Unité

James Gilmer

L’oiseau noir se posa avec aisance sur le menton du cadavre. Le volatile donna un coup de bec qui ouvrit une nouvelle blessure dans le visage du garde impérial, juste sous l’œil gauche. Tam sentit au même instant la main de Gesar se refermer autour de son poignet et le forcer à baisser son arme.

— Pas de bruit.

— Nous ne pouvons pas laisser un garde dans cet état. Ce n’est pas acceptable.

L’Astartes lui fit face et le détailla de haut en bas. Gesar avait perdu son casque au cours de la bataille. Une balafre récente lui barrait le menton. Le sang séché se craquela lorsqu’il parla :

— Peu importe ce qu’il était de son vivant. Il est mort à présent. Nous, non. Notre devoir est d’aller de l’avant, pour l’Empereur et pour le Trône. Votre boulot, c’est de survivre et d’éliminer la vermine xenos qui a fait ça. Votre boulot, c’est d’accomplir votre devoir, pas d’abattre un oiseau qui vous indispose en ne faisant qu’obéir à sa nature.

Ce n’était pas facile à encaisser, mais le Raven Guard avait raison. Cela faisait déjà plusieurs heures qu’ils étaient en mouvement. D’après ses estimations, ils devaient se trouver derrière l’avancée des guerriers de feu, voire de l’infanterie humaine et des troupes de choc kroots. Son régiment s’était dispersé lors de la bataille du relais de communications. Tam était tombé sur l’Astartes alors que celui-ci se repliait, au moment où lui-même descendait de son nid de sniper.

— Je suis navré, mon seigneur, cela ne se reproduira plus. Nous allons arriver à hauteur des fermes. Les fermiers nous offriront peut-être un abri. Sinon, nous pourrons toujours en réquisitionner un.

Tam savait que la meilleure chose à faire était de coller aux basques du Space Marine. S’il y avait bien une chose en laquelle il avait foi – hormis l’Empereur lui-même – c’était la vengeance sacrée qu’incarnait l’Adeptus Astartes. En tant qu’instruments vivants de l’Empereur de l’Humanité, les Space Marines accomplissaient toujours leur devoir. Gesar lui permettrait de quitter cette planète vivant, pour la bonne et simple raison qu’il n’y avait aucune créature capable de rivaliser avec les anges de la mort de l’Empereur.

— Les fermiers peuvent être achetés, caporal, ou forcés de révéler notre position. Il y avait des soldats humains dans les rangs des Tau cette fois-ci, ne l’oubliez pas.

L’Empire Tau était un conglomérat de plusieurs races dirigées par les Tau, eux-mêmes organisés en un système de castes. Ils envoyaient leur propre caste de guerriers au combat, côte à côte avec d’autres races, y compris des traîtres et des mercenaires humains. Tam avait survécu à son premier affrontement contre les Tau et leurs alliés. À dire vrai, c’était même son premier combat contre un ennemi xenos. Non seulement y avait-il survécu, mais il avait eu la chance de tomber sur un Raven Guard en cavale en train d’échafauder un plan d’évasion, voire de contre-attaque, contre l’envahisseur !

Gesar désigna quelque chose situé au-delà de l’arbre contre lequel reposait le corps du garde impérial.

— Au moins a-t-il accompli son devoir jusqu’au bout. Il y a une traînée de sang qui mène plus loin. D’après la couleur et l’odeur, ce n’est pas du sang humain.

Gesar enjamba le cadavre et agita son bolter massif en direction du charognard, qui s’envola aussitôt. Tam savait qu’il finirait par revenir, mais il apprécia le geste néanmoins. Le soldat était mort depuis un certain temps ; aucune chaleur ne s’échappait des sillons creusés dans son torse, et son visage avait pris une teinte violacée.

— Un molosse kroot. Une de leurs créatures. Ils ont lâché ces choses sur nous au front, au relais de transmission. J’ai vu quatre hommes de votre régiment succomber sous les assauts d’une de ces saloperies avant que je ne l’abatte d’un bolt en pleine tête.

Gesar donna un coup de pied au cadavre qu’il venait de trouver. Celui-ci était recouvert d’une fine pellicule de neige qui laissait entrevoir la fourrure grise et épaisse qui lui couvrait le dos. Son museau et ses griffes étaient rouges de sang séché. C’était une bête imposante, bien plus massive qu’un homme, mais pas autant qu’un Astartes. D’après la traînée de sang, Tam comprit qu’elle avait rampé jusqu’ici pour mourir après avoir été criblée de tirs de laser par le garde impérial.

— Toujours aucun cadavre appartenant à votre régiment, caporal, dit Gesar en désignant le macchabée d’un signe de la tête. Ils n’avaient trouvé aucun des autres survivants, aucun de ceux qui s’étaient dispersés et enfuis lors de la déroute du relais de communications. C’était le premier cadavre impérial sur lequel ils tombaient.

Son badge, arborant deux fusils entrecroisés sous un crâne de loup, indiquait qu’il appartenait à la Garde Impériale de Coruna. Le propre badge de Tam représentait une épée-tronçonneuse ailée, insigne du troisième régiment de Tantulas.

— Mon seigneur, nous avons vu de nombreux sites d’escarmouches où se trouvaient toutes sortes de cadavres : des Tau, des kroots et mêmes des traîtres. Mais où diable sont nos hommes ?

Gesar secoua la tête et passa une main dans ses cheveux blancs coupés ras. L’Astartes correspondait parfaitement à l’image des Raven Guard, tels que Tam les avait toujours vus représentés sur des tableaux ou à travers des pict-visionneuses : une peau d’albinos et des yeux noirs de jais. À chacune de leur arrivée sur un nouveau site de combats, Gesar se comportait exactement de la même manière : il inspectait la zone, jurait dans sa barbe, avant de se remettre brusquement en route.

Le simple fait de suivre le rythme de l’Astartes demandait à Tam un effort constant. Il avait même songé à abandonner son fusil de sniper au terme de leur première heure de course, sans pouvoir s’y résoudre. C’était une véritable merveille. Sur la crosse, les prières en l’honneur du Trône D’or côtoyaient des poèmes grivois. Des nuits durant, il avait prié, penché au-dessus de sa visée télescopique, remerciant le ciel d’avoir été choisi comme sniper pour cette mission. Enfin, pour le corps à corps, il était muni d’une magnifique baïonnette que son père avait lui même forgée sur Tantulas.

— Nous devons bouger. Nous trouverons peut-être des réponses en atteignant les fermes. Les Tau n’ont pas pour habitude d’exterminer leurs adversaires, ils préfèrent les convertir. Si la population locale ne se laisse pas convertir de son plein gré, ils n’hésiteront pas à employer d’autres méthodes. Quant à nous, nous allons protéger cette planète… ou la purifier des traîtres et des xenos qui l’infectent, même si nous devons pour cela les exterminer un par un.

Tam s’abstint de questionner le Space Marine. L’Astartes représentait peut-être sa meilleure chance de survie, mais il savait que celui-ci n’hésiterait pas à le tuer s’il pensait qu’il avait failli à son devoir.

