Un Présent Pour Dame Baeda

Braden Campbell

Le seigneur Malwrack était riche, puissant, et aussi vide d’émotions que s’il était mort. Il appartenait pourtant à une race réputée pour son tempérament passionné et son goût de la vie, mais la lassitude s’était installée avec l’âge. À chaque siècle qui passait il s’était desséché davantage, physiquement et spirituellement, jusqu’à ne plus être qu’un vieillard voûté à l’air perpétuellement renfrogné qui accueillait chaque nouvelle journée avec le même mépris dédaigneux. Ce fut donc à sa plus grande surprise que le seigneur Malwrack se retrouva un beau jour victime d’un véritable coup de foudre.

Il assistait en compagnie de sa fille Sawor à l’un de ces sempiternels spectacles de gladiateurs de Commorragh. Leur loge, située dans les hauteurs de l’hémicycle, leur offrait une vue imprenable sur l’arène. Sawor suivait avec un intérêt passionné les combattants qui se tailladaient à coups de pièges rasoirs, s’éviscéraient avec leurs lames hydres et se découpaient en morceaux de chair sanguinolente à l’aide de leurs filets barbelés. Sawor était jeune et vigoureuse, et ses sens étaient aiguisés. Même aussi loin de l’arène, elle pouvait sentir le mélange sensuel du sang et de la sueur, percevoir la peur et l’adrénaline qui émanaient des combattants, admirer le dessin des tendons, des muscles et des os de chaque membre tranché.

Malwarck quant à lui avait depuis longtemps perdu cette acuité. Cela arrivait chez les eldars de son âge quand ils se laissaient aller. Ses sens du goût, du toucher et de l’odorat étaient fortement diminués, comme s’il percevait les choses à travers une brume cotonneuse. Sa vision était elle aussi voilée et, en grommelant avec résignation, il plongea la main dans les replis de sa robe et se saisit de jumelles de théâtre richement ouvragées. Pendant un moment, il s’intéressa au ballet de mort qui se déroulait dans l’arène, mais le spectacle ne provoquait pas chez lui le même enthousiasme que chez Sawor. Malwrack avait déjà vu des cérastes à l’œuvre à des centaines de reprises sur des centaines de mondes. Au début, il ressentit simplement un profond ennui, mais alors que sa fille acclamait les combattants avec excitation, il ressentit autre chose : de l’envie.

À dire vrai, c’était une chose qui revenait souvent ces deniers temps. Parfaitement conscient de son infirmité, il haïssait ceux qui l’entouraient, haïssait leur jeunesse provocante. Sawor était la seule exception. Elle était le seul membre de sa cabale à qui il aurait pu pardonner une tentative d’usurpation ou d’assassinat. Le simple fait de penser à elle, et les coins de ses lèvres ridées se relevaient pour former l’ébauche d’un sourire. De toutes les choses qu’il possédait, de tous les gens qui servaient sous ses ordres, elle était sa préférée. Il y avait un mot, un mot simple qu’une race inférieure de la galaxie employait pour décrire ce sentiment, mais son cerveau vieillissant ne parvenait pas à le retrouver.

L’attention de Malwarck se détourna du combat et il parcourut des yeux l’amphithéâtre. Son regard vagabond finit par se tourner vers les autres loges où se tenait l’élite de la Cité Crépusculaire. Après tout, on venait aussi au théâtre pour se montrer, et Malwrack se demanda distraitement qui était là aujourd’hui. Soudain, son regard s’arrêta et il se redressa sur son siège. Une femme était assise dans une loge de l’autre côté de l’hémicycle. Elle était seule, à part les deux robustes incubes qui lui servaient de gardes du corps. Sa chevelure noire, parsemée de mèches grises, était ramenée sur le haut de sa tête et cascadait sur sa nuque et ses épaules en boucles épaisses. Sa peau, d’un blanc laiteux parfait, était lisse et tendue comme le dessus d’un tambour. Ses yeux étaient sombres et lumineux, et ses lèvres peintes d’un noir obsidienne. Alors qu’elle se laissait aller contre le dossier de son large fauteuil, Malwrack remarqua qu’elle portait une armure moulante qui ressemblait davantage à un corset qu’à une cuirasse, et des jambières en forme de bottes à talons aiguilles. Des gants de soirée noirs couvraient ses avant-bras jusqu’aux coudes et les multiples volants de sa robe, noire elle aussi, pendaient langoureusement jusqu’au sol. Un lourd pendentif, qui était manifestement un générateur de bouclier d’ombres, reposait au creux de ses seins d’albâtre.

— Qui est-ce ? demanda-t-il dans un souffle.

Sawor tourna vivement la tête, un sourcil levé par la surprise. Il était rare de voir son père s’intéresser vraiment à quelque chose. Elle suivit son regard pour contempler à son tour la femme sculpturale de l’autre côté de l’arène. Ses yeux plus jeunes lui permirent de distinguer le motif arachnéen brodé en fils d’argent de sa robe. Elle interrogea sa mémoire, passant en revue visages et noms. En tant que bras droit de son père, et son seul hiérarque, c’était son rôle de connaître chaque ennemi de Malwrack. Après quelques secondes, elle dut se rendre à l’évidence.

— Je ne la connais pas, répondit-elle.

— Renseigne-toi, murmura-t-il, les yeux toujours rivés à ses jumelles. Maintenant.

Sawor acquiesça d’un hochement de tête et rassembla ses armes. Elle ramassa sa hallebarde étincelante d’une main et vérifia de l’autre que son pistolet était bien à sa ceinture.

— Je veux juste que tu trouves son nom, Sawor, dit Malwrack. Rien de plus.

Déçue de savoir qu’elle ne tuerait personne cette après-midi, Sawor haussa les épaules et quitta la loge.

Malwrack ne quitta pas des yeux la mystérieuse femme, qui avait levé un verre jusqu’à sa bouche. Il percevait avec une acuité renouvelée le moindre détail : la manière sensuelle, langoureuse, qu’elle avait de boire, la couleur de ses ongles alors qu’elle écartait une mèche de son visage, la légère pulsation du tube d’injection branché sur sa jugulaire. C’était comme s’il rajeunissait à mesure qu’il la regardait. Son corps s’agita, son pouls s’accéléra, ses muscles se contractèrent. Il passa sa langue sur ses lèvres, salivant pour la première fois en une décennie. Des sensations qui l’avaient déserté depuis si longtemps l’envahissaient en une vague brutale qui le laissa pantelant, comme électrifié. Il sut à l’instant, sans l’ombre d’un doute, qu’il devait avoir cette femme, qu’il devait faire ce qu’il fallait pour l’impressionner et la dominer totalement. Désormais, son seul objectif dans l’existence était de faire d’elle sa propriété, son bien le plus prisé. Il était complètement chamboulé par… quel était ce mot que les mon-keigh utilisaient déjà ?

