Post-propos

Quand j’ai terminé l’écriture de ce-qui-n’est-pas-encore-devenu-un-livre, j’ai pour habitude de soumettre « la chose » à une poignée de lecteurs triés sur le volet pour recueillir leurs premières impressions. Après avoir distribué sept à dix exemplaires du tapuscrit, j’obtiens en général sept à dix opinions d’une haute subjectivité sur ce qui est bien et sur ce qui est mauvais dans mon texte. Très honnêtement, je dois reconnaître qu’il est extrêmement rare que ces avis me fassent changer une seule virgule de ma prose, mais, étant donné que je suis aussi têtu qu’un Taureau ascendant Lion habitant les montagnes ariégeoises, il n’y a là rien de bien surprenant. Simplement, les commentaires de mes amis, pas toujours extatiques, loin s’en faut, me permettent de savoir ce qu’ils ont retenu, ce qui les a interpellés ou choqués ; en fait, après les avoir écoutés, je sais parfaitement ce à quoi je dois m’attendre en acceptant de répondre à de futures interviews et cela m’intéresse au plus haut point. Cette découverte permet de me préparer au mieux aux différents pièges journalistiques acculant l’auteur à la réponse recherchée, c’est-à-dire la réplique nulle ou scandaleuse. Mais, dans le cas présent, les réactions suscitées par Histoires incroyables d’un anesthésiste-réanimateur furent tellement unanimes et récurrentes qu’elles me poussèrent à rédiger un très insolite « post-propos ». Insolite, car il me semble n’avoir jamais lu d’ouvrage présentant ce genre de sous-chapitre ; on connaît les prologues et les épilogues des récits ou des romans, les avant-propos des études ou des essais, mais les post-propos ?… Si, par ailleurs, vous concluez un peu trop hâtivement que cette invention littéraire saugrenue fait de moi un véritable cinglé, pas de problème, vous ne serez ni le premier ni le dernier à le penser !

Mais revenons à la motivation principale de ce singulier rajout : les retours angoissés (et angoissants) de mes premiers lecteurs. Je les rapporte ici en vrac et sans artifice :

« Là, t’es vraiment allé très loin dans les critiques. T’es fou, tu vas te faire flinguer par les labos ! »

« En général, on écrit ça quand on quitte son métier ou quand on est en âge de prendre sa retraite. Attends encore au moins quinze ans avant de faire publier ça, vieux, t’as encore des enfants à charge et une famille à nourrir ! »

« Moi j’ai beaucoup aimé, j’ai appris plein de choses. Il y a des moments vraiment très drôles dans ton livre, mais j’ai bien peur que le conseil de l’ordre des médecins ne partage pas mon avis et te cherche des poux ! »

« Hou là là ! Eh ben ! Et tu comptes faire quoi après ce livre ? Ouvrir une pizzeria ? »

« Ce que tu as écrit est très instructif et très courageux, mais as-tu bien réfléchi aux conséquences ? »

« Moi je dis bravo. Bravo d’avoir osé. Bravo et merci pour le risque énorme que tu prends ! Tu as pensé à une reconversion totale dans l’écriture, c’est ça ? »

« Avec ce livre, tu vas ouvrir les yeux à pas mal de gens mais tu vas aussi te voir fermer pas mal de portes ! »

« Tu n’as pas un peu bousculé le serment d’Hippocrate en écrivant ça ? »

Le serment d’Hippocrate, parlons-en aussi un peu, de celui-là ! Comme mes confrères, je l’ai lu devant mes pairs en habit, la main droite tendue sur le texte :

« Je jure par Apollon médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l’engagement suivants :

« Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon savoir et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins ; je tiendrai ses enfants pour des frères et, s’ils désirent apprendre la médecine, je leur enseignerai sans salaire ni engagement.

« Je ferai part des préceptes, des leçons orales et du reste de l’enseignement à mes fils, à ceux de mon maître, et aux disciples liés par un engagement et un serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.

« Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice.

« Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion.

« Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté.

« Dans quelque maison que j’entre, j’y entrerai pour l’utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves.

« Quoi que je voie ou entende dans la société pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas.

« Si je remplis ce serment sans l’enfreindre, qu’il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais parmi les hommes ; si je le viole et que je me parjure, puissé-je avoir un sort contraire ! »

Poussiéreux, le serment, non ? Sectaire et poussiéreux, pour être plus exact. Suis-je coupable de viol et de parjure en ayant mis certains de mes « maîtres de médecine » à « un rang inférieur que les auteurs de mes jours » ? Certainement. Mais on m’accordera volontiers que ceux-là le méritaient bien. Aurais-je commis la même faute en rapportant ce que j’ai vu et entendu dans l’exercice de ma profession ? Oui, bien sûr. Mais je l’ai fait dans l’anonymat, sans préjudice pour quiconque et avec un seul objectif en tête, mis à part celui, plus léger, de faire sourire le lecteur de temps à autre : l’intérêt du patient, c’est-à-dire le nôtre, car nous sommes tous des patients potentiels ou effectifs ! J’ai dénoncé des comportements médicaux qui sont, de mon point de vue, dangereux et inadmissibles pour l’évolution de nos sociétés. Doit-on rester « confraternel » et être « déontologique » en se taisant dans n’importe quelle circonstance ? Non, sûrement pas ! Il y avait des médecins dans les camps de la mort, et il y en a encore aujourd’hui qui, pour de confortables sommes d’argent, prélèvent des reins chez des enfants qui ont eu la malchance de naître dans des pays pauvres. Le devoir de réserve exprimé dans ce serment d’Hippocrate doit être transgressé par le devoir citoyen et humain chaque fois que l’inacceptable surgit. Ce n’est pas être délateur et « anticonfraternel » que d’alerter qui de droit – comme j’ai déjà, hélas ! eu l’occasion de le faire une fois – lorsqu’un chirurgien ivre veut opérer un patient ou qu’un médecin profite de son statut pour abuser de jeunes garçons ou de jeunes femmes, c’est au contraire avoir un comportement citoyen et humain ! Alors, serai-je sanctionné par le conseil de l’ordre des médecins après la parution de ce livre ? Pour être tout à fait franc, je ne le crois vraiment pas. Je compte sur la probité et l’honnêteté intellectuelle de mes pairs. En me lisant, ils verront bien que ce qui m’anime est, surtout et avant tout, l’amour des autres et la passion d’un métier que je compte exercer encore longtemps.

La médecine est une des principales passions de ma vie ; c’est pour cela que je me révolte parfois devant des attitudes indignes.

« Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal mais par ceux qui les regardent sans rien faire », a écrit très justement Albert Einstein.

Me taire n’est pas dans mon tempérament.

Je pense que ceux qui me jugeront l’auront bien compris.