Ce que le jeune Tam savait au sujet du Raven Guard et de son chapitre provenait des rumeurs qui s’étaient répandues au sein de sa compagnie, peu après l’arrivée de l’Astartes à leur campement. Gesar avait été séparé de ses frères de bataille et avait été détourné de son objectif initial afin de les aider à défendre le relais de communications. Au matin, Tam s’était retrouvé au milieu d’une bataille sanglante, à repousser les assauts d’infanterie humaine sous le feu nourri des armes à énergie Tau. Le temps des questions et des rumeurs avait rapidement cédé la place aux décharges de plasma et au staccato du bolter.

Les humains au service des Tau portaient des tenues bleu et or – ce qui les rapprochait des guerriers de Feu, dont les armures arboraient les mêmes couleurs. Ges’vesa : c’est ainsi que les Tau appelaient les renégats humains – Tam les avait entendu les appeler ainsi par le vox – qui étaient à leur service avant même que les forces impériales se soient posées sur la planète. Dans leur langage, Ges’vesa signifiait « auxiliaires humains », des traîtres passibles de mort entre les mains de ceux qui restaient loyaux à l’humanité et à la grâce divine de l’Empereur.

Les fusils à impulsion qu’utilisaient les guerriers de feu avaient une meilleure portée que la plupart des armes des gardes impériaux. Ils avaient mitraillé le relais sans discontinuer depuis les profondeurs de la forêt. Les Ges’vesa furent les premiers à monter au contact, en deux vagues successives qui se brisèrent contre les rangs de la Garde Impériale, au sein desquels se trouvait Gesar. Tam avait alors entendu résonner la voix du Raven Guard, portée à travers son vox à plein volume, jusqu’au moment où les troupes de choc kroots donnèrent l’assaut.

Grands – plus grands même que Gesar –, bipèdes, vêtus de fourrures et portant des fusils qu’ils faisaient tournoyer comme des massues, les kroots se révélaient au corps à corps des combattants particulièrement vicieux. Tam en avait abattu quelques-uns, sans qu’aucun lui eût paru identique à son voisin à travers sa lunette de visée. Tout ce qu’il pouvait en dire, c’est qu’ils étaient grands, efflanqués, et rapides.

Les chiens avaient fondu sur eux en premier, poussant des hurlements de loups. Ils avaient traversé la clairière avant même que Tam ait pu régler son viseur sur l’un d’entre eux. Ils se retrouvèrent au milieu des escadrons, avec leur long museau et leurs crocs acérés, avant que quiconque ait eu le temps de sortir son arme de poing ou de fixer sa baïonnette.

Tam se souvint que c’est en les affrontant que Gesar avait perdu son casque. À un moment, il l’avait aperçu en tête de ligne ; l’instant d’après, le rugissement d’une épée-tronçonneuse et un cri adressé à Corax, Primarque de la Raven Guard, résonnèrent sur le champ de bataille.

À la fin de la bataille, Gesar avait pris le temps de nettoyer sa lame, rougie par le sang de molosse. Son armure noire et blanche, elle, était toujours constellée de taches de sang et striée de coups de griffes.

Puis vinrent les kroots eux-mêmes, des brutes marchant sur deux jambes. Le feu nourri de leurs fusils à gros calibre décima les rangs impériaux, pendant que leurs molosses s’acharnaient au corps à corps, anéantissant ce qu’il restait de cohésion. Les kroots arrivèrent alors au contact.

Ces choses avaient des muscles noueux comme des cordes et fracassaient tout garde impérial sur leur chemin en se servant de leur fusil comme d’une massue. Tam n’avait plus obtenu le moindre angle de tir correct une fois les kroots parvenus au corps à corps. Il en avait bien abattu quelques-uns, mais pas avant qu’un Garde ait eu le crâne défoncé par la crosse d’un fusil ou la cage thoracique transpercée à travers sa veste protectrice par la lame incurvée d’un poignard.

Les kroots – la plupart d’entre eux du moins – avaient quelque chose d’aviaire. Un crâne allongé, des traits acérés… Bien que Tam eût entendu de nombreuses histoires au sujet des xenos et de leur apparence, les kroots le mettaient mal à l’aise. Ils pouvaient facilement être confondus avec des humains. Du moins jusqu’à ce que vous vous arrêtiez sur leur visage. Certains affichaient une certaine parenté avec les oiseaux, d’autres étaient quasiment simiesques. On recherchait en vain une quelconque ressemblance entre eux.

Tam aurait juré que la plupart avaient des yeux noirs comme des billes, jusqu’à ce qu’il croise le regard de l’un d’entre eux, qui avait levé les yeux vers son perchoir. Il avait les pupilles fendues comme celles des chats et des yeux verts mouchetés qui ressortaient sur une peau mate.

Une rafale de fusil l’avait soudain obligé à plonger sur le côté, à quitter le rocher en hauteur qu’il utilisait jusque-là comme position de tir. C’est à ce moment précis qu’avait commencé sa propre retraite, hors de la bataille du relais de communications.

Ce n’était pas quelque chose dont il était fier, mais il entendait les lignes plus bas en train de se démanteler. Un commissaire hurlait pour maintenir la discipline et menaçait d’exécuter lui-même celui ou celle qui tenterait de s’enfuir, avant que sa voix ne se brise dans un cri et que ne retentisse un hurlement de loup.

La seule chose sur laquelle Tam concentrait son attention était le son distinctif du bolter de Gesar. On ne pouvait pas le manquer, même au sein de la cacophonie de la bataille. Le Raven Guard s’était frayé un chemin jusqu’en-bas de la crête et dépassait d’autres soldats qui couraient pour se mettre à couvert. Les kroots refermaient leur cercle autour du bâtiment et toute la défense se dispersait puis refluait en bas de la colline.

Au même moment, Tam aperçut un kroot faucher les jambes d’un garde impérial en contrebas. Il faillit passer son chemin, mais se ravisa en entendant l’homme crier. Il dégaina son pistolet et adopta la posture de tir qu’il avait répétée mille fois à l’entraînement. Ses deux tirs abattirent le premier kroot, mais il y en avait deux autres. Il aurait juré avoir senti leurs balles le frôler dans l’air glacial.

Les rafales de bolter les avaient cueillis par derrière, alors qu’ils effectuaient un repli stratégique. Il n’avait de stratégique que le nom — du moins dans l’esprit de Tam — mais il n’était pas prêt à débattre de ce point avec un Space Marine en rogne revêtu de son armure. Les soldats impériaux s’étaient dispersés dans toutes les directions, il devint alors impossible de rallier qui que ce soit ; mais avant même que Tam s’en aperçoive, ils atteignaient le couvert des arbres en bas de la pente.

Ils avaient tenu bon, aussi longtemps qu’il était humainement possible, tapi dans une tranchée au pied de la montagne. Leur parvenaient seulement le staccato des fusils et le chuintement des armes à énergie, dont le souffle réchauffait l’air à chaque déflagration. Plus tard, ils ne découvrirent que des sites déserts, là où avaient eu lieu les combats, et les seuls corps qu’ils trouvèrent portaient les couleurs des Tau.