La femme plissa soudain les yeux, tourna légèrement la tête, et regarda droit en direction de Malwrack. Le grand voïvode s’étrangla et lâcha ses jumelles. Il ramassa gauchement ses affaires et sortit dans le couloir. Ses incubes, silencieux comme toujours, lui emboîtèrent le pas. « Cela fait si longtemps », murmura-t-il, contrarié par son manque de discrétion. Quelques minutes plus tard, il était sorti de l’arène et, installé dans son Raider modifié, attendait Sawor. Elle arriva enfin, et à peine avait-elle saisi le bastingage que Malwrack faisait signe au pilote. L’appareil tangua légèrement, puis bondit dans les airs à toute vitesse.

— Tu es bien pressé, dit Sawor d’un ton légèrement moqueur. Ses cheveux violets, fouettés par le vent, s’agitaient en longues volutes.

— Qu’as-tu découvert ? demanda Malwrack en se penchant en avant pour ne rien perdre de sa réponse.

— Je n’ai pas vraiment pu m’approcher d’elle, commença Sawor.

— À cause de ses gardes du corps ?

— À cause de son entourage. Elle était peut-être assise seule dans la loge, mais le couloir derrière était noir de monde. Il n’y avait pas seulement ses serviteurs, mais aussi des représentants d’une demi-douzaine de cabales, attendant apparemment de pouvoir lui parler.

J’ai tout de même quelques informations. Son nom est Baeda, et elle vient juste d’arriver à Commorragh. Elle est originaire d’une des cités de la périphérie de la Toile ; Shaddom, je crois. De ce que j’ai compris, c’était l’épouse d’un grand voïvode de là-bas et, quand ce dernier est mort, elle a hérité de sa cabale. Elle dispose désormais de ressources confortables, à ce qu’on dit.

Malwrack hocha la tête et fronça les sourcils. Cela expliquait certainement pourquoi tant de gens cherchaient à l’approcher. Une riche veuve était arrivée en ville, et tous les bons partis de la Cité Crépusculaire se mettaient sur les rangs pour la conquérir. Il se demanda qui pouvaient bien être ses concurrents.

Comme à l’accoutumée, Sawor sembla lire dans ses pensées.

— J’ai vu là-bas des guerriers de différentes cabales : l’Oeil Qui Voit Tout, le Croc Venimeux et les Serres Acérées. On peut en déduire les seigneurs Ranisold, Hoenlor et Ziend.

Malwrack les connaissaient. C’était tous des seigneurs prometteurs qui avaient réussi à prendre le contrôle d’une cabale par l’exploitation et le meurtre. Ils étaient aussi dangereux qu’ils étaient jeunes et séduisants.

— J’ai besoin de me remettre en forme, dit-il.

Un certain temps passa avant que Malwrack se sente finalement prêt à aller se présenter à la veuve. Il se rendit chez elle sans gardes du corps ni guerriers. Seule Sawor l’accompagnait, chargée d’un lourd coffret et marchant derrière lui à une distance respectueuse. Arriver chez la veuve accompagné d’une armée aurait été interprété comme un signe de peur et un manque d’assurance, sans parler du fait que c’était grossier. Un esclave difforme et mutilé ouvrit la porte et les conduisit à travers la vaste demeure. En passant devant un miroir au cadre ouvragé, Malwrack s’arrêta un instant pour vérifier son apparence. Ses chirurgiens tourmenteurs s’étaient vraiment surpassés, pensa-t-il. Il pouvait apercevoir les agrafes à l’arrière de son crâne qui tiraient sa peau flétrie. Une demi-douzaine de ses guerriers avaient été scalpés et ses cheveux fatigués et graisseux avaient été remplacés par une magnifique crinière noir de jais. Son harnais d’injection contenait différentes drogues et décoctions qui tonifiaient ses muscles et donnaient à ses yeux une lueur verte pleine de vitalité. Il retroussa les lèvres pour admirer ses nouvelles dents en acier chromé. Il avait revêtu sa plus belle armure de combat, rehaussée d’un tabard doré, d’une cape violette légère et des plus grosses épaulettes qu’il se pouvait trouver. Cette pauvre femme n’a pas la moindre chance, pensa-t-il.

Il fut introduit dans un grand salon garni de fauteuils moelleux à haut dossier. Des fenêtres voûtées offraient une vue plongeante sur Commorragh. Baeda se tenait devant les fenêtres, absorbée dans la contemplation du paysage.

— Seigneur Malwrack, murmura-t-elle, en daignant à peine tourner son auguste visage. Sa voix était douce et gutturale à la fois.

— Dame Baeda, je vous souhaite la bienvenue dans notre belle cité, déclara-t-il d’une voix forte.

Elle finit par se retourner vers lui. Ses yeux étaient si noirs que dans ce visage au teint d’albâtre, on aurait presque dit deux orbites vides. Son expression était aussi énigmatique que celle d’une statue. Le pouls de Malwrack s’accéléra et son injecteur compensa automatiquement l’augmentation de son niveau d’endorphine.

— Et ? demanda-t-elle non sans une certaine impatience.

Malwrack sourit de toutes ses nouvelles dents.

— Et je viens me déclarer comme votre prétendant.

Elle ne défaillit pas et ne tomba pas à genoux devant lui comme elle le faisait dans les rêveries de Malwrack ; elle soupira, traversa la pièce et prit place dans un canapé.

— Évidemment, répondit-elle, en secouant légèrement la tête.

Malwrack se rapprocha d’elle, les bras grands ouverts.

— Madame, je suis riche et puissant, et outre de nombreux guerriers accomplis, ma cabale compte également des cérastes et des fléaux. Je commande à une flotte d’engins de guerre et à une armada de vaisseaux spatiaux. Ceux qui me connaissent me craignent, et mes prouesses guerrières–

— Sont légendaires dans toute la galaxie, termina-t-elle. J’ai déjà entendu ce discours.

Malwrack resta interdit.

— Vraiment ?

— Oui, et venant d’hommes plus subtils que vous. Son regard le dépassa pour se poser sur Sawor. Au moins ne vous êtes-vous présenté qu’avec une seule esclave pour vous accompagner, encore que je ne sache pas pour l’instant s’il s’agit d’une marque de respect ou d’arrogance.

Les yeux de Sawor flamboyèrent.

— Je ne suis pas une esclave, siffla-t-elle, furieuse.

Malwrack leva sa main gantée pour lui faire signe de se calmer.

— Sawor est ma fille, dit-il d’une voix posée. Elle me sert de son plein gré. Tout comme vous le ferez bientôt.

Baeda haussa les sourcils.

— Et bien, mais c’est que les hommes de cette cité sont hardis ! Croyez-vous vraiment que vous êtes le premier à venir me faire de telles avances ?

— Absolument pas, répondit Malwrack. Je sais que le seigneur Ranisold, le seigneur Hoenlor et le seigneur Ziend vous convoitent également.

— Pour ne parler que d’eux.

— Ils ne vous poursuivent plus de leurs assiduités, désormais, annonça simplement Malwrack.

