12

 

Arrivé avant les enfants, Brunetti décida de tenir compagnie à Paola pendant qu’elle finissait de préparer le repas. Il profita de ce qu’elle mettait la table pour soulever le couvercle des casseroles et ouvrir la porte du four, soulagé de ne tomber que sur des plats familiers : soupe de lentille, poulet au chou rouge et ce qui lui paraissait être une salade de Trévise.

« Dois-tu faire appel à tous tes talents de détective pour examiner cette volaille ? lui demanda-t-elle en posant les verres sur la table.

— Non, pas vraiment, répondit-il après avoir refermé le four et s’être redressé. Mes investigations concernaient la salade, chère signora, et je me demandais s’il n’y en avait pas avec des traces de cette même pancetta que j’ai détectée dans la soupe de lentilles.

— Avec un flair pareil, dit-elle en venant lui poser un doigt sur le bout du nez, il ne devrait plus y avoir un seul crime dans cette ville. » Elle souleva le couvercle de la casserole de soupe et remua un instant le mélange. « Tu rentres tôt.

— J’étais du côté de San Marco et il aurait été absurde de retourner à la questure, dit-il, prenant une gorgée d’eau minérale. Je suis passé voir la signora Moro… » Paola resta sans réaction. « Je voulais lui poser quelques questions sur son accident de chasse.

— Et alors ?

— Alors, quelqu’un lui a tiré dessus depuis un bois qui est proche de la maison de ses amis. À ce moment-là, d’autres chasseurs sont arrivés et l’ont emmenée à l’hôpital.

— Et tu es bien sûr qu’il s’agit d’autres chasseurs ? Observa Paola, donnant la preuve que son scepticisme inné s’était trouvé renforcé par vingt années de mariage avec un policier.

— Il semblerait bien », se contenta-t-il de répondre.

Sachant à quel point il lui répugnait d’aborder la question du jeune homme, Paola le relança : « Et son fils ?

— Elle est certaine qu’il ne s’est pas suicidé, mais c’est tout ce qu’elle a dit.

— C’est sa mère, il faut la croire.

— Comme ça, tout simplement ? s’étonna Brunetti, incapable de dissimuler son propre scepticisme.

— Oui, tout simplement. Si quelqu’un pouvait savoir ce dont il était capable, c’était bien elle. »

Peu désireux de contester cette affirmation, il remplit de nouveau son verre d’eau et alla se poster à la fenêtre qui donnait au nord. Derrière lui, Paola demanda : « Et de quoi a-t-elle l’air ? »

Il évoqua l’image de la signora Moro, sa voix, ses yeux qui n’avaient manifesté aucune curiosité pour lui, la peau délicate de son cou. « Elle est… réduite. Elle a perdu son intégrité. » Il crut que Paola allait lui demander d’être plus clair, mais elle ne fit aucun commentaire. « Je n’ai vu qu’une photo plus ancienne d’elle, datant de quelques années, où elle est avec son mari et son fils qui n’est encore qu’un petit garçon. C’est bien la même personne ; si tu préfères, on la reconnaît très bien d’après cette photo, mais elle a perdu quelque chose, elle est… amoindrie.

— Je comprends. Bien sûr, qu’elle a perdu quelque chose, qu’elle est amoindrie. »

Rien ne lui permettait de penser que Paola aurait une réponse à sa question, mais il la posa tout de même. « Et cet amoindrissement, crois-tu qu’il disparaîtra un jour ? »

À cet instant, il comprit qu’il l’obligeait par là à penser à la mort éventuelle de leurs propres enfants, car la seule manière d’y répondre était de se mettre à la place de Federica Moro. Il regretta sa question au moment même où elle lui sortait de la bouche. Jamais il n’avait osé lui demander si elle avait envisagé une telle possibilité, et il ignorait si elle y pensait souvent. Bien qu’ayant toujours trouvé lui-même absurde que des parents fussent outre mesure inquiets pour la sécurité de leurs enfants, pas un jour ne passait sans qu’il n’éprouvât lui-même de l’inquiétude pour les siens. Il avait beau savoir que c’était ridicule, en particulier dans une ville où ne circule aucune voiture, cela n’entamait en rien son anxiété ni ne l’empêchait d’énumérer dans sa tête tout ce qui pourrait mettre leur sécurité en péril.