Gesar devenait de plus en plus nerveux au fur et à mesure de leur progression. La nuit n’allait pas tarder à tomber, ce qui n’arrangeait rien à leur situation, et pour couronner le tout, la forêt commençait à se clairsemer à vue d’œil. Ils se retrouveraient bientôt à découvert, en bordure des premières zones agricoles qui s’étendaient à la surface de Coruna. Avec le froid qu’il faisait, il ne restait pas beaucoup de champs cultivés qui leur auraient permis de continuer à progresser en s’y faufilant. Ils allaient donc devoir s’avancer à découvert, avec un ennemi disposant d’un équipement de surveillance bien plus performant que le leur, soit celui d’un Space Marine dépourvu de casque et celui d’un simple sniper de la Garde Impériale.

— Pour information, mon fusil est équipé d’un dispositif de vision nocturne.

Gesar acquiesça et reprit sa course à grandes enjambées. Tam pouvait lire sur son visage qu’il réfléchissait intensément à tout ce qu’ils avaient vu, et surtout à l’absence significative de cadavres impériaux.

— Seigneur, pardonnez cette question stupide, mais vous ne pensez pas que nos gars s’en sont sortis, n’est-ce pas ? D’après vous, ils se sont rendus ou ont été faits prisonniers, c’est ça ?

Tam suait sang et eau pour se maintenir à hauteur du Space Marine et ne comprenait toujours pas comment un homme portant une armure aussi lourde pouvait se déplacer aussi vite et aussi discrètement. Ce n’était pas quelque chose de naturel, pas plus que le fait qu’il ne s’était pas arrêté une seule fois pour manger ou pour boire. Tam avait déjà pris une boisson dans sa cantine et mangé une barre de ration à l’occasion de l’un de leurs arrêts sur les sites de combat. Seule sa soif de vengeance semblait pousser Gesar de l’avant.

— Il y avait du sang partout, du sang humain, alors que nous n’avons trouvé aucun corps ; trop de sang en tout cas pour qu’un être humain normal puisse continuer à se déplacer. Votre régiment est bon – pour des gardes impériaux – mais personne ne l’est à ce point. Et pas la moindre traînée de sang laissée par des blessés.

C’était l’exacte vérité. En arrivant sur les premiers sites d’escarmouches, Tam avait pensé que les impériaux avaient peut-être emporté leurs blessés. Mais c’était tout bonnement impossible. Jamais ils n’auraient pu transporter chaque blessé hors du champ de bataille alors qu’ils se repliaient et étaient harcelés par des créatures du genre des molosses kroots.

— Votre régiment s’est dispersé de l’autre côté de la crête, au relais de transmission. Le régiment de Coruna était censé se trouver dans la vallée, près des fermes. S’ils ne sont plus là, ça veut dire que nous aurions dû tomber sur un paquet de Tau à l’heure qu’il est. Je dois découvrir où ils sont passés.

Gesar ralentit, alors qu’ils s’avançaient de plus en plus à découvert. Il y avait de moins en moins d’arbres derrière lesquels s’abriter. Ils atteindraient la lisière de la forêt d’un moment à l’autre et la lumière du soleil commençait seulement à décliner.

— Attendez ici.

Tam fut surpris de la vitesse à laquelle Gesar s’arrêta. Un instant l’homme était en mouvement, une masse de métal et de détermination, l’instant suivant il était immobile tel une statue et deux fois plus menaçant.

— Nous ne pouvons pas traverser ces champs à découvert au crépuscule. Nous allons attendre une heure ou deux. Vous pourrez utiliser votre vision nocturne pour voir si la voie est libre.

— Mon seigneur, malgré la puissance de l’esprit qui a béni ce fusil, je crains qu’il ne soit pas assez perfectionné pour rivaliser avec les systèmes de surveillance de votre ancien casque ou avec ceux des Tau. S’ils disposent de visions thermographiques ou de quoi que ce soit d’un tant soit peu perfectionné, ils vont nous repérer tout de suite.

Le Space Marine le fusilla de ses yeux noirs, et Tam eut l’impression de croiser le regard de la Mort elle-même. La seule touche de couleur de son visage était celle de la coupure sur sa mâchoire, réduite à présent à une fine ligne rouge qui se rouvrit quand il serra les dents de frustration.

— Vous allez obéir aux ordres, soldat. Je n’ai pas l’intention de me répéter.

Tam acquiesça. Le pire qui pouvait lui arriver était de se mettre l’Astartes à dos. C’était déjà suffisamment rare d’en rencontrer un qui accepte de parler avec un soldat d’un rang inférieur tel que lui, mais qu’en plus celui-ci lui permette de le suivre et de lui répondre comme il l’avait fait ! Il se résolut donc à rester derrière le Space Marine – ou à ses côtés – jusqu’à ce qu’ils retrouvent la trace de son régiment, ou jusqu’à ce qu’ils parviennent à trouver un moyen de quitter cette planète. D’ici là, il ferait de son mieux pour rester dans les petits papiers de l’Astartes.

— À vos ordres, mon seigneur. Pensez-vous qu’il y ait toujours des forces impériales dans ce secteur ?

— La seule manière de le savoir est de trouver une ferme disposant de moyens de communication avec l’extérieur. Nous sommes sur une planète agricole. On y trouve pas grand-chose, à part des champs et du fumier. L’hiver ne dure que quelques semaines standards. La majeure partie des fermiers doit être en train de ronger son frein en attendant la prochaine période de semailles. Les Tau ont pour habitude d’incorporer leurs ennemis à leur propre empire. Ils ne vont pas se contenter de les tuer, mais vont chercher activement ceux qui sont prêts à nous trahir. Ceux qui refusent de se joindre à eux de leur plein gré seront forcés à le faire, à rejoindre leur croisade pour le Bien Suprême.

Ils diffusaient ce message avant d’atterrir. Cela fait-il partie de leur religion ?

Gesar s’était assis sur un rondin et était en train de vérifier son dernier chargeur de bolter. Ses lèvres bougeaient en une litanie silencieuse, tandis qu’il manipulait son arme avec des gestes parfaitement mesurés. Les muscles de ses mâchoires se crispèrent quand il serra les dents, exprimant une colère contenue que Tam avait appris à reconnaître.

— Cela semble être la base de leur système de croyance. Les peaux-bleues utilisent toujours le vox. Ils jurent qu’ils ne vous veulent aucun mal. Ils prêchent une forme de tolérance. Ils vous empoisonnent l’esprit avec leurs mensonges et essaient de rallier les plus faibles à leur foi et à la cause xenos. Parfois des lâches et des traîtres les rejoignent. Cela fait alors des cibles supplémentaires à abattre pour mes frères et moi.

Gesar avait sorti un chiffon et essuyait le canon de son arme. Il entonna une prière à voix basse, priant pour avoir la main sûre, tout en introduisant et retirant son chargeur d’un air absent, avant d’éjecter une douille de la chambre.

Tam était forcé d’admettre qu’il était loin d’avoir la ferveur de Gesar pour l’Imperium. Mais il est vrai que tous ceux qui étaient sélectionnés pour rejoindre les rangs des Astartes étaient prêts à mourir pour l’Empereur. Leur corps, leur âme – leur être tout entier – étaient transfigurés pour créer les anges de la mort de l’humanité. Le regard que Gesar lui jeta semblait signifier qu’il avait déchiffré chacune de ses pensées.