Sawor s’avança et ouvrit le coffret qu’elle portait. À l’intérieur, les visages d’une dizaine de prétendants, dont la peau avait été écorchée de leur crâne, étaient soigneusement disposés. L’espace d’un instant, une expression de choc traversa le visage de Baeda, qui se recomposa immédiatement un masque d’indifférence. Elle leva les yeux sur Malwrack.

— Tout ce qui était à eux est aujourd’hui à moi, dit-il. Son regard parcourut avidement la silhouette de Baeda. Tout comme vous serez à moi.

Baeda se releva avec une étonnante vivacité. Malwrack et Sawor furent brusquement conscients de la présence d’incubes là où il n’y avait auparavant que des ombres. La tension dans l’atmosphère était palpable.

La voix de Baeda était cassante.

— Vous êtes d’un tempérament… passionné seigneur Malwrack, mais vous ne m’impressionnez pas.

Malwrack ricana et la salua d’un bref hochement de tête. Il tourna sur lui-même et se dirigea vers la porte. Sawor laissa tomber le coffret et suivit son père. La cassette heurta bruyamment le sol et les visages écorchés des rivaux du grand voïvode se répandirent sur le parquet comme des pétales de fleurs séchés.

Franchi était un monde froid, aux journées pluvieuses et aux nuits brumeuses. Il était couvert de chaînes de montagnes, de forêts épaisses et d’océans bouillonnants d’écume grise. En résumé, c’était un endroit que n’importe quel eldar noir apprécierait, et Malwrack avait décidé de l’offrir à dame Baeda. En fait, Franchi n’avait qu’un défaut : il était habité par des humains. Le grand voïvode se mit donc au travail.

Ses forces aériennes commencèrent par pilonner leurs pitoyables défenses. Puis, quand les humains n’eurent plus que des ruines dans lesquelles se terrer, il envoya le gros de ses forces à l’assaut des derniers défenseurs. Ses Raiders planèrent en silence au-dessus du paysage urbain dévasté, larguant leurs grenades sur les bunkers comme sur les bâtiments civils. Les globes de moelle spectrale corrompue explosaient en une poudre crayeuse si fine que même les meilleurs systèmes de filtration de l’Imperium ne parvenaient pas à la bloquer complètement. Elle s’insinuait dans les yeux, les oreilles et les poumons, et créait des hallucinations si terrifiantes que ceux qui en étaient victimes ne pouvaient plus rien faire d’autre qu’hurler et gémir. Et tandis qu’ils se roulaient par terre en se griffant le visage et en s’arrachant eux-mêmes les yeux, les guerriers de Malwrack massacraient le bon peuple de Franchi sous les salves de fusils éclateurs et les coups de baïonnettes. Ceux qui n’étaient pas exécutés froidement se retrouvaient emprisonnés dans des chaînes barbelées. Privés d’une mort rapide, ils allaient connaître des années d’esclavage aux mains des eldars noirs de Commorragh qui se nourriraient et se divertiraient de leurs souffrances.

L’un dans l’autre, c’était une heure glorieuse et excitante, et les fidèles de Malwrack s’en donnaient à cœur joie. Lui, en revanche, semblait étrangement détaché. Il savait qu’il aurait dû se trouver en première ligne, à se gorger de meurtre et de destruction. Au lieu de cela, il se tenait à l’écart dans un jardin de la ville jonché de monuments brisés et de monceaux de cadavres humains, à regarder les autres s’amuser. Baeda continuait d’obséder ses pensées.

Il pataugeait jusqu’aux chevilles dans un tas d’intestins aussi odorant pour lui que des fleurs printanières, mais tout ce qu’il voyait, c’était son visage à elle. Non loin de lui, un commissaire luttait pour se dégager des cadavres de ses hommes sous lesquels il était coincé. Un des sybarites de Malwrack courut vers lui joyeusement et lui tira en plein visage. La tête explosa comme un melon trop mûr et les autres guerriers poussèrent des cris de joie au spectacle des fragments d’os et de cervelle projetés dans les airs comme des feux d’artifices écarlates.

Tout ce que Malwrack ressentait c’était l’envie de jeter la veuve sur le sol et d’étouffer son corps sous le sien. Pour lui, le massacre de Franchi était du travail, pas un divertissement. Il commettait un génocide comme un autre polirait un objet en argent, juste pour que son cadeau soit reluisant. Il savait bien que c’était irrationnel, mais il voulait à tout prix l’impressionner. Après tout il était… il était… le mot mon-keigh lui échappa encore.

Ses soldats mutilaient à présent les cadavres avec leurs couteaux afin de récolter de petits trophées, comme des doigts, des oreilles ou des dents. Il les regarda faire distraitement et s’apprêtait à prendre la parole lorsqu’il y eut une explosion. Malwrack eut la vision fugitive de ses hommes engloutis par une boule de feu, puis la terre se souleva sous lui et il fut projeté dans les airs. Son instinct prit le dessus et il replia ses membres contre son corps, se laissant porter par le souffle de l’explosion. Son champ de force personnel s’activa, l’enveloppant d’un cocon d’énergie noire qui le protégea totalement. Même lorsqu’il atterrit sur le sol, le champ de force ténébreux absorba l’impact qui aurait autrement brisé les os de sa frêle silhouette. Malwrack se releva d’un roulé-boulé et le champ de force redevint transparent maintenant que la menace immédiate était passée.

Devant lui, un blindé impérial émergea d’un nuage de fumée, suivi par plusieurs dizaines de formes humaines. Il jeta un coup d’œil derrière lui, mais à l’endroit où se trouvaient ses guerriers il n’y avait plus qu’un cratère fumant. Des morceaux de corps étaient éparpillés un peu partout, humains et eldars noirs indiscernables dans la mort. La colère s’embrasa dans l’esprit de Malwrack ; il avait ordonné que tous les engins militaires de Franchi soient neutralisés avant que son infanterie pénètre dans la cité mais apparemment, il y avait eu négligence. Même si les mon-keigh étaient sous-développés sur le plan technologique, il savait par une expérience douloureusement acquise que ses forces avaient peu de chances de survivre face à ce monstre mécanique si celui-ci n’était pas neutralisé immédiatement.

Les gardes qui avançaient à couvert du char commencèrent à se déployer autour de l’engin. Ils portaient des armes légères, à part trois d’entre eux qui commencèrent à assembler fébrilement un gros canon. Malwrack était seul, et à découvert. Il grinça des dents, furieux contre lui-même d’avoir laissé une telle chose se produire. Il n’était pas resté concentré sur le présent, il s’était encore laissé distraire en pensant à la façon dont il allait rabaisser et conquérir la veuve Baeda. Il fit ce qu’il faisait toujours quand il était en colère contre lui-même : il tourna sa frustration contre les autres, il la déversa sur les soldats impériaux. Un bruit sourd résonna à l’intérieur du char d’assaut alors qu’un nouvel obus était chargé. Malwrack n’avait qu’un seul espoir, et il le savait. Il pencha la tête de côté d’un mouvement sec pour activer son injecteur de drogues, et il chargea.