La voix de Paola vint interrompre sa rêverie. « Non. Je ne pense pas qu’on puisse se remettre de la mort d’un enfant… pas complètement.

— Crois-tu que c’est pire quand on est la mère ? »

Elle rejeta cette idée d’un revers de la main. « Non. C’est absurde. » Il lui fut reconnaissant de ne pas donner un exemple prouvant que le chagrin d’un père pouvait être aussi profond que celui d’une mère.

Il se détourna de la vue des montagnes et leurs regards se croisèrent. « D’après toi, qu’est-ce qui est arrivé ? » demanda-t-elle.

Il secoua la tête, se sentant tout à fait incapable de donner une cohérence aux différents drames vécus par la famille Moro. « Tout ce dont je dispose, c’est de quatre événements : il écrit son rapport sur les services de santé et tout ce qu’il y gagne est de se faire taper sur les doigts ; il est élu au Parlement mais démissionne avant la fin de son mandat ; sa femme est victime d’un accident de chasse peu avant sa démission ; son fils est retrouvé pendu dans les lavabos de l’Académie San Martino.

— Est-ce que l’Académie a quelque chose à voir là-dedans ?

— Quelque chose à voir ? En quoi ? Parce que c’est une école militaire ?

— C’est la seule chose qui la distingue des autres, non ? Ça, et le fait qu’ils passent l’hiver à marcher dans les rues comme une colonie de pingouins. Et le reste de l’année à toiser tout le monde, le nez en l’air, comme s’ils étaient importunés par une odeur nauséabonde. » Telle était la manière dont Paola décrivait habituellement les gens snobs et leur comportement. Comme elle était la fille d’une comtesse et d’un comte et avait passé sa jeunesse entourée de tous les symboles de la richesse et de gens titrés, il se disait qu’elle devait savoir de quoi elle parlait.

« J’ai toujours entendu dire que l’école avait de bons résultats, dit-il.

— Tu parles ! explosa-t-elle, faisant disparaître une telle possibilité de cette seule réplique.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une démonstration convaincante, aussi cohérente et bien raisonnée qu’elle soit. »

Paola lui fit face et, les mains sur les hanches, prit la pose d’une actrice s’efforçant d’incarner le rôle de la Femme en Colère. « Ma démonstration n’est peut-être pas convaincante, mais je vais m’employer à ce qu’elle le soit.

— Ah, j’adore quand tu te mets en colère comme ça, ma chère Paola », dit-il d’une voix forcée de tête. Elle laissa retomber ses mains et éclata de rire. « Allez, raconte-moi tout. » Il tendit la main vers la bouteille de pinot noir, sur le comptoir.

« Tu te souviens de Susanna Arici ? Elle y a enseigné, tout de suite après son retour de Rome, alors qu’elle attendait sa nomination dans l’Éducation nationale. Elle croyait qu’en acceptant un poste à temps partiel à l’Académie, elle aurait déjà un pied dans le système. » Devant le regard interrogateur de Guido, elle s’expliqua mieux. « Elle pensait que l’école était dirigée par l’armée, ce qui en aurait fait un établissement d’État. Mais en réalité, elle est entièrement privée, sans aucun lien officiel avec l’armée – ce qui ne l’empêche pas, semble-t-il, de recevoir une aide publique assez considérable. Si bien qu’elle s’est retrouvée avec un boulot à temps partiel mal payé, point. Et lorsque arriva le moment de créer un poste permanent, ce n’est pas à elle qu’on l’attribua.

— Qu’est-ce qu’elle enseignait, l’anglais, non ? » demanda Brunetti, qui avait rencontré Susanna à plusieurs reprises. Sœur cadette d’une ancienne camarade de classe de Paola, elle était allée poursuivre ses études à Urbino puis était revenue enseigner à Venise, où elle vivait toujours ; divorcée à l’amiable d’un premier mari, elle vivait avec le père de sa seconde fille.

« Oui. Mais elle n’y est restée qu’un an. »

Comme l’histoire remontait à une dizaine d’années, Guido observa que les choses avaient pu changer, depuis.