— Les Raven Guard vous vident. Ils vous vident de votre être et vous emplissent de la Volonté de l’Empereur. Ils m’ont donné des certitudes. Ces choses là-bas parlent notre langue, emploient des humains issus de douzaines de mondes différents et engagent des xenos en tant que mercenaires pour combattre à leur place.

Tam sursauta quand le Space Marine introduisit un bolt dans la chambre, avant de rengainer son arme dans son holster. Dans la lumière déclinante, sa silhouette se fondait dans le paysage sous la lumière déclinante. Il n’était qu’une ombre parmi les arbres.

— Les étoiles ne vont pas tarder à apparaître, seigneur. Une fois que le soleil aura disparu, je pourrai m’avancer jusqu’à l’orée de la forêt pour jeter un coup d’œil.

Tam aurait pu tout aussi bien s’adresser à une statue de granit. Le Space Marine était une image parfaite de patience et de violence contenue. Son regard scrutait les ténèbres au-delà. Quel que soit ce qu’il voyait, Tam n’était pas pressé de le savoir.

— Vous avez fait la preuve de votre fidélité à l’Empereur. Rassemblez votre force et votre honneur, soldat. Ne permettez pas aux xenos de vous prendre. Si nous devions en arriver là, mieux vaut pour vous et moi que nous y passions tous les deux, plutôt que de tomber entre leurs mains.

S’il était acculé, Tam était prêt à défendre chèrement sa vie, mais il se rappelait aussi ce que les Tau avaient dit : tous ceux qui déposeront les armes seront accueillis en tant que soldats et invités à rejoindre l’Empire dans son grand combat.

— Je sais ce que vous pensez. Même en l’absence de lumière, ma vision est presque aussi nette qu’à travers la lentille de votre fusil. Eussé-je mon casque, elle serait meilleure. Je sais ce que vous vous dites. Vous ne voulez pas déposer les armes.

— Je ne suis pas un lâche, seigneur.

Les dents de Gesar brillèrent dans la pénombre. Une lune couleur de cire se levait par-delà la cime des montagnes, et sa pâle lumière ne fit qu’ajouter un halo fantomatique au visage mortuaire de l’Astartes.

— Je ne parle pas ici de courage. Vous vous êtes montré courageux, soldat, mais vous n’avez aucune idée de ce dont ces xenos sont capables. Tout ce que font les Tau, c’est propager leurs mensonges, mais j’ai entendu dire de quelle manière ils payaient les kroots. Les humains dans leurs rangs sont des traîtres, les Tau sont aussi vicieux que n’importe quels aliens. Mais les kroots, c’est une autre paire de manches.

— Avec tout votre respect, seigneur, ils peuvent mourir comme n’importe qui. Je me fiche qu’ils nous envoient leurs chiens ou qu’ils se ramènent avec leurs sales gueules en personne. Je tirerai sur tout ce qui ne porte pas les couleurs de l’Imperium.

— Vous ne comprenez toujours pas, n’est-ce pas ? Je ne parle pas de vous supprimer à cause de la peur que vous pourriez ressentir. Je ne peux pas concevoir de plus grand péché que de tomber aux mains de ces créatures. Vous n’avez aucune conscience de ce qu’ « alien » signifie. Il y a une raison pour laquelle nous voulons tous les exterminer. Ils n’ont rien d’humain, même vaguement. Ils ne pensent pas comme nous et, hormis les traîtres qui marchent dans leurs rangs, ils ne soucient en rien de l’humanité.

Gesar faisait de son mieux pour maîtriser le volume de sa voix, mais Tam n’avait aucune difficulté à percevoir la menace sous-jacente contenue dans ses paroles. Le Space Marine secoua la tête et soupira. La température chutait de plus en plus. Tam se demanda si son armure était chauffée, ou à quel point elle le protégeait des conditions extérieures.

Les Space Marines lui avaient probablement injecté du liquide de refroidissement directement dans les veines le jour où il avait rejoint leurs rangs. Tam avait entendu tout un tas d’histoires concernant la fabrication d’un Adeptus Astartes. Ils étaient la volonté de l’Empereur incarnée et, quelles que soient les transformations que les apothicaires de leur chapitre avaient fait subir à leur corps, le résultat était sans appel : il les plaçait au-delà des représentants normaux de l’humanité.

Les Space Marines maintenaient l’Imperium hors d’atteinte du Chaos. Ils affrontaient les xenos, les mutants, et tous les traîtres et les fous assez stupides pour oser défier les Hauts Seigneurs et la volonté de l’Empereur. Tam concevait sans mal que les Astartes tels que lui ne devaient pas tenir en haute estime les snipers de la Garde Impériale, mais dans ce cas précis, sur cette planète pourrie, le Raven Guard n’avait pas vraiment le choix quant à ses coéquipiers.

Tam s’adossa à un tronc et se laissa glisser jusqu’au sol. Il avait le fusil levé et vérifiait sa vision nocturne lorsque Gesar reprit la parole.

— Les traîtres, ce sont eux qui me retournent les tripes. Ils ne sont rien de plus que des pantins manipulés par ces ordures à peau bleue. Leur message d’unité n’est qu’un mensonge ; ils sacrifieraient chaque être humain ayant rejoint leurs troupes si cela pouvait servir leur « Bien Suprême ».

— Ils disent aussi vouloir tuer les mutants et les damnés. Doit-on avoir une quelconque pitié pour eux ?

— Celui qui est abusé par les aliens encourt la vengeance de l’Empereur.

La réplique de Gesar fut automatique, fruit d’un conditionnement parfait. Tam se demanda s’il n’était pas allé trop loin.

— Tous les aliens doivent être éliminés, caporal. Si vous aviez assisté à ne serait-ce qu’un quart de ce que j’ai vu au cours de mes missions à travers l’espace, peut-être comprendriez-vous la pertinence de ces paroles.

La situation était déjà suffisamment dangereuse comme ça. Rien que le fait de parler à un Astartes aurait pu lui coûter la vie. Il n’allait pas en plus lui manquer de respect en ne parvenant pas à tenir sa langue. Il percevait une colère froide couver dans les pupilles noires de l’Astartes et décida qu’il valait mieux essayer de le ménager.

— Je ne suis pas abusé par ces maudits xenos, seigneur, pas plus que par le discours de fous. J’ai juste entendu les messages qu’ils ont diffusés comme n’importe qui. Je ne dis pas qu’il faut pactiser avec eux, mais pourquoi tout ce sang versé ? En plus pour des champs déserts.

— Nous les avons invités.

Tam mit un instant à comprendre ce que Gesar venait de dire. L’Empire Tau avait été invité. Les humains leur avaient offert une planète entière en guise de cadeau de bienvenue. Les Tau les avaient remerciés, avant d’envoyer leurs légions pour la soumettre par la force.

— Votre régiment a été déployé sur cette planète afin de s’assurer que l’Armée Régulière de Coruna resterait loyale envers l’Empereur et l’humanité. Il y a toutes les chances pour que certains de vos frères dans la garde de Coruna nous aient trahis, et si tel est le cas, la route sera longue avant d’atteindre finalement un spatioport occupé par des traîtres et des xenos.

