Les cruautés de la fac
Disséquer un corps humain sous l’autorité d’un moniteur aussi burlesque que Gérard Durand est une épreuve cruelle lorsqu’elle ne se déroule que quelques mois après la sortie du lycée. Subitement et sans crier gare, les odeurs d’encre et de papier sont remplacées par les effluves pestilentiels de formol et de gaz de putréfaction. Les enseignants se transforment en tortionnaires, les livres en cadavres et les stylos en scalpels. Et là, tout change ; l’étudiant devient un homme qui a connu l’horreur de la mort en essayant de se moquer d’elle sans y parvenir vraiment. Il y a ceux qui résistent à l’expérience comme de valeureux petits soldats au combat et les autres, tous les autres, trop sensibles ou peut-être trop humains pour poursuivre leurs projets de carrière.
À l’époque, j’ignorais encore que la fac de médecine me réservait d’autres événements tout aussi sordides. Je passerai rapidement sur l’imbécile bizutage qui consistait à faire défiler les « bleus » en sous-vêtements, accroupis dans des tunnels en carton où étaient aménagés des trous dans lesquels passaient indifféremment confitures, jets d’urine et mains baladeuses. Les récalcitrants ayant le choix entre le léchage d’un gourdin recouvert de chocolat et de papier-cul ou l’ingestion d’une tasse d’un liquide nauséabond à la mystérieuse composition. Je survolerai tout aussi vite les séances de vivisection au cours desquelles des dizaines de chiens furent massacrés dans le seul but de nous montrer l’activité du nerf pneumogastrique sur la fréquence cardiaque. Les yeux suppliants des petits animaux et le bruit de la scie sur leur thorax hantent encore mes nuits. Non, vraiment, ces épisodes lamentables et gratuits qui nous étaient imposés dans le seul but de nous impressionner ne méritent même pas d’être développés tant ils sont pitoyables de médiocrité et de bêtise ! Je préfère m’attarder sur un phénomène beaucoup plus subtil et pernicieux mais tout aussi misérable ; je veux parler des consultations publiques du Pr Y. De véritables séances de cirque que ces moments-là ! Un cirque sans animaux mais avec une seule bête curieuse, un seul prodige de foire : le malade ! Qui plus est, un petit malade : un enfant !! Oui, parfaitement : un enfant sans défense !!!
Le Pr Y exerçait la pédiatrie et recevait dans un petit amphithéâtre les « gosses1 » de parents trop pauvres pour accéder aux consultations privées qu’il organisait dans le même hôpital et qu’il réservait aux enfants des riches. Les « gosses » étaient vus à l’amphi et les « enfants » dans un luxueux bureau feutré ! Comment avons-nous pu nous rendre complices de ces tristes exhibitions ? Pourquoi ces consultations rencontraient-elles un tel succès ? La peur, sans doute ! La peur et l’ambition, car un certain fatalisme nous animait. Nous n’avions qu’une seule crainte, qui se transformait au fil du temps en véritable phobie : manquer l’examen de fin d’année par un stage clinique que ne validerait pas le professeur en question. Cet objectif nous rendait bêtes et, pour le satisfaire, nous étions prêts à toutes les concessions. En fait, je me demande aujourd’hui si nos études n’ont pas sélectionné les plus insensibles au lieu de ne retenir que les meilleurs d’entre nous !
Le Pr Y était un petit homme rond et rougeaud qui se baladait volontiers de chambre en chambre, suivi de sa cohorte de courtisans en blouse blanche, en pérorant pour faire le malin, à l’écoute de ses phrases au vocabulaire savant. Pour lui, le patient était avant tout un cas médical plus ou moins intéressant et rien de plus. Son humour ravageur qui ne faisait rire que lui, mis à part une poignée de lèche-cul qui pensaient pouvoir un jour lui piquer sa place, en disait long sur ses capacités d’empathie et de compassion. « Et maintenant on va aller voir Popeye ! » nous dit-il par exemple un matin avant de rendre visite à un jeune garçon porteur d’une tumeur cancéreuse de la parotide. C’est dire la stupidité du bonhomme !
Mais revenons aux épouvantables consultations publiques du Pr Y. L’une d’entre elle m’a laissé un souvenir impérissable. Je revois encore aujourd’hui cette maudite séance comme si j’y étais.