« Je ne vois pas pourquoi. Si les établissements publics ont changé, eux, c’est pour devenir encore pires qu’avant, bien qu’à mon avis les étudiants soient toujours les mêmes, à peu de choses près. Je ne vois pas pourquoi il en irait différemment dans les écoles privées. »

Brunetti tira une chaise à lui et s’assit. « Très bien. Et qu’est-ce qu’elle disait de l’Académie ?

— Que tous les parents étaient d’un snobisme achevé et transmettaient leur sentiment de supériorité à leurs fils. À leurs filles aussi, pour autant que je sache, mais l’Académie n’accueille que des garçons… » Paola demeura quelques instants songeuse, et Guido se demanda si elle n’allait pas profiter de l’occasion pour se lancer dans une dénonciation en règle des écoles unisexes financées par l’État.

Elle s’approcha de lui, lui prit le verre des mains et en but une gorgée avant de le lui rendre. « Ne t’inquiète pas. Un seul sermon à la fois, mon cher. » Pour ne pas l’encourager, Brunetti retint un sourire.

« Qu’est-ce qu’elle t’a raconté d’autre ?

— Que ces morveux vivaient avec le sentiment qu’ils avaient, de naissance, droit à tout ce qu’ils avaient ou à tout ce que leurs parents avaient, et qu’ils se prenaient pour un groupe à part, le dessus du panier.

— Ce n’est pas le cas de tout le monde ?

— Dans le leur, il faut ajouter qu’ils ne se sentaient liés qu’à ce seul groupe, à ses règles et à ses décisions.

— C’est bien ce que je voulais dire. Nous, à la police, nous ressentons cela, c’est incontestable. Certains, en tout cas.

— Oui, je n’en doute pas. Mais cela ne t’empêche pas de te sentir tout de même tenu par les lois qui régissent la société dans son ensemble, non ?

— En effet », admit Guido, qui se crut tout de même obligé d’ajouter, en conscience mais aussi parce que c’était la réalité : « Du moins certains de nous.

— Eh bien, d’après Susanna, ces garçons ne se sentaient liés à rien du tout. Ou plutôt, ils pensaient que les seules règles qui les concernaient étaient celles de leur structure militaire. Tant qu’ils y obéissaient et restaient loyaux vis-à-vis du groupe, ils estimaient qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient. »

Paola le regardait tout en parlant et lorsqu’elle vit à quel point il était attentif à ses paroles, elle continua. « De plus, les professeurs faisaient d’après elle tout ce qu’ils pouvaient pour encourager cette tendance ; il faut dire qu’ils venaient presque tous eux-mêmes de familles de militaires. Ils disaient aux étudiants de penser avant toute chose qu’ils étaient des soldats. » Elle eut un sourire – plutôt sinistre. « Tu te rends compte de ce que ça a de pathétique ? Ils ne sont pas soldats, ils n’ont aucun lien réel avec l’armée et on leur apprend à se considérer comme des guerriers n’ayant de culte à rendre qu’à la violence. C’est lamentable. »

Un détail, qui le titillait depuis un moment, finit par émerger dans son esprit. « Ta sœur était là quand la jeune fille a été violée ? demanda-t-il.

— Non. Je crois que c’est arrivé un an ou deux après son départ. Pourquoi ?

— J’essaie de me souvenir de l’histoire. Il s’agissait de la sœur de l’un d’eux, c’est bien ça ?

— Oui, ou d’une cousine, répondit Paola, qui secoua la tête comme si, du coup, la mémoire allait mieux lui revenir. Tout ce que je me rappelle, c’est que la police a été appelée à l’Académie et qu’à première vue, on aurait bien dit que la fille avait été violée. Et l’histoire a brusquement disparu des journaux, à la vitesse d’une pierre dans un puits.

— C’est bizarre, mais je n’en ai qu’un souvenir très vague ; je sais simplement que c’est arrivé, mais les détails ne me reviennent pas.

— Je me demande si tu n’étais pas à Londres pour cette conférence, à l’époque. Il me semble m’être dit que je n’avais aucun moyen de savoir ce qui s’était vraiment passé parce que tu n’étais pas là pour me le dire, et que ma seule source d’information était la presse.