Il n’y avait aucun ton d’accusation dans ces paroles. Les Spaces Marines avaient aussi leurs hérétiques et leurs chapitres corrompus. Tam se demanda si le Raven Guard avait déjà affronté ses propres frères par le passé, bien qu’il eût été suicidaire pour lui de poser directement la question. Quoi qu’il en soit, la simple idée de gardes impériaux se rendant à l’ennemi ou prenant les armes contre les leurs était déjà une pilule déjà difficile à avaler.

À travers sa lunette de visée, la nuit passa du jaune pâle au vert moucheté. La lumière ambiante restait suffisante pour lui garantir une bonne vision à distance. S’ils avaient l’intention de bouger, le moment était particulièrement bien choisi.

— Je suis passé en vision nocturne, seigneur. Je peux me déplacer jusqu’à la clairière pour jeter un coup d’œil aux environs, mais vous devriez peut-être rester en arrière. N’importe quel système de surveillance vous repérera avant moi.

Tam y avait réfléchi à deux fois avant de regarder en direction du Space Marine à travers sa lunette. Pointer une arme, quelle qu’elle soit, dans sa direction ne lui paraissait pas être la chose la plus raisonnable à faire. Pas face à un Space Marine sur les nerfs et prêt à exploser à n’importe quel moment.

— Très bien. Avancez jusqu’à la clairière et regardez si vous voyez quelque chose plus bas au niveau des champs. Il devrait y avoir des fermes non loin de la lisière. Je vous distingue grâce au clair de lune. Faites-moi signe si la voie est libre.

Tam acquiesça et se mit en route. Le simple fait de se déplacer dans des bois, même clairsemés, en s’aidant simplement de sa lunette n’était pas chose aisée. Il n’eut pas cependant à parcourir une longue distance avant de déboucher dans un espace dégagé et de voir des champs déserts s’étendre à perte de vue.

Il perçut un bruit étouffé qui aurait pu être celui d’un animal, mais il comprit qu’il s’agissait de Gesar qui se rapprochait de la lisière de la forêt. Il y a certains sons qu’il est difficile de camoufler. Celui produit par les bottes d’un soldat en armure écrasant la mousse d’un sous-bois en fait partie.

Tam balaya la zone à plusieurs reprises. La seule chose qui retint son attention était une faible source de lumière, à quelque cinq cents mètres de leur position. Elle lui apparaissait comme une tache blanche sur l’océan de vert qui saturait sa vision.

Une ferme ? Qu’est-ce que cela pouvait être d’autre à cette distance ? Il repéra quelque chose d’autre, encore plus loin au Sud. Cela ressemblait à un silo. Impossible d’être catégorique dans ces conditions. Tam avait grandi dans la partie sous-développée de Tantulas. Distinguer des choses dans l’obscurité était une seconde nature chez lui, avec ou sans vision nocturne.

Il fit un signe à Gesar pour lui indiquer qu’il pouvait avancer. Le sol gelé craqua sous ses pas. Le bruit alla en s’amplifiant, jusqu’à ce que Tam prenne conscience d’une présence sur sa gauche. Il ne parvenait pas à entendre la respiration de l’Astartes, mais il pouvait sentir sa silhouette massive au-dessus de son épaule.

Tantulas était un monde où la gravité était plus élevée que sur Coruna ; Tam le ressentait à chacun de ses pas. Il savait aussi que sa petite taille – comparée à celle des gardes impériaux et encore plus à celle des Spaces Marines – avait été le prétexte d’une foultitude de blagues et au moins d’une demi-douzaine de bagarres depuis que lui et ses camarades tantulasiens avaient débarqué sur Coruna, il y avait de cela un mois standard.

— Nous allons être trop exposés en allant jusqu’à cette grange.

— C’est une grange ?

— Utilisez votre cerveau en même temps que votre lunette, soldat. Ce n’est pas le bâtiment principal. Il y a des douzaines de granges de ce genre un peu partout en bordure des champs. Elles servent d’entrepôts et d’enclos à bétail.

— Oui, vous avez raison. Mais je dois dire que ça ne me déplairait pas d’avoir une vision thermographique pour repérer les sources de chaleur. Je ne vois rien de tel avec la Vision Nocturne. Vous pensez que nous devrions traverser le champ ?

— Ce qui est sûr, c’est que ça ne nous avancera à rien de rester ici. Dans l’éventualité où nous devrions croiser des ennemis, utilisez votre VN pour m’indiquer où sont les cibles. Mon casque était équipé d’une vision thermographique, mais ce qu’il en reste moisit au relais de communications. Il me reste seulement deux chargeurs de bolter, avant de m’en remettre à mes armes de corps à corps. Et seul l’Empereur sait ce qui nous attend là-bas.

— Entendu. À mon signal. Un, deux, trois… on y va !

Tam sentit des plantes tordues rampant sur le sol gelé se prendre dans ses bottes. Il n’y avait aucun moyen de couvrir le bruit que faisait Gesar en se déplaçant, lequel cependant n’était pas aussi important qu’il l’aurait cru étant donné la taille de ses bottes. Tam balayait le champ qui s’étendait à perte de vue à travers la lunette de son fusil tout en avançant. Ils se dirigeaient droit sur la grange.

La nature du bâtiment devint de plus en plus incontestable au fur et à mesure qu’ils s’en approchaient. Le bourdonnement monotone d’un système de réfrigération parvint aux oreilles de Tam.

— Ils font marcher leurs ventilateurs au milieu de l’hiver ?

— Concentrez-vous, caporal. Certaines de ces fermes abritent du bétail. Ils ont besoin de chambres froides pour maintenir la viande au frais dès qu’ils commencent à abattre leurs bêtes au début de l’hiver.

C’était cohérent. Les deux impériaux s’avancèrent lentement jusqu’à la porte principale. Une volée de marches débouchait sur une porte de service située en bordure de l’entrée principale, laquelle pouvait aisément laisser passer des véhicules.

Tam avança prudemment le bras et testa la poignée. À sa grande surprise, elle n’était pas verrouillée.

— Que fait-on ? On entre, seigneur ?

— Cela mérite investigation, caporal. Qui plus est les lumières sont allumées à l’intérieur. Je vous suggère de dégainer votre pistolet, dans l’éventualité où nous devrions tirer dans un espace confiné.

Tam passa son fusil en bandoulière et le troqua contre son pistolet. Puis, lentement, il poussa la porte. Il voyait des particules vertes danser devant ses yeux même avec cette faible luminosité.

— Ça me fait toujours cet effet-là quand je sors du mode vision nocturne, murmura-t-il, comme pour lui-même.

À sa respiration saccadée, Tam pensa que Gesar souffrait du même genre de problème.

C’est alors que sa vision redevint claire et qu’il vit les corps.

C’était bien une chambre froide. Suspendus à des crocs de boucher, là où, normalement, auraient dû se trouver les carcasses de bovins écorchés, se trouvaient au bas mot une centaine de soldats Impériaux.

