créait un contre-jour qui empêchait de distinguer ses traits. Brunetti voyait seulement qu’il portait un uniforme différent de celui des garçons, d’un ton plus clair et sans bande de commandement le long du pantalon. La double rangée de médailles dont sa poitrine était bardée se déployait sur plus d’une main de largeur.
L’homme posa les papiers sur son bureau sans chercher à s’approcher de Brunetti. « Et vous êtes ? demanda-t-il, de façon à donner l’impression qu’on le dérangeait.
— Commissaire Guido Brunetti. J’ai été envoyé pour enquêter sur le décès qui s’est produit dans l’Académie. » À strictement parler, c’était inexact, car il s’était lui-même envoyé en mission, mais il ne voyait aucune raison de l’expliquer au commandant. Il s’avança et tendit la main d’un geste parfaitement naturel, comme s’il était tellement idiot qu’il n’avait pas remarqué l’accueil glacial qui lui était fait.
Après un temps suffisamment long pour bien montrer qui était le patron ici, Bembo s’avança et vint serrer la main de Brunetti. Sa poignée de main était ferme et tout indiquait que le commandant se retenait d’employer toute sa force par crainte des conséquences que cela pourrait avoir sur les phalanges du policier.
« Ah, oui, un commissaire… » Il marqua une pause pour faire bien sentir tout le poids de cette remarque. « Je suis surpris que mon ami le vice-questeur Patta ne m’ait pas téléphoné pour m’avertir de votre venue. »
Brunetti se demanda si cette allusion un peu lourde à son supérieur, lequel n’allait pas faire d’apparition dans son bureau avant une bonne heure, avait pour but de l’intimider et de lui faire dire qu’il ferait tout son possible pour mener discrètement son enquête, sans déranger le commandant. « Je suis sûr qu’il le fera dès que je lui aurais soumis mon rapport préliminaire.
— Bien entendu », dit Bembo en allant s’asseoir derrière son bureau. D’un geste de la main qui se voulait élégant, il engagea Brunetti à en faire autant sur le siège en face. Le commissaire voulait se faire une idée sur le désir qu’avait ou non Bembo de voir l’enquête commencer rapidement. Il n’y avait aucune hâte anormale dans la manière dont il déplaça calmement des petits objets sur son bureau, puis aligna une pile de papiers. Brunetti garda le silence.
« C’est une affaire très malheureuse », dit finalement Bembo.
Brunetti se contenta judicieusement d’acquiescer.
« C’est la première fois que nous avons un suicide à l’Académie, reprit Bembo.
— Je comprends. Ce doit être un choc. Quel âge avait le garçon ? » Brunetti prit un carnet de note dans la poche de sa veste et le replia sur une page vierge. Puis il se tapota les poches et, avec un sourire gêné, se pencha pour prendre un crayon qui se trouvait sur le bureau du commandant. « Si vous permettez, signor. »
Bembo ne prit pas la peine de répondre à ça. « Dix-sept ans, je crois.
— Il s’appelait ?
— Ernesto Moro. »
Le mouvement de surprise de Brunetti, à la mention de l’un des noms les plus célèbres de Venise, ne fut nullement calculé.
« Oui, reprit Bembo, le fils de Fernando Moro. »
Avant d’abandonner la vie politique, le dottor Fernando Moro avait été pendant quelques années député au Parlement italien et comptait parmi les rares représentants à être universellement reconnu pour avoir rempli ses fonctions honnêtement et honorablement. Les petits plaisantins vénitiens racontaient que ses collègues l’avaient constamment fait passer d’un comité à l’autre tant cette honnêteté était un embarras pour eux : dès l’instant où il devenait évident que Moro était immunisé contre les tentations de l’argent et du pouvoir, ils n’avaient de cesse de l’évincer de leur fromage. On citait souvent sa carrière comme un exemple du triomphe de l’espoir devant l’expérience, comme l’avait si bien dit Samuel Johnson, car chacun des présidents qui avait vu Moro nommé dans son comité était convaincu que, cette fois, il arriverait bien à lui faire comprendre qu’il fallait soutenir les projets de loi qui avaient pour fin de remplir les poches de quelques-uns aux dépens de tous.