— Oui, c’est sans doute l’explication. Je suis sûr qu’il doit y en avoir des traces dans les dossiers ; il faut bien qu’il y ait au moins le rapport original.

— Pourrais-tu le retrouver ?

— La signorina Elettra le pourra, j’en suis certain.

— Mais pourquoi se donner ce mal ? objecta-t-elle soudain. Rien de surprenant dans cette histoire : des garçons chouchoutés, des parents riches, si bien que tout se calme bien vite et disparaît des journaux le temps de le dire… sinon des archives, pour ce que j’en sais.

— Je peux tout de même lui demander d’aller jeter un coup d’œil. Sinon, qu’est-ce que t’a encore raconté Susanna ?

— Qu’elle ne s’y était jamais sentie à l’aise. Il y avait un ressentiment sous-jacent à son égard, dû au fait qu’elle était une femme.

— Elle n’avait pas la moindre chance d’y changer quelque chose, n’est-ce pas ?

— Voir quelqu’un d’autre engagé pour le poste permanent a finalement été la meilleure chose qui lui soit arrivée, dit Paola.

— Laisse-moi deviner. Ils ont pris un homme, hein ?

— Exactement. »

Choisissant ses mots avec soin – sachant trop bien que sa femme risquait d’enfourcher l’un de ses chevaux de bataille – Guido demanda : « Est-ce que ce ne serait pas une forme de sexisme à l’envers que je détecterais là ? »

Elle lui jeta un regard noir, puis son expression laissa la place à un sourire tolérant. « D’après Susanna, il parlait l’anglais aussi bien qu’un chauffeur de taxi parisien, mais il avait été à l’Académie navale de Livourne, alors peu importait qu’il le parle bien ou non. Ou même qu’il n’en connaisse pas un traître mot, probablement. Comme tu le sais, cette école n’a en réalité qu’un but : que les gosses y finissent leurs études en beauté avant d’aller occuper la place de leur père dans l’armée ou dans le business quelconque qui est le leur, on ne peut pas dire que l’armée, comme institution, ait de grandes exigences intellectuelles pour ceux qu’elle engage. » Avant que Guido pût mettre en question ce jugement, elle enchaîna : « Bon, d’accord, j’exagère peut-être un peu. Susanna a tendance à voir des discriminations sexistes un peu partout. »

Lorsqu’il put placer un mot, Guido demanda : « Tout cela, elle te l’a dit à l’époque ?

— Bien entendu. J’étais parmi celles qui l’avaient recommandée pour le poste. Si bien que quand ils l’ont remerciée, elle me l’a dit. Pourquoi ?

— Je me demandais si tu lui avais parlé depuis que c’est arrivé.

— Depuis la mort du jeune Moro ?

— Oui.

— Non, cela fait au moins six mois que nous ne nous sommes pas vues. Mais je m’en souviens très bien, sans doute parce que ce qu’elle m’a dit alors confirmait la mauvaise opinion que j’ai toujours eue des militaires. Ils ont l’éthique d’un nœud de vipères. Ils sont capables de faire n’importe quoi pour se couvrir les uns les autres : mentir, falsifier des documents, se parjurer. Tu n’as qu’à voir l’histoire de ces pilotes américains.

— Ceux qui ont fait tomber une cabine de téléphérique parce qu’ils volaient trop bas ?

— Oui. Crois-tu qu’il y en ait eu un pour dire la vérité ? Autant que je sache, aucun n’est allé en prison. De combien de morts sont-ils responsables ? Vingt ? Trente ? » Elle émit un bruit dégoûté, se versa un peu de vin, mais laissa le verre sur le comptoir avant de continuer. « Ils sont capables de faire ce qu’ils veulent à qui n’est pas de leur clan, et dès l’instant où l’opinion publique s’émeut, ils se referment tous comme des huîtres et se mettent à te parler d’honneur, de loyauté et de tous ces nobles sentiments merdiques. Il y aurait de quoi faire vomir un porc. » Elle se tut, ferma les yeux, puis les entrouvrit juste assez pour repérer son verre, qu’elle souleva. Elle prit une petite gorgée, puis une grande rasade ; un sourire illumina son visage. « Fin du sermon. »