Les humains l’accueillirent avec tout ce qu’ils avaient. Un déluge de lasers et de bolts s’abattit, les obus d’autocanon tombèrent dru. Le canon du char tira avec un rugissement assourdissant qui fit tressaillir les gardes alentour. Le jardin public explosa littéralement. Pendant un instant, on ne vit rien d’autre qu’un nuage de poussière et de fumée, puis une silhouette solitaire en émergea et, d’un seul bond immense, atterrit au milieu d’eux.

La main droite de Malwrack était gainée d’un neurocide, un énorme gant avec des lames à la place des doigts. Il fouetta l’air d’un geste sec, activant les propriétés électriques inductrices d’agonie du gant et tua trois impériaux en un clin d’oeil avant que le reste du peloton puisse réagir. Leurs corps agités de spasmes s’effondrèrent comme des pantins désarticulés. Puis ils furent autour de lui à tenter en vain de le frapper avec leurs fusils. Malwrack, calme et concentré, para leurs attaques en contrôlant sa respiration. Il trouvait les humains presque comiques dans leur férocité : ils ahanaient, grognaient et juraient plus qu’ils ne faisaient vraiment de dégâts. Toutefois, ils l’encerclaient et se refusaient à rompre le combat ou à fuir. Ils martelaient son champ de force aussi inutilement que s’ils avaient voulu tailler de la pierre à mains nues.

C’était assez respectable, aussi Malwrack ne les tua pas tous, se décidant plutôt à les estropier. Il renversa un autre adversaire, lui arrachant la jambe dans le mouvement. À chaque fois qu’il frappait, un nouveau garde s’écroulait. Ils formèrent rapidement un tas à ses pieds, victimes hurlantes et gémissantes qui murmuraient des prières à leur Empereur-Dieu ou réclamaient leur mère à grands cris.

Soudain, les runes sur le bracelet de Malwrack s’illuminèrent. Son bouclier d’ombres était un instrument technologique fantastique, mais il n’était pas infaillible. Il pouvait supporter une certaine quantité de dégâts avant d’être surchargé et de devoir se déconnecter le temps de se recharger. Avec un « pop » sonore, le bouclier disparut et, l’instant d’après, une crosse de fusil laser s’écrasait sur le visage du vieux voïvode. Sa tête partit violemment en arrière et un sang noirâtre aspergea ses dents d’acier. Malwrack dévisagea l’homme qui avait réussi à le blesser et projeta son neurocide vers son visage. Les arcs électriques crépitèrent en sifflant. Les yeux de l’homme se liquéfièrent et coulèrent sur ses joues tandis qu’il hurlait comme un possédé. Les autres soldats restèrent interdits devant ce spectacle et Malwrack profita de leur instant de flottement pour les achever d’un ample revers de son gant. Il en tua quatre d’affilée et laissa les autres gisant sur le sol, pour ses collecteurs d’esclaves.

À côté de lui, le char d’assaut était en train de manœuvrer pour pouvoir utiliser à nouveau ses armes contre lui. Les yeux de Malwrack s’agrandirent d’horreur. Pris dans la frénésie du corps à corps, il en avait complètement oublié le blindé. À présent qu’il n’avait plus son bouclier de protection, n’importe laquelle des armes du char était capable de le couper en deux. Persuadé qu’il allait mourir, ses dernières pensées furent pour Sawor. Elle allait diriger la cabale à sa place, et elle le ferait bien. Son seul regret était de ne plus être là pour la voir lui succéder.

Miraculeusement, la tourelle du char ne tourna pas dans sa direction, mais pointa vers le jardin public. Un Ravageur arrivait à son secours en faisant feu de ses armes. Des rayons d’énergie noirs perforèrent le flanc du blindé et sa tourelle explosa avec un son déchirant en une corolle de métal tordu. Des jets de flammes jaillirent par chaque joint du véhicule et ses armes latérales se turent. Malwrack reprit son sang-froid et se dirigea vers le Ravageur. Déjà, les artilleurs sautaient par-dessus le bastingage pour courir à sa rencontre.

— Monseigneur, tout va bien ? demanda l’un d’eux d’une voix essoufflée.

Le grand voïvode pointa du doigt la carcasse du char d’assaut.

— Qui est responsable de cela ? demanda-t-il.

— Une base militaire en dehors de la ville a échappé à notre relevé orbital, répondit un autre de ses soldats tandis que des chasseurs dont la forme rappelait celle d’une chauve-souris traversaient le ciel. On est en train de s’en occuper à l’instant même où nous parlons.

Malwrack regarda les chasseurs passer dans le grondement des bangs supersoniques.

— Très bien, finit-il par dire, allons-nous assurer que les choses sont faites comme il faut.

Lorsqu’il arriva sur place, il ne restait plus grand-chose de la base impériale. Les bâtiments étaient ravagés par les incendies, les impériaux morts et les véhicules détruits jonchaient le sol. Un unique bunker était encore intact ; seule sa porte avait été arrachée.

Ses guerriers apprirent à Malwrack que quelques réfugiés apeurés s’y étaient terrés dans l’espoir d’être épargnés. Le seigneur Malwrack descendit une volée de marches de béton et pénétra dans une pièce humide remplie de tas de couvertures et de réserves de nourriture. Seuls quelques fenestrons éclairaient les lieux. Quatre cadavres gisaient sur le sol, œuvre de ses sybarites. Les deux derniers survivants avaient été gardés pour lui.

Malwrack les examina rapidement : un homme et une femme, vêtus d’uniformes kakis boueux, uniquement rehaussés par les plaques d’identification qui pendaient au cou de l’homme et par le diamant que la femme portait à son doigt. Ils étaient assis dans un coin de la pièce, enlacés l’un à l’autre. La femme enfonçait son visage dans la poitrine de l’homme, étouffant ses sanglots. Il la berçait doucement et lui murmurait des paroles de réconfort.

— Bien, dit Malwrack d’une voix sans joie. Finissons-en.

Au son de sa voix, l’homme releva la tête, les yeux écarquillés.

— Je vous en prie, dit-il de sa voix grossière. Nous savons qui vous êtes. Je vous en prie, ne nous emmenez pas avec vous.

— Ne t’inquiète pas, mon-keigh, répondit Malwrack dans un bas-gothique saccadé. Ce n’est pas après vous que j’en ai. Je ne m’intéresse qu’à votre planète.

Par souci des convenances, il dégaina son pistolet avec l’intention de tuer la femme. C’est alors qu’il y eut un éclair de mouvement inattendu : l’homme se releva d’un bond pour se jeter sur lui. Il saisit le poignet gauche de Malwrack et le tordit, détournant la rafale du pistolet éclateur vers le plafond. En un seul et unique mouvement, Malwrack projeta son front dans le nez de l’humain, son genou dans son estomac, et son coude dans ses reins quand il se plia en deux de douleur. Malwrack déplaça sans effort son poids pour donner un puissant coup de pied, envoyant l’homme s’écraser contre l’écran d’un cogitateur qui se brisa en crachant des étincelles. Malwrack bondit et sa main gantée de lames transperça les chairs et les os pour s’enfoncer dans le béton du sol. Il respira profondément pour inhaler l’essence vitale de l’homme qui s’échappait de son coprs.

