Le mari moustachu

La réanimation est un service où peuvent se jouer de véritables scènes de théâtre dignes des meilleures pièces de Feydeau. Les soignants sont, dans ces circonstances, transformés bien malgré eux en acteurs improvisés devant s’adapter au mieux à des situations plus ou moins cocasses.

Je lisais un roman policier dans ma chambre de garde lorsque mon téléphone sonna. Les lectures faciles chassent de la tête toutes les turpitudes et les horreurs d’un métier où il est vital de savoir lâcher prise, et, dans ces circonstances, je me gave sans aucun scrupule de cette manne au rabais. J’en connais même qui, pour tuer le temps, font des mots croisés premier niveau, lisent des BD ou regardent des dessins animés. Le réanimateur en attente doit s’occuper l’esprit avec des choses simples, presque stupides, et cet auteur de polars à succès dont je tairai le nom, compte tenu de ce que je viens d’écrire, remplissait parfaitement ce rôle de « vide-cerveau ». En période de stress, la concentration sur un texte trop intellectuel est impossible, tandis qu’une inactivité totale fait gamberger dans les méandres philosophico-existentiels qui sont les prémices de la grande déprime. Chacun son truc pour supporter l’insupportable. Certains ingurgitent du chocolat, des fruits, des biscuits ou diverses sucreries. D’autres avalent des litres de café en grillant clope sur clope. D’autres encore s’alcoolisent ou se droguent. Parmi tous ces pis-aller, j’avais choisi l’un des moins préjudiciables à la santé : l’abrutissement littéraire intégral !

Mais je m’égare, revenons à l’histoire qui nous intéresse et qui, à vrai dire, débutait comme celles des polars à deux sous qui meublaient mes nuits de garde.

– Allô, docteur, vous pouvez venir s’il vous plaît ? demanda Dany d’une voix tranquille.

– What is your problem ?

– Rien de très urgent mais venez, il faut qu’on règle un truc pas cool.

– J’arrive…

En refermant mon livre à dix pages d’une fin prévisible depuis le début du deuxième chapitre, je me demandais la raison de ces rires à peine étouffés entendus dans le combiné. Je devinais la scène ; l’infirmière m’appelait pendant qu’au-dessus de son épaule Michèle, son aide-soignante, se marrait à l’idée du mauvais coup qu’on allait pouvoir me faire. Je trouvais ça plutôt bizarre car cette équipe n’avait pas pour habitude de pratiquer l’humour de carabins, et je les imaginais bien mal me faisant subir une blague sortie tout droit de leur imagination. Piqué par la curiosité, il me fallut moins de deux minutes pour les rejoindre.

– Alors ? dis-je en les regardant s’agiter autour du pupitre de contrôle.

– Mme Vidal a de la visite, dit Dany, à moitié paniquée.

– Mme Vidal, l’intox du box 3 ?

– Oui, celle à qui vous avez fait le lavage gastrique tout à l’heure, ânonna l’infirmière, étonnée de devoir donner cette précision.

Effectivement, je ne pouvais pas l’oublier aussi vite, celle-là ! Mon esprit embrumé par les relents du roman de gare que je venais d’abandonner me projeta quelques minutes en arrière. Une véritable furie que cette Mme Vidal ! Pas question pour elle d’accepter qu’on lui enfonce un tuyau dans l’œsophage dans le but d’évacuer la bonne centaine de comprimés qu’elle venait d’ingurgiter. Je me suis toujours demandé, en comptant toutes ces boîtes vides récupérées dans les poubelles des salles de bains ou des cuisines, comment on pouvait engloutir autant de médicaments en aussi peu de temps ! Il faut vraiment être aussi déterminé qu’un bouffeur de saucisses recordman ! Sauf qu’ici la récompense n’est pas une coupe argentée offerte par le maire du village mais plutôt l’inquiétude de l’entourage ou la fuite vers un monde meilleur ! Donc, la bougresse s’était tellement débattue pour l’introduction de l’appareillage destiné à évacuer le poison que nous avions dû faire appel à un renfort de bras pour contenir toutes gesticulations hystériques. Elle était même parvenue à me griffer et à me mordre copieusement la main avant que le tube salvateur ne pénètre dans sa bouche.

– Oui, bon, d’accord, elle a de la visite, et alors ?

– Alors, il y a un problème, un très gros problème même, souligna Dany.

– Oh oui ! ça, c’est vrai, un énôôôôrme problème, renchérit l’aide-soignante.

– Bon, c’est quoi ? J’espère que vous ne m’avez quand même pas dérangé pour rien, j’ai pas que ça à faire, moi !

– Le monsieur qui est dans la salle d’attente et qui veut voir Mme Vidal, c’est pas le mari de Mme Vidal ; c’est son amant ! chuchota Dany.

– Oui, son amant, répéta Michèle en scrutant ma réaction.

– Et alors, qu’est-ce que vous voulez que ça me foute, moi, que ce soit son mari ou son amant ! J’en ai rien à foutre, moi !!!

– Chut !

– Oui, chuuut !

Les deux filles commençaient à m’agacer sérieusement.

« Bon, je vais essayer de rester calme. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? »

Dany se décida enfin à rompre le mystère.

– L’équipe des urgences qui nous a amené Mme Vidal nous a prévenues que la police recherchait son amant. Il a tenté à plusieurs reprises de la tuer. Le mari de Mme Vidal, qui l’a accompagnée aux urgences, est paraît-il très sympa, il connaît parfaitement la situation et les policiers qui étaient avec lui ont demandé qu’on les appelle tout de suite si l’amant tentait de reprendre contact avec elle. Ils pensent que ce type pourrait bien venir ici pour essayer de la tuer.