Dans sa jeunesse, Brunetti avait accompli dix-huit mois d’un service militaire n’ayant rien eu de mémorable ; il avait passé l’essentiel de son temps en randonnées de montagne avec l’unité de chasseurs alpins à laquelle il appartenait. Ses souvenirs (il était le premier à admettre qu’ils avaient acquis la patine dorée de l’âge) étaient avant tout un sentiment d’union et d’appartenance entièrement différent de celui qui régnait dans sa famille. S’il évoquait cette période, l’image qui lui revenait avec la plus grande précision était celle d’un repas de fromage, de pain et de salami pris en compagnie de quatre autres garçons dans un refuge de montagne glacial du Haut-Adige, après lequel ils avaient descendu deux bouteilles de grappa et chanté des chansons de marche. Il n’avait jamais raconté cette soirée à Paola, non pas parce qu’il avait honte de s’être enivré comme les autres, mais parce que le souvenir le remplissait encore d’une joie simple. Il n’avait aucune idée de ce qu’étaient devenus depuis ses compagnons de beuverie, une fois leur service militaire terminé, mais il savait qu’un lien fort avait été forgé dans ce refuge de montagne glacial et qu’il ne revivrait plus jamais rien de tel.

Il revint dans le présent et à sa femme.

« Tu as toujours haï les militaires, non ?

— Donne-moi une seule raison de ne pas les détester », répliqua-t-elle du tac au tac.

Assuré qu’elle rejetterait son souvenir comme la pire forme de rituel masculin d’intégration, Guido se retrouva bien démuni pour lui répondre. « La discipline ? proposa-t-il.

— On croirait que tu n’as jamais été dans un train avec des soldats partant en permission », dit-elle, ajoutant : « La discipline, tu parles…

— Le service militaire les éloigne des jupons de leur mère ? »

Elle éclata de rire. « C’est probablement la seule bonne chose que ça leur fait. Malheureusement, leurs dix-huit mois terminés, ils reviennent tous se réfugier dans le cocon familial.

— Tu crois que c’est ce que Raffi va faire ?

— Si j’ai mon mot à dire (Guido se demanda si le contraire lui arrivait jamais), il ne fera pas son service. Il vaudrait beaucoup mieux qu’il aille passer dix-huit mois en Australie, à parcourir le pays en auto-stop et à faire la plonge dans les restaurants. Il en apprendrait certainement beaucoup plus, ou bien en faisant à la place un service civil dans un hôpital, par exemple.

— Tu le laisserais partir tout seul en Australie ? Pendant dix-huit mois ? Pour faire la plonge ? »

Paola le regarda et sourit en voyant l’expression d’étonnement sincère qu’il affichait. « Pour qui me prends-tu, Guido, pour la mère des Gracques ? T’imagines-tu que je vais garder éternellement mes enfants serrés dans mon giron, comme s’ils étaient ma seule parure ? Bien sûr, ce ne sera pas facile de le voir partir, mais je suis certaine que cela lui fera un bien immense de devoir se débrouiller tout seul et d’être indépendant. » Comme Guido ne faisait aucun commentaire, elle ajouta : « Au moins, il apprendra à faire son lit.

— Il le fait déjà, observa-t-il, prenant sa remarque au pied de la lettre.

— Je parle d’une manière générale. Il commencerait à comprendre que la vie ne se réduit pas à cette ville minuscule avec ses préjugés vétilleux, et peut-être aussi que si l’on veut quelque chose, il faut travailler pour l’obtenir.

— Plutôt qu’en demandant à ses parents ?

— Exactement. Ou à ses grands-parents. »

Guido avait rarement entendu Paola émettre un jugement critique sur ses parents, même d’une manière voilée, et sa curiosité en fut éveillée. « Les choses ont-elles été trop faciles pour toi ? Quand tu es devenue adulte, je veux dire.

— Pas plus qu’elles ne l’ont été pour toi-même, mon cher. »

Ne sachant trop ce que voulait dire cette réponse sibylline, il était sur le point de lui poser la question lorsque la porte de l’appartement s’ouvrit à grand fracas, Raffi et Chiara entrant en trombe dans le couloir. Guido et Paola échangèrent un regard, puis un sourire… Il était temps de passer à table.