En dépit du froid qui régnait en ces lieux, Tam pouvait voir distinctement les blessures – brûlures de laser, impacts de balle ou os fracassés – qui avaient ôté la vie à plusieurs d’entre eux. Le contraste des plaies béantes sur la peau sombre des Gardes de Tantulas était saisissant.

Il cligna des yeux, mais la plupart des corps – ceux qui étaient habillés tout du moins – portaient toujours les couleurs de son régiment. Certains, hommes et femmes, étaient nus, mais leur taille courtaude, leurs muscles saillants et leur peau foncée trahissaient leur appartenance au peuple de Tantulas, et non au régiment de Coruna.

— Qu’est-ce que cela signifie, seigneur ? Qu’est-ce qu’ils leur ont fait ?

— J’ai entendu des histoires au sujet des kroots… Leurs chiens ne sont pas les seuls à se repaître de la chair de leurs victimes. C’est là l’œuvre des kroots. Ils ont passé un accord avec les Tau. En échange de leurs services, les peaux-bleues les paient avec des cadavres. Voilà précisément ce à quoi je m’attendais, caporal.

Les deux impériaux s’avancèrent lentement à l’intérieur de l’abattoir. Tam distinguait des rigoles creusées dans le sol qui permettaient au sang de s’écouler. Il y en avait étonnamment peu vu le nombre de corps. Le sang gelé formait une sorte de boue rosâtre sous leurs pieds.

— Alors c’est ça leur Bien Suprême ? Donner en pâture le corps d’êtres humains à ces choses ? Et dans quel but ?

— Rappelez-vous à qui vous vous adressez, caporal, et gardez votre sang froid. C’est loin d’être la pire chose que j’ai vue de la part de ces ordures xenos. Mais ce qui me répugne, c’est de penser aux traîtres qui les ont aidés à faire ça.

L’œil de Tam fut soudain attiré par une rangée de tables disposées contre le mur, plus loin au fond, sur lesquelles étaient étalées des pièces de viande. Ses yeux captèrent une vision d’ensemble, mais son cerveau refusait d’en admettre tous les détails.

— Ils les ont écorchés vivants… Ils ont déchiré leurs vêtements et ils les ont écorchés vivants. Cette chose, là, cette chose sur le chariot, c’est…

Tam se détourna et se mit à tousser violemment au-dessus d’une plaque d’évacuation. Ce qu’il venait de voir lui retournait l’estomac. Finalement, il ne parvint à cracher qu’un peu de bile et quelques morceaux à demi digérés de barres de rationnement. Il ne se sentait pas mieux pour autant.

— Nous ne pouvons plus rien faire pour eux, caporal. Nous devons continuer. Ainsi il semblerait que le gouverneur planétaire ait passé un marché avec les Tau. Vu comme les choses se présentent, leurs unités de surveillance ont probablement repéré vos hommes pendant qu’ils étaient en train de se replier vers les fermes. Les marques sur les cadavres ont été causées par des armes impériales, pas par des kroots ou les fusils à impulsions des guerriers de feu.

Impensable ! La Garde Impériale de Coruna aurait tendu une embuscade au régiment de Tantulas qui était en train de fuir la station… la Garde Impériale aurait aidé les kroots à faire leur sale besogne ! Ils auraient alors abattu quiconque ayant tenté de leur résister, comme le soldat de Coruna qu’ils avaient trouvé dans les bois. À moins que dans son cas il ne s’était agi d’une rencontre fortuite au cours de laquelle le molosse Kroot avait trouvé un adversaire à sa hauteur.

Aucune des deux explications ne le satisfaisait complètement. Tam avait beau se trouver dans une grange emplie de cadavres, il espérait encore trouver un moyen de les sauver. Le moins qu’il puisse faire était de s’assurer qu’ils ne retombent pas entre les mains des kroots.

— Pourquoi ne pas faire sauter le bâtiment ? Ce serait comme un dernier acte de charité envers nos frères. Qu’en pensez-vous, seigneur ? Y a-t-il un endroit où on pourrait mettre ces grenades pour faire tout exploser ?

Gesar secoua la tête et désigna la porte située derrière eux avec son bolter.

— Nous savons ce que nous voulions savoir. Notre tâche est de faire parvenir ces informations en haut lieu. Si Coruna est tombée, des camps de loyalistes peuvent déjà s’être formés. Quant à mes frères, ils sont toujours là quelque part. Les Raven Guards sont nés pour résoudre ce genre de conflits. Corax guide mes pas. Nous devons trouver ceux qui sont encore fidèles à l’Empereur et leur raconter ce que nous avons vu, cette abomination. Ensuite, nous éradiquerons les xenos de la surface de cette planète. Cela doit être fait, dussé-je m’en charger moi-même !

— Pardonnez-moi, seigneur, mais nous ne pouvons pas laisser ces corps comme ça, ce n’est pas possible. Qu’est-ce que les kroots comptent faire avec ? Si c’est de la viande qu’ils veulent, autant se servir sur le bétail. Pourquoi diable prendre la peine de tailler en pièces et d’écorcher un bataillon entier ?

— À cause de la gravité.

Les deux impériaux se retournèrent tels un seul homme au son de la voix. Elle provenait de plus loin, du fond du bâtiment. Tam remarqua que certains corps oscillaient légèrement, comme si quelque chose les avait effleurés.

— Qui êtes-vous ? En tant que représentant de l’Imperium et du Trône, je vous ordonne de vous identifier !

Quelque chose qui ressemblait à un rire leur parvint d’au-dessus. Au même moment, la moitié des lampes qui illuminaient la salle s’éteignirent d’un seul coup. Il ne faisait pas suffisamment sombre pour que Tam puisse utiliser sa vision nocturne, mais assez cependant pour que les cadavres suspendus projettent leurs longues ombres sur le sol.

— Le régiment de Tantulas… Leurs corps sont conditionnés pour des mondes à gravité supérieure. En outre, ils jouissent tous d’une excellente vue. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle autant d’entre eux officient en tant que snipers.

Les lumières restantes s’éteignirent à leur tour. Tam s’empara de son fusil avec une rapidité stupéfiante, son pouce enclenchant dans un même mouvement fluide l’amplificateur de lumière.

— Protégez vos yeux ! Grenades éclairantes !

Gesar était déjà en mouvement lorsque Tam vit voler une demi-douzaine de bâtonnets de couleur verte qui tombèrent en demi-cercle à quelques mètres devant lui. La lumière qu’ils produisirent était suffisamment diffuse pour ne pas perturber sa vision tout en permettant au Space Marine de se repérer dans l’obscurité. Le panneau SORTIE situé au-dessus de la sortie projetait un halo rougeoyant dans leur dos.

— Économisez vos munitions caporal, et dirigez-vous vers la sortie !

Tam n’avait pas attendu qu’on lui en donne l’ordre pour commencer à se déplacer. Il avançait aussi prudemment qu’il en était capable, balayant latéralement les ténèbres devant lui du canon de son fusil. Tout ce qu’il voyait, c’était les corps se balançant au plafond.

— Les Tau sont disposés à vous prodiguer leur enseignement, si seulement vous consentiez à embrasser leur idéal d’unité et de Bien Suprême ! Ce que vous voyez, soldats, ce sont les corps de ceux qui sont morts au combat ou qui ont refusé de se soumettre !