Arrivé en retard, je venais de m’asseoir au dernier rang de l’amphi, en face de l’estrade où trônait le bureau du professeur, lorsque sa voix retentit :
« Bonjour messieurs, finissez de vous installer rapidement, s’il vous plaît, nous avons du travail… ça y est ? Bon, allons-y, faites venir le premier gosse ! »
Un adolescent longiligne arriva timidement sur la scène. Sa peau était extrêmement blanche. Il n’était vêtu que d’un slip bien trop large pour lui. Il avait l’air d’être au courant du scénario qu’il devait subir car, sans que personne le lui demande, il passa immédiatement sous le curseur en bois de la toise.
– Alors, combien tu mesures maintenant ? demanda Y en consultant une fiche.
– Un mètre soixante-dix-huit… euh, non, soixante-dix-sept.
– Ah ! mvoui, bon, tu as encore pris dix centimètres en six mois ; c’est beaucoup trop ! Bon, ça vous évoque quoi, ça ? demanda le petit rougeaud en se tournant vers nous.
Silence dans la salle. Le professeur nous scruta de son regard bovin et reprit :
« Réfléchissez un peu. On a étudié ce syndrome ce trimestre. Il est grand, maigre… Tourne-toi de profil, s’il te plaît mon garçon, mvoui, voilà, comme ça, merci… Alors, vous ne voyez rien ? Si vous ne savez pas observer, vous ne serez jamais un bon médecin ! »
Il se leva en soupirant et parcourut du bout de sa règle la gibbosité de l’enfant.
« Vous ne voyez pas cette bosse-là ? Elle est assez prononcée, pourtant ! Et ses bras, vous ne voyez pas qu’ils sont trop longs avec des doigts trop fins et trop longs ? Écarte tes doigts, mon garçon, montre-leur !… merci !… Alors, trop grand, bossu, avec des doigts d’araignée, ça ne vous évoque toujours rien ? »
Une voix enjouée fusa du premier rang.
– Le syndrome de Marfan, m’sieur !
– Qui a dit ça ?
– Moi, m’sieur, c’est le syndrome de Marfan, m’sieur !
– Très bien, Chatrier, c’est exact. Alors, Chatrier, pouvez-vous me donner le nom de cette déformation très disgracieuse des membres de ce jeune ?
– La dolichosténomélie, m’sieur, avec l’arachnodactylie, les doigts allongés et étirés.
– Exact ! Et il y a une autre déformation à connaître dans ce syndrome. Tiens, mon garçon, remets-toi de face, maintenant… merci. Bon, les autres, vous dormez ou quoi ? Ma question ne s’adresse pas qu’à Chatrier !
– Le ventre, m’sieur ?
– Non, Chatrier, le ventre semble un peu proéminent par rapport au reste du corps, c’est vrai, mais c’est un effet inesthétique secondaire.
Une voix féminine s’éleva du fond de la salle :
– Le thorax !
– Qui a dit ça ?
Nouveau silence.
– Qui a dit ça ?… Personne ?… Bon, tant pis pour l’étudiante qui ne veut pas se montrer, parce que c’était la bonne réponse ! Dans le cas que nous avons ici, nous avons une déformation en entonnoir du thorax qui est trop large à la base, d’où l’impression d’une malformation abdominale qui donne cette silhouette particulière, mais nous pouvons aussi avoir quelquefois des thorax dits en bréchet d’oiseaux ou avec des enfoncements. Vous voyez, un bon médecin doit toujours faire déshabiller complètement son malade pour l’examiner. C’est important, ça. Bon, merci mon garçon, tu peux aller te rhabiller. Tu es venu avec ta mère ?
– Oui…
– Elle est là ?
– Je suis là, professeur, dit une jeune femme blonde en rougissant.
– Ah ! très bien, bon, rien de particulier pour votre fiston. Je le revois dans six mois pour lui faire un bilan cardiaque complet car, comme je vous l’avais expliqué, on a souvent des anomalies associées à ce niveau, et ce sont parfois de vraies surprises. Ah ! et puis autre chose, tenez, je vous fais cadeau de la revue pédiatrique du mois dernier, j’ai publié un article sur le syndrome de Marfan et c’est votre fils qui est en photo dessus !
Oui, elles étaient véritablement misérables, les consultations publiques du Pr Y !
1- . Terme employé par le Pr Y.