La scène fit sortir la femme de son état de paralysie terrifiée. Elle se jeta sur le corps de son compagnon et le serra dans ses bras en hurlant de chagrin.

Le pistolet en main, Malwrack baissa les yeux vers elle.

— Il ne mérite pas un hommage aussi touchant que tes pleurs et tes gémissements, lui dit-il. Pourquoi pleures-tu un homme aussi insignifiant ?

Elle le dévisagea avec ses yeux de bête acculée.

— C’était mon mari, rugit-elle. Je l’aimais !

Malwrack s’éclaira soudain. Il fit claquer les doigts de sa main gantée, et pointa l’une des lames vers elle.

— C’est ça ! dit-il joyeusement. C’est le mot dont j’essayais vainement de me rappeler. Merci.

Voyant son ahurissement, Malwrack s’agenouilla pour la regarder face à face.

— Tu sais, il se trouve que moi aussi je suis tombé amoureux. Dis-moi un peu, lui a-t-il fallu déployer beaucoup d’efforts pour te dominer ?

— Me dominer ? demanda-t-elle d’une voix incertaine.

— Oui. Nous disons inyon lama-quanon : soumettre l’autre, en faire sa chose préférée.

La femme réprima un éclat de rire hystérique.

— J’ai toujours pensé que les portraits qu’on nous faisait des xenos étaient exagérés, mais c’est vraiment ce que vous pensez, n’est-ce pas ? Qu’il n’y a rien d’autre dans la vie que différents degrés d’asservissement.

— J’ai bien peur de ne pas te suivre, répondit Malwrack.

— L’amour c’est être uni, poursuivit-elle. C’est partager la vie de l’autre, un partenariat à égalité. Il n’est pas question de propriété, ni de contrôle. L’amour c’est être tellement attaché à quelqu’un qu’on ne supporte pas d’en être séparé. Elle baissa les yeux sur le corps ensanglanté de son mari et recommença à pleurer.

Malwrack pensa aux choses qu’il possédait : sa collection de masques de haine, ses neurocides, sa tour à Commorragh, ses suivants. À l’évidence il avait ses favoris parmi eux, des personnes et des biens qu’ils tenaient en haute estime. Il restait pourtant incertain. Partage ? Partenariat ? Peut-être n’était-ce pas le bon mot qu’il avait cherché à se rappeler ?

— Tuez-moi à présent, dit la femme avec impertinence.

— Tue-toi toi-même, dit lentement le grand voïvode, et ainsi vous serez réunis.

La femme ne répondit pas, et les guerriers rassemblés dans la pièce retinrent leur souffle. Malwrack se releva et ses vieux genoux craquèrent. Il rengaina son pistolet en se tournant vers ses lieutenants qui, après avoir opiné du chef, commencèrent à sortir du bunker. Malwrack s’apprêtait à les suivre, quand la femme haleta :

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je te laisse savourer ta peine, évidemment.

Il s’attarda un instant sur le seuil, s’attendant à ce qu’elle lui réponde un mot de remerciement, mais elle se contenta de le fixer d’un air médusé. Apparemment, c’était trop que demander aux mon-keigh que de faire preuve de bonnes manières. Après un moment, il soupira et dit :

— Mais de rien.

Et il sortit pour la laisser profiter de sa douleur, si tant est qu’elle en fût capable. Vu la créature pathétique et limitée qu’elle était, Malwrack doutait qu’elle fût en mesure d’apprécier réellement un bon chagrin.

Il lui apparut toutefois que l’ingratitude n’était pas un défaut réservé aux seules humaines. Dès son retour à la Cité Crépusculaire, Malwrack se rendit à la demeure de Baeda pour lui offrir Franchi. Son serviteur l’informa peureusement que Baeda ne souhaitait pas le recevoir et qu’elle n’avait aucun attrait pour le monde qu’il avait dévasté pour elle, car elle possédait déjà plus de planètes et de captifs qu’il ne lui en fallait. Écumant de rage, Malwrack envisagea un instant de forcer l’entrée, mais y renonça en voyant deux incubes de Baeda venir se placer derrière le serviteur. Les attaquer aurait été une véritable déclaration de guerre, et malgré sa frustration grandissante, il voulait posséder la veuve, pas la tuer.

Quand il revint chez lui, Sawor était en train de s’entraîner. Quasiment nue et la peau luisante de sueur, elle dansait au milieu d’une demi-douzaine de partenaires armés de couteaux à dents de scie. Des entailles superficielles décoraient ses bras, ses jambes, son abdomen, et sa sueur huileuse les faisait picoter délicieusement. Elle aimait presque autant qu’un véritable combat ces séances de midi, qui tenaient autant de l’entraînement que des préliminaires. Toute activité cessa immédiatement quand Malwrack ouvrit les portes à toute volée.

— Cette femme ! hurla-t-il en postillonnant. Je l’étoufferai avec son arrogance !

Sawor congédia ses compagnons d’un geste de la main, et ceux-ci s’éloignèrent d’un air craintif. Elle avait déjà vu son père en colère à de nombreuses reprises, mais il y avait quelque chose de différent cette fois-ci. Il lui faisait penser à un monstre en cage attendant de combattre les cérastes dans l’arène, rendu fou par la rage et la frustration de l’emprisonnement.

— Elle t’a battu dans un combat ? demanda-t-elle avec espoir, pensant que cela pouvait être la seule explication logique à sa fureur. Nos cabales sont-elles en guerre désormais ?

— Elle ne m’a même pas reçu, dit-il à bout de souffle. J’ai tué ses prétendants, mais cela ne l’a pas impressionnée. J’ai fait l’effort de nettoyer une planète pour elle, mais elle l’a dédaignée.

Sawor se mordit les lèvres et dit :

— Père, je te crains et je te respecte, mais tu ne connais rien aux femmes. Des trophées ? Des planètes ? Comment pouvais-tu t’attendre à l’impressionner en lui offrant des choses aussi banales ? Elle a des exigences élevées, père. Si tu la veux, si tu la veux vraiment, il va falloir que tu lui offres quelque chose d’unique. Quelque chose que personne d’autre n’a jamais osé faire.

Le vieux voïvode s’apaisa un peu. Si quelqu’un d’autre avait essayé de calmer sa fureur, il l’aurait tué sur l’instant, mais Sawor était différente. Comme toujours, elle était telle un baume appliqué sur une brûlure ; la douleur persistait heureusement, mais sa force était atténuée.

— Tu as raison, évidemment, marmonna-t-il. Quelque chose qui lui coupe le souffle. Qui lui fasse comprendre immédiatement que c’est tout à son intérêt de me céder.