Sauf qu’aucun d’eux, en trois ans, n’était parvenu à corrompre le dottor Moro. Puis, il y avait deux ans de cela, il avait brusquement et sans explications renoncé à son siège de parlementaire pour revenir pratiquer la médecine à plein-temps dans son cabinet.
« L’a-t-on informé ? voulut savoir Brunetti.
— Qui ça ? demanda Bembo, manifestement intrigué par la question du commissaire.
— Eh bien, son père. »
Bembo secoua la tête. « Je ne sais pas. N’est-ce pas de la responsabilité de la police ? »
Brunetti, se forçant à manifester la plus grande retenue, jeta un coup d’œil à sa montre. « Quand a-t-on découvert le corps ? » En dépit de ses efforts pour garder un ton neutre, il y avait comme un reproche dans sa voix.
Bembo se hérissa. « Ce matin tôt.
— Oui, mais à quelle heure ?
— Je l’ignore. Peu de temps avant qu’on ait appelé la police.
— Combien de temps, ce peu de temps ?
— Je n’en ai aucune idée. On m’a appelé chez moi.
— À quelle heure ? » demanda Brunetti, le crayon suspendu au-dessus du carnet.
Le commandant serra les lèvres, cachant mal son irritation. « Je ne sais pas exactement. Vers sept heures, je dirais.
— Étiez-vous déjà réveillé ?
— Bien entendu.
— Et est-ce vous qui avez appelé la police ?
— Non, cela avait déjà été fait par quelqu’un d’ici. »
Brunetti décroisa les jambes et se pencha vers son interlocuteur.
« Nous avons reçu cet appel à sept heures vingt-six d’après la main courante, commandant. C’est-à-dire une demi-heure après qu’on vous a appelé pour vous dire que le cadet Moro était mort. » Il s’interrompit pour donner à Bembo le temps de s’expliquer, mais l’homme n’en fit rien. « Pourriez-vous me suggérer une explication pour ce délai ?
— Pourquoi ?
— Pour ce décalage d’une demi-heure avant d’informer les autorités d’une mort suspecte dans l’institution que vous dirigez.
— Ce jeune homme s’est suicidé. C’est évident.
— L’avez-vous vu vous-même ? »
Le commandant ne répondit pas tout de suite. Il s’enfonça dans son siège et étudia l’homme qui lui faisait face. Puis il répondit : « Oui, je l’ai vu. La première chose que j’ai faite en arrivant ici a été d’aller le voir. Il s’était pendu.
— Et le délai ? » insista Brunetti.
Bembo repoussa la question d’un geste dédaigneux. « Je n’en ai aucune idée. Sans doute ont-ils pensé que j’avais appelé la police, alors que je croyais moi-même que c’était déjà fait. »
Laissant passer assez de temps pour que cette explication apparaisse dans toute son absurdité, Brunetti demanda à Bembo s’il savait qui avait appelé.
« Je viens juste de vous dire que je l’ignorais. Celui qui l’a fait a dû donner son nom.
— Certainement, fit Brunetti en écho avant de revenir à son sujet. Mais personne n’a contacté le dottor Moro ? »
Bembo secoua la tête.
Brunetti se leva. « Je vais veiller à ce que quelqu’un le fasse. »
Le commandant ne prit pas la peine de se lever. Brunetti attendit quelques instants, curieux de voir si l’homme allait souligner le fossé qui les séparait en consultant un document sur son bureau alors que Brunetti n’était même pas encore sorti. Mais non. Il resta assis, les mains croisées sur le plateau, immobile, regardant Brunetti.
Le commissaire glissa le carnet dans sa poche, reposa soigneusement le crayon à l’endroit où il l’avait pris et quitta le bureau.