Pas si braque que ça !
L’injection ou l’administration de substances chimiques sédatives est parfois, comme nous l’avons vu dans l’épisode du mari moustachu, la seule solution possible pour régler une situation psychiatrique aiguë.
Toutefois, le recours à la solution médicamenteuse est indiscutablement exagéré sur notre territoire. La France est l’un des pays les plus consommateurs de médicaments au monde et elle se situe également en tête pour les psychotropes avec 150 millions de boîtes vendues en moyenne par an1. Notre pays consomme deux à quatre fois plus d’anxiolytiques, neuroleptiques, antidépresseurs et autres sédatifs que les autres pays européens. Les médecins français ne savent pas soigner les dérèglements psychologiques sans utiliser des drogues. La plupart des experts de l’Agence du médicament, détenteurs de la pensée unique, qui « conseillent » les psychiatres, sont des universitaires et chercheurs influents dans les instances nationales de la santé publique mais aussi des consultants auprès des laboratoires pharmaceutiques, ou bien dépendant d’eux pour le financement de leurs recherches. La situation française est différente de celle des États-Unis où, lors de la publication d’un travail scientifique, on est tenu de mentionner les sponsors. L’imprégnation nationale par un excès de psychotropes, avec des millions d’« accros » qui font renouveler leurs ordonnances sans se savoir dépendants, continue à exister sans la moindre opposition.
Les enjeux économiques dépassent toute philanthropie. C’est aussi dans notre beau pays que l’on a autorisé l’utilisation du Prozac chez l’enfant, alors que cet antidépresseur puissant avait dans un premier temps été déclaré dangereux dans cette indication par l’Agence française du médicament. Toutefois, le laboratoire commercialisant le produit est passé outre cette interdiction en finançant une étude européenne qui a déclaré les effets bénéfice-risque en faveur de son utilisation. Personne ne peut dire aujourd’hui ce que deviendront les enfants drogués au Prozac !
Le médecin acquiert des réflexes nés d’un bourrage de crâne universitaire savamment entretenu par les laboratoires pharmaceutiques qui le conduisent trop souvent, sans le moindre discernement, à corriger tout comportement aberrant par la prescription d’une drogue. Je me suis rendu compte très tôt de cet énorme écueil. J’étais externe en troisième année de médecine et, comme tous les matins de la semaine, j’accompagnais le chef de clinique du service de chirurgie digestive pour sa visite aux malades dans le but d’apprendre comment « examiner et prescrire » ! Les visites quotidiennes faites à cette occasion dans les CHU sont de véritables épreuves pour les patients, qui voient débouler dans leur chambre un petit chef pérorant, escorté d’une paire d’infirmières transformées en secrétaires, entouré d’une cohorte d’internes attentifs et suivi par une nuée d’externes qui jouent des coudes pour être le plus près possible du demi-dieu. Le titre de dieu vivant étant réservé au professeur agrégé qui fait deux visites hebdomadaires, en général le lundi et le vendredi, pour critiquer et humilier son chef de clinique. Comment, dans ce genre de situations, ne pas se prendre pour une bête de cirque lorsque l’on est à la place du malade ?
Mais revenons à notre visite en question ; ce jour-là n’était ni un lundi ni un vendredi puisque dieu n’était pas là. Le demi-dieu s’approcha d’un homme d’une cinquantaine d’années recroquevillé dans son lit.
– Alors, comment il va aujourd’hui ? lui demanda-t-il en lui pinçant la joue.
– Il voit encore passer des brouettes par la fenêtre, monsieur, répondit à sa place l’infirmière.
– Encore ? Bon, ça change pas, quoi !
– Non, monsieur, c’est toujours pareil !
– Bon, très bien, on va donc lui augmenter sa dose de neuroleptiques.
– Vous l’avez déjà fait hier, monsieur !
– Ah bon ? À combien en sommes-nous, alors ?
– Dix gouttes matin, midi et soir, monsieur, et il a commencé à voir des brouettes il y a à peine trois jours. Il allait parfaitement bien jusque-là, monsieur.
– Nous allons donc passer à quinze gouttes par trois !
– Bien, monsieur, quinze gouttes matin, midi et soir, ce sera fait à partir de midi, dit l’infirmière en inscrivant la nouvelle prescription sur son cahier.
– Ne vous inquiétez pas, elles vont vite disparaître, ces vilaines brouettes, dit le demi-dieu en repinçant la joue du patient.
– Tant mieux ! répondit l’autre.
Hélas, le remède ne fut pas plus efficace. Et pour cause ! Nous nous aperçûmes le surlendemain, en rendant visite au patient assommé par un surdosage en neuroleptiques, que des brouettes remplies de béton passaient bien devant sa fenêtre. Un système d’ascenseur extérieur avait été mis en place provisoirement pour effectuer des travaux à l’étage supérieur.
Pas si braque que ça !
1- . Source : Observatoire national des prescriptions et consommations des médicaments.