Tam essayait de retracer la provenance de la voix, qui lui paraissait humaine. Il eut alors l’impression d’entendre une autre voix, plus sourde et non humaine celle-là. Gesar quant à lui devait avoir vu ou entendu quelque chose, car il tira une brusque salve qui fut suivie d’un hurlement et d’un bref gémissement qui s’éteignit en une plainte d’agonie.

— Très joli tir, Space Marine. Impressionnant. Vous allez être mon plus beau trophée, vous et tous vos magnifiques organes. Tant de merveilles génétiques transmises par votre Empereur… Votre sang contient bien des récompenses. Vous serez sans doute satisfait d’apprendre que seuls les plus valeureux guerriers auront le privilège de goûter à votre chair. Se repaître de votre corps sera un honneur exceptionnel pour tous nos guerriers !

— Préparez vos explosifs, caporal. Je les entends bouger autour de nous. Ils seront sur nous d’une seconde à l’autre… Pour l’Empereur et pour le Trône !

Le bolter cracha une seconde rafale, et cette fois Tam entraperçut le kroot que Gesar avait touché. Les balles explosives déchiquetèrent un cadavre suspendu et Tam vit, à travers le filtre vert de sa vision infrarouge, la tête du kroot exploser et son corps s’affaisser.

C’est alors que les kroots chargèrent. Tam entendit de nouveau le son du bolter, qui rugit jusqu’au dernier projectile. Sa gâchette émit alors un claquement caractéristique.

— Je recharge ! Couvrez-moi ! Allez ! Allez ! Allez !

Gesar s’était placé devant Tam et avait posé un genou à terre. Le chargeur vide résonna en heurtant le sol métallique alors même que Tam faisait feu au-dessus de l’épaule du Space Marine et que celui-ci enclenchait d’un geste sec son ultime chargeur.

Au moins une demi-douzaine de kroots leur tombèrent dessus au premier assaut. Gesar en avait abattu deux avec sa dernière rafale. Trois de plus tombèrent sous les balles de Tam qui balayait la zone de droite à gauche. Leurs visages monstrueux emplissaient toute sa vision et la teinte verte dans laquelle ils baignaient leur donnait une apparence encore plus cauchemardesque.

Tam visait plus qu’il ne tirait, et avant qu’il ait pu s’en rendre compte, il y avait un kroot au-dessus de Gesar, prêt à lui fracasser le crâne de la crosse de son fusil. L’alien se gondola comme une feuille de papier aluminium sous les impacts de balles.

— En arrière ! À la porte ! Continuez à reculer !

Tam tournait partiellement le dos à Gesar au moment où celui-ci hurla son ordre. Au moment où il se retourna, Tam vit la porte s’ouvrir à la volée et le canon d’un fusil à Impulsions se profiler dans l’ouverture.

Le visage qui apparut dans sa lunette était humain. Tam pressa la détente à plusieurs reprises, mais la seule chose qui apparut dans son viseur était une tache sombre sur le mur. Il s’acharna, mais son chargeur était vide.

— Ennemi à la porte, seigneur ! Il y a un Ges’vesa à la porte !

Tam se retournait comme au ralenti lorsque la balle atteignit Gesar dans le cou. Le Space Marine était en train de se relever, son bolter crachant le feu, lorsque sa tête oscilla de façon étrange et qu’un jet de liquide chaud éclaboussa Tam au visage.

Tam hurla son nom. Gesar n’émit que des gargouillis en se tenant le cou, alors même que les flammes crachées par le canon de son bolter continuaient à imprimer la rétine de Tam.

S’ils parvenaient à atteindre la porte, ils avaient une chance de s’en sortir. Tam arracha une grenade de sa ceinture et la balança en travers de la porte ouverte. S’il y avait plus qu’un seul traître à l’extérieur, ils en seraient pour leurs frais.

Il entendit la grenade rebondir sur le sol au moment où il attrapait Gesar par le bras et tentait de le tirer vers la porte. Le bolter cracha une dernière salve meurtrière et claqua à vide.

Une explosion retentit à l’extérieur, suivie de cris, alors que Tam cherchait toujours un moyen de soulever le Raven Guard pour lui permettre d’atteindre les portes, fût-ce en titubant. Ils pouvaient encore se frayer un passage jusqu’à la sortie. Tout, plutôt que de se retrouver pendus à un crochet comme un vulgaire morceau de viande.

Gesar émit des gargouillements pleins de colère et Tam se retourna à temps pour voir un kroot sur le point de le planter avec un couteau à dépecer.

Tam le frappa de la crosse de son fusil qui cueillit l’alien – à la face étrangement lupine comparé à ses congénères – juste sous la mâchoire. Le couteau tomba à terre. Avant que Tan n’ait eu le temps de se reculer, l’alien saisit l’arme par le canon et la lui arracha des mains.

Gesar avait abandonné l’idée de se relever par ses propres moyens. Il sortit son épée-tronçonneuse, déterminé à défendre sa vie un genou en terre. Tam dégaina son arme de poing et tira à plusieurs reprises sur les cibles qui se déplaçaient à la périphérie du halo lumineux créé par les tubes phosphorescents. Il perçut le bruit sourd des balles se fichant dans la chair morte, mais fut récompensé par un grognement et par ce qu’il supposa être un juron xenos lancé depuis les ténèbres.

C’est alors que son monde s’évanouit dans une explosion de lumière, lorsque toutes les lampes de l’abattoir se rallumèrent d’un seul coup. Il était trop désorienté pour parvenir à viser une cible. Pas Gesar, qui réceptionna de son épée un kroot qui en avait profité pour le charger. L’angle était parfait : l’épée-tronçonneuse s’enfonça juste au-dessus du sternum et mordit profondément dans la chair. Le Space Marine pesa de tout son poids et de toute sa force et aida la lame acérée à se frayer un passage jusqu’au cœur de la créature, qu’elle réduisit en charpie avant de ressortir au niveau de la clavicule en projetant des éclats d’os.

Gesar était en train de libérer sa lame quand un autre kroot surgit sur sa droite. Tam n’eut pas le temps de le mettre en joue, que la crosse du fusil xenos s’abattait sur le crâne du Space Marine, juste au-dessus de l’oreille. Le bois de la crosse craqua et le visage de Gesar fut inondé de sang.

Tam vida son chargeur dans la face simiesque de l’alien, puis l’éjecta tout en en attrapant un nouveau à sa ceinture. Il savait que jamais ils n’arriveraient jusqu’aux portes et que, même dans l’éventualité contraire, ils ne feraient que se précipiter entre les griffes d’un plus grand nombre d’ennemis.

Il ne leur restait plus qu’une seule option : sa dernière grenade à fragmentation. Tam ne savait pas combien d’ennemis elle emporterait, mais il y avait une chose dont il était à peu près sûr : à cette distance, elle allait lui-même le réduire en charpie. Quant à Gesar, vu son état, elle ferait largement l’affaire.

— Que l’Empereur me pardonne, seigneur, je suis désolé mais ils ne vous auront pas. Je vous jure qu’ils ne vous auront pas !