– Ah bon ! Mais alors, dans ce cas, ils auraient dû mettre un policier de garde devant le service. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? m’indignai-je.

– Ils n’ont pas suffisamment de personnel pour faire ça, paraît-il… et puis, ils n’étaient pas sûrs qu’il vienne, alors… soupira Dany.

– Mais comment savez-vous que le monsieur qui est dans la salle d’attente est l’amant ?

– Parce qu’il s’est présenté comme étant le mari de Mme Vidal, lança Michèle.

– Et alors, vous en avez déduit tout de suite que c’était son amant ?

– Oui, c’est forcément l’amant parce qu’il paraît qu’il a déjà fait le truc une fois. Il se fait passer pour son mari, et couic, fit Dany en traçant un trait imaginaire sur son cou.

– Mais qui vous dit que ce n’est pas le vrai mari ?

– L’infirmier des urgences nous a dit que le vrai mari a de grosses moustaches et qu’il est très sympa. Le type qui attend est très énervé, pas sympa du tout, et il n’a pas de moustaches. En plus il dit être le mari, donc ça ne peut être que l’amant, c’est logique !

– Oui, très, très logique ! s’enthousiasma Michèle.

De grands coups retentirent à la porte d’entrée du service.

– Laissez-moi entrer, je veux voir ma femme ! hurla une voix terrifiante.

– Qu’est-ce qu’on fait ? gémit Dany.

– Laissez-moi entrer voir ma femme ou je défonce cette putain de porte !!

– Donnez-moi le numéro de la police, ils avaient bien demandé d’être avertis, non ? dis-je en décrochant le téléphone.

– Oh là là ! le temps qu’ils arrivent, la porte sera déjà défoncée, pleurnicha Michèle.

– OU-VREZ-MOI !! BOUM ! BOUM !

– Michèle a raison, docteur, il faut gagner du temps avant que les flics ne rappliquent ici.

– OU-BOUM !-VREZ-BOUM !-MOI-BOUM ! BOUM ! BOUM !

Une idée me traversa l’esprit. Je fonçai vers la pharmacie pour enfouir dans ma poche une plaquette d’un puissant somnifère. Après tout, je n’avais plus rien à perdre, car attendre là sans rien faire revenait à le laisser entrer dans le service après avoir assisté impuissant à l’explosion de la porte. Je me présentai donc devant lui avec un verre d’eau dans une main et une poignée de pilules dans l’autre.

– Bonjour monsieur Vidal, lui dis-je avec un sourire forcé. Veuillez excuser mes infirmières, mais elles ont pour consigne de ne laisser entrer personne dans le service. Je suis le médecin de garde et je ne comprends pas votre attitude. Nous sommes des gens civilisés, et il y a de gros malades ici, pourquoi vous faites tout ce bruit ?

– Je veux voir ma femme, c’est tout ! Vos infirmières sont folles. Elles refusent de me laisser la voir sans me donner la moindre explication, ça fait plus de deux heures qu’elles me font poireauter ! Plus de deux heures, vous vous rendez compte ?

– Oui, ben vous allez la voir à condition d’avaler ça avant ! dis-je en lui tendant le verre et les pilules.

– Et pourquoi j’avalerais cette saloperie ? me demanda-t-il en me regardant du coin de l’œil.

– Le service est contaminé par une bactérie qui peut entraîner des méningites mortelles. Nous ne devons laisser entrer personne, et les gens qui ont été en contact avec les patients hospitalisés ici doivent être traités au plus tôt. Donc vous devez prendre ces comprimés, et après nous vous laisserons aller voir votre femme, c’est promis.

Le géant blond réfléchit en plissant ses petits yeux bleus puis tendit la main vers le verre d’eau, se ravisa, hésita encore un instant et mordit à l’hameçon comme un gros brochet. Je ferrais la prise en lui tendant une pilule de plus à chacune de ses déglutitions. Ensuite, ses paupières papillonnèrent et il fit claquer sa langue plusieurs fois sur le palais.

« J’sais pas c’que j’ai… j’ai un coup de pompe », dit-il avant de s’écrouler sur la banquette de la salle d’attente.

Des ronflements réguliers sortaient maintenant de sa bouche adipeuse. Dany se précipita sur lui pour fouiller son pantalon et sa veste de cuir.

– C’est bizarre, il n’est pas armé : pas de couteau, pas de pistolet, rien, dit-elle en se relevant.

– Tu parles, un type aussi baraqué que lui, il a pas besoin d’arme pour zigouiller une femme, il l’aurait étranglée avec ses mains, oui ! T’as pas vu les paluches qu’il a ? ricana Michèle.

Les policiers arrivèrent une bonne demi-heure plus tard. Je me souviendrai toujours de la mine étonnée de l’inspecteur découvrant le corps endormi de celui qui voulait défoncer la porte du service.

« Mais c’est M. Vidal qui est là ! Le vrai M. Vidal », répéta-t-il comme pour se convaincre que ce qu’il voyait était bien réel.

Nous devions apprendre par la suite que l’époux de Mme Vidal avait eu la très mauvaise idée de se raser la moustache avant de venir lui rendre visite. Nous avions donc tout faux depuis le début ; celui que nous avions pris pour l’amant n’était autre que le mari !