Il repensa à nouveau au couple marié de Franchi. La femme aimait cet homme, mais pourquoi ? Que lui avait-il donné en échange de sa soumission ? C’était la créature la plus quelconque qu’il avait jamais rencontré, et vêtue de guenilles avec ça, à part le diam–

Malwrack posa sa main sur l’épaule de Sawor.

— Rassemble la cabale, dit-il. Nos forces entières. Ça y est, je sais ce que je vais offrir à dame Baeda.

Cthelmax était un monde désertique. Dehors, un soleil implacable régnait, mais ici, à l’intérieur de l’immense complexe funéraire, il faisait si froid que Malwrack pouvait voir son souffle quand il parlait. Une étrange lueur verte baignait le lieu où Sawor et lui se tenaient. Autour, ce n’était que ténèbres profondes, transpercées par les rais de lumière des lampes des guerriers qui établissaient un périmètre défensif et s’activaient pour organiser le transport de l’objet qu’ils étaient venus chercher.

— Sais-tu ce que les mâles humains ont coutume d’utiliser pour acheter la loyauté de leurs femmes ? demanda Malwrack à sa fille. Des pierres. Des petits blocs de carbone compressé, notamment.

— Je n’ai jamais compris ta fascination pour la culture mon-keigh répondit distraitement Sawor. Il y avait quelque chose dans ce lieu, dans ce mausolée grand comme une ville, qui l’effrayait sincèrement. Plus vite ils quitteraient cet endroit, mieux ce serait.

Malwrack était trop absorbé pour relever son impertinence.

— Je n’ai aucune idée d’en quoi cette chose est faite, mais sa taille et sa rareté devraient finalement rabattre le caquet de cette fichue veuve. Il se tourna vers Sawor et rit.

Le cristal de pouvoir nécrontyr se dressait devant eux, sa base fichée dans une sorte de piédestal circulaire duquel de mystérieux conduits rayonnaient dans toutes les directions. Il luisait de l’intérieur, mais faiblement, comme une mèche sur le point de s’éteindre. Un sybarite s’approcha et informa Malwrack que les hommes étaient prêts à le déconnecter. Le grand voïvode hocha la tête avec impatience.

Sawor fronça les sourcils.

— je crois que tu m’as mal comprise. Quand je t’ai dit que tu devais lui offrir quelque chose que personne d’autre ne pourrait lui donner, je ne voulais pas dire–

Dès que le cristal fut séparé de sa base, il devint sombre et cessa d’émettre cette lueur verte.

Malwrack tapa dans ses mains.

— Parfait. Ramenons-le à la maison.

Sawor s’éloigna de quelques pas. Sa respiration s’accéléra. Il y avait quelque chose qui remuait par là, l’alerta son instinct. Puis elle l’entendit. Malgré les grognements des hommes à pied d’œuvre et son père qui aboyait ses ordres, elle entendit un bruit de grattement dans l’obscurité alentour. Le son du métal frottant sur la pierre. De petites formes apparurent à quelque distance, et l’espace d’un instant Sawor crut qu’une espèce de tapis phosphorescent ondulait vers eux à une vitesse incroyable.

La réalité la frappa comme une douche froide. Elle poussa un cri d’alerte.

— Père !

Et les scarabées furent sur eux, avançant tels une vague. Ils s’agglutinèrent autour du cristal déconnecté dans un concert de crissements et de sifflements. Les guerriers tentèrent de se défendre avec les pistolets et leurs couteaux tandis que les minuscules machines leur tailladaient les jambes.

Malwrack bondit en arrière et pencha la tête de côté d’un geste sec, déclenchant l’injection de drogues dans son sang. Il eut le temps de voir Sawor agir pareillement avant que ses incubes ne viennent former un cercle protecteur autour de lui. Des formes massives descendirent des ténèbres du plafond en déployant leurs grosses pattes pointues. Leurs têtes étaient émaillées de grappes d’objectifs de caméra qui brillaient vivement. Elles émirent une sorte de bourdonnement et leurs abdomens s’ouvrirent pour déverser une pluie de scarabées. Les gardes du corps du grand voïvode commencèrent à abattre leurs klaives en des mouvements fluides. Malwrack activa son bouclier d’ombres et se fraya un chemin entre deux gardes. Une des minuscules machines tenta de lui amputer le pied ; il l’empala sur son neurocide pour sa peine.

Il avait à présent une vue dégagée de la scène. Le cristal de pouvoir, sa base et tous ceux qui se trouvaient à proximité étaient couverts de centaines de ces minuscules insectes robotiques. Pour chaque scarabée tué par ses soldats, les lourdes formes arachnéennes qui flottaient dans les airs en déversaient plusieurs autres. Entourée de cérastes, Sawor était en pleine action et tuait tout ce qui s’approchait d’elle. Elle cria quelque chose, mais Malwrack ne parvint pas à l’entendre.

Un instant plus tard, un vent chaud souffla, accompagné du son de réacteurs. Sawor avait appelé des renforts de leur camp de base à l’extérieur, supposa Malwrack. Des soldats bondirent des Raiders tandis que derrière eux plusieurs vaisseaux d’attaque arrivaient en noyant les scarabées sous les tirs de leurs canons à énergie. La horde de scarabées commença à se clairsemer. Une des grosses araignées s’écrasa sur le sol en un tas de scories fumantes. Comme s’ils répondaient au retournement du cours de la bataille, des rayons verts crépitants frappèrent depuis les ténèbres. Des silhouettes humanoïdes, squelettiques et voûtées, se traînèrent vers eux, levant dans leurs mains de lourds fusils. Chaque eldar noir touché s’effondra en un monticule de chairs calcinées et d’os carbonisés. Les véhicules antigrav se détournèrent des scarabées pour s’occuper de cette nouvelle menace.

Un éclair brillant sur la gauche de Malwrack projeta des ombres difformes sur le sol inégal. Un autre groupe de nécrons, ils étaient une vingtaine, apparut soudainement à cet endroit. Au-dessus d’eux, flottait une machine qui ressemblait à une de ces araignées faiseuses de scarabées, mais avec un torse squelettique soudé sur le dessus, qui tenait un long bâton dans une main et une sphère luisante dans l’autre. Les nécrons se mirent immédiatement à tirer avec leurs fusils. Deux incubes furent tués sur le coup, mais l’armure des autres résista à la salve. Le bouclier protecteur du grand voïvode s’opacifia en plusieurs endroits, protégeant ses yeux des rayons aveuglants et son corps d’une vaporisation fatale. C’était à son tour, maintenant.

Malwrack franchit d’un bond la distance qui le séparait des nécrons et abattit son neurocide. Cinq machines s’effondrèrent, les têtes tranchées et les torses éventrés, libérant sur le sol un flot de câbles en guise de viscères. Derrière lui, les membres de sa suite chargèrent avec leurs armes d’hast. Neuf autres de ces choses furent éliminées. La machine volante abattit son bâton en un large arc de cercle, décapitant sans effort deux incubes, tandis que le reste des nécrons se jetait dans la mêlée. Malwrack para facilement le déluge de coups, puis, répondant à un ordre qu’elles seules pouvaient entendre, les machines commencèrent à se replier, sans doute déboussolées par la férocité de l’attaque des eldars noirs.