C’était là son ultime acte de loyauté envers l’Astartes, qui lui avait au moins permis de survivre jusque-là. Tam espéra que si l’Empereur consentait à les emporter dans un monde meilleur, son action serait bien perçue. Ses doigts effleurèrent la grenade accrochée à sa ceinture, quand une balle lui pulvérisa l’os au niveau de l’humérus. Son bras gauche retomba, inerte et désormais inutile.

Gesar perdit l’équilibre et s’écroula à ses pieds. Il avait l’air sévèrement touché. Il n’était pas encore mort, mais le sang qui s’échappait à gros bouillons de son corps ne tarderait pas à s’en charger. C’était là une piètre consolation, car jamais Gesar n’aurait laissé les kroots s’emparer de lui vivant.

Tam jeta son pistolet et voulut s’emparer de sa dernière grenade de sa main valide. Mais une ombre le recouvrit à cet instant et une vive douleur explosa dans sa main avant qu’il n’ait eu le temps de l’atteindre. Il eut plusieurs doigts brisés par le choc qui avait été occasionné par une crosse de fusil.

Il hurla malgré lui, leva les yeux et croisa le regard d’un kroot aux yeux félins. Des fentes vertes en guise d’yeux. Celui-là même dont il avait croisé le regard à la station de communications.

Le kroot parlait dans une langue gutturale que Tam ne pouvait comprendre. Les mots jaillissaient de sa bouche, suivis de pauses étranges et de sons caverneux qui roulaient comme des pierres au fond de sa gorge. Une voix humaine se mêla à celle du xenos, et un homme apparut, arborant la livrée bleu et or des traîtres. Il couva le kroot d’un regard empreint de béatitude.

— Vous vous défendez bien, soldat. Les Tau apprécient leurs auxiliaires humains, mais ceux-ci sont trop faibles. Vous, par contre, avez la chair épaisse, des os robustes et de très bons yeux.

C’était la même voix, celle qu’ils avaient entendue plus tôt. Apparemment, l’humain leur faisait office de traducteur. Il écoutait attentivement et répétait mot à mot ce que disait son maître. Le kroot aux yeux de chat faisait de grands pas autour de Tam tout en l’examinant.

— Sale traître ! Traître à l’Empereur et à ton peuple. Tu es pire que les mutants surgis du Warp. Un démon est une abomination, un mutant est un être corrompu. Mais toi, tu es pire encore car tu as choisi ta propre damnation… et tout ça pour quoi ?

De toute évidence, l’humain était originaire de Coruna. Tam se demanda s’il avait porté l’uniforme de la Garde Impériale avant de passer à l’ennemi. Il n’y avait aucune limite à la traîtrise d’individus de sa sorte.

— Vous n’avez pas encore contemplé de vos propres yeux la magnificence que constitue l’Unité. Vous ne comprenez pas… vous ne pouvez pas comprendre que la gloire qui réside dans le Bien Suprême va bien au-delà des valeurs incarnées par votre Empereur moribond. Les Tau nous ont révélé les vérités qui vous font défaut. Mais les kroots, eux, nous ont montré la gloire absolue de l’Unité.

Gesar s’étouffait dans un dernier gargouillement. Son bras se leva avec peine, comme s’il cherchait à atteindre une arme. Tam crut lire un juron sur les lèvres de l’Astartes. Au même moment, un autre kroot s’avança et enfonça calmement une lame dans sa gorge. Le bras de Gesar retomba et ne bougea plus.

— Pourquoi ? Pourquoi les corps ? hurla Tam.

Le kroot avait l’air de l’observer avec attention. Tam parcourut la pièce du regard et fut frappé une nouvelle fois par les différences de couleurs, de tailles et par l’absence de tout signe distinctif qu’il y avait entre eux. Leur race était un assemblage de particularités physiques que même la multitude d’êtres humains éparpillés à travers tout le système solaire n’aurait pu égaler.

— La réponse est dans le sang. Les kroot ne recherchent qu’une seule chose : l’Unité. Votre chair leur enseigne tout ce qu’ils ont besoin de savoir. Ils apportent le don de l’Unité, et ce faisant, ils deviennent plus forts. C’est dans l’Unité qu’ils prendront votre chair et qu’ils deviendront de meilleurs combattants sur des mondes à gravité réduite. Leur vue en sera augmentée. Tout ce dont ils ont besoin, c’est de la chair fraîche. La seule constante de leur univers est le changement.

— Nous sommes des soldats, pas quelque chose que l’on débite à la chaîne dans les fabritoriums !

Le traître continuait à traduire les paroles de son maître xenos, qui étudiait Tam sous toutes les coutures de ses pupilles fendues.

— Tel est le destin de la chair. Les Tau ne se soucient pas de ce qui arrive à leurs morts, pas plus qu’ils ne se préoccupent de savoir si les humains peuvent survivre à leurs blessures. Ainsi, les kroots obtiennent autant de corps qu’il leur est nécessaire, et leur force grandit. Les Tau ne s’en soucient pas, parce que cela participe à leur Bien Suprême.

Le kroot se pencha vers Tam et tira un couteau d’un fourreau attaché à son bras. Il fit glisser la lame lentement le long du visage de Tam, jusqu’à ce que sa pointe se retrouve sous son œil droit.

— Votre Empereur et vos prêtres pratiquent de nombreuses expériences sur leurs guerriers, modifiant leurs organes et les renforçant au moyen de machines afin de les rendre plus résistants. Leur chair est puissante, mais les kroots en recherchent de toutes sortes. Sans cela ils disparaitraient. Vous êtes les sauveurs de leur race. Vous devriez être fiers ! Plutôt que de gaspiller vos vies en l’honneur d’un Empereur à l’agonie, vous n’allez plus ne faire qu’un avec leur race et, unis dans une même chair, vous leur apporterez la force qui leur permettra de survivre jusqu’au jour de leur délivrance.

— Pitié, je vous en supplie, ne faites pas ça !

Le traître avait traduit chaque mot du kroot. Tam remarqua alors que l’homme s’était reculé hors du cercle formé par les xenos qui s’étaient rassemblés autour de lui. Tam perçut un tressaillement dans sa voix et ses yeux ne quittèrent pas le sol quand il continua :

— Vous vivrez, humain. N’est-ce pas là ce que souhaite votre race ? N’est-ce pas la raison pour laquelle vous vous aventurez toujours plus avant loin parmi les étoiles ? N’est-ce pas la raison pour laquelle votre Empereur donne ses propres organes et son propre sang à ses glorieux soldats ? Vous vivrez éternellement en tant que partie constitutive de la race des kroots. Un jour, un humain regardera l’un d’entre nous et ce seront vos yeux qu’il verra… de si bons yeux.

Tam hurla sans discontinuer jusqu’au moment où on lui frappa le crâne avec la crosse d’un fusil. Il sentit confusément des mains épaisses et des griffes l’empoigner et le soulever.

Il eut l’impression de voir une lumière fugace et sentit qu’on appuyait sur ses globes oculaires. Il pensa à l’oiseau noir, picorant le visage du soldat sans nom dans les bois. Alors le couteau s’abattit et tout devint noir.