Malwrack les laissa battre en retraite et s’efforça de localiser Sawor au milieu du chaos. Le reste de sa cabale ne s’en sortait pas aussi bien que lui. Deux de ses aéronefs flottaient à la dérive, abandonnés par leurs équipages et ravagés par les flammes. Les corps calcinés et fumants de ses soldats jonchaient le sol, tandis qu’à côté d’eux les nécrons abattus se relevaient en titubant et rassemblaient leurs pièces éparses jusqu’à ressembler à nouveau à des squelettes métalliques. Pire, deux araignées géantes étaient en train de remettre le cristal en place. Des scarabées tout neufs les entouraient comme une rivière de chrome. Pour accéder au pouvoir, un grand voïvode devait savoir deux choses : quand se battre, et quand se replier. Pour Malwrack, l’heure du repli avait sonné.

— Tous aux vaisseaux ! hurla-t-il.

Ceux qui le pouvaient commencèrent à battre en retraite au milieu des éclairs des armes et des hurlements. Malwrack et ses deux gardes survivants coururent jusqu’à l’endroit où Sawor se tenait à nouveau seule. Des cadavres de chair et de métal étaient éparpillés tout autour d’elle. Elle saignait d’une bonne vingtaine d’entailles, mais aucune d’elle ne semblait suffisante pour la ralentir ou atténuer sa fureur. Malwrack la saisit par le bras et ils coururent ensemble vers le Raider le plus proche. Des éclairs d’énergie verte crépitèrent tout autour d’eux. Les derniers incubes s’effondrèrent, mais Malwrack n’accorda pas même un regard à ses fidèles protecteurs. Même si Sawor et lui étaient les seuls à s’échapper, il considérerait ce jour comme un jour de victoire.

Le transport était entouré d’eldars noirs qui s’efforçaient d’y grimper. Malwrack tira sur l’un d’eux, en empala un autre et projeta son cadavre sur les nécrons qui avançaient. Suivant son exemple, Sawor trancha le bras d’un guerrier qui refusait de lui laisser sa place. L’engin tangua dangereusement avant de partir en trombe. Les murs obscurs défilèrent à toute vitesse autour d’eux alors que le Raider fonçait vers la sortie du tombeau. Fermement agrippée au bastingage, Sawor se tordit le cou pour regarder derrière. Un escadron de véhicules nécrons était lancé à leur poursuite et tirait de puissants rayons d’énergie sur le Raider, mais celui-ci était plus rapide qu’eux : il allait arriver le premier à la surface où les attendait leur camp de base et un portail qui les ramèneraient à Commorragh. Malgré le carnage, il semblait bien que Malwrack et elle allaient survivre pour combattre un autre jour. Sawor tourna la tête vers son père. Leurs regards se croisèrent et, animés des mêmes pensées, ils échangèrent un sourire carnassier.

Ils étaient presque arrivés à la sortie quand le Raider s’écrasa. Des ennemis aux formes serpentines jaillirent sans prévenir des murs et du sol de la tombe. Ils frappèrent de leurs queues pointues et de leurs monstrueuses mains griffues, éventrant la coque et le compartiment des moteurs. Le transport fit un roulé-boulé dans les airs et plongea vers le sol à une vitesse folle. Il déboucha à l’extérieur pour aller s’écraser sur le sable dans un grand bruit de tôle froissé. Le bouclier d’ombres de Malwrack s’activa et devint d’un noir d’encre tandis qu’il le protégeait de l’impact du crash.

Combien de temps Malwrack était resté allongé là, il n’aurait pas su le dire. Son bouclier d’ombres était redevenu translucide, ce qui indiquait qu’apparemment tout danger était écarté. Lentement, il se redressa pour s’asseoir. Il attendit que les images cessent de tanguer devant ses yeux et observa l’épave en flammes, la demi-douzaine de cadavres en armures violettes et l’entrée silencieuse de la tombe. À l’évidence, les nécrons n’avaient pas l’ordre de poursuivre les intrus hors du tombeau. Il regarda autour de lui en quête de Sawor, mais ne la vit nulle part. Il l’appela, mais seul le silence lui répondit. Il l’appela à nouveau, plus fort. Toujours aucune réponse. Avec une bouffée de panique, il bondit sur l’épave du Raider.

Il la retrouva écrasée sous un des bastingages, littéralement pliée en deux. Des débris de métal transperçaient son corps en plusieurs endroits ; l’un d’eux émergeait horriblement par sa bouche ouverte. Malwrack poussa un mugissement et s’effondra à genoux à côté d’elle. Il prit une profonde inspiration désespérée, mais il n’y avait plus rien. Son essence vitale, son âme s’était volatilisée. Elle était morte au-delà des talents de résurrection des tourmenteurs.

— Lève-toi, dit-il.

Il se mit debout et baissa les yeux sur sa dépouille brisée.

— Lève-toi, répéta-t-il. Je t’ordonne de te lever.

Malwrack tressaillit, réalisant son impuissance. Aucun coup, aucune menace, aucun ordre ne pourrait la faire revivre. Ce n’était pas ainsi que les choses devaient se passer, sa cabale massacrée, sa fille morte. Il activa le portail pour Commorragh et le franchit à grandes enjambées, sans avoir conscience des larmes qui coulaient sur ses joues.

Lorsque le serviteur lui refusa l’entrée, il ouvrit la porte d’un coup de pied. Lorsque cinq incubes s’interposèrent dans le hall d’entrée, il en éventra deux en un clin d’œil et massacra les trois autres alors qu’ils tentaient de se replier. Déployée sur le grand escalier qui menait aux appartements de Baeda, une unité complète de guerriers ouvrit le feu sur lui. Il avança sous le déluge des fusils éclateurs dans les sombres flamboiements de son bouclier d’ombres et les extermina jusqu’au dernier. Il grimpa les escaliers, ouvrit les portes à toute volée et la trouva dans le salon aux fenêtres voûtées où Sawor et lui l’avaient rencontrée la première fois. Elle bondit de son canapé, une main sur son pendentif et l’autre plongeant dans ses robes pour en sortir un pistolet ouvragé. Malwrack entra dans la pièce les bras grands ouverts, le regard fixe, la tête inclinée. Sa cape en lambeaux flottait derrière lui comme une mer violette.

— Qu’est-ce qu’un homme doit faire pour avoir un peu d’attention ? rugit-il.

Deux incubes en embuscade derrière les portes jaillirent dans son dos. Malwrack tourna sur lui-même en s’accroupissant. Son neurocide trancha la gorge d’un assaillant et vint empaler l’autre avant qu’ils aient pu porter le moindre coup. Quand il se releva pour faire à nouveau face à Baeda, son avant-bras était couvert de sang.

Elle recula, lentement, sans jamais le quitter des yeux.

— À quoi dois-je le plaisir de votre visite ? demanda-t-elle d’une voix froide.

— Ne jouez pas à ça avec moi, grogna-t-il. N’essayez même pas.

— De quoi s’agit-il ? De la planète que vous vouliez me donner ?

Il donna un coup de pied dans une chaise avec une telle force qu’elle vola à travers la pièce.

— Vous savez de quoi il s’agit. Il s’agit de vous. Vous m’avez détruit.

Baeda remarqua que son visage avait quelque chose de vraiment anormal. Ses joues étaient inexplicablement baignées de larmes. Elle n’avait jamais rien vu de tel.

— Je n’ai pas ménagé ma peine pour vous gagner, et je n’ai eu droit qu’à votre mépris. J’ai tué pour vous, et votre seule réponse a été que ça ne vous impressionnait pas. J’aurais pu renoncer alors, considérer que c’était du temps perdu et passer à autre chose, mais je n’ai pas pu. C’était comme si vous m’aviez infecté. Je ne pouvais pas détacher mes pensées de vous.

Je vous ai offert un monde, mais vous n’avez même pas pris la peine de me recevoir. Pourquoi n’avez-vous pas voulu me voir ? Si vous m’aviez laissé entrer ce jour-là, elle serait encore là, mais non, vous avez pensé qu’il serait plus amusant de me congédier. Quel était votre plan, madame, de m’affamer comme un chien ? De me priver de votre présence jusqu’à ce que je devienne enragé ?

À bout de souffle et absorbé dans ses sombres ruminations, Malwrack bafouillait. Baeda aurait pu l’abattre d’un tir, il était si distrait, mais il y avait quelque chose dans son comportement qui la fascinait.

— Qui serait encore là ? demanda-t-elle.

— Hé bien, votre plan a marché, poursuivit-il. Je me suis juré de vous avoir, Baeda. Inyon lama-quanon. Au détriment de tout le reste. Mes vassaux, mes armées, j’ai tout sacrifié. Ma cabale est morte à cause de vous, parce que j’ai été tellement obsédé par vous que j’ai fini par trouver le présent qui me permettrait de vous conquérir.

Il n’avait pas répondu à sa question ; Baeda demanda derechef.

— Malwrack, qui serait encore là ?

La colère du vieux voïvode sembla refluer. Ses épaules se voûtèrent, sa poitrine s’affaissa. Il poussa un soupir à fendre l’âme et murmura :

— Sawor.

Baeda entendit un bruit de course à l’extérieur de la pièce. D’autres soldats accouraient pour la protéger. Ils réussiraient certainement à tuer le vieil homme, grâce au poids du nombre plus qu’à leurs talents martiaux. Mais elle voulait d’abord entendre ce qu’il avait à dire. Ses larmes, sa respiration haletante, ce sentiment de perte qui se dégageait de lui, tout cela était fascinant.

Il poursuivit, d’une voix presque inaudible.

— Je l’ai emmenée sur Cthelmax. Il y a des ruines là-bas. Remarquablement préservées. Je l’ai cherchée. J’étais tellement persuadé que tout irait bien pour nous. L’instant d’après, elle n’était plus.

Des armes cliquetèrent derrière lui alors que les forces de Baeda entraient dans le salon. Au moindre signe de leur maîtresse, ses guerriers ouvriraient le feu, et ce serait la fin du seigneur Malwrack. Mais il ne sembla pas remarquer la situation. Au lieu de réagir à cette menace, il frissonna de tout son corps et s’effondra aux pieds de la veuve.

— Elle est morte ! cria-t-il, enfermé dans un désespoir si profond que Baeda en eut le souffle coupé. Malwrack se rendait compte désormais que Sawor avait été plus qu’un simple hiérarque pour lui. Elle avait été sa confidente, son bras droit, sa partenaire en toutes choses. Elle avait été son bien le plus précieux, et il l’avait aimée. Il n’aurait plus jamais le sentiment d’être complet, et par conséquent, sa vie n’avait plus aucun intérêt. Sanglotant, il attendit que les tirs des guerriers ou un coup de grâce de Baeda mette fin à tout cela.

Il sentit qu’elle l’aidait à se relever. Épuisé, il ne résista pas. Baeda le regarda droit dans les yeux, prit sa tête entre ses mains, et posa sa bouche sur la sienne. Malwrack était persuadé qu’elle lui donnait le baiser de la mort, mais ce baiser se prolongea, encore et encore. Au lieu du coup de dague auquel il s’attendait, il sentit le corps de Baeda s’alanguir et se presser contre le sien. Sa langue se fraya un chemin entre ses dents en acier. Il lui rendit son baiser et la serra dans ses bras avec une telle fougue que son armure craqua sous l’étreinte. Lorsqu’elle se recula finalement, une expression rêveuse flottait sur son visage.

Lama-quanon, dit-elle. Je me donne à vous.

— Je ne comprends pas, dit Malwrack. Je n’ai plus de cabale pour vous prendre de force. Vous n’avez pas voulu de la planète, et je ne pourrai pas vous apporter le cristal. Je n’ai rien avec quoi je puisse acheter votre obéissance.

— Bien sûr que si, ronronna-t-elle, en effleurant son front plissé de ses doigts délicats. Vous m’avez fait le plus magnifique des présents : celui de votre souffrance. Il y a désormais en vous un vide terrible, un abîme délicieux qui ne guérira jamais. Dites que vous me le donnerez toujours, que vous m’en nourrirez pour le reste de votre vie, et tout ce que je possède est à vous.

Malwrack jeta un œil à la horde de guerriers rassemblés derrière lui. Les ongles de Baeda griffèrent son armure, comme si elle avait l’intention de le déshabiller, ici et maintenant, devant tout le monde, et de cimenter leur nouveau partenariat par une séance de copulation publique.

Un sourire narquois commença à se dessiner sur le visage de Malwrack. Il avait dilapidé une cabale pour en gagner une autre. Ces soldats allaient vivre et mourir sur son ordre, et il semblait bien, après tout, qu’il n’était pas vaincu. Malwrack montra la porte de la main et, après un instant, les soldats inclinèrent la tête et sortirent. Il jeta son gantelet hérissé de lames sur le sol, augmenta la dose de son injecteur de drogues et saisit Baeda par les cheveux en lui tirant la tête en arrière. Elle lui sourit. Bientôt, Baeda et lui écumeraient ensemble la galaxie, infligeant angoisse et chagrin à ceux capables de le supporter. Avec son expérience et les ressources de Baeda, personne ne pourrait les arrêter. Il allait pouvoir tirer mille fois vengeance de l’univers pour la mort de sa fille.

— Ce sera glorieux, dit Baeda de manière énigmatique.

Elle l’embrassa à nouveau, longuement et passionnément. De l’autre côté de la fenêtre voûtée, les flèches et les lumières de la Cité Crépusculaire les observaient en silence.